Mais en ce jour il devait encore m’arriver une épouvante plus grande que les autres. Tu te rappelles, Fritz, que Sorlé m’avait dit la veille au soir, pendant le souper, que si nous ne recevions pas la lettre de voiture, nos esprits-de-vin resteraient à la charge de M. Quataya, de Pézenas, et que nous n’aurions plus à nous en inquiéter.
Je le croyais aussi, cela me paraissait juste ; et comme sur les trois heures les portes d’Allemagne et de France étaient fermées et que rien ne pouvait plus entrer en ville, tout me paraissait fini de ce côté, j’étais soulagé de mes inquiétudes :
« C’est malheureux, Moïse, me disais-je en allant et venant dans la chambre, oui, car si ces esprits étaient partis huit jours plus tôt, nous aurions fait de beaux bénéfices ; mais au moins te voilà débarrassé des plus grands soucis. Contente-toi de ton ancien commerce. Ne fais plus d’entreprises pareilles, qui vous rongent l’âme. Ne mets plus ton bien en jeu d’un coup, et que ceci te serve de leçon. »
Voilà ce que je pensais, quand j’entendis, vers quatre heures, quelqu’un monter notre escalier. C’était un pas lourd, le pas d’un homme qui cherche son chemin, en tâtonnant dans l’ombre.
Zeffen et Sorlé se trouvaient dans la cuisine et préparaient le souper. Les femmes ont toujours quelque chose à raconter entre elles qu’on ne doit pas entendre ; j’écoute donc, et puis j’ouvre en disant :
– Qui est là ?
– N’est-ce pas ici que demeure M. Moïse, marchand d’eau-de-vie ? me demande un homme en blouse et large feutre, son fouet pendu à l’épaule ; enfin une grosse figure de roulier.
En entendant cela, je devins tout pâle, et je répondis :
– Oui, je m’appelle Moïse. Que voulez-vous ?
Il entre alors et tire de dessous sa blouse un gros portefeuille en cuir. Je le regardais tout tremblant.
– Tenez, dit-il en me remettant deux papiers : ma facture et ma lettre de voiture, voilà ! C’est pour vous les douze pipes de trois-six de Pézenas ?
– Oui, où sont-elles ?
– Sur la côte de Mittelbronn, à vingt minutes d’ici, répondit-il tranquillement. Des Cosaques ont arrêté mes voitures, il a fallu dételer. Je me suis dépêché de venir en ville, par une poterne sous le pont.
Comme il parlait, les jambes me manquèrent ; je tombai dans mon fauteuil sans pouvoir répondre un mot.
– Vous allez me payer le port, dit cet homme, et reconnaître la livraison.
Alors je criai d’une voix désolée :
– Sorlé ! Sorlé !
Et ma femme accourut avec Zeffen. Le voiturier leur expliqua tout ; moi je n’entendais plus rien, je n’avais plus que la force de crier :
– Maintenant tout est perdu !… Maintenant il faut payer sans avoir la marchandise !
Ma femme disait :
– Nous voulons bien payer, monsieur, mais la lettre porte que les douze pipes seront rendues en ville.
À la fin le voiturier répondit :
– Je sors de chez le juge de paix. Avant de me présenter chez vous, j’ai voulu connaître mon droit ; il m’a dit que tout est à votre charge, même mes chevaux et mes voitures, entendez-vous ? J’ai dételé mes chevaux et je me suis sauvé, c’est autant de moins sur votre compte. Voulez-vous régler, oui ou non ?
Nous étions comme morts d’épouvante, quand le sergent survint. Il avait entendu crier, et demanda :
– Qu’est-ce que c’est, père Moïse ? Qu’avez-vous ? Qu’est-ce que cet homme vous veut ?
Sorlé, qui ne perdait jamais la tête, lui raconta tout, clairement et vite ; il comprit aussitôt et s’écria :
– Douze pipes de trois-six, ça fait vingt-quatre pipes de cognac. Quelle chance pour la garnison ! quelle chance !
– Oui, répondis-je, mais elles ne peuvent plus entrer, les portes de la ville sont fermées, et les Cosaques entourent les voitures.
– Plus entrer ! cria le sergent en levant les épaules, allons donc ! Est-ce que vous prenez le gouverneur pour une bête ? Est-ce qu’il ira refuser vingt-quatre pipes de bonne eau-de-vie, quand la garnison en manque ? Est-ce qu’il va laisser cette aubaine aux Cosaques ?… Madame Sorlé, payez le port hardiment ; et vous, père Moïse, mettez votre capote et suivez-moi chez le gouverneur, avec la lettre dans votre poche. En route ! Ne perdons pas une minute. Si les Cosaques ont le temps de mettre le nez dans vos tonneaux, vous y trouverez un fameux déficit, je vous en réponds.
En entendant cela, je m’écriai :
– Sergent, vous me sauvez la vie !
Et je me dépêchai de mettre ma capote.
Sorlé me demanda :
– Faut-il payer le port ?
– Oui ! paye ! lui répondis-je en descendant, car il était clair que le roulier pourrait nous forcer.
Je descendis donc, l’esprit plein de trouble.
Tout ce que je me rappelle de ce moment, c’est que le sergent marchait devant moi dans la neige, qu’il dit ensuite quelques mots au sapeur de planton à l’hôtel du gouverneur, et que nous montâmes le grand escalier à rampe de marbre.
En haut, sur la galerie entourée d’une balustrade, le sergent me dit :
– Du calme, père Moïse. Sortez votre lettre et laissez-moi parler.
En même temps il frappait doucement contre une porte.
– Entrez ! dit quelqu’un.
Nous entrâmes.
Le colonel Moulin, un gros homme en robe de chambre et petite calotte de soie, fumait sa pipe en face d’un bon feu. Il était tout rouge, et avait sur le marbre de la cheminée, à côté de la pendule et des vases de fleurs, un carafon de rhum et un verre à côtes.
– Qu’est-ce que c’est ? dit-il en se retournant.
– Mon colonel, voici ce qui se passe, répondit le sergent : douze pipes d’esprit-de-vin sont arrêtées sur la côte de Mittelbronn, des Cosaques les entourent…
– Des Cosaques ! s’écria le gouverneur, ils ont déjà franchi nos lignes ?
– Oui, dit le sergent, c’est un hourra de Cosaques. Ils tiennent les douze pipes de trois-six, que ce patriote avait fait venir de Pézenas pour soutenir la garnison.
– Quelques bandits, fit le gouverneur, des pillards !
– Voici la lettre, répondit le sergent en me la prenant de la main.
Le colonel jeta les yeux dessus et dit d’un ton brusque :
– Sergent, vous allez prendre vingt-cinq hommes de votre compagnie. Vous irez au pas de course délivrer les voitures, et vous mettrez les chevaux du village en réquisition pour les amener en ville.
Et comme nous voulions sortir :
– Attendez, fit-il en allant à son bureau écrire quatre mots, voici l’ordre !
Une fois dans l’escalier, le sergent me dit :
– Père Moïse, courez chez le tonnelier, on aura peut-être besoin de lui et de ses garçons. Je connais les Cosaques : leur première idée aura été de décharger les pièces, pour être plus sûrs de les garder. Qu’on apporte les cordes et les échelles. Moi, je vais à la caserne réunir mes hommes.
Alors je courus comme un cerf à la maison. J’étais indigné contre les Cosaques, et j’entrai prendre mon fusil et mettre ma giberne. J’aurais été capable de me battre contre une armée, je ne voyais plus clair.
Sorlé et Zeffen me demandaient :
– Qu’est-ce que c’est ? Où vas-tu ?
Je leur répondis :
– Vous saurez cela plus tard !
Et je repartis chez Schweyer. Il avait deux grands pistolets d’arçon, qu’il passa bien vite dans la ceinture de son tablier, avec la hache ; ses deux garçons, Nickel et Frantz, prirent l’échelle et les cordes, et nous courûmes à la porte de France.
Le sergent ne s’y trouvait pas encore ; mais deux minutes après il descendait la rue du Rempart en courant, avec une trentaine de vétérans à la file, le fusil sur l’épaule.
L’officier de garde à la poterne n’eut qu’à voir l’ordre pour nous laisser sortir, et quelques instants après nous étions dans les fossés de la place, derrière l’hôpital, où le sergent fit ranger ses hommes, en leur disant :
– C’est du cognac… vingt-quatre pipes de cognac ! Ainsi, camarades, attention ! La garnison est privée d’eau-de-vie ; ceux qui n’aiment pas l’eau-de-vie n’ont qu’à se mettre derrière.
Mais tous voulaient combattre au premier rang ; ils riaient d’avance.
Nous montâmes donc l’escalier, et l’on se remit en ordre dans les chemins couverts. Il pouvait être cinq heures. En regardant sur la pente des glacis, on voyait la grande prairie de l’Eichmatt, et plus haut les collines de Mittelbronn couvertes de neige. Le ciel était plein de nuages et la nuit venait. Il faisait très froid.
– En route ! dit le sergent.
Et nous gagnâmes la chaussée. Les vétérans, sur deux files, couraient à droite et à gauche, le dos rond, le fusil en bandoulière ; ils avaient de la neige jusqu’aux genoux.
Schweyer, ses deux garçons et moi, nous marchions derrière.
Au bout d’un quart d’heure, les vétérans, qui galopaient toujours, étaient déjà loin ; nous entendions encore sauter leurs gibernes, mais bientôt ce bruit se perdit dans l’éloignement, et puis nous entendîmes le chien des Trois-Maisons aboyer à sa chaîne.
Le grand silence de la nuit vous donnait à réfléchir. Sans l’idée de mes eaux-de-vie, j’aurais repris la route de Phalsbourg ; heureusement cette idée me dominait, et je disais :
– Dépêchons-nous, Schweyer, dépêchons-nous !
– Dépêchons-nous ! cria-t-il en colère, tu peux bien te dépêcher, toi, pour rattraper ton esprit-de-vin ; mais nous, est-ce que cela nous regarde ? est-ce que notre place est sur la grande route ? est-ce que nous sommes des bandits, pour risquer notre existence ?
Aussitôt je compris qu’il voulait se sauver, et j’en fus indigné.
– Prends garde, Schweyer, lui dis-je, prends garde ! Si tu t’en vas avec tes garçons, on dira que vous avez trahi les eaux-de-vie de la ville. C’est encore pire que le drapeau, surtout pour des tonneliers.
– Que le diable t’emporte ! fit-il, jamais nous n’aurions dû venir.
Il continua pourtant de monter la côte avec moi. Nickel et Frantz nous suivaient sans se presser.
Comme nous arrivions sur le plateau, nous vîmes quelques lumières au village. Tout se taisait et semblait paisible, tandis que les deux premières maisons fourmillaient de monde.
La porte du bouchon de la Grappe, ouverte au large, laissait briller le feu de sa cuisine du fond de l’allée jusque sur la route, où stationnaient mes deux voitures.
Ce fourmillement venait des Cosaques qui se gobergeaient chez Heitz, ayant attaché leurs chevaux sous le hangar. Ils avaient forcé la mère Heitz de leur cuire une soupe au poivre, et nous les voyions très bien à deux ou trois cents pas, monter et descendre l’escalier de meunier en dehors, avec des brocs et des cruches qu’ils se passaient de l’un à l’autre.
L’idée me vint qu’ils buvaient mon eau-de-vie, car derrière la première voiture pendait une lanterne, et ces gueux revenaient tous de là, le coude en l’air. Ma fureur en fut si grande que, sans faire attention au danger, je me mis à courir pour arrêter le pillage.
Par bonheur, les vétérans avaient de l’avance sur moi, sans cela les Cosaques m’auraient massacré. Je n’étais pas encore à moitié chemin, que toute une troupe sortait d’entre les haies de la chaussée, en courant comme une bande de loups, et criant :
– À la baïonnette !
Tu n’as jamais vu de confusion pareille, Fritz. En une seconde les Cosaques étaient à cheval et les vétérans au milieu d’eux ; la façade du bouchon, avec son treillis, son pigeonnier et son petit jardin entouré de palissades, était éclairée par des coups de fusil et de pistolet. Les deux filles Heitz, aux fenêtres, les bras levés, poussaient des cris qu’on devait entendre dans tout Mittelbronn.
À chaque instant, au milieu de la confusion, quelque chose culbutait sur la route, et puis les chevaux partaient à travers champs, comme des cerfs, la tête allongée, la crinière et la queue tourbillonnantes. Les gens du village accouraient, le père Heitz se glissait dans le grenier à foin, en grimpant à l’échelle, et moi j’arrivais, sans respiration, comme un véritable fou.
Je n’étais plus qu’à cinquante pas, quand un Cosaque, qui s’échappait ventre à terre, se retourna près de moi, furieux, la lance en l’air, en criant :
– Hourra !
Je n’eus que le temps de me baisser, et je sentis le vent de la lance qui me passait le long des reins.
Voilà ce que j’ai senti de pire dans ma vie, Fritz ; oui, j’ai senti le froid de la mort, ce frémissement de la chair, dont le prophète a dit :
« J’ai frémi dans mon âme, et les poils de mon corps se sont hérissés. »
Mais ce qui montre l’esprit de sagesse et de prudence que le Seigneur a mis dans ses créatures, lorsqu’il les réserve pour un grand âge, c’est qu’aussitôt après, malgré le tremblement de mes genoux, j’allai m’asseoir sous la première voiture, où les coups de lance ne pouvaient plus m’atteindre, et que de là je vis les vétérans achever l’extermination des vauriens, qui s’étaient retirés dans la cour, et dont pas un n’échappa.
Cinq ou six étaient en tas devant la porte, et trois autres, les jambes écartées, étendus sur la grande route.
Cela ne prit pas seulement dix minutes, puis tout redevint obscur, et j’entendis le sergent crier :
– Cessez le feu !
Heitz, redescendu de son grenier, venait d’allumer une lanterne ; le sergent me vit sous la voiture, et s’écria :
– Vous êtes blessé, père Moïse ?
– Non, lui répondis-je, mais un Cosaque a voulu me piquer avec sa lance, et je me suis mis à l’abri.
Alors il rit tout haut et me donna la main pour m’aider à me relever, en disant :
– Père Moïse, vous m’avez fait peur. Essuyez-vous le dos, on pourrait croire que vous n’êtes pas brave.
Je riais aussi, pensant :
« Que les autres croient ce qu’ils veulent ! Le principal, c’est de vivre en bonne santé, le plus longtemps possible. »
Nous n’avions qu’un blessé, le caporal Duhem, un vieux qui se bandait lui-même la jambe, et voulait marcher. Il avait un coup de lance dans le mollet droit. On le fit monter sur la première voiture, et Lehnel, la grande fille de Heitz, vint lui verser une goutte de kirschenwasser, ce qui lui rendit aussitôt sa force et même sa bonne humeur. Il criait :
– C’est la quinzième ! J’en ai pour huit jours d’hôpital ; mais laissez-moi la bouteille pour les compresses.
Moi, je me réjouissais de voir mes douze pipes sur les voitures, car Schweyer et ses deux garçons s’étaient sauvés, et nous aurions eu de la peine à les recharger sans eux.
J’allai tout de suite toquer sur la bonde de la dernière tonne, pour reconnaître ce qui manquait. Ces gueux de Cosaques avaient déjà bu près d’une demi-mesure d’esprit ; le père Heitz me dit que plusieurs d’entre eux n’y mettaient presque pas d’eau. Il faut que des êtres pareils aient un gosier de fer-blanc ; les plus vieux ivrognes chez nous ne supporteraient pas un verre de trois-six sans tomber à la renverse.
Enfin tout était gagné, il ne fallait plus que retourner en ville. Quand je pense à cela, il me semble encore y être : – les gros chevaux gris pommelé de Heitz sortent de l’écurie à la file ; le sergent, près de la porte sombre, crie, la lanterne en l’air : – Allons, vivement… la canaille pourrait revenir ! Sur la route, en face de l’auberge, les vétérans entourent les voitures ; plus loin, à droite, les paysans, accourus avec des fourches et des pioches, regardent les Cosaques étendus dans la neige ; et moi, debout, au haut de l’escalier, je chante dans mon cœur les louanges de l’Éternel, en songeant à la joie de Sorlé, de Zeffen, du petit Sâfel lorsqu’ils me verront revenir avec notre bien.
Et puis, quand tout est attelé, quand les clochettes tintent, quand le fouet claque et qu’on se met en route, quelle satisfaction !
Ah ! Fritz, comme tout se peint en beau après trente ans : les craintes, les inquiétudes, les ennuis, sont oubliés ; le souvenir des bonnes gens et des bons moments vous reste toujours !
Les vétérans, sur les deux côtés des voitures, le fusil sous le bras, escortaient mes douze pipes comme le tabernacle ; Heitz conduisait les chevaux, le sergent et moi nous marchions derrière.
– Eh bien, père Moïse ! me disait-il en riant, tout a bien été, vous devez être content ?
– Plus content qu’il ne m’est possible de vous le dire, sergent ; ce qui devait faire ma perte sera la cause d’une grande prospérité pour ma famille, et c’est à vous que nous le devrons.
– Allons donc, disait-il, vous plaisantez.
Il riait, moi j’étais attendri : d’avoir eu la crainte de tout perdre, et de voir que tout est regagné et qu’on aura des bénéfices, c’est attendrissant.
Je m’écriais en moi-même :
« Sois loué, ô Seigneur ! je te célébrerai parmi les peuples, je te psalmodierai parmi les nations, car ta bonté est grande, ta sagesse atteint jusqu’aux nues. »