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Dans le parc du château, sous un immense cyprès un peu en retrait de l’allée principale, les villageois s’étaient rassemblés autour des gendarmes. Le brigadier Leclant et ses hommes s’affairaient autour d’un corps inerte couché sur le dos.

— Mais qui est-ce ? demanda Paul.

— Une femme, murmura quelqu’un. On ne la connaît pas.

Paul s’approcha autant qu’il le put, mais les gendarmes avaient délimité un périmètre avec des piquets et une corde tendue au-delà de laquelle il était interdit de passer. Une timglampe torche éclairait le visage encore jeune de la morte et sa robe beige parsemée de fleurs roses.

Le Dr Marcellin arriva. Ce gros homme marchait en soufflant, les bras écartés, comme un vieux jars. Son énorme bedaine montrait qu’il n’appliquait pas à sa personne les principes de modération répétés chaque jour à ses patients. Il se mit lentement à genoux près du corps, essuya la sueur à son front, posa son chapeau et se pencha sur l’inconnue.

— Elle est morte, déclara-t-il en levant la tête vers le brigadier resté debout près de lui.

Il déboutonna les vêtements maculés de sang et découvrit la cause de la mort : une balle avait pénétré jusqu’au cœur sous le sein gauche. Il n’en croyait pas ses yeux, le bon Dr Marcellin. Ici, les gens étaient querelleurs, jaloux, coléreux, mais il ne leur serait jamais venu à l’idée de tirer sur quelqu’un.

Le brigadier s’enferma dans sa voiture pour communiquer par radio avec le commissariat de police de Bergerac : cette affaire n’était pas de son ressort.

— Le commissaire Laval va arriver, annonça-t-il en sortant du véhicule.

— Bon, déclara le médecin en se relevant lentement, on va l’attendre. Mais quelle histoire !

Moins d’une demi-heure plus tard, une voiture pila dans l’allée. Le commissaire Laval et son adjoint, Bonchamps, en descendirent. Laval n’était pas très grand, plutôt trapu, les jambes arquées, la tête plate sous son chapeau noir. Bonchamps, au contraire, était grand et costaud, chauve sur le sommet du crâne, les tempes grises. Ils se penchèrent sur le corps, examinèrent l’herbe tout autour.

— Qui a découvert le corps ? lança le commissaire.

Un homme d’une cinquantaine d’années s’approcha.

— Je m’appelle Lebois… Lebois Gaston. Je travaille au château. Je m’occupe surtout des chevaux. Le poulain de la jument de Mme Élisabeth s’était échappé. J’ai couru derrière et j’ai buté sur cette pauvre femme…

— Quelqu’un a-t-il déjà vu cette personne, aujourd’hui ou un autre jour ? demanda encore Laval.

Un lourd silence lui répondit. Le brigadier Leclant précisa :

— Totalement inconnue. On se demande comment elle est arrivée là !

Bonchamps alla chercher l’appareil photo dans sa voiture et commença à faire des clichés. Pendant ce temps, Laval fouillait les taillis et inspectait minutieusement le sentier pour trouver des indices.

— Personne ne doit rester dans les parages ni marcher autour du cadavre, dit Laval. Des collègues vont venir chercher le corps pour l’emmener à l’institut médico-légal. Rentrez chez vous.

— Mais quelle histoire ! s’exclama quelqu’un en s’éloignant. On ne s’attendait pas à ça !

Les gens étaient consternés. Ici, la guerre avait semé sa désolation comme partout ailleurs. Des maquisards avaient été fusillés au bord de la Bignbord derède, des Allemands tués dans le bois des Loups, mais c’était la guerre. Les cadavres n’avaient pas la même signification. Leur présence était presque naturelle. Le crime de ce soir terrorisait tout le monde.

Un fourgon de la police vint se ranger à côté des autres véhicules. Les hommes vêtus de blouses blanches examinèrent le cadavre, notèrent sa position exacte avant de le déplacer. Ils inspectèrent rapidement la blessure. Pendant ce temps, Laval et Bonchamps fouillaient toujours les alentours. Sans résultat.

Le corps, recouvert d’un drap blanc, fut chargé sur un brancard dans le fourgon. Le commissaire Laval, qui ne comprenait rien à cette affaire, profita de l’attroupement pour demander une nouvelle fois :

— Donc, personne n’a jamais vu cette femme ? Personne ne l’a croisée au village ?

— Non, répondit le brigadier Leclant. Personne. Et nous non plus, pourtant on a surveillé les alentours.

— Ah bon ? Et pourquoi ?

— Des romanichels se sont installés en bordure de la route de Bergerac, en dehors du village.

— Ce n’était pas une romanichelle, précisa Bonchamps. Sa peau est très claire, elle est vêtue avec une certaine coquetterie. C’était une citadine.

— Est-ce que quelqu’un a entendu un coup de fusil ?

— Oui, répondit une femme vers qui tous les visages se tournèrent. J’étais dans ma vigne juste à côté de la rivière. Il était environ six heures…

— Comment vous appelez-vous ?

— Jeanine Prons. Mon mari, c’est Martin, le forgeron.

Les commissaires interrogèrent d’abord Henri Charron qui resta évasif : il avait passé sa journée dans ses vignes sur la route de Bordeaux. Élisabeth Charron, très distinguée, vêtue d’une robe sombre qui mettait en valeur son teint clair et ses cheveux blancs, raconta qu’elle s’était promenée dans les allées du parc et n’avait rien vu, rien entendu.

Laval s’attarda davantage avec Jean. Il le trouva un peu distant, nullement affecté en apparence par ce qui venait d’arriver. Ce dernier prétendit avoir passé la soirée à consulter des brochures de vente pour du matériel viticole. Son père, qui, en vérité, n’avait pas vu son fils de la journée, conforta son témoignage.

— Jean s’inquiète de l’avenir du domaine. Il veut qu’on investisse dans une nouvelle cuverie et des machines…

Le commissaire ne fit aucun commentaire. Il nota cependant que si plusieurs personnes pouvaient témoigner de l’emploi du temps du père, le fils en revanche n’avait aucun alibi vérifiable.