Alors, Fritz, commencèrent les funérailles.
Tous ceux qui mouraient du typhus devaient être enterrés le jour même : les chrétiens derrière l’église, et les juifs dans les fossés de la place, à l’endroit où se trouve aujourd’hui le manège.
Les vieilles étaient déjà là, pour laver le pauvre petit être, pour le peigner et lui couper les ongles, selon la loi du Seigneur. Quelques-unes cousaient le linceul.
Les fenêtres ouvertes laissaient passer le vent, les volets battaient les murs. Le schamess{16} se promenait dans les rues, frappant les portes de son marteau, pour réunir nos frères.
Sorlé s’assit à terre, la tête voilée. Et moi, entendant Desmarets monter, j’eus encore le courage d’aller à sa rencontre, et de lui montrer la chambre. Le pauvre ange était dans sa petite chemise, sur le plancher, la tête relevée par un peu de paille, et le petit thaleth dans ses doigts. Il était redevenu si beau avec ses cheveux bruns et ses lèvres entrouvertes, qu’en le voyant je pensai :
« L’Éternel a voulu t’avoir près de son trône ! »
Et mes larmes coulaient sans bruit ; ma barbe en était pleine.
Desmarets prit donc la mesure et s’en alla. Une demi-heure après il revenait, le petit cercueil de sapin sous le bras, et la maison fut de nouveau remplie de gémissements.
Je ne pus voir clouer l’enfant !… J’allai m’asseoir sur le sac de cendres, couvrant ma figure des deux mains, et criant en moi-même, comme Jacob :
« Certainement, je descendrai avec cet enfant au sépulcre… Je ne lui survivrai pas ! »
Bien peu de nos frères arrivèrent, car l’épouvante était en ville : on savait que l’ange de la mort passait, et que les gouttes de sang pleuvaient de son épée dans les maisons ; chacun vidait l’eau de sa cruche sur le seuil et rentrait vite. Mais les meilleurs arrivèrent pourtant en silence, et, vers le soir, il fallut partir et descendre par la poterne.
J’étais seul de la famille, – Sorlé n’avait pu me suivre, ni Zeffen, – j’étais seul pour jeter la pelletée de terre ! Et les forces m’abandonnèrent, il fallut me ramener jusqu’à notre porte. Le sergent me soutenait par le bras ; il me parlait et je ne l’entendais pas : j’étais comme mort.
Tout ce qui me revient encore de ce jour épouvantable, c’est le moment où rentré chez nous, – assis sur le sac, devant notre âtre froid, les pieds nus, la tête penchée et l’âme dans les abîmes, – le schamess s’avança près de moi, me toucha l’épaule et me fit lever ; et que, sortant son couteau de sa poche, il me fendit l’habit, en le déchirant jusqu’à la hanche. Ce coup fut le dernier et le plus terrible ; je retombai, murmurant avec Job :
– Que le jour où je naquis périsse ! et la nuit en laquelle il fut dit : Un homme est né ! Que les nuées obscures demeurent sur lui, qu’on l’ait en horreur, comme un jour d’amertume ! car le deuil, le grand deuil, n’est pas celui qui descend du père à l’enfant, mais celui qui remonte de l’enfant au père. Pourquoi m’a-t-on reçu sur les genoux et pourquoi m’a-t-on présenté des mamelles ? Maintenant je serais couché dans la tombe et je reposerais !
Et ma douleur, Fritz, n’eut point de fin ; je m’écriais :
– Que dira Baruch, et que lui répondrai-je lorsqu’il me redemandera son enfant ?
Le commerce ne me touchait plus. Zeffen vivait chez le vieux rebbe ; sa mère passait les jours avec elle, pour soigner Esdras et la consoler.
Tout était ouvert dans la maison ; la schabès goïé brûlait du sucre et des piments, et le vent du ciel, entrant partout, purifiait l’air. – Sâfel vendait.
Moi, le matin, devant l’âtre, je faisais cuire quelques pommes de terre, j’en mangeais avec un peu de sel, et puis je m’en allais, oubliant tout comme un malheureux. J’errais tantôt à droite, tantôt à gauche, du côté de l’ancienne Gendarmerie, autour des remparts, aux endroits détournés.
La vue des gens me faisait mal, surtout de ceux qui avaient connu l’enfant.
C’est alors, Fritz, que la misère était grande ; c’est alors que la faim, le froid, les souffrances de toute sorte accablaient la ville ; c’est alors que les figures s’amaigrissaient et qu’on voyait des femmes, des enfants, à demi-nus et tremblants, marcher dans l’ombre des ruelles désertes.
Ah ! de si grandes misères ne reviendront plus ; nous ne sommes plus à ces temps de guerres abominables, – qui duraient des vingt ans ! – où les grandes routes ressemblaient à des ornières et les chemins à des ruisseaux de fange ; où les terres restaient en friche, faute de bras ; où les maisons s’affaissaient, faute d’habitants ; où les pauvres allaient pieds nus et les riches en sabots, pendant que des officiers supérieurs passaient sur des chevaux superbes, regardant le genre humain d’un œil de mépris.
On ne supporterait plus cela !
Mais alors tout était détruit, humilié dans la nation, les bourgeois et le peuple n’étaient plus rien ; on ne connaissait plus que la force. Quand on disait :
– Il y a pourtant une justice, un droit, une vérité !
La mode était de répondre en souriant :
– Je ne comprends pas !
Et l’on passait pour un homme d’esprit, un homme d’expérience qui fera son chemin.
Au milieu de ma désolation, je regardais ces choses sans y penser, mais depuis elles me sont revenues, et des milliers d’autres ; tous ceux qui restent peuvent aussi s’en souvenir.
Un matin, j’étais sous la vieille halle, à regarder les misérables acheter de la viande. On abattait alors les chevaux du Rouge-Colas et ceux des gendarmes, – aussi décharnés que les bestiaux du fossé, – et l’on vendait cette viande très cher.
Je regardais ces tourbillons de vieilles femmes hâves, de bourgeois les yeux creux, tous ces êtres minables pressés devant l’étal de Frantz Sépel, qui leur distribuait des morceaux de carcasse.
On ne voyait plus les gros chiens de Frantz rôder autour de la boucherie, en se léchant la gueule. Les mains sèches des vieilles s’allongeaient au bout de leurs bras décharnés, pour tout happer ; les voix faibles criaient en suppliant :
– Encore un peu de foie, monsieur Frantz, pour la réjouissance !
Je regardais cela sous le grand toit sombre, où descendait un peu de lumière par les trous des obus. De loin, entre les piliers vermoulus, quelques soldats, sous la voûte du corps de garde, leurs vieilles capotes pendant le long des hanches, regardaient aussi : – c’était comme un rêve.
Ma grande tristesse s’accordait avec ce spectacle, quand, au bout d’une demi-heure, au moment de m’en aller, je vis Burguet venir, en longeant la vieille cassine du père Brainstein, défoncée par les obus et penchée en décombres sur la ruelle.
Burguet m’avait dit, quelques jours avant notre malheur, que sa servante était malade ; je n’y songeais plus, mais alors cela me revint.
Il me parut en ce moment tellement changé, tellement maigre, et les joues tellement tirées par les rides, que je crus ne pas l’avoir vu depuis des années. Son chapeau lui descendait jusque sur les yeux ; sa barbe, d’au moins quinze jours, grisonnait. Il arrivait, regardant de tous les côtés ; mais au fond de l’ombre, contre les madriers de l’ancien magasin à fourrage, il ne pouvait me voir, et il s’arrêta derrière le tas de vieilles, serrées en demi-cercle devant l’étal, attendant son tour.
Au bout d’un instant, il mit quelques sous dans la main de Frantz Sépel et reçut son morceau, qu’il cacha sous sa capote. Puis, regardant encore, il s’en alla vite, la tête basse et les basques croisées.
Cette vue me retourna le cœur ; je me sauvai, levant les mains au ciel, et murmurant :
– Est-il possible ?… est-il possible ?… lui… Burguet aussi !… un homme de ce talent, souffrir la faim et manger de ces carcasses ! Seigneur Dieu, quelle épreuve !…
Je rentrai chez nous tout bouleversé.
Il ne nous restait plus beaucoup de provisions ; malgré cela, le lendemain matin, comme Sâfel descendait ouvrir la boutique, je lui dis :
– Tiens, mon enfant, porte ce petit panier à M. Burguet ; il y a des pommes de terre et du bœuf salé. Prends garde qu’on ne te voie, on te l’enlèverait. Tu diras que c’est en souvenir du pauvre déserteur.
L’enfant partit. Il m’a dit que Burguet avait pleuré.
Voilà, Fritz, ce qu’il faut voir dans un blocus, où l’on est surpris du jour au lendemain. Voilà ce que les Allemands et les Espagnols avaient souffert, et ce que nous souffrions à notre tour : – Voilà la guerre !
Les vivres de siège eux-mêmes tiraient à leur fin ; mais le commandant de place Moulin étant mort du typhus, la grande disette n’empêchait pas le lieutenant-colonel qui le remplaçait de donner des bals et des fêtes aux parlementaires, dans l’ancienne maison Thévenot. Les fenêtres s’éclairaient, la musique jouait, l’état-major buvait du punch et du vin chaud, pour faire croire que nous vivions dans l’abondance. On avait bien raison de bander les yeux à ces parlementaires jusqu’à la salle de bal, car s’ils avaient vu la mine des gens, tous les bals et les vins chauds du monde ne les auraient pas trompés.
Pendant ce temps, le fossoyeur Mouyot et ses deux garçons venaient prendre chaque matin leurs deux ou trois gouttes d’eau-de-vie. Ils pouvaient dire : « Nous buvons les morts ! » comme les vétérans disaient : « Nous buvons le Cosaque ! » Personne en ville n’avait voulu se charger d’enterrer les morts du typhus ; eux seuls, après avoir pris leur goutte, avaient osé jeter ceux de l’hôpital sur une charrette et les entasser dans la fosse ; et puis ils avaient passé fossoyeurs, avec le père Zébédé.
L’ordre était de rouler les morts dans un drap, mais qui passait l’inspection ? Le vieux Mouyot m’a dit lui-même qu’on les enterrait avec la capote ou la veste, comme cela se trouvait, et quelquefois tout nus.
Pour chaque mort, ces gens avaient leurs trente-cinq sous ; le père Mouyot, l’aveugle, pourra te le dire : c’était son bon temps !
Vers la fin de mars, au milieu de cette disette affreuse, où l’on ne trouvait plus un chien dans les rues, et bien moins encore un chat, de mauvaises nouvelles couraient la ville : des bruits de batailles perdues, des marches sur Paris, etc.
À force de recevoir des parlementaires et de leur donner des bals, quelque chose de nos malheurs transpirait toujours, soit par les domestiques, soit par les servantes.
Moi, souvent, en errant dans les rues qui longent les remparts, je montais sur un bastion, du côté de Strasbourg, de Metz ou de Paris. Je ne craignais plus alors les balles perdues ! De là, je regardais les mille feux de bivouac répandus dans la plaine, les soldats ennemis revenant des villages avec de longues perches où pendaient des quartiers de viande, ou bien accroupis autour de ces petits feux qui brillaient comme des étincelles sur la lisière des bois ; je voyais leurs patrouilles, et leurs batteries couvertes, où flottait un drapeau.
Quelquefois aussi je regardais la fumée des cheminées aux Quatre-Vents, au Bigelberg, à Mittelbronn. Chez nous, les cheminées ne fumaient plus, le temps des festins était passé.
Tu ne saurais croire combien de pensées vous viennent quand on est enfermé, comme on suit des yeux les grandes routes blanches, en se figurant marcher là-bas, causer avec les gens de choses nouvelles, leur demander ce qu’ils ont souffert, et leur raconter ce qu’on a supporté soi-même.
Du bastion de la manutention, ma vue s’étendait jusqu’aux cimes blanches du Schnéeberg : j’étais au milieu des forestiers, des schlitteurs, des bûcherons. Le bruit avait couru qu’ils défendaient leur route de Schirmeck ; j’aurais voulu savoir si c’était vrai.
Du côté des Maisons-Rouges, sur la route de Paris, je me figurais être chez mon vieil ami Leiser ; je le voyais au coin de son âtre, désolé de nourrir tant de monde, car les états-majors russes, autrichiens, bavarois, ne quittaient pas cette route, et de nouveaux régiments défilaient sans cesse.
Et le printemps venait ! La neige commençait à fondre dans les sillons et derrière les haies. Déjà les grandes forêts de la Bonne-Fontaine et des Baraques prenaient d’autres teintes.
La chose qui m’attendrit le plus, je m’en souviens, c’est, à la fin du mois de mars, d’entendre chanter la première alouette. Le ciel était tout pâle, je regardais en l’air pour la voir. L’idée du petit David me revenait en même temps, et, sans savoir pourquoi, je pleurais.
Les hommes ont des idées étranges : un chant d’oiseau les attendrit, et quelquefois, après des années, les mêmes sons leur rappellent les mêmes idées, jusqu’à leur faire répandre des larmes.
Enfin, la maison étant purifiée, Zeffen et Sorlé y rentrèrent.
Le temps de la Pâque approchait ; il fallait laver les planchers, gratter les murs, récurer la vaisselle. Les pauvres femmes, au milieu de ces soins, oublièrent un peu notre malheur. Mais plus le moment approchait, plus l’inquiétude était grande ; comment accomplir, au milieu de la famine, le commandement de Dieu :
« Ce mois vous sera le premier de l’année. Qu’au dixième jour de ce mois, chaque famille prenne un agneau d’entre les brebis, ou bien un chevreau d’entre les chèvres. Qu’elle le tienne en garde jusqu’au quatorzième jour ; qu’elle l’égorge et mange sa chair rôtie, avec du pain sans levain et des plantes amères. »
Où trouver l’agneau du sacrifice ? Schmoûlé seul, le vieux schamess, y songeait depuis trois mois pour tout le monde ; il nourrissait un chevreau mâle de l’année dans sa cave, et c’est ce chevreau qu’on égorgea.
Chaque famille juive en eut sa part, bien petite, mais la volonté de l’Éternel fut remplie.
Nous invitâmes en ce jour, selon la loi, un des plus pauvres d’entre nos frères, Kalmès. Nous partîmes ensemble pour la synagogue ; on récita les prières, et puis nous revînmes nous asseoir à la table du festin.
Tout était prêt et dans l’ordre, malgré la grande misère : la nappe blanche, le gobelet de vinaigre, l’œuf dur, le raifort, le pain azyme et la chair du chevreau. La lampe à sept becs brillait au-dessus ; seulement nous n’avions pas beaucoup de pain.
M’étant donc assis au milieu de la famille, Sâfel prit l’aiguière et me versa de l’eau sur les mains ; puis nous nous penchâmes tous, chacun prit du pain, en disant avec un grand serrement de cœur :
– Voici le pain de la misère, que nos pères ont mangé en Égypte. Quiconque a faim, vienne en manger avec nous ! Quiconque est pauvre, vienne faire la Pâque !
Nous nous rassîmes, et Sâfel me demanda :
– Pourquoi cette cérémonie, mon père ?
Je lui répondis :
– Nous avons été esclaves en Égypte, mon enfant, et l’Éternel nous en a tirés d’une main puissante et le bras tendu !
Ces paroles nous remplirent de courage ; nous espérions que Dieu nous délivrerait, comme il avait délivré nos pères, et que l’Empereur serait son bras droit, mais nous nous trompions : l’Éternel ne voulait plus de cet homme !