VII

C’était dimanche. Sa décision de repousser le départ au lendemain ne me surprit pas. Alors qu’il toussait, penché sur le lavabo, je lus le journal à voix haute. D’abord les grands titres, puis l’horoscope et enfin les petites annonces dans la colonne de l’esthétique et de l’hygiène, où s’alignaient les adresses et les numéros de téléphone des prostituées. À certains adjectifs excessifs, garanties de luxe et de tranquillité – sonner à l’interphone à dix heures vingt-trois précises –, il se redressait, victime d’un rire aux allures de râle, aussitôt dompté par une nouvelle quinte de toux.

Il réapparut un instant, à moitié dissimulé sous un grand drap de bain, pour me dire : « Ne t’inquiète pas. Aujourd’hui, je ne suis pas d’humeur licencieuse. Tu n’auras pas à subir de mauvaises fréquentations. »

Il était extraordinairement pudique, se réfugiait dans la salle de bains même pour enfiler ou ôter sa chemise. Il parvenait toujours à cacher son bras gauche découvert. Sa cravate, il la nouait en trois mouvements.

« Vous ne voulez pas que je lise autre chose ? La politique ?

— En quoi la politique me concerne-t-elle ? Est-ce qu’on me garantit la fin du monde ? Non. Alors stop. »

Il dicta de la salle de bains le programme de la matinée : avant tout, le coiffeur, puis promenade à pied jusqu’au jardin zoologique, enfin recherche d’un restaurant en plein air.

« À moins que nous ne tombions sur une messe chantée. Tu n’apprécies pas ? Moi, je les trouve parfaites. Même si je ne comprends pas. »

J’avais trop dormi, l’air immobile et chaud m’empêchait de lutter contre la pesanteur. L’acidité du vin que nous avions bu à la trattoria jusqu’à une heure tardive m’oxydait l’estomac.

Dehors, la lame tranchante du soleil nous frappa avec dureté. Les pierres réfléchissaient trop de lumière. Les nervures d’une maison vibrèrent douloureusement dans mes yeux. Le désir de Rome et cette plénitude que j’avais savourée la veille au soir s’étaient transformés dans mon corps en poisons comme les toxines de la fatigue.

« Marche. Bon sang. Redresse-toi. Tiens-toi. On dirait une serpillière », me dit-il pour m’aiguillonner.

L’avenue filait droit devant nous, calcinée par le soleil, entre des trottoirs bordés d’arbres filiformes. Elle était vide sauf pour quelques groupes de jeunes à l’abandon devant un café, leurs voix rauques et ironiques. Les maisons se succédaient, toutes identiques, fenêtres barricadées. La canne en bambou résonna plusieurs fois avec gaieté contre les rideaux de fer.

« Et moi qui me plains de Rome. Maudit que je suis. De la jalousie, c’est tout. Une ville qui s’offre à toi. Tu sens ? Qu’elle soit turque ou pas. Quelle journée. Courage », dit-il avec élan.

 

Il avait voulu se placer devant la cage au lion. De faibles souffles de vent soulevaient la poussière des sentiers. Derrière les buissons apparaissaient des formes de cages plus hautes, un pin, on percevait des cris rouillés d’oiseaux.

Il inspira profondément.

« Qu’est-ce qu’il fait ? Il dort ?

— De temps en temps, il ouvre un œil.

— Il ne pue pas, se plaignit-il, furieux. Et moi, c’est justement ce que j’aime chez les bêtes : l’odeur sauvage. »

Il me donna un coup de coude et me tendit sa canne.

« Essaie de le secouer un peu. Qu’il s’énerve ! Bon sang, qu’il se fasse entendre ! » ordonna-t-il d’une voix irritée.

J’agitai la canne à quelques centimètres des barreaux. Le lion ouvrit la gueule avec lassitude sans émettre le moindre son. Sa lèvre supérieure retomba sur ses canines en un mouvement lent et doux. Il baissa de nouveau le nez, clignant de l’œil.

« Il ne veut rien savoir, dis-je.

— Saloperie de monde. Je parie qu’ils le bourrent de cachets là-dedans. Ils doivent même lui tuer les puces avec leurs petites poudres. » Il tapa du pied. « Voilà pourquoi il stagne là comme un crétin. »

Il n’y avait personne le long du sentier ; des exclamations d’enfant retentissaient au loin, mêlées aux gémissements des phoques. Un ballon jaune surgit de la ligne des arbres, flottant dans le soleil. Je levai, agitai les bras, poussai un cri. Ennuyé, le lion détourna lentement les yeux.

« À quelle heure, le repas ?

— Il est indiqué onze heures et demie.

— Tard. Je veux l’entendre maintenant. Immédiatement », protesta-t-il.

Je donnai un coup de pied à la balustrade en bois qui nous séparait des barreaux, essayai encore de me pencher. Le lion s’assit avec une volupté étudiée, la tête immobile, le regard à l’infini.

« Gros ?

— Oui, gros. Mâle. La crinière noire. Du Kenya. Il s’appelle Sam.

— Couillon », murmura-t-il.

Au coin de la balustrade, se trouvaient deux plaques portant des descriptions et des avertissements.

« C’est moi qui vais te coiffer, Sam », menaça-t-il entre ses dents.

Il s’inclina légèrement vers l’avant, sa main droite bien agrippée à la balustrade, brandissant son gant de fil vers l’animal.

Le lion éloigna le regard de sa cible lointaine et le fixa en émettant un premier souffle bref.

Ses lunettes renvoyèrent un éclair de lumière. Il tira du fond de ses poumons une respiration goudronnée qui ne cessa de croître en haletant.

D’un bond, le lion atteignit les barreaux, la crinière dressée, il rugit. Des brins de paille pendaient de son ventre délavé. Ses griffes égratignèrent férocement l’air avant d’échouer en crissant sur le fer.

« Un ami. Vu ? » dit-il aussitôt calmé. Il répondit par des acquiescements heureux aux gémissements qui grognaient sourdement désormais au rythme du va-et-vient inquiet de la bête sauvage. Il renifla : « Tu sens ? Maintenant, on a aussi l’odeur. »

Le lion tourna deux ou trois fois sur lui-même en soufflant avant de retourner se coucher dans le coin le plus éloigné de la cage, montrant encore les dents.

« Allons-y. » Il glissa son bras sous le mien. « Les gorilles s’énervent mieux. Rien ne vaut le gorille. »

 

« Toi, spaghettis. Puis calamars farcis. Moi, viande. La viande absorbe le whisky comme une éponge, décréta-t-il.

— Je n’ai jamais mangé de calamars, objectai-je.

— Raison de plus. Tu as faim ?

— Oui, monsieur. »

Le restaurant était enchâssé dans un coin de la place, à l’intérieur d’une petite clôture verte. Un serveur énorme et en nage se déplaçait entre les tables en économisant ses mouvements. La chaleur stagnait au centre de la place, des points rouges filaient devant mes yeux.

« Et après, qu’aimerais-tu faire ?

— Tout me convient, répondis-je.

— Veux-tu rester seul ? Aller au cinéma ?

— Je ne sais pas, monsieur.

— Bien, Ciccio. Un casse-pieds né. Jamais une idée. Ne rien décider, hein ? Allez. C’est dimanche. Sois spirituel, sinon cette fois je te punis. »

J’eus un sursaut quand il reposa son verre sur la table si fort qu’il la fit trembler.

Je le vis tendu, sur le qui-vive, raide du menton jusqu’au front. Il indiqua quelque chose de la main droite, mais une minute s’écoula avant que je perçoive à mon tour le lointain tic-tac.

De l’autre côté de la place vide, apparut un vieil aveugle pourvu d’une canne blanche, le buste droit mais les jambes hésitantes. Il portait un chapeau de paille et un collier de billets colorés pendant du cou jusqu’à la taille. Sous le bras, un siège replié. Il avançait dans ce vide blanc et pierreux comme une mouche dans un verre retourné.

« Tu l’as vu ? me demanda-t-il, glacé.

— Oui.

— Oui quoi ? Explique-toi. Que fait-il ? »

Je lui décrivis le vieillard qui, entre-temps, avait atteint un coin de rue, et tâtait autour de lui avec prudence. Il abattit deux ou trois fois sa canne sur le sol, mais très légèrement, sans bruit. Il s’immobilisa, fit un demi-tour sur lui-même, son visage et ses lunettes pris dans le soleil. Son pauvre chapeau ne lui protégeait même pas le front.

« Habillé convenablement ? demanda-t-il.

— Assez.

— Et que fait-il ? Il bouge ? Il s’en va ? Parle ! Bon sang, tu es dans la lune !

— Il s’assied. Il a ouvert son pliant. Maintenant il est assis. Il allume une cigarette.

— Nom de Dieu. »

Le serveur nous observait. Il eut un mouvement vers nous, comme s’il voulait s’approcher et dire quelque chose, mais il y renonça.

« Allez », reprit-il sur un ton très agité. Tout en pestant, il tira de sa poche de l’argent. « Achète-lui ces billets. Jusqu’au dernier. Dépêche-toi. Et dis-lui de débarrasser le plancher.

— Mais comment ? répondis-je, perdu.

— Prends et paie. C’est clair ? Ensuite, grand Dieu, ouvre cette bouche et donne de la voix. Tu dors debout ? »

Je me levai lourdement et vis avec stupeur le serveur me rejoindre au milieu de la place. Tandis que nous traversions ce désert, la tête basse, il se plaignit d’une manière incohérente de la chaleur, de l’heure vide du dimanche.

Il se chargea de parler à l’aveugle, pendant que j’attendais à deux pas, l’argent à la main. Le vieillard avait un visage d’une blancheur de cierge, les lèvres promptes à s’étirer en sourires vulgaires. Le serveur l’aida à replier son siège, le délesta du collier de billets et, après avoir glissé l’argent dans sa poche, le conduisit vers le mur en continuant de se moquer gentiment de lui, de sa chance indécente. L’aveugle riait, hébété. Il s’arrêta quelques mètres plus loin, le visage tourné vers le soleil, la place et le petit restaurant, pour soulever son chapeau en un lent salut cérémonieux.

Nous regagnâmes la table en silence.

« Vous avez bien fait, monsieur. Une œuvre sainte, dit le serveur. Ce pauvre homme, si je puis me permettre, est deux fois malheureux. Quand il rentre chez lui sans argent, sa femme le bat.

— Vraiment ? dit-il en riant, tout content.

— Une mauvaise femme, ajouta le serveur en essuyant son front avec la serviette. Elle le soigne, l’habille, mais s’il ne gagne pas sa journée, les coups pleuvent. Ils habitent derrière le restaurant. Nous les connaissons bien.

— Et lui ? Il ne réagit pas ? Il encaisse et remercie ?

— Il réagit, le pauvre homme. Avec la bouteille, répondit le serveur en riant doucement. Il est capable d’avaler sept ou huit litres par jour. Maintenant, il ne rentre pas chez lui. Quand il revient trop tôt, sa femme le renvoie dans la rue avec d’autres billets. L’avidité la dévore… parce qu’en fait ils n’ont rien de miséreux. Alors il va à l’église. Dormir au frais. C’est un petit malin. Il réapparaît ici après le dîner.

— Et hop, il boit, s’amusa-t-il.

— Quand il arrive, il est déjà soûl. Sa femme ne lui refuse pas le vin. C’est avec le vin qu’elle le garde à la chaîne. Quoi qu’il en soit, vous avez fait une œuvre sainte. Quand on pense à ce que le monde nous offre aujourd’hui… »

Le garçon nous jaugea d’un long regard, essayant visiblement de déterminer notre possible degré de parenté.

Lui : « Un jour ou l’autre, je parie qu’on la retrouvera étranglée.

— La femme ? Vous croyez ? dit le serveur, concentré.

— Nous sommes méchants. Nous autres aveugles. »

L’autre lui opposa un sourire paisible.

« Ne dites pas ces choses-là, monsieur. Il suffit de savoir que c’est la main de Dieu. Méchants, et pourquoi ? Ce sont les ignares qui sont méchants. Voulez-vous un bon café après ? Un café extra, comme il se doit ? C’est moi qui vous sers.

— Fourre-moi ces billets quelque part. Sous la nappe, par exemple, me lança-t-il en grommelant, toute vivacité déjà éteinte. Quelle barbe ! La bonté est si ennuyeuse… À en étouffer. »

 

L’après-midi fut très long.

Il n’avait pas voulu regagner l’hôtel. Nous nous promenâmes dans les rues désolées en coupant çà et là, à la recherche de l’ombre avare qui bordait les murs. De temps en temps, subitement, un détail d’une Rome connue me distrayait, un escalier puis une ruelle fraîche aux arêtes en enfilade, et encore le vert aérien de certaines terrasses suspendues sur le fil du ciel, mais je devais aussitôt poursuivre, son bras dur pendu au mien, ce dimanche incinéré prêt à m’engloutir dans de nouvelles rues, avenues, énormes carrefours écrasés et brûlés par le soleil.

Il décida de s’asseoir à un café près d’une fontaine au ruissellement violent et monotone. À une table, un peu plus loin, des adolescents criaient et s’agitaient dans une discussion de football acharnée. Noms de joueurs et insultes tournoyaient pesamment dans le vide pour se liquéfier en pauses de lourd silence. Les mobylettes garées le long du trottoir scintillaient. De maigres cercles d’ombre coulaient des parasols. Sous mes doigts, la table était brûlante.

Il discourut longuement de l’eau, des bruits de l’eau, mais comme machinalement, sans élan, chaque phrase effaçant aussitôt la précédente.

Je regardais cette fontaine, ses volutes grasses et crayeuses, le flot nourri qui retombait en soulevant une brève écume verdâtre. Il ne s’en dégageait aucune fraîcheur. Ma veste et ma chemise collaient à mon dos, un voile de poussière recouvrait mes chaussures. Mais, étrangement, lui ne s’était pas encore plaint de la chaleur.

Tout autour : boutiques fermées, plaques délavées sur les murs. Quelqu’un épiait derrière la fente d’une persienne. Un homme à vélo s’approcha lentement, descendit et, avec des gestes épuisés, attacha une chaîne entre les rayons d’une roue avant de disparaître dans l’entrée d’une maison.

« Donc, as-tu au moins un ami ? Ou non ? Bref, quelqu’un. Un sujet de conversation. Es-tu né dans un chou ? Tu ne parles jamais de toi, protesta-t-il soudain.

— Comment faites-vous pour toujours tout deviner ? m’étonnai-je. À l’instant même, je me disais : parle. »

Il acquiesça, sans signe de satisfaction.

« Mes qualités, reprit-il. Par exemple, tu ressens de l’amitié pour moi ? Sincère, sinon c’est inutile.

— Oui. Je crois bien. Pourquoi ?

— Pourquoi et comment. » Il eut un sursaut nerveux. « Qu’est-ce que ces questions viennent faire ici ? Motus. Bref, tu éprouves de l’amitié pour moi ? Tu en perçois de ma part ? Ou tu préférerais être assis avec ces types ? Là, derrière, à parler de Boniperti et de Rivera. Vas-y, dis-moi, ce serait plus que naturel.

— Mais non, voyons, répondis-je avec un rire timide.

— Te sens-tu différent de ces types-là ?

— Un peu. Pas mieux. Seulement différent.

— Justement. Le football mis à part, est-ce que tu te plais avec moi ? Oui ou non.

— Mais oui. Vraiment.

— Bon. » Il eut une grimace. « Croyons-le. Tu sais, l’amitié est un engagement sérieux. »

J’avalai mon habituel pourquoi. Un « C’est-à-dire ? » le remplaça.

« C’est-à-dire que tôt ou tard, ou peut-être jamais, je pourrais te demander un grand service. Grand mais possible. Rien d’impossible. » Sa voix était un peu mélancolique.

« Très bien, monsieur.

— Très bien, monsieur, répéta-t-il en se détendant enfin. Évidemment, je n’exige pas de serment. Ta parole me suffit. D’accord ?

— D’accord.

— Je dois dire que tu n’es pas complètement muet. Il t’arrive de prononcer une syllabe ou deux », lança t-il en riant.

Je me troublai : « Et pourtant, j’ai tant de choses à dire, dans ma tête. Je n’arrive pas à les formuler.

— Pauvre jeunesse », soupira-t-il distraitement. Et aussitôt après : « Allons-nous-en maintenant. Tu as remarqué ? Un grain de glace dans le whisky. Un seul. Toujours comme ça dans les endroits pouilleux. Retournons à notre bar d’hier soir. »

Il était déjà debout. Assaillie par le soleil, sa maigreur osseuse dessinait un fil d’ombre au milieu de la rue.

« Ce bar te plaisait, à toi aussi. » Il se mit en route en m’attrapant le bras. « Après tout, tu es un petit monsieur. Pardi. Pourquoi le cacher ? Ton père, comment est-il ? Et, bien franchement, tu n’as pas de petite amie ? Raconte. »

 

Les segments lumineux s’éteignirent l’un après l’autre jusqu’à ce que la salle étroite soit plongée dans le noir. Un serveur se déplaça en manœuvrant une lampe de poche qui projeta des cercles blancs inquisiteurs autour de lui, puis la lampe fut éteinte à son tour.

Une odeur âcre de désinfectant flottait dans l’air, j’étais adossé contre une cloison de bois et de velours. Son coude me poussa.

« Et maintenant ?

— Je ne sais pas. Rien, répondis-je.

— Tu t’amuses ?

— Pas tellement, monsieur. »

Les deux braises des cigarettes se levèrent et se baissèrent. Je les entendis rire doucement à côté de moi, lui et la fille à la robe bruissante. Elle s’était assise à notre table, les yeux savants, gorge, épaules et poitrine de crème fraîche. Nous buvions du champagne, des regards soupçonneux nous surveillaient au loin. Maintenant, ce noir total donnait un peu de répit à mon embarras. Un applaudissement isolé gifla le silence, au bar, derrière nous. J’avais vu deux strip-teases et les tours d’un prestidigitateur, je les lui avais décrits en murmurant à son oreille. Le prestidigitateur était un vieillard au visage ridé, au sourire peint, il avait terminé son numéro en portant sur ses mains, ses épaules et son chapeau au moins douze colombes tremblantes. Les strip-teaseuses s’en étaient tirées par des mouvements rapides et avares. Plus tard seulement, après avoir quitté le bar et décrit un large demi-cercle le temps de nous étudier, la créature de crème fraîche était venue s’asseoir à notre table, riant et plaisantant d’emblée dans un mauvais italien.

Les applaudissements reprirent, excessifs et secs. Dans le noir, j’entendis le rideau coulisser doucement.

Un air de piano retentit soudain et les trois petits squelettes phosphorescents se mirent à danser au fond de cet entonnoir sombre. Les contours des hauts-de-forme qu’ils portaient sur le crâne brillaient aussi ; tibias, rotules et humérus dansaient gaiement au rythme du vieux fox-trot qui accélérait avec frénésie, ils se poursuivaient en s’effleurant à peine, croisant leurs pas, raidissant le cou pour garder l’équilibre. Tout à coup, le piano les trahit en passant à un tango, et les squelettes s’égarèrent, se heurtèrent désespérément les uns contre les autres, vertèbres emmêlées, hauts-de-forme au bord de tomber. Une dernière querelle, coléreuse et comique, les libéra dans l’espace adéquat, ils retrouvèrent de l’ordre et de nouveaux pas naquirent, plus déliés, les bassins dociles décrivant de lentes ondulations calibrées, les hauts-de-forme en cadence. Puis la musique cessa, la scène soudain éclairée rompit l’enchantement ; derrière les trois marionnettes affaissées, un garçon en combinaison noire, au visage d’Indien, répondit par un timide sourire aux rares applaudissements, esquissa une courbette et s’enfuit.

« Elle ne sait rien dire en italien, à part des gros mots. Comme d’habitude, dit-il avec un rire en se laissant aller contre la cloison. Belle, n’est-ce pas ? Génisse du Nord. Sens-moi ça. Touche. Elle ne mord pas. Courage. Marchandise introuvable au mont-de-piété. »

Il lui soupesait légèrement la poitrine, avec de faux soupirs de délectation, les yeux de la fille empressés à scruter les miens avant qu’elle se libère en riant.

« Et si moi grosse faim ? Filet de bœuf ? Oui, filet. Please », lança-t-elle.

Elle riait sans montrer les dents, sa voix de fillette trop étudiée.

« J’en aurais mis mon bandolero à couper », continuait-il à plaisanter tandis que ses doigts nerveux tapotaient la table.

Le serveur se présenta avec un filet de bœuf et du champagne, tandis qu’une Noire au corps huilé ondulait sur la scène entre des torches en flammes au sommet desquelles des fumées de pétrole sombres s’élevaient vers le plafond.

Nos valises étaient déjà déposées à la consigne de la gare. Nous partirions pour Naples au petit matin.

« Cette fille-là ne sort qu’après quatre heures, dit-il.

— Qu’en ferons-nous ? Puisque nous voulons partir.

— Elle nous accompagnera à la gare. Tiens. Nous aurons enfin quelqu’un à qui dire adieu », rétorquat-il aussitôt.

Chaque fois que la lumière faiblissait, la fille se collait contre lui, murmurant quelque chose à son oreille. Ce n’étaient peut-être pas des mots, mais de légers souffles, et il se prélassait, immobile, dans cette vague parfumée.

« Ici, on vole notre argent. C’est stupide, lui avais-je dit dès le début.

— Et alors ? Ça m’est égal. Crois-moi. Aurais-tu honte ?

— La honte n’a rien à voir avec ça. Je trouve que c’est stupide, voilà tout. » Je m’étais énervé. Un serveur impassible se tenait à deux pas.

« En somme, que devrais-je encore me refuser, d’après toi ? avait-il rétorqué tout bas. Pour l’argent, tu as raison. Une minute de plus de cette vie, et je me retrouve à l’hospice. Pensons-y une autre fois. Ça te va ? »

J’avais glissé mon bras sous le sien en évitant les attentions du serveur, et nous étions descendus dans cette ombre, parmi les sons de cette musique soudain revigorée.

Maintenant, son coude me piquait de nouveau le flanc.

« Hé, Ciccio. Tu sais ce qu’elle veut ? Un sac à main. Elle dit qu’il ne coûte que mille francs suisses. Une belle administration. Attention, c’est toi qui as l’argent, je l’ai avertie. Il paraît qu’on vend ce sac dans un magasin juste à côté de chez elle. Bien sûr, tu rateras le train. Ou pas ? Ça te tente ? »

La fille me regardait, le sourire prompt à se dessiner en mouvements successifs sur son visage, son étincelante beauté tout offerte. Le serveur avait apporté une petite assiette contenant quatre moitiés d’abricots au sirop, elle en souleva une avec la cuiller et la fit glisser avec lenteur dans le creux de sa langue qu’elle remua doucement, les yeux d’abord mi-clos, fuyants, et aussitôt après fixés sur moi, sur l’effort que je m’imposais pour l’affronter. Le champagne me tourmentait entre nez et cerveau, mes paupières étaient lourdes ; à présent, la fille s’était décidée à avaler les abricots avec des mimiques langoureuses.

Plus tard, elle se replia au bar. Le spectacle était terminé, deux ou trois couples se traînaient, l’air désabusé, sur la scène transformée en piste de danse. Une lumière voilée tournoyait, révélant et effaçant des ombres roses et bleues. Je vis arriver à la table deux cafés. Je bus le mien à grand-peine. L’air s’était envenimé. J’eus l’impression d’apercevoir la silhouette du prestidigitateur dans les contours décomposés du bar. Plus âgé, les rides empoussiérées, perché sur un tabouret, il jouait aux dés tout seul, un long sandwich dans la main gauche. La Noire des torches jaillit elle aussi de l’obscurité, elle but, jeta un regard solitaire à la ronde et disparut de mon champ de vision.

Pour résister, je me raccrochai à sa voix, qui râlait au fil d’une histoire. Il s’était comme défait entre table et cloison, le bras gauche à l’abandon, la main droite agrippée à une cigarette. Dans le va-et-vient de la lumière, son visage avait perdu tout relief.

« … dans cette caverne, bon Dieu. Toujours dans une caverne. Je me demande comment ils peuvent. Travailler. Vivre. Aveugles, et ils travaillent, se reproduisent. Tu comprends ? Des insectes, je dis. Cela fait une heure que je te parle, Ciccio, qu’est-ce que tu fiches ? Tu dors ou tu as envie de vomir ? Insectes. Comment je le sais ? Un jour, j’ai téléphoné au bureau d’information de Stipel. Je le jure. Comment pourrais-je l’inventer ? Je n’ai pas voulu apprendre à lire avec les doigts, moi. Pas de rééducation, ai-je dit immédiatement. Il n’y a plus rien à rééduquer, à apprendre, couillons de professeurs bardés de diplômes. Donc, la voix gentille et sympathique de cette fille au téléphone. Elle n’arrêtait pas de rire. Elle semblait toujours ravie. Une de ces patiences… Elle devait être très laide pour avoir autant de patience. Me croiras-tu ? Elle m’a lu presque toute l’encyclopédie en me parlant des insectes aveugles qui travaillent et ainsi de suite. Dans le noir. Le grillon-taupe, par exemple. Grillon Carnivore, qui mange des vers et creuse des galeries. Il vit la nuit. Sa dame et lui, ils endommagent sérieusement les cultures agricoles, tu vois ? Et puis il y a les ouvriers des termites. Moins sympathiques toutefois, car asexués. Non seulement aveugles, mais aussi asexués, un effet de la bonté de notre mère nature. Ils travaillent, construisent, balaient, ramassent de la nourriture. Ils cultivent même des champignons comestibles, je te le jure, si tu ne me crois pas, va vérifier. Pendant que leur gentille reine boit, engraisse, mange les champignons et pond quarante mille œufs par jour. Cette fille-là n’était plus chez Stipel. Je lui ai téléphoné, après. Que le diable emporte aussi sa saleté de gentillesse. À moins qu’elle en ait eu assez. Qu’elle ait demandé à changer de bureau pour ne plus m’entendre. Je comprends bien. Et toi, qu’est-ce que tu en penses ? »

J’ignore comment il réussit à m’entraîner au téléphone. Le prestidigitateur nous regardait sans cesser de jeter les dés sur un plateau de feutre vert. Ses colombes, pensai-je paresseusement.

Un barman maussade composa le numéro et tendit le récepteur avec indifférence.

« Comment, la nuit ? Quelle nuit ? C’est le matin. Ce ne serait pas l’heure d’aller à la messe ? Pour confesser tes péchés ? » cria-t-il sur un ton rauque et rageusement heureux à sa cousine-tante. Il écartait le récepteur de son oreille pour laisser se dévider les soupirs, les exclamations geignardes de l’autre voix effrayée. « Évidemment, je vais bien. Très bien. Tu ne viendras pas à mon enterrement. Et le cousin prêtre non plus. Vu aujourd’hui. Une vraie plaie, lui aussi. Appelle le Baron. Je sais qu’il dort dans mon lit. Je veux le Baron. Immédiatement. Oh, Baron, c’est toi ? Comment vas-tu ? Réponds. Allez. Un petit soupir. Allez, mon beau. Allez, mon joli. Mais oui, tu me connais, c’est moi, allez, mon gros lard. Tu vas pousser un beau soupir, pas vrai ? Allez, mon trésor. Sinon, je te coupe les moustaches, tu sais. Soupirer devant la tante te gêne ? Dis-moi. Réponds. Non ? Alors, crève, toi aussi. »

Il raccrocha, la main tremblante. Le barman avait versé deux petits verres d’un liquide sombre : « Offerts par la direction », dit-il sévèrement.

Je n’essayai même pas de refuser. Lui but et ses doigts trouvèrent aussitôt mon verre.

« De l’herbe, décréta-t-il en toussant.

— Un extrait. Très digestif et très tonique, monsieur », répondit le barman sans se laisser surprendre.

Le prestidigitateur nous avait tourné le dos, je voyais ses épaules voûtées, le dessin fané de sa veste.

« Et si nous réveillions mon cousin prêtre ? Une idée. Il a peut-être besoin de nous. Si ça se trouve, nous arriverons à l’entraîner à Naples. Un prêtre à notre suite pourrait nous être utile.

— Je vous en prie, monsieur, répondis-je en comprenant que j’étais incapable de lui offrir la moindre résistance.

— Il est gentil, le petit prêtre. Amusant, commença t-il à geindre d’une voix de fausset. En revanche, toi, Ciccio, tu n’es personne. Rien. Pourquoi n’arrives-tu pas à tenir compagnie ? »

Le mufle en caoutchouc modelable du barman se déconcentra en un petit sourire complice.

« Tu n’es pas un ami, avait-il déjà repris, tu ne parles pas, ne chantes pas, ne remues pas la queue. Mais d’où sors-tu, petite dame ? Parce que tu es un peu bêcheur, comme une petite dame. Quoi, tu te vexes ?

— Non, monsieur », dis-je, encaissant le coup.

J’avais posé les mains sur le comptoir du bar pour donner plus de consistance à mon équilibre, je sentais le bois humidifié par mes paumes. Le barman avait versé un troisième verre. Je m’obligeai à refuser d’un geste de la tête pour manifester un peu d’autorité. Il acquiesça et retira le verre.

 

Une insolente clarté vert vif triomphait sur les maisons quand nous sortîmes. Dans trois taxis, deux hommes dormaient, renversés entre siège et volant, le troisième lisait le journal.

« Dégueulasse. Nous accompagner ne lui aurait rien coûté, l’entendais-je répéter dans un râle. Mais ce n’est pas la fille d’un amiral. Elles disent toujours qu’elles sont des filles d’amiral, les maudites. Jamais compris pourquoi. Tu n’as pas prononcé un seul amen pour la retenir, Ciccio. Tu es trop abruti. Plus revue ?

— Non. »

Elle marchait vingt mètres plus loin, et la lumière du jour ne blessait pas ses tendres chairs découvertes. Elle monta dans une voiture, passa à côté de nous, un coude levé pour protéger ses yeux et son front.

« Un provincial incurable et embouteillé, voilà ce que je suis, disait-il en toussant. Dans une minute, je finirai par parler tout seul. Asile de fous. Je vous en donnerai, des voyages. Je devrais me faire accompagner à la bénédiction des animaux. Ciccio, pourquoi tu ne me pousses pas sous le tram ? »

Il avait de la peine à tenir debout, son épaule débordait sur la mienne, ses genoux cédaient. De temps en temps, il se fripait pour réprimer un frisson.

« Naples et la mort », déclara-t-il dans le taxi, et il répéta ces mots à l’infini en les martelant et en toussant tandis que nous filions à travers les rues et les places désertes vers la gare.

J’étais tombé dans je ne sais quel calcul absurde des jours passés, des jours à venir. Le gaz du champagne s’échappait de mon estomac en régurgitations pénibles. Je renonçai à la cabale embrouillée sur le temps pour retenir mon souffle, chasser le hoquet.

Une grande fontaine, à l’eau couleur d’acier, jaillit autour de nous. Il mit la tête à l’extérieur pour plonger dans cet air, dans ce bruit frais.

Et puis : « Le Baron aussi. Voilà qu’il s’y met maintenant. Parler ne lui coûtait rien. Il me dit toujours un mot au téléphone. Il se fâche, se vexe, mais il finit toujours par marmonner quelque chose. Cette fois, rien. Plus maudit que d’habitude. Tu prétends que c’est ma faute, Ciccio ? Suis-je vraiment si mauvais avec les salauds ? Et dire que je me vois, que je me considère comme un pauvre canari qu’on a aveuglé pour qu’il chante mieux. »

Il eut un rire aigu qui s’éteignit en un gargouillement pénible. Il se pencha en avant, comprimant ainsi son estomac.

« Qu’est-ce qu’il y avait dans le dernier verre ? Du fumier ? Toi aussi, tu as l’impression d’avoir les tripes pourries ? »

Une ombre voilait mon regard, elle me sciait la gorge, je la combattais pour ne pas perdre pied. Je fixai mes yeux sur la poignée de la portière en m’efforçant de ne pas les distraire, de ne plus les fermer.

Le chauffeur de taxi freina brusquement, nous déchargeant devant la gare sans un salut.

« Dommage de partir. Dommage de ne pas rester. Mais comme Néron », criait-il en ondoyant derrière sa canne brandie.

Seule la patience d’un porteur parvint à extirper nos bagages du hall. Des tasses et des soucoupes se renversant dans l’évier, les bruits rauques des voix dans les haut-parleurs me transpercèrent le crâne.

« À Istanbul. À Calcutta. Voilà où nous devrions aller. Et pas à Naples. Seulement trois heures de sommeil. Un idiot sans bornes, voilà ce que je deviens. Que Dieu me foudroie », protesta-t-il une fois dans le train, les lèvres blêmes, son somnifère déjà avalé.

Abattu dans un coin, j’essayai de me cacher le plus possible avec un pan de rideau. La lumière était désormais trop forte, je la sentais presser et fouiller de l’autre côté de mes paupières, telle une lame incandescente. Appels, cris, bruits déchiraient brutalement l’air tout autour.

« Les restes de nous-mêmes. Voilà ce que nous sommes. Naples et la mort, lança-t-il encore une fois, une veine gonflée et sombre surgissant au milieu de son front. Y a-t-il quelqu’un là-dedans ?

— Personne, monsieur », dis-je.

Le train commençait à s’ébranler.