III

Le vent arriva peu après midi. Des rafales soudaines et torrides, qui se déversèrent en soulevant de minces tourbillons de poussière, de papiers et de feuilles mortes, ébouriffant les chevelures des arbres, au centre de la place.

« Une merveille », fit-il en aspirant l’air avec ravissement. Pourtant, nous nous repliâmes aussitôt à l’intérieur du café.

De l’autre côté des vitres, sous un ciel qui reprenait vigueur, je vis un morceau du port, une grue, la poupe d’un bateau rouillé. Des rangées de minuscules drapeaux battaient, bien tendus, dans les grands coups de sabre du vent.

Nous étions déjà allés dans un magasin, où, déboursant une grosse somme, il avait acheté un costume bleu pâle et une chemise pour moi, un complet en lin blanc pour lui. On nous les livrerait à l’hôtel dans la journée après y avoir apporté quelques retouches et cousu les revers des pantalons. Nous nous étions promenés rapidement dans une rue en pente, où il avait agité sa canne avec un air gai, sans rien dire, en pressant son bras sous le mien pour accélérer toujours plus notre allure.

« Et dans l’après-midi, un bon coiffeur », dit-il d’une voix satisfaite.

Sur la table, les tickets des diverses consommations formaient désormais une sorte d’éventail que le cendrier pinçait. Le serveur se présenta avec un cinquième whisky.

« Nous mangeons à une heure ? » demandai-je.

Les deux vermouths que je venais de boire me faisaient tourner la tête.

« Eh oui ! Manger. Tu dois avoir faim, répondit-il en secouant les glaçons dans son verre. Qui sait si j’étais aussi affamé à ton âge ? Je ne me souviens de rien. Aucune mémoire. Je te donnerai une heure de quartier libre. Pour l’instant, je ne mange pas. Va au comptoir et regarde s’ils ont des sandwiches acceptables. Mais n’en commande pas pour moi, contente-toi de les regarder. »

Je me levai. Il y avait des sandwiches aux formes variées sous de larges couvercles en plastique. Des feuilles de salade s’échappaient des bords. Le garçon en tablier qui se tenait derrière le comptoir était couvert de taches. Il examinait ses cheveux très soignés, que les reflets des bouteilles multipliaient. Un instant, il me regarda avec l’indifférence que tout le monde affiche devant les soldats, entités transparentes qui ne gâchent même pas la vue.

« Il y en a. Mais ce n’est pas très propre », dis-je à mon retour.

Il me renvoya en me tendant un billet.

« Un peu de saleté, c’est le minimum dans le coin. Alors file. Prends. Mange. Va vers le port. Comme ça, tu jetteras un coup d’œil aux filles.

— Quelles filles ? demandai-je avec stupeur.

— Les filles habituelles. Jamais entendu parler ? répondit-il d’un air moqueur, quoique pacifique. Il y en a des troupeaux dans chaque port. Même des négresses, si tu veux. Bref, ces filles-là.

— Je préfère manger », dis-je en riant.

Il haussa les épaules, l’air contrarié.

« Je disais : tout en marchant. À moins que tu ne tournes la tête de l’autre côté quand tu en vois une. Tu es vraiment un gosse.

— D’accord, monsieur.

— Étudies-en plusieurs. On ne sait jamais », conclut-il durement. Il ouvrit sa montre d’un coup sec : « Rendez-vous ici à deux heures. Pas plus tard. »

Dehors, je me penchai pour résister au vent. Cette solitude et la perspective d’avoir bientôt de nouveaux vêtements me réjouissaient. Mais tandis que je débouchais sur le port, ma liberté me parut soudain insipide. Non sans surprise, je m’aperçus que j’aurais préféré le voir manger devant moi, j’imaginai ses gestes à table, ses inévitables remarques insolentes à l’adresse du serveur.

À main droite, j’avais la mer, encombrée d’équipements portuaires, et, à main gauche, un mur abîmé. Je rasai le mur et constatai que des trattorias s’y précipitaient au bout de quelques petites marches étroites. Je m’immobilisai devant des corbeilles pleines de crustacés bien en vue et, plus loin, devant un poisson gris qui se mouvait lentement dans deux doigts d’eau. Mais un serveur surgit aussitôt en me dévisageant, et je poursuivis ma route. Je me retournai pour jeter un coup d’œil à la perspective du port : les couleurs, les proues, les cheminées alignées, les grues et le vent me semblèrent aussi calibrées que la scène d’un film. Mes yeux me piquaient ; le cercle de voix et de bruits lointains, provenant peut-être d’un marché de l’autre côté du mur, me brisait le crâne, déjà empesté par les vermouths. Je décidai de m’arrêter à l’enseigne suivante. La trattoria était déserte, et le patron me lança un regard sans indulgence à travers l’ouverture de la cuisine.

J’eus l’impression de m’être absenté trop longtemps, capturé par un trou d’air qui ne soulageait pas, mais opprimait, au contraire. J’éprouvai un vague sentiment de nostalgie pour ma ville, maison ou caserne, quelle qu’elle fût.

Une carte postale à ma mère, pensai-je.

Je choisis rapidement sur la liste, et attendis, les yeux fixés sur le chariot des desserts.

« Je vous assure, monsieur. Pas un seul cheveu blanc. Laissez-moi vous servir, répéta tout bas le coiffeur en se penchant. Pas de problème non plus ici, au sommet du crâne, le point critique.

— Bien, bien », répliqua-t-il d’une voix sèche.

La manucure s’était déjà accroupie à sa droite, sans mot dire, concentrée sur les ongles et la lime. Enveloppé dans un double drap, il s’abandonna au rasage.

Je voyais sa tête dans le miroir, coupée en deux par les lunettes. Progressivement, le savon dissimula les cicatrices et ces espèces de trous noirs, minuscules, qui semblaient avoir été faits à l’aide d’une vrille. Le coiffeur lui tournait autour avec un empressement bien particulier ; la fille aussi travaillait attentivement.

Mais elle écarta soudain sa lime d’un mouvement inquiet et s’écria : « Oh, excusez-moi, monsieur !

— Ce n’est rien, chérie. Rien, répondit-il avec douceur.

— Que se passe-t-il ? s’enquit le coiffeur en adressant à la fille des gestes rageurs.

— Je vous en prie. Courage, chérie. Continue. Ça va », dit-il encore.

La fille se baissa, armée d’un bout de coton, de plus en plus concentrée.

Le coiffeur ne savait comment engager la conversation. À deux ou trois reprises, il me jeta un coup d’œil que je me gardai bien d’intercepter. Il était vieux, pâle, dans le boyau de sa boutique. Dans le coin le plus éloigné, un très jeune apprenti tout pommadé lisait un journal de sport.

« Comment était-elle ? » demanda-t-il dès que nous fûmes dehors.

Il avait laissé un bon pourboire, et tous trois s’étaient précipités pour nous ouvrir la porte.

« La manucure ? Maigre comme un clou. Pas laide, mais petite, moins de quarante kilos, expliquai-je.

— Si j’avais su… Je lui aurais balancé un coup de pied. Espèce de salope ! lança-t-il en grinçant des dents. Je ne supporte pas le bruit de la lime. Alors tu peux imaginer quand elle pique. »

Nous marchâmes d’un pas rapide en dépit de la montée. Le vent était tombé, les réverbères n’oscillaient plus à la hauteur des premiers étages. J’étais en nage et un peu las, j’avais très envie de rentrer à l’hôtel et d’enfiler mes nouveaux vêtements.

Mais lui : « Respire un peu cet air. Il est parfait. Du vent, ou mieux encore, de la pluie. Et aussitôt après, ce genre d’air. Qui vous pousse les genoux. Hourra ! » Je pouvais toutefois me fier à sa soif : la flasque ne devait plus être pleine. En effet, nous nous assîmes bientôt à une terrasse de café. Un rectangle de ciel, lumineux et propre, surplombait cette place inconnue, le crépuscule était encore loin. Au fond, près d’un kiosque à journaux, des traminots réunis en groupe se moquaient les uns des autres avec des accents mous. Immobiles au terminus, les tramways formaient des taches sombres et le soleil volait en éclats sur leurs vitres et leur carrosserie. Une pensée me traversa l’esprit : un journal, ne pas oublier d’acheter un journal pour ce soir, au lit. Curieusement, cette pensée m’humilia par sa mesquinerie.

« Je mangerais bien quelque chose. Mais non. Il ne vaut mieux pas. Sinon, je n’aurais plus d’appétit ce soir », dit-il en respirant profondément après avoir bu son whisky. « À propos : les filles. Parle.

— Les filles du port ? Je n’ai pas vu grand-chose. » Je goûtai ma glace, sur laquelle il avait ordonné contre mon gré qu’on verse un bon doigt d’alcool.

« Réveille-toi, Ciccio ! » Sa voix était calme, mais elle contenait un bouillonnement réfréné qui n’avait rien de rassurant. « Ton prédécesseur avait beau être analphabète, il les dénichait même sous les pierres. C’était son seul sujet de conversation. Hélas, comment se fier à lui ? Elles lui plaisaient toutes. Et toi, remue un peu ta langue. »

Je parlai, puisant dans mes souvenirs et en inventant çà et là. Je compris qu’il me convenait d’insister sur une femme vêtue d’orange, aperçue sur le seuil d’un bar.

« Elle était grande, au moins ? Très grande ? interrogea-t-il.

— Oui. Aussi grande que vous. Immense.

— Continue donc, bon sang. À quoi jouons-nous ? À nous tirer les vers du nez ? » s’écria-t-il d’une voix ; impatiente. Deux de ses doigts avaient déjà fait tinter le verre sur l’assiette pour la seconde commande. Un serveur arrivait en courant.

« Pardon, mais je vous ai tout dit. Je ne lui ai pas parlé, tout de même. Elle se tenait sur le seuil d’un bar. Seule. Grande. Les cheveux noirs. Une belle masse de cheveux très noirs.

— Noire de cheveux. Mais pas de peau. Elle n’avait pas la peau trop foncée, n’est-ce pas ? La peau blanche, c’est la meilleure, ajouta-t-il en souriant au vide.

— Foncée ? Je n’ai pas l’impression. Blanche. Oui, bien sûr. Pas maigre. En fin de compte, plutôt grosse, dis-je, lassé.

— Exactement ce que je voulais savoir. » Il rit, tout excité, en tapant du pied par terre. « Grande et grosse. Mais jeune. C’est ce que j’aime, Ciccio. Demain.

— Demain, quoi ?

— Nous irons la chercher demain. Tu iras la chercher. Tu te souviens bien de ce bar, bon sang ! dit-il sans cesser de sourire et de pianoter sous la table. Très bien.

— Mais je…

— Toi. Toi, quoi ?

— Je ne sais pas.

— Oh, je ne sais pas ! Qu’est-ce que tu racontes, bordel ? Lui parler ? À cette fille-là ? » Il eut un rire satisfait. « N’aie pas peur. Tu lui dis la vérité, rien de plus, rien de moins. Elle répond dix. Tu rétorques quinze. Que crains-tu ? De passer pour un maquereau ?

— Maquereau, enfin… Ce n’est pas ce que je voulais dire. Je ne sais pas, voilà, répliquai-je maladroitement.

— Tu ne vas pas te changer soudain en crétin ! » Une nuance d’anxiété se glissa dans l’assurance habituelle de sa voix. Sa main bougea comme pour m’effleurer le bras, mais elle demeura en suspens. « Qu’y a-t-il de mal à ça ? Je ne veux pas te forcer. Qu’y a-t-il de mal à ça ? Nous allons là-bas, tu lui fais ton baratin et tu m’accompagnes. Tu m’attends, et l’incident est clos. Moins d’une heure, tu parles d’un sacrifice… N’est-ce pas ?

— Oui, monsieur. »

Il voulut dîner avant de regagner l’hôtel. À table, dans un restaurant tristement désert, il avala un peu de jambon, ainsi qu’un bouillon dans lequel on avait cassé un œuf, et fut aussitôt rassasié. Il joua avec du raisin sans le manger. Il ne dit presque rien, distrait, tandis que sa cigarette se consumait toute seule dans le cendrier. Il n’accorda pas le moindre intérêt à mes choix, ne me posa pas la moindre question.

Il se ressaisit en marchant vers l’hôtel, je l’entendais siffler une vieille chanson, et sa canne en bambou cisaillait gaiement l’air devant nous.

Le ciel avait viré au vert foncé, des murs rosés et gris se détachaient au loin, étagés sur la colline. Mais tout ce que je regardais me paraissait étranger, images d’un monde qui ne m’appartenait pas, qui m’était même hostile et qui s’évanouissait en un instant sans laisser de traces.

Il but encore avant de monter, et il me fallut patienter au bar à ses côtés. Retranché à l’abri de son illustré, le garçon qui se tenait derrière le comptoir ne daigna même pas nous accorder un regard.

« Pourquoi demain avec cette fille-là, et pas tout de suite ? hasardai-je. Ne serait-ce pas mieux maintenant ? Tant que nous y sommes. Demain, nous devons repartir. »

Il réagit d’une voix lointaine et faible.

« Non, pas ce soir. Pas le soir. Et puis je ne suis pas encore prêt. Il faut que j’y pense. Demain, nous voyagerons de nuit. Mais dans l’après-midi, avec nos habits neufs, un beau coup de vie ! Crois-moi, Ciccio, cela nous fera du bien.

— Oui, monsieur. »

À l’étage, je l’accompagnai à sa chambre, qu’il ausculta et maîtrisa en l’espace de quelques minutes au moyen de coups de canne rapides. Les vêtements neufs gisaient sur une chaise, dans un paquet volumineux à l’emballage impeccable.

« Nous ouvrirons et essaierons demain. Nous ne sommes pas pressés, dit-il d’un ton las. La valise est sur la table ? Ça suffit. Va-t’en. Je t’appellerai dans une demi-heure. »

J’attendis, assis sur le lit, n’ayant pas osé me déshabiller. Quand il m’appela, il était déjà couché, en pyjama, la main gauche, gantée, sur le revers du drap. Tout près de lui, le cendrier, sa montre et ses cigarettes.

« Tu as acheté un journal. De Turin ? Très bien. On y trouve parfois les plus belles annonces matrimoniales du monde. Assieds-toi. Mets-toi à ton aise. Lis rapidement. »

Je commençai : « Grande employée de banque Nord trente-neuf ans sportive bonnes relations aimerait rencontrer grand… »

En dépit de ma bouche sèche, je poursuivis sans m’interrompre jusqu’à la fin des deux demi-colonnes.

Il fumait, concentré, laissant échapper de temps à autre un bref éclat de rire, un marmonnement indéchiffrable. Et il opinait, grimaçait, orchestrait ma lecture de sa main dressée en un geste d’approbation ironique, de pitié affectée. Son visage se détachait sur la blancheur de l’oreiller, il était blême sous la lumière crue de la lampe qui pleuvait dans la chambre.

« Découpe l’annonce de la jolie distinguée, 1,50 mètre, tempérament artistique, dit-il enfin. Elle fait partie des bonnes. Tu trouveras une grande enveloppe à l’intérieur de ma valise, dans le soufflet. Mets la coupure dedans. J’en ai des centaines. Je collectionne les plus amusantes. Il n’y a rien de mieux que de se les faire toutes relire quand on a le cafard. »

J’obéis, puis demeurai un instant debout au pied du lit. Le bruit de l’ascenseur se fraya un chemin à travers le mur, des voix montèrent, avant d’être englouties.

« Va donc, Ciccio. Bonne nuit, dit-il d’un air contrit. Ah non, j’oubliais ma bonne action. »

Il me demanda de lui apporter une chemise contenant des enveloppes et des feuilles de papier à l’entête de l’hôtel.

« Tu as un stylo ? »

Il posa la chemise sur ses genoux, l’immobilisa à l’aide de sa main gantée, lissa la feuille de papier et, après en avoir suivi méticuleusement les contours de l’index droit, se mit à écrire. Les lettres se formaient avec lenteur, l’une après l’autre, énormes, détachées, un M majuscule, puis un E, un R, un D…

Les trois barres obliques de la dernière faillirent sortir de la feuille.

« C’est pour ma tante. Tu te souviens de ma cousine-tante, dit-il en me tendant la chemise. Ne te scandalise pas. Elle est habituée. Ça l’amuse. Elle fait semblant de s’énerver, puis elle se plaint au Baron. Qui enrage. N’oublions pas de la poster demain. Je te dicte l’adresse. »

Tandis que j’écrivais, il eut encore la force de rire, mais très froidement.

« Et maintenant, va te coucher. Dors. Si tu le peux, ajouta-t-il en soulevant avec paresse sa main gantée. Moi, je dois me démonter. Si je pouvais aussi me démonter la tête…

— Si vous avez besoin d’aide…

— Ne sois pas ridicule ! » Il se déchaîna soudain en une rafale d’insultes, les dents serrées. « Surtout, ne sois pas hypocrite. Car c’est ce que tu es : un hypocrite. Tu n’as pas de vie. Tu n’as pas de sang. Un sac de cendres. Voilà ce que sont tes vingt ans. Mais moi, je m’en fiche royalement. De toi et de tous tes semblables. Vous n’êtes que des minables, avec votre stupide humanité du dimanche. Allez, va ronfler ! De toute façon, je me suis déjà fait mon idée sur ton compte. Je sais que tu crois t’en tirer en fermant ton clapet. File ! Et ne te mets pas en tête l’idée de sortir. Si je m’aperçois que tu sors, tu auras de mes nouvelles jusqu’à la fin de ton service militaire. Dehors ! Réveil à huit heures. »

Je subis ce tourbillon, plus abasourdi que vexé. Je décollai les pieds du sol, l’un après l’autre, et me réfugiai dans ma chambre.

Il faisait chaud et il flottait une odeur âcre de renfermé. J’ouvris la fenêtre. En bas, une ruelle abandonnée, noyée dans la pénombre. Les bruits de la ville bourdonnaient, ceux de la gare voisine étaient plus secs et plus stridents. J’avais les jambes engourdies mais la tête privée de vrai sommeil. Je m’accoudai au rebord de la fenêtre et décidai de fumer une dernière cigarette en essayant de ne pas penser que je n’étais personne.

Je me réveillai en pleine nuit, victime d’une mystérieuse angoisse.

La lumière qui brillait encore dans l’autre chambre m’aida à reconnaître les proportions d’une porte, d’une armoire. Sur la pointe des pieds, j’allai jeter un coup d’œil.

Il dormait, désarticulé, coudes et genoux. Une sorte d’emballage blanc enveloppait l’extrémité de son bras tronqué. Sans la protection des lunettes, son visage était le masque d’un massacre.

La flasque de whisky trônait sur la table, à côté d’un flacon. Des somnifères, sans doute.

Je toussai, secouai une chaise. Il ne bougea pas.

En tentant d’éviter la vue de ce visage, je pénétrai dans la pièce. J’aperçus de nombreuses cravates rangées dans du papier de soie, à l’intérieur de la valise. Au fond, sous les chemises, un triangle dur. Le revolver dans son étui. Puis deux bouteilles.

Je sentais derrière moi son souffle aiguisé.

Dans la salle de bains, les objets étaient méticuleusement alignés sur le bord du lavabo, brosse à dents et dentifrice, une éponge, de l’eau de Cologne, un savon encore emballé, deux brosses.

Je reniflai l’eau de Cologne, pris une cigarette dans la boîte abandonnée sur la table.

J’avais le sentiment d’être mesquin et stupide, mais j’étais en même temps envahi par une envie joyeuse, insensée et démente de mépris et de vengeance. Toutefois je n’eus pas assez de courage pour ouvrir le paquet de vêtements neufs. Près de la valise, je vis ses papiers, lus les dates : trente-neuf ans. Et son nom : Fausto G.

Je demeurai un instant immobile, partagé entre deux idées : m’obliger à regarder de nouveau, avec une fermeté virile, ce visage, ou – illusion bien sûr – : en effacer sur-le-champ et à jamais tout souvenir.

Je renonçai. Lâchement.

De retour dans ma chambre, je m’assis sur le bord du lit, la cigarette insipide et douce dans le creux de la main.

Une lumière sévère dessinait déjà les contours des volets. Le double sifflement d’un train s’enfonça sans écho dans le silence.

Je ne résisterai pas jusqu’au bout, pensai-je, mobilisant toutefois un repli lointain de ma conscience, demeuré sur le qui-vive.

Je me recouchai, les yeux fermés, sur l’oreiller encore chaud.