21

Ce même jour, peu avant midi, un nouvel événement chassa des esprits la frasque du petit boiteux. En l’apprenant, le facteur en oublia son verre de vin blanc sur le comptoir du bistrot. La stupeur frappa les villageois, qui ne trouvaient pas les mots pour en parler, tellement cela semblait monstrueux.

Paul était rentré chez lui après avoir conduit Arnaud à l’école quand le commissaire Laval et son adjoint, Bonchamps, accompagnés du brigadier Leclant et de deux gendarmes, garèrent leurs voitures dans la cour où Marguerite était en train de plumer un canard. Assise sur une chaise, elle trempait l’animal décapité dans une bassine d’eau chaude et arrachait des poignées de duvet. Elle leva la tête vers les gendarmes et les deux policiers de Bergerac. Qu’est-ce que ça voulait dire ? Était-ce à cause de la bêtise d’Arnaud ? Marguerite, les mains couvertes de plumes mouillées, alla au-devant des arrivants.

— C’est pour quoi ?

— Nous voulons parler à Paul Bussières.

— Et qu’est-ce que vous me voulez ? demanda Paul en roulant une cigarette.

— Nous sommes venus vous chercher.

Paul se tourna vers Marguerite qui restait là, à côté de son siège et du canard à moitié plumé. Enfin, il bougea et, d’un geste appuyé, ajusta sa casquette.

— Mais pourquoi ?

Le commissaire Laval lui tendit avan cun papier.

— Vous allez prendre quelques effets et vous allez nous suivre, dit Laval sur un ton autoritaire.

— « Quelques effets » ? demanda Paul, qui n’était pas un expert en vocabulaire. Qu’est-ce que vous voulez dire ?

— Des affaires de toilette et de quoi vous raser. Il se peut que vous restiez chez nous plusieurs jours.

— Ça veut dire que vous me mettez en prison ?

— Pas encore, mais ça pourrait arriver. Allez, faisons vite.

Il était perdu, Paul. Perdu dans la cour de sa maison. Il s’approcha de Marguerite comme pour lui demander de l’aide. Lui qui savait si bien se défendre était là, les bras ballants, incapable de prononcer un mot de protestation.

— Dépêchez-vous, s’impatienta Laval.

— Mais enfin, c’est des conneries ! finit-il par dire.

— Dépêchez-vous, on vous dit.

Il était prêt. Il n’avait besoin de rien. Le monde venait de s’écrouler. Il monta dans la voiture des policiers. Marguerite se décida enfin à se rebeller :

— Vous n’allez quand même pas le mettre en prison ? Il n’a rien fait. Paul, c’est un honnête homme.

Personne ne lui répondit. Les voitures manœuvrèrent, firent demi-tour et s’en allèrent.

Depuis deux semaines, les gendarmes de Lussac recherchaient sans résultat le brocanteur à la voiture noire signalé par Élisabeth Charron et un grand nombre de villageois. L’étranger avait disparu, mais une nouvelle piste venait de s’ouvrir après une découverte capitale de Bonchamps.

Au commissariat, Paul, placé en garde à vue, dut répondre aux questions des policiers. Assis sur une chaise, dans la pièce vide des interrogatoires, le maçon était atterré, incapable de prononcer un mot. On lui avait pris sa casquette et ses cheveux en épis partaient dans tous les sens. Sa large face rougeaude n’exprimait rien : ses grosses mains de maçon étaient posées sur la table, outils inutiles là où elles n’avaient pas leur place.

Bonchamps, parce qu’il impressionnait beaucoup avec sa carrure, parla le premier. Il se plaça en face de Paul, qui n’osait pas soutenir son regard, comme un enfant attendant sa punition.

— Donc, il y a une quinzaine de jours, vous vous êtes violemment disputé avec M. Henri Charron, propriétaire du château.

Paul n’eut aucune réaction, comme s’il n’avait pas entendu. Il était ailleurs, au Rigal en train de chercher les pierres d’angle pour son château. Pas une ride de son front ne bougea. Bonchamps insista :

— Il faut nous répondre. Nous avons des preuves. Dites-nous la vérité. Ça soulagera votre conscience.

Enfin, Paul s’anima. La mastication du policier l’irritait. Ses mains se fermèrent et s’ouvrirent. Ses cils battirent à plusieurs reprises.

— On s’est disputés, c’est une façon de dire. Il m’a reproché d’avoir laissé mes moutons aller dans ses vignes.

— Et c’était vrai ?

— Bien sûr que non. Mes moutons étaient enfermés dans leur enclos. Il m’a menacé de porter plainte à la gendarmerie.

— Alors vous avez menacé de mettre le feu à sa grange.

— C’était une manière de parler. Je ne l’aurais jamais fait.

Paul avait conscience de ne pas s’exprimer convenablement devant ces policiers déjà décidés à le condamner. Il répéta :

— J’aurais pas mis le feu à son bâtiment parce que je suis un maçon et que je ne détruis pas un travail qui a coûté tant de peine.

— La preuve que vous avez tué la femme du château, c’est ça, dit Bonchamps en sortant d’un sac un fusil carbonisé.

Paul ouvrit de grands yeux. La crosse à moitié mangée par les flammes montrait encore à la base les riches moulures qui l’ornaient. Bonchamps l’avait découvert par hasard dans les débris d’un feu au campement des romanichels, et les experts en balistique étaient formels : c’était cette arme qui avait tué Marthe Leglane.

Paul s’emporta.

— Mon fusil ! dit-il en s’animant tout à coup. Nom de Dieu, où vous l’avez trouvé ? On me l’a volé.

— Vous avez déposé plainte pour ce vol ?

— Non, c’est pas dans les habitudes du pays. On ne dépose pas plainte. On trouve le coupable et on s’arrange avec lui. C’est plus facile.

— Donc, vous dites que ce fusil vous a été volé ?

— Oui, au mois de mars, le 18 pour être précis. Je chassais les bécasses près de la rivière. Et puis j’ai posé mon fusil au pied d’un arbre pour aller voir sous les branches basses d’un grand buis. J’avais vu voler les mouches de la truffe. Vous comprenez, ce n’est pas courant, sous un buis. Alors j’ai rampé jusque-là. Et ç’a duré un bon moment. Il n’y avait pas de truffes, bien sûr, mais quand je suis revenu, mon fusil avait disparu !

— Et vous l’avez cherché ? demanda sèchement Laval, qui était entré dans la pièce.

— Sûr que je l’ai cherché. Mais ce n’était pas quelqu’un d’ici. Tout le monde connaît mon fusil avec sa crosse que mon père avait taillée dans une racine de noyer. Quatre hivers qu’il avait mis, mais c’était de la belle ouvrage. Et un salopard d’étranger me l’a volé.

— Et si tout ça n’était pas vrai ?

Paul se leva de son siège et s’approcha de Bonchamps qui, bien que plus grand et plus costaud, fit un pas en arrière.

— Monsieur, j’ai pas appris ces manières. Je suis maçon, et quand on triche dans la vie, on triche avec la pierre et les murs s’écrouursn="lent. Demandez aux gens si les miens sont jamais tombés, même avec la tempête de l’automne dernier. Demandez et vous verrez qu’il y a des choses qu’on ne peut pas dire.

Pour quelqu’un qui cherchait ses mots et avait la réputation d’être peu bavard, Paul se débrouillait bien. Laval se dit qu’il était plus malin que son aspect ne le laissait paraître. Les policiers espéraient qu’il s’effondrerait à la première question, mais non, il savait mettre dans sa voix une conviction qui touchait Bonchamps. Alors, Laval biaisa :

— Pourquoi êtes-vous brouillé avec M. Charron ?

Le visage de Paul s’assombrit.

— Quand mon pauvre père était sur le point de mourir, c’était pas facile chez nous. J’avais dix-huit ans, on avait raclé toutes les économies pour construire la maison qu’on a aujourd’hui. Charron est venu nous voir, il voulait acheter le Rigal pour presque rien parce que c’est le meilleur endroit à truffes du pays. Et puis après, pendant la guerre, il parlait de faire fusiller tous les communistes. Je le sais parce que quand j’ai été arrêté avec quelques autres, il n’a rien fait pour nous sauver. Si on s’en est tiré, c’est qu’on a eu beaucoup de chance.

— Et Jean Charron fréquentait votre fille ? Jean Charron qui dit être le père de votre petit-fils !

— Je veux pas en parler.

Laval et Bonchamps se concertèrent : Paul avait un accent plein de sincérité, mais c’était un roublard. Comment le faire avouer en l’absence de preuves, puisque son fusil avait peut-être effectivement été volé ! Laval fit venir un de ses inspecteurs.

— File à Lussac et questionne les chasseurs. Je voudrais savoir si c’est vrai qu’on a volé le fusil de Paul Bussières.

Deux heures plus tard, l’inspecteur était de retour. Tous les témoignages concordaient.

— C’est vrai. En tout cas, il en a parlé. D’après les gens, Paul Bussières n’est pas un homme à raconter des histoires.

— As-tu pu savoir si le brocanteur sillonnait déjà le pays à l’époque ?

— Oui. Mais je ne vois pas comment cet étranger peut avoir suivi Paul pour lui voler son fusil.

— Conclusion : on n’a pas avancé d’un pouce, murmura Laval. On n’a aucun indice, rien du tout. On a beau multiplier les gardes à vue, on n’a rien. Le seul qui pourrait nous renseigner, c’est Henri Charron, mais étant donné son statut, il faudra des raisons solides pour le faire venir ici.

— Récapitulons, proposa Bonchamps : on trouve Marthe Leglane avec une chevrotine en plein cœur tirée par le fusil de Bussières. Ce fusil a été volé. Nous savons par ailleurs que Jérôme Duvalet a déposé un testament faisant de Marie Bussières et de son fils Arnaud les héritiers de sa fortune. Il y a forcément un lien entre cet héritage et Marthe Leglane, qui connaissait Marie, mais Paul Bussières n’a rien à faire là-dedans. Henri Charron non plus. Quoi qu’on fasse, tout nous ramène à Jean Charron qui a reconnu publiquement être le père du gamin. Ça ne peut pas être seulement pour embêter son pèreteu.

— Quelqu’un agit dans l’ombre, affirma Laval en frappant du poing sur la table. Je pense à cet héritage et au frère de Duvalet. Suppose que Marie Bussières soit vivante, alors tout s’explique. Marthe Leglane vient l’annoncer à Jean. Quelqu’un la tue avant qu’elle ne puisse parler, et ce quelqu’un ne peut être qu’Albert Duvalet, troisième héritier sur la liste.

Bonchamps pensait à cette piste depuis longtemps ; le fusil volé conduisait-il dans cette direction ? Albert Duvalet et le brocanteur seraient-ils la même personne ?

— Pourtant, Paul Bussières ne nous a pas dit tout ce qu’il sait, précisa Laval. On va le garder ici. La nuit porte conseil.

Paul fut conduit dans une cellule meublée d’une chaise, d’une table, d’un petit matelas et d’une couverture. Quand le policier voulut fermer la porte, l’artisan remarqua les barreaux à la fenêtre.

— Voilà que vous me mettez en prison ? demanda-t-il.

— On va vous apporter à manger, mais c’est pas un palace.

— Vous allez me garder combien de temps ? Moi, j’ai rien fait !

— Je ne sais pas, dit le policier en haussant les épaules.

La porte se ferma avec un bruit de ferraille. La clef tourna dans la serrure. Paul était seul, dans ces cinq mètres carrés, lui qui ne supportait pas d’être enfermé. Il resta un long moment debout. Les douleurs dans sa poitrine lui faisaient atrocement mal, alors il s’assit sur la chaise en bois blanc, posa ses mains sur ses genoux et attendit. On ne lui avait pas rendu sa casquette et il n’aimait pas rester tête nue.

Des pas s’approchèrent enfin, des pas métalliques comme on n’en entendait pas sur les chantiers. Un policier entra et posa sur la table un plateau avec un bol de bouillon fumant, un morceau de pain, une tranche de fromage, un verre et une carafe d’eau.

— Le soir, il faut manger léger pour ne pas gâter le sommeil ! dit le policier avec un sourire moqueur.

— Et mon tabac ? demanda Paul. Je ne peux pas rester sans fumer !

— Je n’ai reçu aucun ordre dans ce sens.

Le bouillon clair dans le bol et surtout la carafe d’eau indiquaient à Paul qu’il était tombé bien bas. Même à la guerre, il avait du tabac et du vin. Voilà qu’on rabaissait l’honnête artisan au rang d’un voyou, d’un criminel, d’un bandit de grands chemins ! La honte écrasait le soldat décoré à Verdun. Il n’oserait plus sortir de chez lui. Il ne pourrait plus discuter d’un prix avec un client sans avoir l’impression de le voler. Il n’était plus un homme, il n’était rien.

Il goûta le bouillon du bout de la cuiller puis fit une horrible grimace. Même dans les tranchées, la soupe était meilleure. Il se dressa dans cet endroit exigu, mesura l’ampleur de sa déchéance. Que voulaient-ils lui faire avouer ? Paul aimait la chasse ; il prenait un plaisir infini à traquer le sanglier ou le lièvre, mais il n’était pas un meurtrier.

Dans cestini cagibi où il n’aurait pas osé enfermer son chien, tant de choses lui revenaient en mémoire ; et ce qu’il aurait voulu oublier s’imposait avec force. L’heure était à l’examen de conscience, avec un sens de l’autocritique qui lui faisait défaut dans sa vie ordinaire.

— Ils me font tous chier ! grogna-t-il.

Curieusement, lui qui parlait peu, qui faisait figure de gros ours, éprouvait à cette heure le besoin de formuler par des mots ce qu’il avait toujours voulu oublier afin de ne pas devoir se confronter à sa lâcheté. Les mots donnaient aux choses une consistance, une épaisseur qui le surprenait toujours.

— J’avais raison, affirma-t-il pour se rassurer. Moi j’ai fait ce que j’ai cru bon. Je ne suis pas un homme malhonnête.

Il cherchait encore à se disculper, mais il savait qu’il avait mal agi et ça lui provoquait une douleur aiguë au creux de l’estomac, qui s’ajoutait à son mal de poitrine. Et puis l’envie de fumer se faisait pressante.

— Je ne pouvais quand même pas leur dire tout ce que je sais, ça ne les regarde pas !