3Paul Bussières attendit que Justin ait enfermé les moutons pour s’éloigner de la ferme. Ses pas le conduisirent au Rigal, une colline proche qu’on appelait ainsi parce que le soleil s’y levait plus tôt qu’ailleurs. Une colline coiffée de chênes rabougris, de genévriers et d’ajoncs. Rien n’y poussait, même pas la vigne qui se contentait habituellement de terrains maigres. L’endroit était à l’abandon, et pourtant Paul tirait de bons revenus de ce causse desséché. Chaque hiver, il y récoltait plus de trente kilos de truffes. M. Charron lui avait souvent proposé de racheter ces quelques hectares battus par le vent d’ouest.
Il s’arrêta devant l’ancienne maison d’habitation. La toiture avait cédé, les lourdes tuiles s’étaient détachées de la charpente pourrie ; les murs s’effondraient. Paul passait là tout le temps libre que lui laissaient ses chantiers. Il racontait qu’il voulait relier la grange et l’habitation pour en faire une grande maison, mais en fait il avait une autre idée : « Ce qu’ils ne savent pas, se disait-il en observant les murs déjà hauts, c’est qu’en reliant les bâtiments et en montant deux tours ici, ça fera un châtutoeau autrement mieux placé que celui du bourgeois. Ma pauvre mère, qui nous a élevés Justin et moi, mérite bien ça ! »
Un château ! Il le voyait déjà se découper dans le ciel bleu, dominant le village, imposant sa masse impérieuse à tous, même à l’église et au curé. Un château qu’il avait dessiné en cachette sur du papier journal, histoire de se faire plaisir car ce n’était pas vraiment utile. Il l’avait imaginé dans sa tête et en connaissait les moindres mesures : les deux tours sur la façade sud, la porte en ogive et le blason sculpté au-dessus. Des armoiries ! Un tel symbole de l’aristocratie avait longtemps préoccupé ce communiste de toujours. Il avait fait des tas et des tas de croquis qui ne lui avaient pas plu. Puis il avait pensé à la truffe, ce champignon informe, très laid mais divin. « Il y aura la truffe sur les armes des Bussières, et puis le bélier qui ne recule pas ! », avait-il alors décidé, la main sur sa poitrine qui lui faisait toujours mal. Il aurait voulu une devise en latin, mais il aurait fallu aller voir le curé ou M. Charron pour leur demander de traduire. Dans un hangar un peu en retrait séchaient des poutres de chêne qu’il avait fait scier dix ans plus tôt. « Ce sera la charpente, aussi dure que du fer, elle durera des siècles et les tempêtes passeront sans la toucher ! »
Paul était un habile maçon que l’on venait chercher de très loin car il n’avait pas son pareil pour monter un mur, aligner les pierres et transformer des cailloux sans forme en une construction tirée au cordeau. « La pierre, disait-il quand il avait un peu bu, c’est tout et rien. Rien parce que le gars qui ne sait pas la regarder, qui ne sait pas lui parler va la considérer comme une chose à pousser du pied. Tout, parce que sans cette chose qu’on peut pousser du pied, tu ne peux bâtir aucun mur, aucune maison, aucune ville. Sans la pierre, les hommes sont moins que des bêtes sauvages ! »
Avec les autres, il parlait peu, mais, seul, il ne cessait de se raconter des histoires. Il pensait beaucoup à sa vie, dont il n’était fier que pour ses murs qui seraient encore debout dans un siècle. Il ne regrettait rien, mais il se disait que le hasard de la naissance l’avait placé à une époque trop difficile. Pendant la Première Guerre mondiale, celle des tranchées, il y avait eu le front mais, à l’arrière, les gens vivaient presque normalement. Après 1942 et l’invasion de la zone libre par les nazis, la guerre s’était répandue partout. Ici, à Lussac, sur les collines, dans la forêt de Boussac, le parc du château, au milieu des vignes. Paul était entré dans la Résistance. « On était tellement cons qu’on n’arrivait pas à s’entendre. D’un côté les FFI avec Charron et, de l’autre, nous, les FTP, les communistes. On se détestait ! Si Charron avait pu nous fusiller tous, il ne se serait pas gêné ! »
Ainsi, Paul ne cessait de raconter ses rancœurs aux taillis et aux pierres qu’il empilait, se donnant le beau rôle pour ne pas penser à ce qui se cachait derrière. « Je ne regrette rien ! » grognait-il souvent en regardant les nuages, comme s’il s’adressait à un Dieu renié depuis longtemps.
La présence de son petit-fils chez lui exacerbait ce qu’il aurait voulu oublier et qui ne cessait de le harceler. Arnaud, avec sa tête ronde et ses cheveux qui partaient dans tous les sens, réveillait en lui – et de la pire manière – l’immense regret de ne pas avoir eu de fils. Le pied bot n’était-il pas la conséquence de la vie légère que Marie avait menée, et que Paul avait condamnée ? Qui était le père de ce gamin contrefait ? Un amoureux dsion amoure passage, un de ces vauriens pour lesquels sa fille avait un goût particulier ?
Marie n’écoutait que sa mauvaise tête. Paul lui en avait dit des choses sur Jean Charron et sa maudite famille, il était même allé voir Henri Charron pour qu’il interdise à son fils de tourner autour de sa fille. Les deux ennemis s’étaient entendus quand il avait fallu séparer ces gamins qui semblaient si bien faits l’un pour l’autre ! Jean était parti pour l’armée en Algérie. Marie s’était mise à faire la coquette : ne pouvant avoir le garçon qu’elle aimait, elle avait voulu avoir tous les autres. Les gens avaient commencé à raconter des tas de choses sur elle. Alors Paul avait renié sa fille. Marguerite n’avait rien pu faire contre l’obstination de son époux et la rumeur qui avait condamné la petite dévergondée. Marie était partie pour Paris deux ans avant la guerre, on ne l’avait jamais revue.
Ce soir, il n’avait pas la tête à travailler. Il était monté ici par habitude, parce que ses pas le conduisaient toujours à cet endroit. Il contempla la lourde pierre de voûte qu’il placerait au-dessus de la porte d’entrée, une porte où l’on pourrait passer à cheval, et sur laquelle il avait sculpté ses armoiries. La pierre venait de la petite carrière qu’il avait ouverte en contrebas, faisant bien attention à ne pas toucher au terrain truffier. En dessous des racines et de la mince couche de terre noire se trouvait un filon de beau grès blanc, sans taches, sans fils, sans surprises pour le burin. Il avait réfléchi longtemps à la manière de hisser seul à trois mètres du sol cet énorme bloc.
Finalement, il se décida. Le passé le harcelait, une voix aigre lui soufflait qu’il avait été un monstre. Il éprouvait le besoin de se laver l’esprit par un acte hors du commun. Il plaça deux madriers en pente, parallèles comme des rails de chemin de fer, attacha une corde au bloc en forme de trapèze et, grâce à un tirefort fixé au tronc d’un arbre, fit glisser le bloc sur les madriers. Au bout de cinq minutes d’un effort soutenu, la clef de voûte avait trouvé sa place entre les deux parties de l’arc. Le maçon grimpa sur l’échafaudage et la positionna avec une barre de fer, avant de s’accorder un instant de réflexion, le visage ruisselant de sueur.
Ayant repris son souffle, il détacha les cordes, enleva les étais, les madriers – tout ce qui avait permis de réussir ce prodige – pour ne laisser que cet arc dont il pouvait être fier. Les madriers tombèrent au sol avec un bruit clair. La porte était maintenant terminée. Droite, dressée au-dessus du village avec ses armoiries. Les autres allaient dire qu’il avait la folie des grandeurs, mais il s’en moquait. C’était sa revanche à lui, la preuve qu’il était le meilleur maçon du pays.
La nuit était tombée. Après un dernier regard à sa voûte dressée devant la lune qui se dessinait au-dessus de l’horizon, Paul rentra chez lui et s’assit sans un mot près de la cheminée en face de sa mère. Ce soir, la grande cuisine était anormalement encombrée : Marguerite avait rempli une bassine d’eau chaude au milieu de la pièce, près de la table. Elle ordonna à Arnaud de se déshabiller.
Paul roulait sa cigarette sans lever les yeux vers ce garçon qui prenait toute la place et chamboulait ses habitudes.
— Dépêche-toi, on va pas t’attendre toute la nuit !
Marguerite, qui n’était p iln’étas patiente, saisit Arnaud et, de ses grosses mains, arracha le pull du gamin puis déboutonna son pantalon, qui tomba à ses pieds. L’enfant, rouge de honte, se sentait humilié de montrer sa jambe valide, sur laquelle il s’appuyait tout le temps, et l’autre, chétive, décharnée.
— Ici, on se gênera pas pour te flanquer une taloche et même un coup de pied au cul si tu en as besoin, lui assura Marguerite.
Justin arriva. À son tour, il mesurait l’encombrement de la pièce et ne savait où s’asseoir. Il regardait sa chaise, mais n’osait pas passer à côté de la bassine pour la rejoindre. Il n’était plus chez lui à cause de Marguerite qui prenait plus de place que d’habitude, et de ce gamin, cet inconnu.
— Les gendarmes sont au château, dit-il. Je sais pas ce qui se passe.
— Bah ! ils sont allés se faire payer un coup à boire, bougonna Paul en allumant sa cigarette.
Voilà Arnaud entièrement nu. Laid. Une larve. Tous les regards allaient de sa jambe squelettique à ce qu’il cachait avec sa main gauche.
— Allez, monte dans la bassine et fais pas tant de manières ! s’emporta Marguerite.
L’eau était froide, mais il ne se plaignait pas. De temps en temps, il jetait un regard rapide vers Léa. Marguerite le savonnait avec un gant de toilette. Il constatait avec étonnement que cette femme d’apparence brusque, aux mots rugueux, avait des gestes pleins de douceur.
— Ça sent le malheur, répéta Léa. Une odeur de charogne.
— Qu’est-ce qui vous prend ? grogna Marguerite.
Tout à coup, un vieil homme édenté portant un large chapeau montra sa tête par la porte restée ouverte.
— Ah, mon Dieu ! s’écria-t-il.
— Qu’est-ce qui se passe, André ? demanda Paul, pris par un pressentiment.
— Ah, mon Dieu ! répéta André Monfroid en ouvrant de grands yeux. C’est affreux ! Viens vite !
Surprise, Marguerite échappa le savon dans la bassine. Paul était déjà sorti et courait en direction du château aux côtés d’André Monfroid.