XI

Il faut que je te raconte maintenant notre rentrée à Phalsbourg.

Tu penses bien que ma femme et mes enfants, après m’avoir vu prendre le fusil, étaient dans une grande inquiétude. Vers cinq heures, Sorlé sortit avec Zeffen chercher des nouvelles, et, seulement alors, elles apprirent que j’étais parti pour Mittelbronn, avec un détachement de vétérans.

Songe à leur épouvante !

Le bruit de ces événements extraordinaires s’était déjà répandu dans toute la ville, et des quantités de gens se tenaient sur le bastion de la caserne d’infanterie, regardant au loin ce qui se passait. Burguet, le maire et d’autres personnes notables, avec une quantité de femmes et d’enfants, se trouvaient là, tâchant de voir à travers la nuit profonde. Plusieurs soutenaient que Moïse marchait avec le détachement, mais on ne pouvait le croire, et Burguet s’écriait :

– Ce n’est pas possible ! un homme d’esprit comme Moïse n’irait pas risquer sa propre vie contre des Cosaques, non, ce n’est pas possible !

Moi-même, à sa place, j’aurais dit comme lui. Mais que veux-tu, Fritz ? les hommes les plus prudents deviennent aveugles quand on attaque leurs biens ; je dis aveugles et terribles, car ils ne voient plus le danger.

Cette foule attendait donc, et bientôt Zeffen et Sorlé arrivèrent, leurs grands châles étendus sur la tête et pâles comme des mortes. Elles montèrent sur le rempart et se tinrent là, les pieds dans la neige, sans rien dire, étant trop épouvantées.

Ces choses, je les ai sues plus tard.

Au moment où Zeffen et sa mère montaient sur le bastion, il pouvait être cinq heures et demie, pas une étoile ne brillait au ciel. C’est en ce moment que Schweyer et ses garçons se sauvaient, et cinq minutes après la bataille commença.

Burguet m’a raconté par la suite que, malgré la nuit et la distance, on voyait les éclairs de la fusillade autour de l’auberge comme à cent pas, et que personne ne murmurait un mot, pour entendre les coups, qui se suivaient en roulant dans les échos du Bois-de-Chênes et de Lutzelbourg.

À la fin seulement, Sorlé descendit du talus, appuyée sur le bras de Zeffen ; elle ne pouvait plus se tenir debout. Burguet les aida toutes deux à gagner la rue, et les fit entrer dans la maison du coin, chez le vieux Frise, qui se chauffait tristement près de son âtre.

Sorlé disait :

– Voici mon dernier jour !

Zeffen pleurait à chaudes larmes.

Je me suis souvent reproché de leur avoir causé ce chagrin, mais quel homme peut répondre de sa propre sagesse ? Et le Sage n’a-t-il pas dit lui-même :

« J’ai considéré la sagesse, les sottises et la folie, et j’ai vu que la sagesse a beaucoup d’avantages sur la folie ; mais j’ai aussi connu qu’elle arrive au sage comme au fou. C’est pourquoi j’ai dit en mon cœur que la sagesse est aussi vanité. »

Burguet sortait de chez Frise, lorsque Schweyer et ses garçons remontaient l’escalier de la poterne, en criant que les Cosaques nous entouraient et que nous étions perdus. Heureusement, ma femme et ma fille ne pouvaient les entendre, et le maire vint aussitôt les prévenir de se taire et d’aller bien vite chez eux, s’ils ne voulaient pas se faire conduire au violon.

Ils obéirent, mais cela n’empêcha pas les gens de croire qu’ils avaient dit la vérité, surtout quand on vit que tout redevenait sombre du côté de Mittelbronn.

La foule descendue des remparts, remplissait la rue, un grand nombre s’en retournaient chez eux, et l’on n’espérait plus nous revoir, quand, sur le coup de sept heures, la sentinelle de l’avancée cria :

– Qui vive !

Nous arrivions à la barrière.

La foule remonta bien vite sur les remparts, le poste de garde en face du sergent-consigne courut aux armes ; on venait nous reconnaître.

Nous, dehors, au milieu de la nuit noire, nous entendions le murmure de la ville, sans savoir ce que c’était. Aussi, quand, après la reconnaissance, on nous ouvrit lentement les barrières, et que les deux ponts se baissèrent pour nous recevoir, quelle ne fut pas notre surprise d’entendre crier :

– Vive le père Moïse ! Vivent les eaux-de-vie !…

J’en avais les larmes aux yeux. Et mes voitures qui roulaient sous les portes avec un bruit sourd, les soldats qui nous portaient les armes, la foule innombrable qui nous entourait, en appelant : – Moïse ! Hé ! Moïse ! tu vas bien ? Tu n’es pas mort ? Les éclats de rire, les gens qui me retenaient par le bras, pour m’entendre raconter la bataille, toutes ces choses me réjouissaient.

Chacun voulait parler avec moi, le maire lui-même, et je n’avais pas le temps de répondre.

Mais tout cela n’était encore rien, auprès du bonheur que je ressentis en voyant Sorlé, Zeffen et le petit Sâfel accourir de chez Frise, et se jeter tous ensemble dans mes bras, en criant :

– Il est sauvé !… Il est sauvé !…

Ah ! Fritz, qu’est-ce que les honneurs, à côté d’un amour pareil ? Qu’est-ce que toute la gloire du monde, auprès de la joie que vous donne la vue de ceux qu’on aime ? Les autres auraient pu crier cent ans : « Vive Moïse ! » que je n’aurais seulement pas tourné la tête ; mais l’arrivée de ma famille en ce moment me produisit un effet terrible.

Je donnai mon fusil à Sâfel, et pendant que les voitures escortées par les vétérans continuaient leur chemin vers la petite place, j’entraînai Zeffen et Sorlé à travers la foule, chez le vieux Frise, et là, seuls entre nous, les embrassades recommencèrent.

Dehors les cris de joie redoublaient ; on aurait dit que mes eaux-de-vie étaient à toute la ville. Mais, dans la chambre, ma fille et ma femme fondaient en larmes, et je reconnaissais mon imprudence.

C’est pourquoi, bien loin de leur raconter mes dangers, je leur dis que les Cosaques s’étaient sauvés en nous voyant, et que nous n’avions eu que la peine d’atteler pour venir.

Un quart d’heure après, les cris et le tumulte ayant cessé, je ressortis, Zeffen et Sorlé aux bras, le petit Sâfel devant, mon fusil sur l’épaule, et c’est ainsi que nous retournâmes chez nous, surveiller le déchargement des eaux-de-vie.

Je voulais tout mettre en ordre cette nuit même, afin de commencer à vendre double le plus tôt possible.

Quand on a couru des risques pareils, il faut en profiter ; car si l’on donnait tout au prix coûtant, comme plusieurs le demandent, personne ne voudrait risquer son bien pour faire plaisir aux autres ; et s’il arrivait même qu’un homme voulût se sacrifier pour tous, il passerait pour une bête, ce qu’on a vu cent fois et ce qu’on verra toujours.

Grâce à Dieu, des idées pareilles ne me sont jamais entrées dans l’esprit ; j’ai toujours pensé que le vrai commerce, c’est de faire des bénéfices autant qu’on peut, honnêtement et loyalement.

C’est la justice et le bon sens.

Comme nous tournions au coin de la halle, nos deux voitures étaient déjà dételées devant notre maison. Heitz emmenait ses chevaux en courant, pour profiter de l’ouverture des portes, et les vétérans, l’arme à volonté, remontaient la rue du quartier d’infanterie.

Il pouvait être huit heures. Zeffen et Sorlé rentrèrent se coucher, et j’envoyai Sâfel chercher le tonnelier Gros, pour décharger les tonneaux. Des quantités de monde regardaient et voulaient nous aider. Gros arriva bientôt avec ses garçons, et l’on se mit à l’ouvrage.

C’est agréable, Fritz, de voir de grosses tonnes descendre dans sa cave et de se dire : « Ces belles tonnes sont à moi ! C’est de l’esprit qui me revient à vingt sous le litre, et que je revendrai trois francs ! » Cela vous montre la beauté du commerce ; mais chacun peut se figurer ce plaisir, il est inutile d’en parler.

Vers minuit, mes douze pipes étaient en bas sur le chantier, il ne me restait plus qu’à les mettre en perce.

Pendant que la foule s’en allait, je prévins Gros de revenir le lendemain m’aider à faire les coupages, et nous remontâmes bien contents de notre journée. Il referma la double porte de chêne, j’y mis le cadenas et j’allai me reposer enfin à mon tour.

Quelle satisfaction d’avoir du bien, et de sentir qu’il est au sec !

Voilà comment mes douze pipes furent sauvées.

Tu comprends maintenant, Fritz, les inquiétudes et les peurs terribles qu’on avait en ce temps. Personne n’était plus sûr de rien, car il ne faut pas croire que j’étais le seul à vivre comme l’oiseau sur la branche : des centaines d’autres ne pouvaient plus fermer l’œil.

Il fallait voir la mine des bourgeois chaque matin, en apprenant que les Autrichiens et les Russes remplissaient l’Alsace, que les Prussiens marchaient sur Sarrebruck ; ou quand on publiait les visites domiciliaires, les corvées pour murer les poternes et les oreillons de la place, l’ordre de former des compagnies de pompiers et de se débarrasser bien vite de ce qui s’allume, de remettre au gouverneur la situation de la caisse municipale et la liste des principaux contribuables, pour la fourniture des souliers, des capotes, des effets de literie, ainsi de suite !

Il fallait voir comme on se regardait !

En temps de guerre, le civil n’est plus rien, et l’on vous prendrait jusqu’à votre dernière chemise, avec un reçu du gouverneur. Les plus notables du pays passent pour des zéros, quand le gouverneur a parlé. C’est pourquoi j’ai souvent pensé que tous ceux qui demandent la guerre, à moins d’être soldats, perdent la tête, ou qu’ils sont ruinés aux trois quarts, et qu’ils espèrent se remettre dans leurs affaires, par la ruine de tout le monde. Ce n’est pas possible autrement.

Enfin, malgré ces misères, il ne fallait pas perdre de temps, et toute la journée du lendemain je ne fis que couper mes esprits. J’avais ôté ma capote, et je pompais avec un courage extraordinaire. Gros et ses garçons portaient les brocs et les vidaient dans des fûts que j’avais achetés d’avance, de sorte que le soir ces fûts étaient pleins jusqu’à la bonde, d’une bonne eau-de-vie blanche à dix-huit degrés.

J’avais aussi préparé le caramel, pour donner aux eaux-de-vie une belle couleur de vieux cognac, et, quand, en tournant le robinet et levant le verre en face de la chandelle, je vis que c’était justement la bonne teinte, mes yeux en furent ravis ; je m’écriai :

– Donnez de la cervoise à ceux qui sont dans l’amertume du cœur, donnez-leur du vin, afin qu’ils boivent, et qu’ils ne se souviennent plus de leurs peines !

Le père Gros, debout près de moi, sur ses grands pieds plats, souriait doucement, et ses garçons paraissaient de bonne humeur.

Je leur remplis le verre jusqu’au bord ; ils se le passèrent l’un à l’autre, et furent tout à fait réjouis.

Nous remontâmes vers cinq heures.

Ce même jour, Sâfel était allé prendre trois ouvriers, et leur avait fait transporter notre fer dans la cour, sous le hangar, on blanchissait le vieux magasin décrépit ; le menuisier Desmarets posait des rayons derrière la porte en voûte, pour recevoir les bouteilles, les verres, les mesures d’étain, lorsque le temps serait venu de vendre, et son fils rassemblait déjà les planches du comptoir. Tout se faisait à la fois, comme dans un temps de grande presse, où les gens sont heureux de gagner vite une bonne somme.

Je regardais cela tout content. Zeffen, son petit enfant sur le bras, et Sorlé étaient aussi descendues. Je dis à ma femme, en lui montrant la place derrière le comptoir :

– C’est là que tu seras assise, les pieds dans de grosses pantoufles, avec une bonne palatine bien chaude sur les épaules, et que tu vendras nos eaux-de-vie.

Elle riait d’avance.

Les voisins, l’armurier Bailly, le petit tisserand Koffel et plusieurs autres venaient aussi regarder sans rien dire ; ils s’étonnaient de voir comme tout marchait vite.

Sur les six heures, au moment où Desmarets déposait son marteau, le sergent arriva tout joyeux. Il revenait de la cantine, et s’écria :

– Eh bien ! père Moïse, l’ouvrage avance ! mais il manque encore quelque chose à la boutique.

– Quoi donc, sergent ?

– Hé ! tout est bien, seulement il faudra blinder là-haut, ou gare les obus.

Alors je compris qu’il avait raison, et nous fûmes tous très effrayés, excepté les voisins qui riaient de notre surprise.

– Oui, reprit le sergent, il faudra nous y mettre.

Ces idées m’avaient ôté toute ma joie ; je voyais que nous n’étions pas au bout de nos peines !

Sorlé, Zeffen et moi, nous montâmes, pendant que Desmarets fermait la porte. Le souper était servi ; nous nous mîmes à table, tout pensifs, et le petit Sâfel rapporta les clefs.

Dehors, le bruit avait cessé ; de temps en temps passait une patrouille bourgeoise.

Le sergent vint fumer sa pipe comme à l’ordinaire. Il nous expliquait les blindages, qui se font en croisant des poutres en forme de guérite, les deux côtés appuyés contre les pignons ; mais il avait beau soutenir que cela tenait comme une voûte, je ne trouvais pas la chose assez solide et la mine de Sorlé m’avertissait qu’elle pensait comme moi.

Nous restâmes là jusque vers dix heures, puis chacun alla se coucher.