XIII

J’étais assis dans la salle de bains, sur le rebord de la baignoire, l’eau avait cessé de couler, il n’en restait plus qu’un mince filet entre mes doigts, même pas frais.

Mon pantalon et ma chemise militaires ressemblaient aux loques d’un vagabond. Je n’avais retrouvé ni la cravate, ni le ceinturon. J’avais l’impression de dégager une odeur morte, acidulée, de mauvaise soupe.

D’accord, qu’il en soit ainsi, je ne veux plus rien espérer, plus rien tenter, je ne bouge pas d’ici, je ne pense plus à rien.

Je me rinçai la bouche avec un doigt de whisky, commençai à scruter paresseusement mon visage dans le minuscule miroir qui surmontait le lavabo. L’ombre de barbe n’arrangeait rien, mes joues avaient tout d’une membrane onctueuse et grise. Humilié, les mains en conque sous le filet d’eau, j’entrepris de me laver à petits jets, les yeux blessés par la moindre pression sur mes paupières, le soulagement des quelques gouttes immédiatement perdu.

J’avais peut-être faim, ou plutôt une vague nausée. Le paquet des massepains était resté quelque part, inutile. Je revis, comme un lumignon lointain et tendre, la table dressée de la veille au soir, Candida, Michelina et Inès qui jouaient à y déposer les plats les uns après les autres, aussitôt associés à un hurlement, à un rire, aux questions gourmandes du lieutenant.

Inès. Comme elle devait cancaner, à l’heure qu’il était…

Ils étaient toujours là, en silence, Sara agitant la main gauche d’un geste paisible et large pour briser le vol pénible d’un insecte ; lui, abandonné comme s’il dormait.

Et la cigale chantait, les herbes et les broussailles semblaient encore plus sèches dans la lumière violente, le bleu du ciel faisait mal. Une double bande blanche dessina un sillon rapide, sans bavure ni bruit. Un avion à réaction, presque invisible, à très haute altitude.

Allez, largue ! Ouvre tes sales bouches et vomis les cent ou cent mille mégatonnes que tu as dans le ventre. Pulvérise-nous et que tout soit terminé, il n’y a plus rien à sauver, amen. Pourquoi demain, quand cela t’arrangera, et pas maintenant, pas tout de suite ?

Mais le sentiment de perte en moi et de moi, que j’éprouvais dans mon corps, m’accablait tout en me donnant consistance. Ce n’était pas une vraie conviction, un désir absolu d’effacer et d’être effacé : seulement le reflet de la raison absente, de la vie imprenable.

Raison et vie que je ne parvenais plus à déchiffrer, déformées et empoisonnées par ce qui s’était produit, le voyage, lui, son tourbillon de mots furibond, ces deux coups de feu que j’entendais encore retentir, le lieutenant ensanglanté dans son fauteuil, et maintenant, pire que tout, plus hostile que tout : leur image à eux, devant moi, en blanc, à l’aquarelle, à l’ombre amicale de l’arbre, plongés, inaccessibles, dans une paix qui constituait une offense, une moquerie, même si elle n’était probablement qu’une pauvre paix de comédie.

Une fois de plus, je me rendis compte qu’il ne s’agissait pas de peur, pas même d’envie, mais d’une cloison glaciale qui s’était abattue pour me séparer de toute chose connue ou possible.

Je jouais avec la boîte d’allumettes et les regardais dans la perspective du vert, des arbres : ils évoquaient un point blanc en fuite, de plus en plus hésitant et transparent.

Ils vont s’évanouir, et avec eux l’arbre, cet endroit, ce moment, pensai-je.

Il était onze heures.

Je refermai la petite fenêtre, repliai mon costume après avoir en vain reniflé la tache sur la manche pour en éclaircir le mystère, je fouillai encore la valise tout en sachant que je n’y trouverais ni dentifrice ni rasoir. Ces objets m’auraient consolé, s’ils avaient surgi à l’improviste de cet enchevêtrement d’affaires.

« Ciccio. Viens. La bouteille aussi », entendis-je appeler.

Ils fumaient, assis épaule contre épaule, et je devinai à la façon dont il tendit la main vers le whisky qu’il était plus reposé, plus maître de lui. Les yeux de Sara s’illuminaient d’une nouvelle ardeur.

« Assieds-toi. Pourquoi te défiles-tu ? Tu dormais, peut-être ? » interrogea-t-il.

Il avait retrouvé sa voix habituelle, un peu voilée par la fatigue, plus lente.

« Me voici, monsieur. »

Je m’accroupis dans l’herbe. En s’élevant, le soleil avait réduit le cercle d’ombre autour de l’arbre.

Il étira la main pour me toucher, palpa l’épaulette de la chemise militaire.

« Revoilà les étoiles, commenta-t-il. On liquide, alors. Très bien. »

Mon attention fut attirée par Sara.

Le sourire puéril, profondément convaincu, elle hochait la tête pour me signifier : la crise était surmontée, tout allait bien.

« C’est vous qui êtes importants, pas moi. Moi, je suis plus de bruit que d’effet, avait-il dit d’une voix triste mais ferme.

— Tu te trompes, le bruit, l’écho, c’est ce qu’il y a de mieux dans l’effet », avait répondu Sara.

Elle tourmentait l’herbe de la main, coupant les brins l’un après l’autre, le front baissé, les cheveux pendant en mèches filasse. Les lèvres incolores.

« Tu aurais dû être philosophe, pas médecin », répliqua-t-il tranquillement.

Des moucherons vibraient dans l’air en mouvements irréguliers, sans jamais abandonner la portion d’espace qu’ils s’étaient choisie.

« Je ne veux pas vous mettre dans le pétrin, ça, au moins, non, reprit-il tout bas.

— Mais si Vincenzo n’est…, tenta Sara.

— Pas de Vincenzo, interrompit-il, absorbé, dans son impassibilité apparente, par ses dernières décharges nerveuses. Un coup de revolver derrière l’oreille ne rate pas. Comme dans la bouche. Sauf que la bouche se fracasse, et les autres… »

J’écoutais, je les regardais l’un après l’autre : je ne sais pourquoi ils me paraissaient lointains, et leurs paroles fausses, inutiles. Il ne s’est rien passé, jamais. Ce n’est qu’un rêve où il interprète un rôle, emportant tout sur son passage.

« Ça suffit, le priait Sara.

— Oui, ça suffit », répéta-t-il. Sa tête bondissait d’un côté et de l’autre. « Que dois-je vous proposer ? De me pendre ? De me jeter à la mer ? Pour que vous soyez condamnés ? Je suis lâche et malheureux, mais pas à ce point. Il n’y a plus de choix. Ramène-moi là-bas. L’affaire est close. Et arrêtons de discuter. Tous ces mots, tout ce souffle inutiles.

— Non, rétorqua Sara.

— Non et puis ? » Il eut un rire sec qui fit claquer ses mâchoires. « Brillante solution. Comme si nos “non” suffisaient…

— J’ai soif », soupira Sara.

Elle se leva et fit quelques pas en traînant les pieds autour de l’arbre, étira les bras, troublant le vol des moucherons, qui revinrent aussitôt piqueter l’air en géométries hystériques.

« Une cigarette. Puis le départ », dit-il.

Il m’arrêta d’un geste, avant même que je tente de répondre.

« Ne vaudrait-il mieux pas que j’aille voir d’abord ? Je n’en aurai pas pour longtemps. Peut-être, à l’heure qu’il est… Mais non, rien. C’est ici que nous devons rester », recommença Sara, derrière l’arbre.

Elle revint vers lui dans un élan subit, posa la tempe contre son épaule, les yeux fermés.

« Ciccio, je voudrais bien que tu m’expliques comment ces filles sont faites, dit-il avec un faible sourire.

— Ça ne peut pas finir comme ça. Non, pas comme ça. Il doit bien exister un Dieu, murmurait Sara.

— Tu les entends cogiter, Ciccio ? » fit-il. Sa chemise en désordre, sa cravate et son col desserré lui donnaient l’air misérable. Mais quelque chose entre épaules, front et menton résistait encore.

« Ne parle pas de moi comme si j’étais plusieurs personnes. Comme si j’étais les autres. S’il te plaît », se plaignait Sara sans plus bouger, la tempe collée contre cette épaule, comme le museau d’un pauvre chien en quête de caresses.

Lui, dévoré, se décomposait sous ces assauts qu’il supportait si mal.

« Tu en as même trop fait. Tu m’as donné du temps. Jamais je ne te remercierai assez. Mais maintenant ça suffit, dit-il pour essayer de l’apaiser.

— Je n’ai rien fait. Jamais rien, soupira Sara. Si tu me laissais faire, justement. Alors oui.

— Est-ce que tu vois quelque chose d’exceptionnel en moi, Ciccio ? Quelque chose d’utile, je veux dire, reprit-il.

— Vous êtes exceptionnel de la tête aux pieds », répondis-je en me forçant.

Il eut un rire nerveux.

« Crétin. Ou plutôt, aspirant-crétin. Et cette gourde qui ne pense pas aux hommes, qui pense à moi…

— J’en aurais aimé cent, si tu n’étais pas apparu », répliqua Sara d’une voix dure en s’écartant.

J’essayai de dire quelque chose pour interrompre ces discours : « Vous ne voulez pas que je téléphone à Turin ? Ou à votre cousin, à Rome ? »

Il simula un frisson de répulsion et répondit faiblement : « Toi, tu as terminé.

— Je t’en prie, murmura Sara d’un ton monotone et acharné. Il y a encore une minute… les choses étaient différentes. Tu étais différent, toi aussi. Tu dormais. J’avais l’impression d’être si heureuse. Pour la première fois de cette vie. Ce ne sont pas des inventions. Et puis tu te réveilles et tout change encore. Comment te suivre ? Ça ne peut pas se terminer comme ça, ce n’est pas possible. Avant…

— Il n’y a jamais eu d’avant. Jamais. Ôte-toi ces chimères de la tête. » Il la repoussa. Les rides de son front s’étaient épaissies en une trame profonde.

« Quel genre d’homme es-tu ? Tu ne demandes même pas d’aide, tu ne demandes même pas pardon… », s’écria Sara.

Je m’étais levé, prêt à partir. Un ordre brusque fusa comme un coup tiré de bas en haut.

« Éloigne-la. Emmène-la dans la maison. Laissez-moi deux minutes en paix, enfin ! »

Sara, qui courait, se retourna pour le scruter ; en hésitant, elle alla s’abriter contre le mur.

Je n’avais plus une miette d’idée, mais je sentais en moi l’aiguillon de la satisfaction que leur dispute avait produite. De nouveau, nous étions trois, séparés et différents comme avant, à remâcher angoisses et pensées.

Je le vis boire une longue gorgée à la bouteille et tâter enfin le tronc de l’arbre, l’herbe qui l’entourait. Sa tête comme un pendule électrique.

Je grimpai au milieu des arbres, sur la terre sèche pleine de craquements. Parvenu au sommet de cette rive, je vis d’autres maisons éparses, des toits humbles et des terrasses, encore des potagers et, au fond, une bosse d’asphalte rapiécé, brillant au soleil. Elle fut traversée par un camion, puis apparurent les maillots bariolés de trois cyclistes à la queue leu leu. Ils peinaient dans la montée, le dos penché et tacheté de points, comme des coléoptères.

Presque midi à ma montre. Je redescendis, regagnai la pauvre ombre le long du mur, m’assis près de Sara, attentif, comme elle, à l’arbre qui nous faisait face, aux gestes qui maniaient la bouteille.

« S’ils pouvaient arriver. Qu’ils arrivent ! Tous autant qu’ils sont. Et que ce soit terminé », l’entendis-je dire.

Elle accepta une cigarette. Nous fumâmes de longues minutes en silence. Les bouts poussiéreux de nos chaussures s’alignaient devant nous, tandis que la chaleur semblait transmettre à l’air de vagues oscillations, des contrastes foudroyants de lumière.

« Tu crois à l’amour ? » demanda-t-elle soudain en se tournant de l’autre côté. Quelque chose de rêche râclait sa gorge.

Je demeurai tendu. « Je ne sais pas. Et toi ?

— Au mien. Seulement au mien. Au mien, oui. Le reste, tout le monde et cette vie, n’est rien. Dis-moi un peu ce qui existe de vrai. Cite-moi une chose, une seule chose respectable.

— Sara, me plaignis-je.

— Si tout pouvait sombrer, soupira-t-elle.

— Nous sommes là à parler de vie, d’amours, et lui à boire, pendant que le lieutenant… »

Mais je perçus le mensonge dans ma propre voix, tandis que l’image de Vincenzo se balançait un instant devant moi, aussi légère, gonflée et aérienne qu’un pantin de caoutchouc coloré.

« Et si tu arrêtais un peu avec ce lieutenant ? Qui est-ce ? Ton frère ? Avant-hier encore, tu ne le connaissais pas, me rembarra-t-elle d’une voix rauque. Simplement parce qu’un coup, deux coups de feu ont été tirés. C’est tout ce qui t’intéresse.

— Ce n’est pas vrai. C’est toi qui n’as pas de pitié. Une seule chose compte pour toi : lui, qu’il fasse ou qu’il défasse…

— Justement. C’est ça.

— Pourvu qu’il ne se soûle pas encore une fois. Brillante idée, cette bouteille, dis-je en pointant le doigt vers l’arbre.

— Il se soûlera. Que peut-il faire d’autre ? répondit-elle doucement. Ou peut-être même pas, ce peu de whisky ne lui suffira pas.

— Tu crois vraiment qu’il voulait mourir ?

— Avant. Plus maintenant, dit-elle sans conviction. Maintenant, c’est un autre homme. Toujours le même et toujours un autre. Qu’est-ce qu’il y a comme mouches, ici… Et quelle soif… L’eau est peut-être revenue, qui sait ? »

Un chien aboya au loin, derrière les arbres.

« Et les journaux. Tu y penses ?

— Comme si j’avais envie de penser aux journaux…, plaisanta-t-elle, abattue.

— Et pourtant ce n’est pas tous les jours qu’un aveugle…

— Ne dis pas aveugle ! Ne dis pas infirme ! Que je n’entende jamais ça ! cria-t-elle, trouvant le courage de m’arrêter.

— Toi, tu fermes les yeux et tu espères que les choses changeront. Voilà ce que tu fais. Belle astuce. »

Elle nia de la tête.

« Tu ne comprendras jamais. Même si tu vivais cent ans. Même si on te trépanait, répondit-elle calmement. Ce n’est pas ta faute. Ce n’est la faute de personne. »

Les bouts de ses chaussures s’obstinaient à s’écarter et à se rapprocher par jeu.

Elle écrasa le mégot dans la poussière en le tournant avec les doigts.

« Et en admettant que vous compreniez, vous tous, je m’en ficherais pas mal. Ta compréhension, la vôtre…, tu parles d’une consolation, tu parles d’une richesse, à en rêver la nuit !

— D’accord. Je ne comprendrai pas. Toi, tu comprendras tout. Vous serez les deux seuls à tout savoir. Toi et l’autre. Mais maintenant, ça suffit. Il vaut mieux rentrer. Que faisons-nous ici ? Qu’espères-tu encore ? dis-je, impatienté.

— J’espère, je désespère, qu’est-ce que ça peut te faire ? rétorqua-t-elle d’un ton âpre. Tu te crois capable de m’apprendre quelque chose ? Je n’ai rien à apprendre de toi, mais vraiment rien.

— Hourra ! lançai-je en riant. Maintenant, je suis décidé, et bien le bonsoir. J’aurais dû le faire plus tôt. Vous deux, qui êtes si malins, débrouillez-vous. »

Elle n’avait plus de force pour réagir, la colère qui lui était montée au visage s’évanouissait déjà en vagues grimaces. Les bouts de ses chaussures battirent de plus en plus vite.

« Tant mieux. Exact. Que tu restes, ou pas, c’est du pareil au même, répondit-elle d’une petite voix. Si toi, au moins, tu arrives à t’en aller, alors dépêche-toi. Je ne te blâmerai pas. Je le jure.

— Sara, mais pourquoi… », répondis-je plaintivement.

Elle baissa les yeux, mordit ses lèvres pour ne pas pleurer.

Je lui pris une main, je sentis ses doigts froids et durs entre les miens.

Elle demeura silencieuse.

Je tentai une caresse, lui effleurant du bout des doigts la joue, la naissance du cou. Elle était lisse et tiède.

Elle s’écarta lentement, me désarmant.

« Je peux aller chercher quelque chose de frais. De l’orangeade, tu veux ? J’y vais volontiers. »

Elle haussa les épaules.

« Je ne suis sûrement pas une grande beauté. Certainement pas, murmurait-elle. Mais je suis jeune. Je pourrais plaire à quelqu’un. Est-ce que je lui ai demandé quelque chose ? De m’épouser, peut-être ? Non. Absolument pas. Vivre à ses côtés, c’est tout. Le mariage, les enfants, une conduite respectable, ce genre de douceurs-là ne m’ont jamais effleuré l’esprit. »

Mes mains m’encombraient. Je les glissai dans mes poches, m’abandonnant contre le mur.

« Comment un homme peut-il dire non, toujours non ? ajouta-t-elle.

— Ce n’est pas un homme. Il n’est pas comme les autres, me résignai-je à lui répondre.

— Un seul mot, et il m’aurait. Un seul. »

Elle l’avait dit sans gêne, le menton replié.

« Toi, qu’est-ce que tu en penses ? Que c’est ma faute car je ne sais pas m’y prendre ? Tu l’as entendu ? Il me considère comme une gourde. Il a raison ? Je ne comprends plus rien. J’ai un de ces clapotis dans le cerveau… »

Il ne me restait plus qu’à lui dire : « Il a peur. Il y a peut-être pensé, mais il a honte et il a peur de profiter. Et désormais, il n’est plus qu’un zéro. Un double zéro, après ce qui s’est passé, et il le sait bien.

— Tu dis “désormais” tous les deux mots. Tu n’as que ce “désormais” aux lèvres, fit-elle tout bas, les bras serrés autour de ses genoux, le visage pâle et transparent comme une membrane d’œuf. Or plus rien ne peut changer pour moi, pour lui. Même si la colère de Dieu se déchaînait. Rien ne changerait. Je dis “jamais”, et pas “désormais” comme toi. »

Je tentai d’en finir : « Nous devrions lui enlever la bouteille. Regarde-le donc.

— Je le regarde, je le regarde, qui veux-tu que je regarde ? poursuivit-elle, les mots à fleur de lèvres. Laisse-le donc. Qu’il boive, qu’il crie. N’importe quoi, pourvu qu’il se sente en vie.

— Tu ne réfléchis pas. Tu ne veux pas réfléchir.

— À quoi ça sert ? » Elle eut un rire. Vivrait-on en réfléchissant ? Regarde donc un peu autour de toi.

— C’est toi, qui devrais regarder autour de toi. Tu n’es pas juste. »

Elle acquiesça tristement. « Je ne suis pas juste. Je devrais l’être ? Je me contrefiche de ta justice.

— Sara…

— Ne te mêle pas de ça. »

Ni l’un ni l’autre nous n’avions haussé le ton, nos mots sifflaient et s’éteignaient aussitôt, ne se souciant que d’eux-mêmes.

« Sara, tu ne peux pas t’obstiner comme ça. Tu es intelligente, et…

— Je ne veux rien savoir. Ni de la justice, ni de l’intelligence, ni de mille autres choses », murmura-t-elle.

Je bondis. « Et maintenant, ça suffit ! Je descends. Je téléphone. Chez toi. Tu ne me crois pas ? Tu verras. Rester des heures ici à tenir ce genre de discours, c’est un truc de dingues. Tu as perdu la tête. »

Ses épaules se détendirent, sa nuque se renversa comme pour libérer je ne sais quel rire.

« Tu as fait une grande découverte. Bravo », répondit-elle du fond de son enchantement, avec une paisible ironie. Si elle cédait, ce n’était ni par fatigue ni même par conscience du danger. Son acceptation était plus secrète, plus ancienne. « Bien sûr que j’ai perdu la tête. Je n’en avais qu’une, et elle était pour lui. Toi, tu es gentil, mais tu es aussi un homme : qu’en penses-tu ? Il ne pourra pas continuer à me dire non jusqu’au jour du Jugement dernier. Pas vrai ? Il devra comprendre, il devra avoir pitié. Pour obéir à sa nature d’homme. Réponds-moi. Parce que, si c’est le cas, j’accepte de vivre cent ans de cette agonie. »