12La nouvelle de l’arrestation de Jean Charron fit le tour du village en moins d’une heure. On ne parlait que de ça. C’était incroyable ! Comment des policiers avaient-ils osé s’attaquer à la se nqu’une hule famille du village qui recevait le préfet et des personnalités parisiennes ? Paul Bussières et ses amis communistes jubilaient.
À côté de la rumeur qui ne cessait de croître, le silence pesant du château paraissait louche. Henri Charron ne parcourait plus ses vignes en multipliant les conseils à ses employés. Les chiens de la meute aboyaient et personne ne les calmait.
Reclus dans son bureau, le châtelain était occupé à téléphoner à ses « amis » parisiens pour leur demander de mettre fin à cet étalage public de linge sale. Il ne recevait que des réponses évasives et pestait contre ces « planqués » qui oubliaient très vite à qui ils devaient leur place.
— C’est vrai, expliqua-t-il à Élisabeth qui n’arrêtait pas de pleurer, ils n’avaient pas besoin d’aller chercher aussi loin.
Élisabeth ne supportait plus ses jérémiades.
— Puisque personne ne veut rien faire, décida-t-elle, moi, je vais agir !
— Surtout n’en faites rien. Ce serait de la dernière imprudence.
— Vraiment, et qui m’en empêchera ? Vous, dont les ancêtres étaient tonneliers quand les miens vivaient à la cour de France ?
— S’il le faut, je vous enfermerai à clef ! répliqua sèchement Henri Charron.
Au village, la consternation passée, les regards se tournaient vers ceux que l’on savait mêlés à cette sordide affaire : les Bussières. Pour fuir cette effervescence, Paul se réfugiait au Rigal, dans sa ferme près des nuages, entre les chênes truffiers et les pierres sèches.
Ce matin-là, un pressentiment le saisit tandis qu’il se rendait à son chantier. Il s’attarda à imaginer son château terminé avec sa porte surmontée de ses armoiries, ses deux tours de douze mètres, des statues qu’il avait commencé à tailler dans le grès blanc du pays. Cette vision le remplissait de bonheur, mais trop de choses se bousculaient en lui pour qu’il en profite pleinement. Il porta la main à sa poitrine qui lui faisait de plus en plus mal : des douleurs qui lui étaient venues à force de soulever des pierres trop lourdes.
Un bruit en provenance du chantier le poussa à se cacher derrière une épaisse touffe de noisetiers. De là, il vit, debout sur un petit tas de cailloux, Barbet, le chien de chasse qu’il avait dressé pour pister la bécasse, et Arnaud, appuyé sur sa jambe valide, qui prenait une pierre sur le tas pour l’examiner. Comme il voulait la caler sur le mur, la pierre lui échappa des mains. Il poussa un cri et se retourna en entendant rire son grand-père.
Paul s’approcha, une curieuse expression sur le visage. Franchement, il n’aurait pas cru qu’un gamin de la ville ait ainsi le sens de la maçonnerie. La pierre était presque à sa place ! Sans un mot, le maçon la positionna entre les autres.
— Il suffit d’avoir l’œil ! dit-il avec un léger sourire.
Arnaud chercha une autre pierre, l’examina en la tournant dans ses mains puis la posa sur le mur. Paul émit un petit sifflement admiratif.
— Eh bien, toi, qui t’a appris ?
Arnaud sourit d’aise.
— Personne, mais j’ai regardé la place sur le mur et la forme de la pierre, alors, il m’a semblé qu’il fallait la poser comme ça !
Paul cligna des yeux. C’était bien la première fois qu’on parlait ainsi de son métier. Lui qui, d’ordinaire, ne disait pas grand-chose, se lança dans une explication pleine d’émotion :
— Tu as le coup d’œil, c’est vrai. Mais il faut deux jambes solides pour soulever les gros blocs. Sans eux, le reste tombe au premier coup de vent. Tu comprends que la pierre n’est pas comme le bois ou le fer. Tu ne peux pas la tordre. Tu dois trouver sa place. Un maçon qui se sert de son marteau pour casser, pour mettre en forme est un mauvais maçon. Le marteau, il faut l’utiliser le moins possible. Des fois, tu peux pas faire autrement, mais tu dois réfléchir avant de taper.
— C’est ça qui me plaît, renchérit Arnaud. Avec des pierres de rien du tout, on fait un mur qui tient pendant cent ans !
— Tu as raison, poursuivit le vieux d’une voix qui ne lui était pas habituelle. Mais ton pied t’en empêchera.
Comme Paul n’ajoutait rien pour tempérer son propos, Arnaud s’éloigna en boudant. Cette maudite jambe l’isolerait toujours des autres et du monde ! Il se dirigea vers la rivière. Le curé qui sortait d’une maison l’aperçut et l’appela.
— Viens donc par ici, dit-il. Je dois voir ta grand-mère, mais avant, il faut que je te parle.
Quelque chose poussait Arnaud à faire confiance à cet homme au regard franc. De ses manches noires sortaient de gros poignets osseux couverts de poils drus.
— Viens.
Arnaud suivit le curé jusqu’à l’église. Sous le porche, le gamin s’arrêta.
— Tu peux entrer. Mais ton chien doit rester dehors.
— Je sais pas, rétorqua l’enfant en baissant la tête. Je suis pas baptisé. Et puis, mon grand-père…
— Rassure-toi, Dieu ouvre les bras à tous ses enfants, surtout à ceux qu’on ne lui a pas présentés.
Arnaud entra timidement dans l’ombre fraîche. De lui-même, sans que le curé le lui ait demandé, il ôta sa casquette et marcha en prenant soin de minimiser son handicap. Il lui semblait que son pied bot était la marque d’une faute très grave et que, ici, seuls les gens sans tache pouvaient marcher la tête haute et s’approcher de l’autel doré.
— Tu vas te placer ici, dans le chœur, et tu vas chanter, proposa le curé en souriant.
— Mais je ne connais pas les chants de l’église.
— Chante ce que tu chantais l’autre jour au bord de la rivière.
Arnaud hésita encore. Le curé l’encouragea d’un large sourire. Alors, l’enfant, pressé de sortir de ce lieu étra sce "justify"nge où il ne se sentait pas à l’aise, commença à fredonner quelques paroles de cette chanson apprise sur les boulevards de Paris. Jamais sa voix n’avait aussi bien porté. Elle était amplifiée, magnifiée par les voûtes de pierre. Le curé avait joint ses grosses mains comme s’il priait. Quand Arnaud cessa de chanter, Beaufort, visiblement ému, leva vers lui des yeux brillants.
— Mon Dieu, murmura-t-il, puis, se tournant vers l’autel doré, il ajouta : Vous cachez Vos trésors là où on ne les cherche pas !
Arnaud, qui tenait toujours sa casquette à la main, se dirigea vers la sortie. Beaufort le retint.
— Jamais personne n’a chanté ainsi dans cette église. C’est merveilleux. Ta mère aussi chantait bien, mais pas comme toi.
Arnaud se disait qu’il s’était trompé dans sa mélodie et qu’il avait chanté faux parce qu’il avait commencé trop haut. Beaufort s’en était-il rendu compte ?
— Il faut que tu chantes pour la Sainte-Pauline, notre sainte patronne qui protège les vignes. Tu viendras une petite heure tous les jours après l’école pour que je t’apprenne les chants.
— Mais mon grand-père ne voudra pas. Il n’aime pas l’Église. Et puis, moi, je ne veux pas devenir chanteur, je veux devenir maçon.
— L’un n’empêche pas l’autre. Je vais arranger ça avec ton grand-père. Ici, il ne viendrait à l’idée de personne de ne pas participer à la fête de Sainte-Pauline.
— Il dit qu’il est communiste.
— Je sais, répliqua Beaufort. Mais les communistes comme les autres ne veulent pas que la grêle dévaste leurs cultures.