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Depuis que le cadavre avait été trouvé dans le parc du château, les policiers ne cessaient d’aller et venir. Henri Charron ne cachait pas son agacement de les rencontrer à tout moment sur son domaine. Cet après-midi encore, il les avait croisés près de l’étang, et, courtois, les avait accompagnés jusqu’au portail.

Jean le rejoignit dans l’allée et posa la question qui tracassait tout le monde :

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

Henri eut un haussement d’épaules. Ses cils battirent à plusieurs reprises, une petite grimace tordait sa bouche et sa fine moustache blanche.

— Je ne sais pas, dit-il en regardant la route.

Il pensait à la lettre qu’il avait reçue la veille et demanda à brûle-pourpoint :

— Tu la connaissais, cette femme ?

— Non. J’ai dit la vérité aux policiers. Je ne sais pas ce qu’elle venait faire ici. C’est probablement quelqu’un qui s’était perdu.

Henri jeta un regard incrédule à Jean. Il sentait, dans la poche intérieure de sa veste, la lettre écrite en caractères volontairement maladroits. Un courrier anonyme qu’il n’avait pas eu besoin de lire deux fois pour s’en rappeler chaque mot : L’enfant boiteux qui vient d’arriver à Lussac ne vous rappelle-t-il pas que vous avez dénoncé sa mère, Marie Bussières, en 1944 ? Nous avons aussi des preuves que vous avez donné à l’ennemi plusieurs chefs de la résistance locale.

En 1939, vous avez converti une partie de votre capital en lingots d’or. Une vingtaine environ ; bien peu de chose pour l’homme riche que vous êtes. Vous nous en remettrez dix en lieu et date que nous vous indiquerons ultérieurement, sinon, nous serons contraints de porter à la connaissance du public des documents fort compromettants pour votre légion d’honneur.

Qui avait écrit ce torchon ? Henri n’avait pas apporté les lingots là où le mur du parc écroulé s’ouvrait sur la route départementale, comme le lui avait demandé le maître chanteur. Mais ce n’était qu’un court répit, l’homme reviendrait à la charge et il serait obligé de céder.

— La femme a été tuée par quelqu’un qui se trouvait du côté de l’étang, poursuivit Henri. Cûle n’est pas un braconnier ordinaire, mais bien quelqu’un qui avait l’intention de me nuire à moi.

Henri Charron se plaça en face de son fils, qu’il dominait d’une bonne tête. Sa veste de velours s’ouvrait au vent soutenu d’ouest. Malgré son âge, le vieux châtelain conservait toute son autorité, sa force de caractère qui avait fait de lui un des chefs de la résistance dans le Sud-Ouest.

— Maintenant, il faut que tu me parles franchement. Que sais-tu ?

— Mais enfin, père, que voulez-vous insinuer ? Ce n’est pas plutôt vous qui…

— Tu ne m’as jamais pardonné, n’est-ce pas ?

Jean baissa la tête. Il inspira plusieurs fois comme si le souffle lui manquait, puis il s’éloigna de plusieurs pas. Là-bas, sur le flanc de la colline, un vigneron sifflait un air plein de gaieté et de joie de vivre.

— Je te le demande encore, insista Henri Charron en rejoignant son fils : qui est derrière ce crime ?

— Je n’en sais rien, répondit Jean, agacé, baissant les yeux pour ne pas montrer sa pensée. Je ne veux plus en parler.

— C’est le retour de ce gamin qui a ravivé tes souvenirs, n’est-ce pas ? Sache que je ne regrette rien. Sans moi, tu aurais été fusillé.

— Rassurez-vous, je vais tout arranger.

Jean enfouit ses mains dans ses poches et rentra au château d’un pas décidé. Sa mère venait au-devant de lui. Vêtue d’une robe de mi-saison, un chapeau à large bord sur la tête, elle marchait avec cette élégance qui l’avait toujours distinguée des autres villageoises. Son visage était resté étrangement jeune, et son sourire avait la franchise des gens honnêtes et bienveillants.

— Te voilà, ton père te cherchait.

— Nous étions ensemble, il y a cinq minutes.

— Écoute, Jean, à moi, tu peux tout dire. Cette morte, je suis certaine que tu la connaissais.

— Je vous jure que non.

— Je veux t’aider, Jean, parce que tu es tout ce qui me retient en ce monde. Tout, insista Élisabeth. Alors, il faut que tu me parles franchement. Ton père n’a jamais voulu que ton bonheur. Ne lui en veux pas !

Elle tourna la tête vers une tourterelle qui roucoulait sur une branche basse du marronnier.

— Je sais que tu le détestes ! ajouta-t-elle d’une voix rapide.

— Ne vous mêlez pas de ça !

Sur ces mots, Jean Charron monta dans sa voiture, fit un rapide demi-tour et sortit du parc. Il traversa le village jusqu’à la cour de la gendarmerie.

— Je voudrais voir le brigadier Leclant, dit-il au planton.

— Je ne sais pas s’il est disponible.

— Dites-lui de faire en sorte de l’être. Je lui apporte une révélation de la plus haute importance !

 

Leclant accueillit Jean Charron avec beaucoup d’égards. Il courut chercher une chaise et l’invita à s’asseoir avant de fermer la porte de son bureau.

— Je vous écoute, dit le brigadier en s’asseyant à son tour.

— C’est moi qui ai tué la femme que vous avez trouvée dans le parc.

— Quoi ? s’exclama Leclant en se levant brusquement de son siège. Qu’est-ce que vous racontez ?

— Le premier soir, lorsqu’on m’a interrogé, je n’ai pas osé dire la vérité au commissaire Laval. Et puis je n’étais pas sûr…

— Pas sûr de quoi ?

— D’être responsable du drame. Un gros sanglier qui cause beaucoup de dégâts dans le parc ces derniers temps a traversé la clairière. J’ai eu le temps de mettre une cartouche de chevrotine dans mon fusil et de tirer. J’ai manqué l’animal, qui se méfiait, mais un plomb a touché cette pauvre femme dont j’ignore pourquoi elle se trouvait là.

— Voyons, ce n’est pas possible, grogna Leclant, songeur.

— Vos experts en balistique ont démontré que le plomb de chevrotine responsable de la mort de l’inconnue avait été tiré près de l’étang. Or je me trouvais à cet endroit au même moment. Les arbres sont disposés de telle sorte que personne d’autre ne peut avoir tué cette femme.

— Il faut attendre que les vérifications sur le terrain soient terminées, précisa Leclant. Vous allez signer votre déposition que je ferai suivre à Laval. C’est lui le responsable de l’enquête. Ce n’était qu’un accident, ajouta le gendarme.

Après avoir signé sa déposition, Jean Charron rentra au château. Son père l’attendait dans la cour.

— C’est fait, dit-il. J’ai tout arrangé.

Henri Charron fronça les sourcils. Son visage long et maigre prit une expression curieuse, et ses yeux très clairs se plantèrent dans le regard de son fils.

— Je suis allé à la gendarmerie pour leur dire que c’est moi qui ai tué la femme en visant un sanglier, précisa Jean.

Henri était perplexe. Qu’est-ce que Jean cherchait à dissimuler ?

— Tu sais bien que cela ne tient pas debout, qu’il n’y a jamais eu de sanglier dans le parc !