XIII

Le lendemain, malgré les coups de canon de la nuit, la joie était dans la ville. Une quantité de gens qui revenaient des remparts vers sept heures descendaient notre rue en criant :

– Ils sont partis ! On ne voit plus un seul Cosaque du côté des Quatre-Vents, ni derrière les Baraques du Bois-de-Chênes. Vive l’Empereur !

Tout le monde courait aux bastions.

J’avais ouvert une de nos fenêtres, et je me penchais dehors en bonnet de nuit. Il faisait un temps d’hiver très humide ; la neige glissait des toits, et celle de la rue fondait dans la boue. Sorlé, qui retournait notre lit, me criait :

– Ferme donc la fenêtre, Moïse ! nous allons attraper un courant d’air.

Mais je ne l’écoutais pas, je riais en pensant :

« Les gueux en ont assez de mes vieilles taques et de mes clous rouillés ; ils ont reconnu que cela va loin, l’expérience est une bonne chose ! »

Je serais resté là jusqu’au soir, pour entendre les voisins causer de la débâcle des Russes, et ceux qui revenaient des remparts crier qu’on n’en voyait plus un seul dans les environs. Plusieurs disaient qu’ils pourraient revenir, mais cela me paraissait contraire au bon sens. Il était clair que la mauvaise race ne quitterait pas le pays tout de suite, qu’elle pillerait encore longtemps les villages et se gobergerait chez les paysans ; mais, de croire que les officiers exciteraient leurs hommes à nous enlever, et que les soldats seraient assez bêtes pour leur obéir, voilà ce qui ne pouvait m’entrer dans la tête.

Enfin, Zeffen étant venue dans notre chambre habiller les enfants, je refermai la fenêtre. Un bon feu bourdonnait dans le poêle. Sorlé préparait notre déjeuner, Zeffen lavait son petit Esdras au-dessus d’une cuvette d’eau tiède ; elle disait :

– Ah ! maintenant, si j’avais des nouvelles de Baruch, tout serait bien.

Le petit David jouait sur le plancher avec Sâfel, et moi, je remerciais le Seigneur de nous avoir débarrassés des vauriens.

Pendant le déjeuner, je dis à ma femme :

– Tout a bien été ! Nous allons être enfermés quelque temps, jusqu’à ce que l’Empereur ait remporté la victoire ; mais on ne tirera plus sur nous, on se contentera de nous bloquer ; le pain, le vin, la viande, les eaux-de-vie deviendront plus chers. C’est le bon moment pour nous de vendre ; autrement il pourrait nous arriver comme à ceux de Samarie, lorsque Ben-Haddad assiégeait leur ville : il y eut une grande famine, la tête d’un âne se vendait jusqu’à quatre-vingts pièces d’argent, et la quatrième partie d’un kad de fiente de pigeon, cinq pièces. C’était un bon prix ; malgré cela les marchands attendaient encore, lorsqu’un grand bruit de chariots, de chevaux et d’armée venu du ciel fit sauver les Syriens avec Ben-Haddad ; et le peuple ayant pillé leur camp, le sac de fine farine ne valut plus qu’un sicle, et les deux sacs d’orge un sicle. Tâchons donc de vendre quand les choses ont un prix raisonnable ; il faut s’y prendre de bonne heure.

Sorlé m’approuvait, de sorte qu’après le déjeuner je descendis à la cave continuer mes coupages.

Beaucoup d’ouvriers s’étaient remis au travail ; le marteau de Klipfel résonnait sur son enclume, Chanoine remettait des petits pains dans les grilles de ses fenêtres, et le pharmacien Tribolin des bouteilles d’eau rouge et d’eau bleue derrière ses vitres.

La confiance revenait partout. Les canonniers bourgeois avaient ôté leurs uniformes, et les menuisiers étaient aussi revenus finir notre comptoir ; le bruit de la scie et du rabot remplissait la maison.

Chacun était content de se remettre à ses affaires, car la guerre ne rapporte que des coups ; plus elle finit vite, mieux cela vaut.

Moi, d’en bas, en portant mes brocs d’une tonne à l’autre, je voyais les passants s’arrêter devant notre vieux magasin, et je les entendais se dire entre eux :

– Moïse va faire ses choux gras avec les eaux-de-vie. Ces gueux de juifs ont tous le nez fin, pendant que nous vendions le mois dernier, il achetait ; maintenant que nous sommes enfermés, il va revendre au prix qu’il voudra.

Tu penses si cela me faisait plaisir ! Le plus grand bonheur d’un homme, c’est de réussir dans son commerce ; chacun est forcé de dire :

« Celui-là n’a pas d’armée, ni de généraux, ni de canons, il n’a que son esprit, comme tout le monde ; quand il gagne, c’est à lui-même qu’il le doit, et non pas au courage des autres, et puis, il ne ruine personne, il ne pille pas, il ne vole pas, il ne tue pas ; au lieu qu’à la guerre, le plus fort écrase le plus faible, et souvent le plus honnête. »

Je travaillais donc avec un grand courage, et j’aurais continué jusqu’à la nuit, si le petit Sâfel n’était venu m’appeler pour dîner. J’avais bon appétit, et je remontais l’escalier, bien content d’aller m’asseoir à table, au milieu de mes enfants, lorsque le rappel se mit à battre sur la place d’Armes, devant l’hôtel de ville. En temps de blocus, le conseil de guerre est toujours à la mairie pour juger ceux qui ne répondent pas à l’appel. Plusieurs voisins sortaient déjà de chez eux, le fusil sur l’épaule. Il fallut monter bien vite, avaler un peu de soupe, un morceau de viande et un verre de vin.

J’étais tout pâle. Sorlé, Zeffen et les enfants ne disaient rien. Le rappel continuait, il descendait la grande rue, et finit par s’arrêter devant notre maison, sur la petite place. Alors je courus mettre ma giberne et prendre mon fusil.

– Ah ! disait Sorlé, nous croyions déjà être tranquilles et maintenant tout recommence.

Et Zeffen, qui s’était tue, fondit en larmes.

Au même instant, le vieux rebbe{14} Heymann, son bonnet de peau de martre tiré sur la nuque, arriva disant :

– Au nom du ciel, que les femmes et les enfants se sauvent dans les casemates. Un parlementaire est arrivé, qui menace de brûler toute la ville, si l’on n’ouvre pas les portes. Sauvez-vous Sorlé !… Zeffen, sauvez-vous !…

Représente-toi les cris des femmes, lorsqu’elles entendirent cela ; moi-même les cheveux m’en dressaient sur la tête, et je m’écriai :

– Les gueux n’ont pas de honte ! Ils n’ont pitié ni des femmes ni des enfants ? Que la malédiction du ciel retombe sur eux !

Zeffen se jeta dans mes bras. Je ne savais plus que faire.

Le vieux rebbe dit encore :

– Ces gens font chez nous ce que les nôtres ont fait chez eux ! ainsi s’accomplissent les paroles de l’Éternel : « Tu seras traité comme tu as traité ton frère ! » Mais il faut se sauver bien vite.

En bas, le rappel venait de cesser, mes genoux tremblaient. Sorlé, qui ne perdait jamais courage, dit :

– Moïse, cours sur la place, dépêche-toi, on pourrait te mettre en prison.

C’était une femme pleine de raison, elle me poussait par les épaules, et, malgré les larmes de Zeffen, je descendis en criant :

– Rebbe, ma confiance est en vous… Sauvez-les !

Je ne voyais plus clair, je traversais les tas de neige, comme un malheureux, courant à l’hôtel de ville, où la garde nationale se trouvait déjà réunie. J’arrivai juste pour répondre à l’appel, et chacun peut se figurer dans quel trouble, car Zeffen, Sorlé, Sâfel et les petits enfants abandonnés étaient en quelque sorte devant mes yeux !

Les autres n’avaient pas l’air trop contents non plus : tous songeaient à leurs familles.

Notre gouverneur Moulin, le lieutenant-colonel Brancion, les capitaines Renvoyé, Vigneron, Grébillet, seuls, avec leurs grands chapeaux de travers, ne s’inquiétaient de rien. Ils auraient tout fait massacrer et brûler pour l’Empereur. Le gouverneur disait même en riant qu’il rendrait la ville, quand les obus allumeraient son mouchoir de poche. Juge, d’après cela, du bon sens d’un être pareil !

Enfin ils nous passèrent en revue, pendant que les vieillards, les infirmes, les femmes et les enfants, par bandes, traversaient la place pour aller aux casemates.

C’est là que je vis passer notre petite charrette à bras, avec les couvertures et les matelas roulés dessus. Le vieux rebbe était dans le brancard, Sâfel poussait derrière. Sorlé portait David ; Zeffen, Esdras. Elles marchaient dans la boue, les cheveux défaits comme lorsqu’on se sauve d’un incendie ; mais elles ne disaient rien et s’avançaient en silence au milieu de cette grande désolation.

J’aurais donné ma vie pour aller à leur secours, et il fallait rester en rang. Ah ! les vieillards de mon temps ont vu des choses terribles ; combien de fois ont-ils pensé : Heureux celui qui vit seul dans ce monde, il ne souffre que pour lui-même, il ne voit point pleurer et gémir ceux qu’il aime, sans pouvoir les consoler !

Aussitôt après la revue, on détacha les canonniers bourgeois aux poudrières, pour approvisionner les pièces, les pompiers à la vieille halle, pour sortir les pompes, et nous autres, avec un demi-bataillon du 6e léger, aux corps de garde de la place, pour former les postes et fournir les patrouilles.

Les deux autres bataillons étaient déjà partis aux avant-postes de Trois-Maisons, de la Fontaine-du-Château, des blockhaus, des demi-lunes, de la ferme Ozillo et des Maisons-Rouges, hors de la ville.

Notre poste à la mairie était de trente-deux hommes : seize de la ligne en bas, commandés par le lieutenant Schnindret ; seize de la garde nationale en haut, commandés par Desplaces Jacob. Le logement de Burrhus nous servait de corps de garde. C’était une grande salle avec des madriers de six pouces, et des poutres comme on n’en trouve plus aujourd’hui dans nos forêts. Un gros poêle de fonte, rond, posé sur une dalle de quatre pieds carrés, tenait le coin à gauche près de la porte ; les tuyaux en zigzag entraient dans la cheminée à droite, des tas de bûches remplissaient le fond.

Il me semble encore être dans cette salle ; l’eau de neige, qu’on secouait en entrant, coulait sur le plancher. Je n’ai jamais vu de jour plus triste que celui-là non seulement parce que les bombes et les boulets pouvaient pleuvoir sur nous d’une minute à l’autre et mettre tout en feu, mais à cause de la neige fondante et de la boue, à cause de l’humidité qui vous entrait jusque dans les os, et des ordres du sergent, qui ne faisait que crier :

– Un tel et un tel, en route !

– Un tel, en avant, c’est ton tour ! etc.

Et puis les farces, les plaisanteries de ce tas de couvreurs, de savetiers, de plâtriers, avec leurs blouses rapiécées, leurs souliers éculés, leur morceau de casquette sans visière, assis en cercle autour du fourneau, les guenilles collées sur les reins, qui vous tutoyaient comme des gueux de leur espèce, criant : – Moïse, passe-moi la cruche ! – Moïse donne-moi du feu ! – Ah ! gueux de juifs, quand on risque sa peau pour conserver leurs biens, ils font encore les fiers ! Ah ! les fainéants ! Et ils se clignaient de l’œil l’un à l’autre, en se poussant du coude, ils se faisaient des grimaces de côté. Plusieurs auraient même voulu m’envoyer leur chercher du tabac à mon compte !… Enfin toutes les avanies qu’un honnête homme peut supporter avec de la racaille ! Oui… voilà ce qui me dégoûte encore quand j’y pense.

Dans ce corps de garde, où l’on brûlait des bûches entières comme de la paille, les vieilles guenilles qui rentraient trempées, en se mettant à fumer, ne sentaient pas bon. À chaque instant j’étais forcé de sortir sur la petite plate-forme, derrière la halle, pour respirer, et l’eau froide que le vent chassait des gouttières me faisait rentrer aussitôt.

Plus tard, en me rappelant tout cela, j’ai pensé que, sans ces misères, l’idée de Sorlé, de Zeffen et des petits enfants enfermés dans une cave m’aurait crevé le cœur, et que ces ennuis m’empêchèrent de devenir fou.

Cela dura jusqu’au soir. On ne faisait qu’entrer et sortir, s’asseoir, fumer des pipes, puis se remettre à battre le pavé sous la pluie, ou rester en faction des heures entières à l’entrée des poternes.

Vers neuf heures, comme tout était devenu sombre dehors et qu’on n’entendait plus que le passage des patrouilles, les cris des sentinelles sur les remparts : « Sentinelles, prenez garde à vous ! » et le roulement des pas de nos rondes remontant ou descendant le grand escalier de bois de la mairie, tout à coup l’idée me vint que les Russes nous avaient seulement menacés pour nous faire peur, mais que tout cela ne signifiait rien et que la nuit s’écoulerait sans obus.

Pour bien me mettre avec les gens, j’avais demandé à Monborne la permission d’aller chercher une cruche d’eau-de-vie, et tout de suite il me l’avait donnée. J’avais profité de l’occasion pour casser une croûte et pour boire un verre de vin à la maison. Ensuite j’étais revenu, et tous les hommes du poste m’avaient fait bonne mine ; ils se passaient la cruche de l’un à l’autre, en disant que mon eau-de-vie était très bonne, et que le sergent me donnerait la permission d’aller la remplir quand je voudrais. – Monborne répondait :

– Oui, puisque c’est Moïse, il aura la permission, mais pas un autre.

Enfin, nous étions là tout à fait bien ensemble, et pas un ne pensait au bombardement, quand un éclair rouge s’étendit sur les hautes fenêtres de la salle ; tous nos hommes se retournèrent, et, quelques secondes après, l’obusier gronda sur la côte de Bigelberg. En même temps un second, puis un troisième éclair passèrent à la file dans la grande salle sombre, en nous découvrant la ligne des maisons en face.

Tu ne peux pas te faire une idée de ces premières lueurs dans la nuit, Fritz ! Le caporal Winter, un ancien soldat, qui faisait le métier de râper du tabac pour Tribou, se baissa tranquillement et dit en allumant sa pipe :

– Ça, c’est le commencement de la danse.

Et presque aussitôt on entendait un obus éclater à droite, dans le quartier d’infanterie ; un autre à gauche, dans la maison Piplinger, sur la place ; un autre près de chez nous, dans la maison Hemmerlé.

Quand on pense à cela, même au bout de trente ans, on ne peut s’empêcher de frémir.

Toutes les femmes étaient aux casemates, excepté quelques vieilles servantes qui n’avaient pas voulu quitter leur cuisine, et qui criaient d’une voix traînante :

– Au secours ! Au feu !

Chacun alors voyait clairement que nous étions perdus ; les anciens soldats seuls, courbés sur leur banc autour du fourneau, la pipe à la bouche, avaient l’air de ne pas s’inquiéter, comme des gens qui n’ont rien à perdre.

Le pire, c’est que dans le moment où les canons de l’arsenal et la poudrière commençaient à répondre aux Russes, et que toutes les vitres de la vieille bâtisse en grelottaient, le sergent Monborne se mit à crier :

– Somme, Chevreux, Moïse, Dubourg, en route !

Envoyer des pères de famille rôder dehors, à travers la boue, quand on risque de recevoir des éclats d’obus, des tuiles et des cheminées entières sur le dos, à chaque pas, c’est en quelque sorte contre nature ; rien que de l’entendre, je sentis une indignation extraordinaire.

Somme et le gros aubergiste Chevreux se retournèrent aussi pleins d’indignation ; ils auraient voulu crier :

– C’est abominable !

Mais ce gueux de Monborne était sergent, on n’osait lui répondre, ni même le regarder de travers ; et comme le caporal de ronde Winter avait déjà décroché son fusil, et qu’il nous faisait signe d’avancer, chacun prit les armes et le suivit.

C’est en descendant l’escalier de la mairie, qu’il aurait fallu voir la lumière rouge entrer coup sur coup dans tous les recoins, sous les marches et les chevrons vermoulus, c’est alors qu’il aurait fallu entendre gronder nos pièces de vingt-quatre ; le vieux nid à rats en tremblait jusque dans ses fondations, on aurait cru que tout allait tomber ensemble. Et sous la voûte, en bas, du côté de la place d’Armes, cette lumière qui s’étendait depuis les tas de neige jusqu’au haut des toits, qui vous montrait les pavés luisants, les flaques d’eau, les cheminées, les lucarnes, et tout au fond de la rue la caserne de cavalerie, la sentinelle dans sa guérite, près de la grande porte : Quel spectacle. C’est alors qu’on pensait :

« Tout est fini ! tout est perdu !… »

Deux obus passaient en même temps sur la ville, ce sont les premiers que j’aie vus ; ils allaient si lentement, qu’on pouvait les suivre dans le ciel sombre ; tous les deux tombèrent dans les fossés derrière l’hôpital. La charge était trop forte, heureusement pour nous.

Je ne disais rien, ni les autres non plus, chacun réfléchissait ; les cris : « Sentinelles, prenez garde à vous ! » qui se répondaient d’un bastion à l’autre tout autour de la place, nous prévenaient du danger terrible que nous courions.

Le caporal Winter, avec sa vieille blouse déteinte et son bonnet de coton crasseux, les épaules penchées, le fusil en bandoulière, un bout de pipe entre les dents, et le falot plein de suif ballottant au bout de son bras, marchait devant nous, en criant :

– Attention aux éclats d’obus… Qu’on se jette à plat ventre… Vous m’entendez ?

J’ai toujours pensé que cette espèce de vétéran détestait les bourgeois, et qu’il disait cela pour augmenter notre peur.

Un peu plus loin, à l’entrée du cul-de-sac où demeurait Cloutier, il fit halte.

– Avancez ! criait-il, – car nous marchions à la file sans nous voir ; et quand nous fûmes près de lui, il nous dit :

– Ah ça ! vous autres, tâchez d’emboîter le pas ! Notre patrouille est pour empêcher le feu de se déclarer quelque part ; aussitôt qu’on verra rouler un obus, Moïse courra dessus arracher la mèche !

En même temps il éclata de rire, tellement, que la colère me prit :

– Je ne suis pas venu pour qu’on se moque de moi, lui dis-je ; si l’on me prend pour une bête, je jette là mon fusil et ma giberne, et je m’en vais aux casemates !

Alors il se mit à rire plus fort, en s’écriant :

– Moïse, conserve le respect de tes chefs, ou gare le conseil de guerre !

Les autres auraient bien voulu rire aussi, mais les éclairs recommençaient, ils descendaient la rue du Rempart, et poussaient l’air devant eux, comme des coups de vent : les pièces du bastion de l’arsenal venaient de tirer. En même temps un obus éclatait dans la rue des Capucins ; la cheminée et la moitié du toit de Spick descendaient dans la rue avec un fracas épouvantable.

– Allons, en route ! cria Winter.

Tout le monde était redevenu grave. Nous suivions le falot vers la porte de France. Derrière nous, dans la rue des Capucins, un chien poussait des cris qui ne finissaient plus. De temps en temps Winter s’arrêtait, nous écoutions tous, rien ne bougeait, on n’entendait plus que ce chien et les cris : « Sentinelles, prenez garde à vous ! » La ville semblait comme morte.

Nous aurions dû rentrer au corps de garde, car on ne pouvait rien voir ; malgré cela le falot descendait toujours du côté de la porte en ballottant au-dessus de la rigole : Winter avait trop bu d’eau-de-vie !

Chevreux disait :

– Notre présence est inutile dans cette rue : nous ne pouvons pas empêcher les boulets de passer.

Mais le caporal criait toujours :

– Viendrez-vous ?

Et nous étions forcés d’obéir.

En face des écuries de Genodet, où commençaient les anciens greniers à foin de la gendarmerie, tournait une ruelle à gauche, du côté de l’hôpital. Elle était pleine de fumiers et de trous à purin, c’était un véritable conduit. Eh bien ! Ce gueux de Winter s’avançait là-dedans ; et comme sans le falot on ne voyait pas à ses pieds, il fallait le suivre. Nous avancions donc à tâtons, les toits des hangars au-dessus de nous, en longeant les murs décrépits. On aurait cru que nous ne sortirions jamais de ce boyau, quand près de l’hôpital, au milieu des grands carrés de fumier qu’on avait l’habitude d’entasser contre la grille de l’égout, nous revîmes clair.

La nuit nous paraissait alors moins sombre ; le toit de la porte de France et la ligne des fortifications se découpaient en noir sur le ciel ; et presque aussitôt je vis une figure se glisser entre les arbres, au haut du rempart. C’était un soldat penché, les mains presque à terre. On ne tirait pas de ce côté, les éclairs venaient de loin par-dessus les toits, et ne descendaient pas au fond des rues.

J’arrêtai Winter par le bras, en lui montrant cet homme, et tout de suite il cacha notre falot sous sa blouse. Le soldat, qui nous tournait le dos, s’était redressé ; il regardait et semblait écouter. Cela dura bien deux ou trois minutes ; ensuite il passa par-dessus la rampe au coin du bastion, et nous entendîmes quelque chose racler le mur du rempart.

Aussitôt Winter se mit à courir en criant :

– Un déserteur !… À la poterne !…

On parlait déjà de déserteurs qui se laissaient glisser dans les fossés, au moyen de leur baïonnette. Nous courions tous. La sentinelle nous criait :

– Qui vive ?

Winter répondit :

– Patrouille bourgeoise.

Il s’avança, donna le mot d’ordre, et nous descendîmes l’escalier de la poterne comme des furieux.

En bas, au pied des grands bastions bâtis sur le rocher, nous ne vîmes plus rien que la neige, les grosses pierres noires, et les broussailles couvertes de givre. Le déserteur n’avait qu’à se tenir tranquille sous les buissons ; notre falot, qui ne faisait que son étoile de quinze à vingt pas dans ces fossés à perte de vue, se serait promené jusqu’au matin sans le découvrir, et même nous aurions fini par croire qu’il s’était sauvé. Malheureusement pour lui, la peur le poussait, et de loin nous le vîmes courir à l’escalier qui monte aux chemins couverts. Il allait comme le vent ; Winter criait : – Halte ! ou je tire ! mais il ne s’arrêtait pas, et tous ensemble nous courions sur ses traces, criant :

– Arrête !… arrête !…

Winter m’avait donné le falot pour courir plus vite ; je suivais de loin en pensant :

« Moïse, si cet homme est pris, tu seras cause de sa mort. »

J’aurais bien voulu souffler le falot ; mais si Winter m’avait vu, il aurait été capable de m’assommer d’un coup de crosse. Depuis longtemps il espérait la croix, et pensait toujours qu’il pourrait l’avoir avec la pension.

Le déserteur courait donc à l’escalier. Tout à coup il s’aperçut qu’on avait retiré l’échelle qui monte au niveau des huit premières marches, et s’arrêta stupéfait !… Nous approchions… il nous entendit, et se remit à courir plus vite, à droite, du côté de la demi-lune. Le pauvre diable roulait par-dessus les tas de neige ; Winter l’ajustait chaque fois en criant :

– Halte ! Rends-toi !

Mais il se relevait et recommençait à courir.

Derrière l’avancée, sous le pont-levis, on croyait l’avoir perdu ; le caporal me criait : – Approche donc, mille tonnerres ! quand nous le vîmes appuyé contre le mur, pâle comme la mort ; Winter alors lui mit la main sur le collet et dit :

– Je te tiens !

Ensuite il lui arracha une épaulette en criant :

– Tu n’es pas digne de porter ça !… Allons !… avance !

Il l’entraîna hors de son coin, leva le falot en face de sa figure, et nous vîmes un beau garçon de dix-huit à dix-neuf ans, grand, mince, avec de toutes petites moustaches blondes et des yeux bleus.

En le voyant là si pâle, le poing de Winter sur la gorge, je me représentai le père et la mère de ce malheureux ; mon cœur se serra, je ne pus m’empêcher de dire :

– Allons, Winter, c’est un enfant… un véritable enfant… il ne recommencera plus !…

Mais Winter, qui croyait déjà tenir la croix, se retourna furieux en me criant :

– Dis donc, toi, juif, tâche de te taire, ou je te passe ma baïonnette dans le ventre !

Et je pensai :

« Canaille ! que ne fait-on pas, pour avaler des petits verres jusqu’à la fin de ses jours ! »

J’avais de l’horreur pour cette homme : il y a des bêtes féroces dans la race humaine !

Chevreux, Somme et Dubourg ne disaient rien.

Winter se mit donc en marche du côté de la poterne, la main sur le collet du déserteur.

– S’il s’arrête, criait-il, donnez-lui des coups de crosse dans le dos. Ah ! brigand, tu désertes en face de l’ennemi… Ton affaire est claire ; mardi prochain, tu dormiras sous le gazon de la demi-lune… Avanceras-tu ?… Donnez-lui donc des coups de crosse, fainéants !

Ce qui me faisait le plus de peine, c’était d’entendre les grands soupirs du malheureux ; il soupirait tellement, à cause de l’épouvante d’être pris et de savoir qu’il serait fusillé, qu’on l’entendait à quinze pas ; la sueur m’en coulait sur le front. Et puis, de temps en temps, il se tournait, et me regardait avec de grands yeux que je n’oublierai jamais, comme pour me dire :

« Sauvez-moi ! »

Si j’avais été seul avec Dubourg et Chevreux, nous l’aurions relâché ; mais Winter l’aurait plutôt massacré.

C’est ainsi que nous arrivâmes au bas de la poterne. On fit passer le déserteur devant. En haut, un sergent avec quatre hommes du poste voisin, était déjà là, qui nous attendait.

– Qu’est-ce que c’est ? demanda le sergent.

– Un déserteur, répondit Winter.

Le sergent, – un vieux, – regarda et dit :

– Menez-le au poste.

– Non, répondit Winter, il va venir avec nous au poste de la place.

– Je vais vous donner deux hommes de renfort, dit le sergent.

– Nous n’en n’avons pas besoin, répondit Winter brusquement ; nous l’avons pris tout seuls, et nous sommes assez forts pour le garder.

Alors le sergent vit que nous aurions seuls la gloire, et ne répondit plus rien.

Nous repartîmes l’arme au bras ; le prisonnier, tout déchiré et sans shako, marchait au milieu de nous.

Bientôt nous arrivâmes sur la petite place ; il ne restait plus qu’à traverser la vieille halle pour entrer au corps de garde. Le canon de l’arsenal tonnait toujours ; comme nous allions sortir de la halle, un de ses éclairs remplit la voûte en face ; le prisonnier vit la porte du cachot, à gauche, avec ses grosses serrures, et cette vue lui donna des forces terribles : il s’arracha le collet, et se rejeta sur nous, les deux bras écartés en arrière.

Winter avait été presque renversé, mais ensuite il se précipita sur le déserteur en criant :

– Ah ! brigand ! tu veux te sauver !

Nous ne voyions plus rien, le falot roulait à terre, Chevreux criait :

– À la garde ! à la garde !…

Tout cela ne dura pas même une minute, et la moitié du poste d’infanterie arrivait déjà, sous les armes. Nous revîmes alors le prisonnier, assis au bord de la rampe entre les piliers ; le sang lui coulait de la bouche ; il n’avait plus que la moitié de sa veste, et se penchait en tremblant des pieds à la tête.

Winter le tenait par la nuque, et dit au lieutenant Schnindret, qui regardait :

– Un déserteur, lieutenant, il a voulu s’échapper deux fois, mais Winter était là.

– C’est bon, répondit le lieutenant, qu’on cherche le geôlier.

Deux soldats s’éloignèrent. Plusieurs de nos camarades de la garde nationale étaient descendus ; personne ne disait rien. Malgré la dureté des hommes, quand on voit un malheureux dans cette position, et qu’on pense : « Après demain, il sera fusillé ! » chacun se tait, et même un grand nombre le relâcheraient, s’ils pouvaient.

Au bout de quelques instants, Harmantier, avec sa camisole en tricot et sa trousse de clefs, arriva.

Le lieutenant lui dit :

– Enfermez cet homme ! – Allons, debout et marchez ! dit-il au déserteur, qui se leva et suivit Harmentier, entouré de tout le monde.

Le geôlier ouvrit les deux portes massives du cachot ; le prisonnier entra sans résistance, puis les grosses serrures et les verrous se refermèrent.

Le lieutenant nous dit :

– Que chacun retourne à son poste.

Et nous remontâmes l’escalier de la mairie.

Ces choses m’avaient tellement bouleversé, que je ne pensais plus à ma femme et à mes enfants. Mais une fois en haut, dans la grande salle chaude, pleine de fumée, – avec toute la race qui riait et se glorifiait d’avoir pris un pauvre déserteur sans défiance, – songeant que j’étais la cause de ce malheur, la désolation entra dans mon âme. Je m’étendis sur le lit de camp, rêvant à toutes les misères de ce monde, à Zeffen, à Sâfel, à mes enfants, qui peut-être un jour seraient arrêtés aussi, parce qu’ils n’aimeraient pas la guerre. – Et les paroles de l’Éternel me revinrent, lorsque le peuple voulait un roi, et qu’il dit à Samuel :

« Obéis à la voix des peuples en ce qu’ils te demanderont, car ce n’est pas toi qu’ils rejettent, c’est moi-même, afin que je ne règne point sur eux. Mais ne manque pas de leur prophétiser comment les traitera le roi qu’ils vont choisir. Dis-leur : – Ce roi prendra vos fils et les mettra dans ses armées, pour courir devant son char. Il les prendra pour ses instruments de guerre. Il prendra aussi vos filles, pour en faire des parfumeuses. Il prendra vos champs, vos vignes et les terres où sont vos oliviers, et il les donnera à ses serviteurs. Il prendra vos serviteurs et vos servantes et l’élite de vos jeunes gens. Il dîmera vos troupeaux et vous serez ses esclaves. En ce jour-là vous crierez, mais l’Éternel ne vous écoutera point. »

Ces pensées me désolaient ; ma seule consolation était de savoir mes fils Frômel et Itzig en Amérique. Je résolus d’envoyer aussi Sâfel, David et Esdras là-bas, quand le temps serait venu.

Ces rêveries durèrent jusqu’au jour. Je n’écoutais point les éclats de rire ni les plaisanteries des gueux. De temps en temps ils venaient me secouer en disant :

– Moïse, va remplir ta cruche d’eau-de-vie, le sergent te donne la permission.

Mais je ne voulais pas les entendre.

Vers quatre heures du matin, nos canons de l’arsenal ayant démonté les obusiers des Russes sur la côte des Quatre-Vents, les patrouilles cessèrent.

À sept heures juste, on vint nous relever.

Nous descendîmes un à un, le fusil sur l’épaule. On se mit en rang derrière la mairie, et le capitaine Vigneron nous commanda :

– Portez armes ! Présentez armes ! Haut armes ! Rompez les rangs !

Chacun partit de son côté, bien content d’être débarrassé de la gloire.

Je pensais courir tout de suite aux casemates, – après avoir déposé mon fusil, – chercher Sorlé, Zeffen et les enfants ; mais quelle ne fut pas ma joie de voir le petit Sâfel déjà sur notre porte ! À peine m’eut-il vu tourner le coin, qu’il accourut en criant :

– Nous sommes tous rentrés… nous t’attendons.

Je me baissai pour l’embrasser. Dans le même instant, Zeffen ouvrait la fenêtre en haut et me montrait son petit Esdras, Sorlé riait derrière ; et je montai bien vite, bénissant le Seigneur de nous avoir délivrés de tous les malheurs, et m’écriant en moi-même :

« L’Éternel est pitoyable, miséricordieux, tardif en sa colère, abondant en ses grâces. Que la gloire de l’Éternel soit toujours ! Que l’Éternel se réjouisse en ses œuvres ! »