X
« Vincenzo, Vincenzo chéri, qu’est-ce qui te prend ? Pourquoi ne viens-tu pas ? Tu choisis juste ce moment pour disparaître ? Comment peut-on jouer sans toi ? » avaient crié les filles.
Mais le lieutenant s’était traîné jusqu’à un fauteuil, dans la pièce voisine, vaincu par l’excès de nourriture et de verres.
Lui : « Laissez-le dans son coin. »
Il avança l’index vers des mains renversées tendues en éventail, commença à effleurer une paume.
« Pas de chatouilles, non ! s’écria Michelina en secouant la main avant d’écarter de nouveau les doigts.
— Du calme. Tais-toi. Idiote », protestèrent les autres, excitées et attentives.
L’index explorait, prudent et léger.
« Sublime mont de Vénus, tu réduiras les hommes en cendres, déclara-t-il avec une gravité académique.
— Moi, moi ! réclamaient les filles.
— Sois gentil, encore la ligne du cœur », le supplia Michelina, concentrée sur sa paume, sur l’index qui la parcourait.
Sara me regarda, elle aussi la main tendue, les lèvres étirées en un sourire soumis qui lui donnait l’air las. Je reculai jusqu’à la table pour me placer au croisement des deux ventilateurs. La chaleur se collait à vous comme une seconde peau, pas un souffle de fraîcheur ne provenait de la terrasse, et les ventilateurs découpaient des tourbillons de feu.
De minuscules restes de glaçons flottaient encore dans une soupière ; assiettes, couverts, plats creux et verres s’étaient accumulés en un désordre colossal jusqu’au moindre centimètre disponible ; au fond des dernières bouteilles stagnaient deux doigts de champagne, désormais tiède.
Le jeu se poursuivait parmi les rires surpris et électriques des filles, assises en cercle sur le canapé – lui, ivre, se délectant de l’arbitraire du jugement, les coudes appuyés sur les genoux.
« La ligne du cœur, moi aussi.
— C’est ce double M, tu le sens ? Que signifie le double M ? »
Le souffle lointain du lieutenant s’insinuait lourdement dans les silences, tel un râle.
Un peu plus tôt, encore à table, il y avait eu le concours de chansons, après une tentative moribonde de toast.
« Mais pas une vraie chanson. Dieu nous en garde. Juste une strophe. Spirituelle. Et que ceux qui ne savent rien se taisent une bonne fois pour toutes », avait-il imposé.
Inès s’était levée rapidement en modulant : « Les chaussettes de l’archiduchesse sont-elles sèches, archi-sèches ?
— Ce n’est pas valable. C’est un exercice de prononciation, pas une chanson, avaient opposé avec jalousie Candida et Michelina.
— Qui remportera la médaille en chocolat ? avait-il repris, lui, faisant tinter une fourchette entre plats et verres. Allez, Ciccio, fais-nous entendre enfin le son de ta voix. »
Sûr de mon effet, la tête bourdonnante, j’avais entonné :
Rouge, le cul du babouin
Rouges, les flasques de vin
Rouge, cet enculé
De feu Joseph Staline…
La voix embuée du lieutenant, en bout de table, s’était frayé un chemin dans le hurlement et les rires : « Vous êtes peut-être spirituels, mais ne laissons pas le dîner virer à l’indécence…
— Gentil, Vincenzo chéri, sois gentil, c’est une fête, ou quoi ? » l’avaient aussitôt réprimandé les filles.
Et lui, agressif :
« Don Vincenzo, don cornichon ! »
Mais plus personne ne s’était hasardé à chanter. Les yeux brillants tentaient de rattraper des lambeaux de souvenirs qui se reformaient lentement, et les allusions mouraient aussitôt sur les lèvres. Un vague embarras, un chagrin, flottait dans l’air.
« Alors ? s’était-il impatienté.
— C’est ton tour, Sara. À Sara.
— Sara, chanter ? Vous rêvez. Ce n’est pas assez bien pour elle.
— Sara n’est pas là. Vous ne voyez pas qu’elle n’est pas là ?
— Vous avez raison. Je ne suis pas là. Ne m’emmerdez pas », avait lancé Sara avec un regard mauvais.
Et soudain, sa voix à lui avait résonné, d’abord tremblante, puis de plus en plus déliée, presque tendre dans la lenteur calculée de la strophe, tandis que nous écoutions, éblouis :
Il aurait mieux valu que je ne t’aime pas.
Je savais le credo, mais ne m’en souviens pas.
Et comme je ne sais pas l’Ave Maria,
Comment pourrai-je sauver mon âme…
« Oh, Fausto, avait laissé échapper Sara.
— Et vous trouvez ça drôle ? C’est ça, ton humour ? » avait protesté le lieutenant.
Lui, il avait cédé, étrangement abattu, la main à la recherche de son verre.
« Tu as raison. Allez. Une de vous maintenant. Vite.
— Une belle fête ! Vraiment belle ! Digne d’un deux novembre », avait encore gémi le lieutenant, contrarié, en s’appuyant sur la table pour se lever.
Sara avait eu l’habileté de renverser une bouteille, de distraire sœur et amies, aussitôt sollicitées pour essuyer, ramasser.
« Je ne l’aime pas. Pourquoi est-ce que je ne l’aime pas, ce soir ? Mon Dieu, je ne supporte pas ça », murmura-t-elle dans un coin de la terrasse.
Elle tordait les doigts de sa main gauche dans son poing droit, les yeux luisants, cernés. Elle essaya de respirer une grande bouffée d’air, mais elle s’interrompit à moitié comme si elle étouffait, et elle finit par pincer les lèvres en une grimace.
« Tu comprends, toi ? Tu as compris ?
— Je crois que oui, répondis-je mais en renonçant mentalement.
— Je voudrais qu’il soit mort. Qu’il ait disparu. Qu’il n’existe plus. Je ne peux plus supporter ça. Qu’est-ce qu’il croit ? Que je suis en pierre ? Une créature de rien ? »
Elle tordait et tourmentait sa pauvre chaîne, à son cou.
« Si tu veux, je lui parle. Je peux essayer », dis-je avec résignation.
Elle refusa en secouant tout le corps.
« Et ces trois idiotes… Écoute-les. Trois dindes. Elles se croient au cirque équestre, se plaignit-elle d’une voix plus lasse.
— Il est déjà tard, dis-je.
— Nous ne nous coucherons pas avant le jour. Je t’assure qu’on ne se couchera pas avant le jour, répliqua-t-elle avec une rage froide, obstinée. Je veux les voir se démolir. Comme des bêtes. Des ivrognes, voilà ce qu’ils sont. Des ivrognes sans âme. Incapables de reconnaître le sacrifice des autres. »
Ses mots jaillissaient comme des projectiles.
« N’exagère pas. Nous le savons, tous les deux, Sara. S’il levait le petit doigt… »
Son menton trembla, ses épaules retombèrent.
« S’il levait le petit doigt. Bien sûr, répondit-elle malgré elle. J’accourrais. Ne suis-je pas un chien fidèle ? Je dois courir, moi. Mais cela ne veut plus rien dire. Ce soir, il a réussi à me glacer. Et tu sais quoi ? Si j’étais maligne, je le remercierais. De son aide. »
Je m’appuyai contre la balustrade pour regarder la ville déroulée, illuminée, silencieuse, et la tache d’encre infinie que formait la mer. Une constellation peinait, très haut, perdue dans les vapeurs. Un peu plus tôt, le vrombissement ouaté d’un avion s’était éteint en une longue parabole.
« C’est ma faute, entièrement la faute de cette tête défectueuse. Je devrais me la couper et la jeter aux ordures », se plaignit-elle encore. Sa voix exprimait une légère vexation teintée d’ironie. « Inguérissable idiote que je suis. »
Je renchéris, histoire de lui tenir compagnie :
« C’est toujours notre faute. C’est nous qui inventons, nous qui faisons briller le prochain.
— Tu as raison, soupira-t-elle en esquissant un sourire. Et lui aussi, le pauvre. Que devrait-il faire ? Me bourrer de coups de pied aux fesses pour que je comprenne enfin ? C’est ici, là-dedans, que je suis véreuse. »
Elle tourna un doigt sur sa tempe.
Et puis : « Si au moins mon père était encore en vie. Il saurait comprendre. Ton père, tu l’as encore ? Tu y penses ?
— Je l’ai encore. Mais je ne pense jamais à lui. Je ne sais pas pourquoi. » C’est tout ce que je sus lui répondre.
J’avais la bouche enflammée par les sauces et le vin, mais mon cerveau réagissait encore avec lucidité à toutes les provocations, qu’elles fussent sous forme de mots ou d’objets jaillissant brutalement dans la lumière : le coin du piano, les genoux des filles sur le canapé.
« Regarde-les maintenant ! s’exclama-t-elle. Ils sont obscènes. Pas à cause de leurs gestes, mais à cause du rien qui les gouverne. Des roseaux vides, des courges sèches. »
Lui, dans l’éclairage violent du salon, de sa main droite il palpait, entourait, mesurait l’une après l’autre les trois chevilles alignées. Les filles riaient, tantôt en agitant les pieds, tantôt en les raidissant. Elles avaient perdu de leur grâce, un embarras subit rendait leurs mouvements plus flous et plus suspects.
« Une vraie femme doit être maîtresse et responsable de ses propres chevilles ! déclara-t-il dans un équilibre précaire.
— Tu l’entends ? Tu as entendu ? L’idiotie même. On aurait envie de le tuer », murmura Sara, attentive dans la pénombre.
Michelina et Inès avaient entrecroisé leurs jambes pour lui brouiller les idées ; avec des sursauts de pudeur, elles serraient bien leurs jupes autour de leurs genoux. Tel un anneau, son pouce et son index mesuraient, contrôlaient, tâtonnaient.
« Devine, devine ! » criaient les voix provocantes.
Il s’était agenouillé comme s’il avait glissé du fauteuil, le dos maigre, voûté, la respiration entravée, et il palpait avec précaution.
Il finit par renoncer avec un geste ennuyé et se rassit. « Maintenant, dit Sara, je vais rentrer et les gifler. Tous autant qu’ils sont. D’abord les dindes, puis lui. Une taloche comme tu n’en as jamais vu. »
Mais elle s’était déjà retournée, les coudes sur la balustrade. Un bâillement enfantin lui déforma le visage.
« Sommeil ?
— Dingue, soupira-t-elle, mais je ne bouge pas. Même si je dois m’écrouler par terre. Je suis ici et j’y reste.
— Tu verras : dans une minute, c’est lui qui t’appellera.
— Je ne le lui conseille pas, répondit-elle en ricanant.
— Je vais jeter un coup d’œil au lieutenant.
— Il dort. Il n’arrête pas de dormir. Noyé dans son propre estomac, dit-elle d’une voix éteinte. Reviens immédiatement, s’il te plaît. Ne me laisse pas, toi aussi, plantée là. »
Plus tard, je le débusquai dans la salle de bains. Il était appuyé au rebord de la baignoire. L’eau coulait du robinet dans un grand ruissellement.
« C’est toi, Ciccio ? Tant mieux. Assieds-toi. Écoute-moi ça. Comme c’est beau. De l’eau, de l’eau, balbutia-t-il derrière sa cigarette éteinte. Viens là. Parlons entre hommes.
— Oui, monsieur.
— Désordre. Chaos. As-tu, toi aussi, l’impression d’avoir la tête pleine de billes ?
— Il est tard, monsieur.
— Toujours tard. Jamais tard. Tard pour quoi ? » dit-il en riant mollement.
Il n’y avait plus la moindre tension en lui, son corps maigre flottait telle une brindille dans sa veste, dans sa chemise froissée, son gant raide ne lui obéissait plus, il oscillait, comme dévissé.
Il tira laborieusement sa montre de sa poche et me la tendit.
« Tiens. Cadeau.
— Pourquoi, monsieur ? Je ne peux pas.
— Ne fais pas l’imbécile. Prends et empoche. Toujours. C’est la seule règle.
— Non, monsieur. Merci, mais non, refusai-je avec plus de fermeté.
— Parce qu’elle est en or, ou parce que c’est une montre pour aveugles ? ironisa-t-il en la faisant tourner sur la paume de sa main.
— Vous m’aviez promis un portefeuille. D’accord. Cela me fera plaisir, en souvenir de vous. Mais pas la montre. »
Il fit une moue, déjà fatigué.
Une ombre violacée creusait ses joues ; au-dessus de son col, les plis de sa peau étaient moites et pâles.
Il prit son portefeuille.
« Voilà. Ça te va ? »
Renonçant à discuter, je vidai tous les compartiments de l’argent et des papiers qu’ils contenaient, et glissai ceux-ci dans la poche intérieure de sa veste. Il subit sans réagir, les épaules relâchées.
« Cette fille, hasardai-je.
— Qui ? Quoi ?
— Sara. Sur la terrasse. Elle mériterait au moins un mot, martelai-je avec force pour couvrir le bruit de l’eau.
— Bien sûr. Évidemment. Pourquoi pas ? » Il tanguait. « Et puis, téléphonons au Baron. Mon pauvre Baron. Tout seul dans le Nord. Toi aussi, tu vas téléphoner. Pas d’excuse.
— Certainement, monsieur. Mais maintenant…
— J’y vais, marieur. J’y vais. Je ne sais pas refuser. Marieur n’est pas aussi blessant que maquereau. C’est pourquoi je ne dis jamais maquereau. Voilà, je ne l’ai pas dit. Exact ? » Il rit. Du coup sa cigarette tomba, je la ramassai. Il l’accepta passivement entre ses doigts, que je sentis inaptes à saisir.
« Ne jamais faire attendre les filles. Saintes créatures. Toujours su. L’homme sait.
— Je ne parlais pas des filles. Mais de Sara, insistai-je.
— Sara. Justement, répéta-t-il à contrecœur en fronçant nez et bouche.
— Maintenant, tout est plus calme. Le lieutenant dort et si vous vous asseyez sur la terrasse, Sara…
— Ne me noie pas de paroles. Pitié.
— Pardon, monsieur.
— J’y vais. Toi, pas un mot. Personne ne parle. Et ne ferme pas. Laisse-moi cette eau. »
Il se redressa, maîtrisant le tremblement de ses muscles, se rajustant entre nuque et épaules.
« Je suis un mort, Ciccio.
— Monsieur…
— Un mort. Que veux-tu savoir de plus ? Chut. Un mort en délire. » Il avança avec raideur dans le couloir, un pas après l’autre, la main droite tendue. « Un mort ivre. Ivresse accablante. Le lieutenant dort ? Cette âme empaillée. Dans un quart d’heure, une demi-heure, tout le monde débarrasse le plancher. Compris ?
— Je me charge de raccompagner les filles chez elles. Ne vous inquiétez pas. »
Il eut un rire très aigu. « M’inquiéter ? Pourquoi ? »
Sa main droite tâtonnait le long du mur.
Elle était assise en face de lui, les bras croisés, absorbée par ce qu’il disait, lui allongé dans le fauteuil en osier.
Inès feuilletait une vieille revue. Michelina et Candida allaient et venaient, boudeuses, portant des piles d’assiettes, des plateaux chargés de verres.
De temps en temps, la chaleur de la nuit semblait s’écailler dans un frisson de fraîcheur humide.
Le grumeau rosé et lumineux de cette pièce en désordre s’était dilaté dans mes yeux, tel un lieu qui avait échappé définitivement aux accords et aux volontés du monde. Déjà, il courait se tapir dans un coin de ma mémoire.
La vie, ce n’était donc que ça ? me demandai-je, mais de manière irréelle, sans véritable curiosité.
Inès avait ôté ses lunettes pour me lancer un sourire hésitant. Je haussai les épaules avec une timidité brusque et voulue, sans bouger. La fatigue me tourmentait vaguement, toutefois ma tête était encore sur le qui-vive, avide.
Sara, passive, restait immobile, et son profil formait une tache à peine visible dans l’obscurité de la terrasse. Lui, il continuait de parler, la main gauche glissée dans sa veste, la droite agitant sa cigarette d’un geste doux.
Des folies, sans doute. Parce que je voyais de temps en temps Sara se couvrir douloureusement les yeux de la main, comme si elle se protégeait, puis respirer pour se donner du courage, incapable de l’interrompre désormais, de contredire ses arguments.
Il ne cessait de parler. Sa tête se détachait sur son costume blanc, nette et sombre, renversée contre l’appui du fauteuil, insultant vulgairement je ne sais quoi.
J’eus une grande envie de m’approcher, de voler quelques mots.
Sara s’efforçait de ne pas pleurer. Fléchie en deux, elle s’égarait dans ce flot intarissable de phrases, de rires ébauchés, qui s’abattait sur elle sans lui laisser le moindre répit. Elle lui opposait son front, les épaules un peu courbées, mais il continuait sans relâche, clignotant des dents et des lunettes au moindre mouvement de sa tête.
Inès, qui s’était levée, avança paresseusement vers moi, ses yeux myopes rougis.
Ayant atteint le piano, elle se tourna vers eux, l’air critique, pour les regarder, elle aussi, les jauger, si différents.
« Deux comédiens. Dépassés, par-dessus le marché. Démodés, commenta-t-elle d’une voix basse mais ferme. C’est clair ?
— Tu te trompes », fus-je heureux de répliquer.
Elle me lança un regard déçu, ses lunettes cachées dans ses mains.
« Toi aussi, tu les prends vraiment au sérieux ? Je te croyais plus malin, se moqua-t-elle vaguement.
— Moi, au moins, je les respecte. »
Elle eut un geste nerveux, les regarda encore et décréta : « Du respect, tu parles ! Moi, ils ne m’impressionnent pas du tout. Quel genre d’exemple pourraient-ils offrir ?
— Je ne sais pas s’ils sont un exemple. Mais une exception, sans doute.
— Il est temps que ça cesse, conclut-elle, agacée. Sonne le rassemblement, militaire. »
Sur les marches puis dans la cour, je n’eus aucune difficulté à ralentir à la hauteur de Sara. Les autres filles marchaient d’un pas plus rapide ; deux, trois jambes esquissaient une danse.
« Je ne voudrais pas t’ennuyer, mais si tu me disais… commençai-je. Il a été fidèle à lui-même ? Infernal ? »
Elle secoua sa tête baissée en se mordant la lèvre, obstinément attirée par les cailloux de la cour, qui formaient de larges bandes noires et blanches.
« Si tu veux, je me tais. Rien de plus facile, insistai-je. Mais c’est une erreur.
— Inutile. Tu ne comprendrais pas. Personne ne peut comprendre », répondit-elle, mais sans dureté.
Puis, haussant soudain le ton avec impatience : « Pourquoi courez-vous ? Profitons de ce souffle d’air. »
Les filles, qui avaient déjà atteint la porte, s’immobilisèrent en hésitant. Sara traversa la cour pour aller s’asseoir sur une marche de l’escalier étroit et sombre qui grimpait dans l’enchevêtrement des murs. Une odeur d’herbes pourries flottait autour de nous.
Elles rebroussèrent chemin lentement, main dans la main, en étouffant un bâillement.
« Asseyez-vous », leur ordonna Sara d’un ton hostile.
Elles obéirent, après avoir déplié leurs mouchoirs, sans plus de gaieté, balançant leurs têtes.
« Un bain de mer, voilà ce qu’il nous faudrait, un beau plongeon, soupira la petite voix de Candida. Une promenade en voiture et quelques brasses. Alors, oui.
— Pourquoi ne prends-tu pas la voiture, Sara ?
— Bon sang ! Si notre mère nous entendait a l’heure qu’il est, elle nous poignarderait toutes ! » s’exclama Candida en riant.
Elle avait appuyé la tempe sur l’épaule de son amie ; les deux visages voisins se détachaient en une seule tache claire.
« Ce pauvre Vincenzo. Quel casse-pieds ! J’en ai vraiment marre de lui, déclara Michelina.
— C’est toujours comme ça. Il mange puis il dort. Un bien beau compagnon. Et nous, pour qui nous prend-il ? Des infirmières ? Des vieilles dames sorties de l’hospice ? ajouta Inès.
— Gentil, on n’arrête pas de dire qu’il est gentil. Mais les gentils n’intéressent personne. Devrions-nous entrer au couvent ? Et d’ailleurs comment faudrait-il qu’il soit ? Méchant, lui aussi ? gémit Michelina.
— Mais la fête était belle.
— Grâce à Fausto. Tout le mérite lui en revient.
— Les idées qu’il a…
— Fausto est un fou. C’est tout. »
Sara regardait en l’air, là où le halo rosé des lumières enflait et débordait encore de la terrasse.
« Il vaut mieux que tu renonces, hasarda Inès.
— Je sais, répondit Sara promptement.
— Quoi ? Comment ? C’est la fin du monde ! s’exclama Inès en riant. Sara et son grand amour, sa passion…
— Ne te moque pas. Vous vous moquez d’elle, et ensuite elle m’enguirlande toute la journée. Laissez-la tranquille, protesta Candida, les yeux clos.
— Et toi, tu ne connais pas d’histoires ? me demanda Michelina sans me regarder. Tu parles peu. Pourquoi ? C’est nous qui parlons trop ? Tes petites amies de Turin doivent bien parler, elles aussi. Écoute, tu la connais la blague de la greffe ? Deux amis se retrouvent après de nombreuses années…
— Non, coupa Sara. Tais-toi.
— Oh, Sara. Laisse.
— Tais-toi, j’ai dit. Ce ne sont que des obscénités. Ce n’est pas bien.
— Ce n’est pas bien, répétèrent les autres en la singeant.
— Tu as vraiment dit que tu renonces ? reprit Inès d’une autre voix, curieuse.
— Je l’ai dit. Tu as entendu ? Alors, je l’ai bien dit, répliqua froidement Sara.
— Il a été méchant ? Il t’a blessée ?
— Comment t’a-t-il expliqué ?
— Il a jeté son venin ? Mais il avait bu, et toi…
— Assez. Ça ne vous regarde pas ! Pensez à vos affaires, si vous en avez », lança Sara âprement.
Un faible souffle de vent s’élevait ; entre les toits, le carré de ciel semblait encore plus sombre.
Elles écartaient le col de leurs chemisiers pour accueillir ce vent infime, une ou deux mains s’agitèrent afin de l’animer.
« Sara G., cela n’aurait pas bien sonné. Je ne le sens pas, soupira Michelina.
— Encore ce jeu des noms de famille ! Le jardin d’enfants. Voilà votre niveau, rétorqua Inès.
— Toi, quel est ton nom de famille ? » demanda Candida.
Pour une mystérieuse raison, je le dis tout bas.
Elles commencèrent à ajouter mon nom à leurs prénoms, l’un après l’autre, à la forme interrogative et affirmative, riant, modulant chaque syllabe, tantôt rapidement, tantôt lentement, en les martelant pour mieux juger du mélange, de l’écho.
« La seule à qui il va bien, c’est Inès, conclut Candida, rieuse.
— Les noms du Nord. Étranges, parfois beaux, mais durs. Ils ne font pas de musique, décréta Michelina.
— Imbéciles. Vous n’êtes que trois pauvres imbéciles, attaqua soudain Sara. Des petits cerveaux de bébé. Mais pourquoi dois-je toujours vous supporter ?
— Et ton cerveau, crois-tu qu’il est en bonne santé, lui qui se damne pour un malheureux ? » rétorqua Inès.
La tache douce qui les unissait sur les marches s’élargit en forme de bagarre.
« De deux choses l’une. Ou tu fermes ce clapet venimeux, ou… menaça Sara, déjà debout.
— Ou quoi ? Allez ! Dis-le ! Parle ! Vas-y, j’ai vraiment envie de voir ça ! » hurla l’autre.
Candida et Michelina me regardèrent, attendant que j’intervienne. Mais Sara biaisa.
« Pourquoi la lumière s’est-elle éteinte, là-haut ? » dit-elle, le regard fixé sur la terrasse.
Nous nous tournâmes tous. Le gris des vitres lointaines était à peine visible au sommet du mur.
« Quel besoin avait-il d’éteindre les lumières, lui ? » interrogea encore Sara en scrutant la pénombre.
Je n’eus pas le temps de parler.
Bien qu’éloigné et enfermé entre ces murs, le premier coup de feu dévala jusqu’à nous, déjà ébréché en plusieurs sons.