Cette nuit-là, Fritz, tu peux me croire, malgré la fatigue je ne dormis pas beaucoup. L’idée du déserteur me tourmentait ; je savais que s’il était fusillé, Zeffen et Sorlé ne s’en consoleraient jamais ; je savais aussi qu’au bout de trois ou quatre ans, la mauvaise race dirait :
« Regardez ce Moïse, avec sa grosse capote brune, son chapeau penché sur la nuque et son air de brave homme, eh bien ! pendant le blocus, il a fait arrêter un pauvre déserteur qu’on a fusillé : fiez-vous donc à la mine des juifs ! »
Voilà ce qu’on n’aurait pas manqué de dire car la seule consolation des gueux est de faire croire que tout le monde leur ressemble.
Et puis moi-même, combien de fois ne me serais-je pas reproché la mort de cet homme dans des temps de malheur, ou durant la vieillesse, quand on n’a plus une minute de repos ! Combien de fois ne me serais-je pas dit que c’était une punition de l’Éternel, que ce déserteur s’acharnait sur moi !
J’aimais donc mieux arranger l’affaire tout de suite, autant que possible, et sur les six heures du matin, j’étais dans ma vieille boutique de la halle, en train de choisir avec la lanterne, des épaulettes et mes meilleurs effets. Je les mis dans une serviette, et je les portai chez Harmantier au petit jour.
Le conseil de guerre spécial, qu’on appelait le conseil de Ventôse, je ne sais pourquoi, devait se réunir à neuf heures ; il se composait du gros major, président, de quatre capitaines et de deux lieutenants. Le capitaine de la légion étrangère, Monbrun, devait être rapporteur, le brigadier Duphot, greffier.
Mais une chose étonnante, c’est que toute la ville le savait d’avance, et qu’à sept heures les Nicaise, les Pigot, les Vinatier, etc., sortaient de leurs baraques décrépites et remplissaient déjà toute la mairie : – la voûte, l’escalier, la grande salle en haut, – riant, sifflant, trépignant, comme les jours de combats d’ours, chez Klein, au Bœuf.
On ne voit plus rien de pareil aujourd’hui ; grâce à Dieu, les gens sont devenus plus doux, plus humains ; mais, après toutes ces guerres, un déserteur faisait moins de pitié qu’un renard pris au collet, ou qu’un loup qu’on mène à la muselière.
En voyant cela, je perdis courage ; toute l’admiration que j’avais pour le talent de Burguet ne m’empêcha pas de penser :
« Cet homme est perdu !… Qui pourrait le sauver, quand la multitude vient le voir condamner et mener au bastion de la Glacière ? »
J’en fus accablé !
J’entrai dans la petite loge de Harmantier, tout tremblant, et je lui dis :
– Voici pour le déserteur. Remettez-lui cela de ma part.
– C’est bien, fit-il !
Je lui demandai s’il avait confiance dans Burguet. Il leva les épaules et me répondit :
– Il faut des exemples !
Dehors, les trépignements continuaient, et lorsque je sortis, des coups de sifflet partirent du balcon, de la voûte et de partout avec les cris de :
– Moïse !… Hé ! Moïse !… par ici !…
Mais je ne tournai pas la tête, et je rentrai chez nous bien triste.
Sorlé me remit l’assignation de comparaître au conseil de guerre comme témoin, qu’un gendarme venait d’apporter ; et jusque vers neuf heures je restai tout pensif derrière notre poêle, songeant au moyen d’excuser le prisonnier.
Sâfel jouait avec les enfants ; Zeffen et Sorlé étaient descendues pour continuer à vendre nos eaux-de-vie.
Quelques instants avant neuf heures, je partis pour l’hôtel de ville ; il était déjà tellement plein de monde, que, sans le piquet de la porte et les gendarmes répandus à l’intérieur, les témoins auraient eu de la peine à passer.
Dans le moment où j’arrivais là-haut, le capitaine Monbrun commençait à lire son rapport. Burguet se tenait assis en face, la tête penchée sur la main.
On me fit entrer dans une petite salle, où se trouvaient aussi Winter, Chevreux, Dubourg, avec le gendarme Fiegel ; de sorte que nous n’entendîmes rien avant d’être appelés.
Contre le mur à droite, on voyait écrit en grosses lettres que ceux des témoins qui ne diraient pas la vérité passeraient au conseil, et supporteraient la même peine que l’accusé principal. Cela vous donnait à réfléchir, et je résolus tout de suite de ne rien cacher d’après la justice et le bon sens. Le gendarme nous avertit aussi qu’il nous était défendu de parler entre nous.
Au bout d’un quart d’heure, on appela Winter, et puis, de dix minutes en dix minutes, Chevreux, Dubourg et moi.
Quand je rentrai dans la salle du conseil, les juges étaient tous à leur place ; le gros major avait posé son chapeau devant lui, sur le bureau ; le greffier taillait sa plume. Burguet me regarda d’un air calme. Dehors on trépignait, et le major dit au brigadier :
– Prévenez le public que si ce bruit continue, je vais faire évacuer la mairie.
Aussitôt le brigadier sortit, et le major me dit :
– Garde national Moïse, faites votre déposition. Que savez-vous ?
Je racontai les choses simplement. Le déserteur à gauche, entre deux gendarmes, avait plutôt l’air mort que vivant. J’aurais bien voulu le décharger de tout ; mais quand on a peur pour son propre compte, quand de vieux officiers en grande tenue, les sourcils froncés, vous regardent jusqu’au fond de l’âme, le plus simple et le meilleur, c’est de ne pas mentir : un père de famille doit d’abord penser à ses enfants ! Enfin, je racontai tout ce que j’avais vu, ni plus ni moins, et finalement le major me dit :
– Cela suffit ! vous pouvez vous retirer.
Mais voyant que les autres, Winter, Chevreux, Dubourg, restaient assis sur le banc à gauche, je fis comme eux.
Presque aussitôt cinq ou six vauriens s’étant mis à trépigner, en murmurant : « À mort !… à mort !… » le président dit au brigadier de les empoigner, et, malgré leur résistance, ils furent tous conduits au violon. Le silence s’établit alors dans la salle du conseil, mais dehors les trépignements continuaient.
– Rapporteur, vous avez la parole, dit le gros major. Ce rapporteur, que je crois voir encore, et que j’entends comme s’il parlait, était un homme de cinquante ans, trapu, la tête dans les épaules, le nez long, gros et tout droit, le front très large avec des cheveux noirs et luisants, quelques poils de moustache et les yeux vifs. Pendant qu’il écoutait, sa tête tournait à droite et à gauche, comme sur un pivot ; on voyait son grand nez et le coin de son œil, mais il ne bougeait pas les coudes de dessus sa table. On aurait dit un de ces grands corbeaux qui semblent dormir dans les prés à la fin de l’automne et qui voient pourtant ce qui se passe autour d’eux.
De temps en temps il levait un bras en l’air, comme pour retirer sa manche, à la mode des avocats. Il était en grande tenue, et parlait terriblement bien, d’une voix claire et forte en s’arrêtant, et regardant les gens pour voir s’ils étaient de son avis ; et quand on faisait seulement une petite grimace, aussitôt il recommençait d’une autre manière, et vous forçait en quelque sorte de comprendre malgré vous.
Moi, voyant qu’il avançait tout doucement, sans se presser ni rien oublier, pour bien faire voir que le déserteur était en route lorsque nous l’avions pris ; qu’il avait non seulement l’idée de se sauver, mais qu’il était déjà hors de la place, – tout aussi coupable que si nous l’avions pris dans les rangs de l’ennemi ! – pendant qu’il montrait ces choses clairement, je m’indignais parce qu’il avait raison et je pensais :
« Maintenant, que voulez-vous qu’on réponde ? »
Et puis, quand il dit que le plus grand crime est d’abandonner son drapeau, parce qu’on trahit ensemble son pays, sa famille, tous ceux auxquels on doit la vie, et qu’on se rend indigne de vivre ; quand il dit que le conseil de guerre suivrait la conscience de tous les gens de cœur, de tous ceux qui tenaient à l’honneur de la France, qu’il donnerait un nouvel exemple de sa fermeté pour le salut du pays et la gloire de l’Empereur ; qu’il montrerait aux nouvelles recrues qu’on ne peut compter que sur l’accomplissement du devoir et l’obéissance à la discipline ; quand il dit toutes ces choses avec une force et une clarté terribles, et que j’entendis derrière nous de temps en temps, un murmure de contentement et d’admiration, alors Fritz, j’aurais cru que l’Éternel seul pouvait sauver cet homme.
Le déserteur, les deux bras pliés sur le pupitre, la figure dessus, ne bougeait pas ; il pensait sans doute comme moi, comme toute la salle et le conseil lui-même. – Ces vieux semblaient satisfaits, ils voyaient que le rapporteur disait très bien ce qu’ils pensaient depuis longtemps ; le contentement était peint sur leur figure.
Cela dura plus d’une heure.
Le capitaine s’arrêtait quelquefois une seconde, pour vous donner le temps de réfléchir à ce qu’il avait dit ; j’ai toujours cru qu’il avait été procureur impérial, ou même quelque chose de plus dangereux pour ceux qui désertent.
Je me souviens qu’il finit en disant :
– Vous ferez un exemple ! vous serez d’accord avec vous-mêmes ; vous ne perdrez pas de vue qu’en ce moment la fermeté du conseil est plus nécessaire que jamais au salut de la patrie.
Lorsqu’il s’assit, un si grand murmure de satisfaction s’éleva dans la salle, qu’il gagna tout de suite l’escalier, et qu’on entendit crier dehors :
– Vive l’Empereur !
Le gros major et les autres membres du conseil se tournèrent en souriant l’un vers l’autre, comme pour dire :
« L’affaire est entendue, le reste est pour la cérémonie ! »
Les cris redoublaient dehors. Cela dura plus de dix minutes ; à la fin, le gros major s’écria :
– Brigadier, si le tumulte continue, faites évacuer l’hôtel de ville. Commencez par la salle.
Et tout de suite le silence se rétablit, car chacun était curieux de savoir ce que Burguet pourrait répondre. Je n’aurais plus donné deux liards de la vie du déserteur.
– Défenseur, vous avez la parole, dit le major, et Burguet se leva.
Maintenant, Fritz, si j’avais seulement l’idée de te répéter ce que Burguet dit pendant une heure, pour sauver la vie d’un pauvre conscrit ; si je voulais te peindre sa figure, la douceur de sa voix, et puis ces cris qui vous déchiraient l’âme, et puis ses silences et ses réclamations ; si j’avais une idée pareille, je me regarderais comme un être plein d’orgueil et de vanité.
Non, jamais on n’a rien entendu de plus beau : ce n’était pas un homme qui parlait, c’était une mère qui veut arracher son enfant à la mort. – Ah ! quelle grande chose d’avoir ce talent de toucher et de faire pleurer ceux qui nous écoutent ! Mais ce n’est pas du talent, c’est du cœur qu’il faut dire.
– Quel homme n’a pas commis de faute ? Quel homme ne mérite pas de pitié ?
Voilà ce qu’il disait, en demandant au conseil s’il se trouvait un seul homme sans reproches ; si jamais une mauvaise idée n’était venue aux plus braves ; s’ils n’avaient jamais eu, même un jour, même une seconde, la pensée de courir à leur village, quand ils étaient jeunes, quand ils avaient dix-huit ans, quand le père, la mère, les amis d’enfance étaient tout pour eux, et qu’ils ne connaissaient rien d’autre au monde ? – Un pauvre enfant sans instruction, sans connaissance de la vie, enlevé du jour au lendemain, jeté dans les armées, que peut-on lui demander ? Quelle faute ne peut-on pas lui pardonner ? Est-ce qu’il connaît la patrie, l’honneur du drapeau, la gloire de Sa Majesté ? Est-ce que ces grandes idées ne lui viennent pas plus tard ?
Et puis il demandait à ces vieux s’ils n’avaient pas de fils ; s’ils étaient sûrs que, dans le moment même, ce fils ne commettait pas une faute entraînant la peine de mort ? Il leur disait :
– Plaidez pour lui ! Que diriez-vous ?… Vous diriez : « Je suis un vieux soldat, j’ai versé mon sang pour la France pendant trente ans, je suis devenu blanc sur les champs de bataille, je suis criblé de blessures, j’ai gagné chaque grade à la pointe de l’épée. Eh bien ! prenez mes épaulettes, prenez mes décorations, prenez tout, mais rendez-moi mon enfant. Que mon sang soit le prix de sa faute ! Il ne connaissait pas la grandeur de son crime, il était trop jeune, c’est un conscrit ; il nous aimait, il voulait nous embrasser, et puis rejoindre. Il aimait une jeune fille… Ah ! vous avez été jeunes aussi ! Pardonnez-lui… Ne déshonorez pas un vieux soldat dans son fils. »
– Vous diriez peut-être encore : « J’avais d’autres enfants… Ils sont morts pour la patrie… Comptez-lui leur sang, et rendez-moi celui-ci… c’est le dernier qui me reste ! »
– Voilà ce que vous diriez, et beaucoup mieux que moi, parce que vous seriez le père, le vieux soldat qui parle de ses services ! – Eh bien ! le père de ce jeune homme parlerait comme vous. C’est un vieux soldat de la République. Il est parti avec vous peut-être, quand les Prussiens entraient en Champagne ; il a été blessé à Fleurus… C’est un ancien compagnon d’armes !… L’aîné de ses fils est resté en Russie !… »
Et Burguet, en parlant, pâlissait ; on aurait cru que la douleur avait détruit ses forces et qu’il allait tomber. Le silence était si grand, qu’on entendait respirer toute la salle. Le déserteur sanglotait. Chacun pensait :
« C’est fini, Burguet ne peut plus continuer, il va falloir l’emporter ! »
Mais tout à coup, il recommençait d’une autre manière plus douce ; il parlait lentement… Il racontait la vie du pauvre paysan et de sa femme, qui n’avaient plus qu’une seule consolation, une seule espérance sur la terre : leur enfant !
On écoutait, on voyait ces gens, on les entendait parler entre eux ; on voyait le vieux chapeau du temps de la République, au-dessus de la porte. – Et quand on ne pensait qu’à cela, tout à coup Burguet montrait le vieux et sa femme apprenant que leur fils avait été tué, non par les Russes ou les Allemands, mais par des Français… On entendait le cri de ce vieux !…
Tiens, Fritz, c’était épouvantable ; j’aurais voulu me sauver. – Les officiers du conseil, dont plusieurs étaient mariés, regardaient devant eux, les yeux fixes, le poing fermé ; leurs moustaches grises tremblotaient. Le major avait levé deux ou trois fois la main, comme pour faire signe que c’était assez ; mais Burguet avait toujours quelque chose de plus fort à dire, de plus juste et de plus grand. Son discours dura jusque vers onze heures, alors il s’assit ; on n’entendait plus un murmure dans les trois salles, ni dehors. Et l’autre, le rapporteur, recommença, disant que tout cela ne signifiait rien : que c’était malheureux pour le père d’avoir un fils indigne, que chacun tenait à ses enfants, mais qu’il fallait leur apprendre à ne pas déserter en face de l’ennemi ; qu’avec toutes ces raisons, on ne fusillerait personne, que la discipline serait détruite de fond en comble, qu’on ne pourrait plus avoir d’armée, et que l’armée fait la force et la gloire du pays.
Burguet répliqua presque aussitôt après. Je ne me rappelle pas ce qu’il dit ; tant de choses ne pouvaient m’entrer à la fois dans la tête.
Mais ce que je n’oublierai jamais, c’est que, vers une heure, le conseil nous ayant fait sortir pour délibérer, – pendant qu’on reconduisait le déserteur au cachot, – on nous permit de rentrer au bout de quelques minutes, et que le major lui-même, debout sur l’estrade où l’on tire à la conscription, déclara que l’accusé Jean Belin était acquitté, et qu’il donna l’ordre de le relâcher tout de suite.
C’était le premier acquittement depuis le départ des prisonniers espagnols, avant le blocus ; les gueux venus en foule pour voir condamner et fusiller un homme ne pouvaient y croire ; plusieurs criaient en dessous :
– Nous sommes trahis !
Mais le gros major dit au brigadier Descarmes de prendre le nom des criards, et qu’on irait leur rendre visite ; alors toute cette masse dégringola des escaliers en cinq minutes, et nous pûmes descendre à notre tour.
J’avais pris Burguet par le bras, les yeux pleins de larmes.
– Êtes-vous content, Moïse ? fit-il, déjà remis et joyeux.
– Burguet, lui dis-je, Aaron lui-même, le propre frère de Moïse et le plus grand orateur d’Israël, n’aurait pas mieux parlé que vous : c’est admirable ! Je vous dois ma tranquillité. Tout ce que vous me demanderez pour un si grand service, je suis prêt à vous le donner, selon mes moyens.
Nous descendions ; les membres du conseil de guerre nous suivaient un à un tout pensifs. Burguet souriait.
– Est-ce bien vrai, Moïse ? fit-il en s’arrêtant sous la voûte.
– Oui, voici ma main.
– Eh bien ! dit-il, je vous demande un bon dîner à la Ville-de-Metz.
– Ah ! de bon cœur !
Quelques bourgeois, le père Parmentier, le percepteur Cochois, l’adjoint Muller, attendaient Burguet au bas des marches de la mairie, pour lui faire leur compliment. Comme on l’entourait en lui serrant la main, voilà que Sâfel arrive et me saute dans les bras : Zeffen l’envoyait chercher des nouvelles. Je l’embrassai, et je lui dis tout joyeux :
– Va prévenir ta mère que nous avons gagné ! Qu’on se mette à table. Moi, je dîne à la Ville-de-Metz avec Burguet. Dépêche-toi, mon enfant.
Il partit en courant.
– Vous dînez chez moi, Burguet, disait le père Parmentier.
– Merci, Monsieur le maire, je suis retenu par Moïse, répondit-il ; ce sera pour une autre fois.
Et nous entrâmes bras dessus, bras dessous, dans le grand corridor de la mère Barrière, où l’on sentait encore l’odeur du rôti, malgré le blocus.
– Écoutez, Burguet, lui dis-je, nous allons dîner seuls, et vous choisirez vous-même le vin et les viandes qui vous plaisent ; vous vous y connaissez mieux que moi. Je vis que ses yeux reluisaient.
– Bon, bon, fit-il, c’est entendu.
Dans la grande salle, le commissaire des guerres et deux officiers dînaient ensemble ; ils tournèrent la tête et nous les saluâmes.
Je fis appeler la mère Barrière, qui vint aussitôt, son tablier sur le bras, riante et joufflue comme à l’ordinaire. Burguet lui dit deux mots à l’oreille, et tout de suite elle nous ouvrit la porte à droite en nous disant :
– Entrez, Messieurs, entrez !… Vous n’attendrez pas longtemps.
Nous entrâmes donc dans le cabinet carré, au coin de la place, une petite chambre haute, les deux grandes fenêtres fermées avec des rideaux en mousseline, et le fourneau de porcelaine bien chauffé, comme il convient en hiver.
Une servante vint mettre les couverts, pendant que nous nous chauffions les mains sur le marbre. Burguet disait en riant :
– J’ai bon appétit, Moïse ; ma plaidoirie va vous coûter cher.
– Tant mieux ! Elle ne sera jamais trop chère pour la reconnaissance que je vous dois.
– Allons, fit-il en me posant la main sur l’épaule, je ne vous ruinerai pas, mais nous dînerons bien.
Comme la table était mise, nous nous assîmes en face l’un de l’autre, dans de bons fauteuils tendres ; et Burguet, s’attachant la serviette à la boutonnière, selon son habitude, prit la carte. – Il réfléchit longtemps, car tu sauras, Fritz, que si les rossignols chantent bien, ils sont aussi les plus fins becs de la création ; Burguet leur ressemblait, et de le voir réfléchir ainsi, cela me réjouissait.
À la fin il parla lentement et gravement à la servante, disant :
– Ceci et cela, Madeleine, accommodé de telle façon. Et tel vin pour commencer, et tel autre vin pour finir.
– C’est bien, monsieur Burguet, répondit Madeleine en sortant.
Deux minutes après elle nous servait une bonne croûte au pot. En temps de blocus, c’était ce qu’on pouvait souhaiter de mieux ; trois semaines plus tard, on aurait été bien heureux d’en avoir une pareille.
Ensuite elle nous apporta du vin de Bordeaux chauffé dans une serviette. – Mais tu penses bien, Fritz, que je ne vais pas te raconter ce dîner en détail, malgré tout le plaisir que j’ai de me le rappeler encore aujourd’hui. Crois-moi, rien n’y manquait, ni les viandes, ni les légumes frais, toutes choses qui devenaient terriblement rares en ville depuis la fermeture des portes ; nous avions même de la salade ! Mme Barrière en conservait à la cave, dans du terreau, et Burguet voulut la faire lui-même à l’huile d’olives.
On nous servit aussi les dernières poires fondantes qu’on ait vues à Phalsbourg, dans cet hiver de 1814.
Burguet semblait heureux, surtout quand on eut apporté la bouteille de vieux Lironcourt, et que nous trinquâmes ensemble.
– Moïse, me disait-il, les yeux attendris, si l’on me payait toutes mes plaidoiries comme vous, je renoncerais à ma place du collège ; mais voici les premiers honoraires que je reçois.
– Et moi, Burguet, m’écriai-je, à votre place, au lieu de rester à Phalsbourg, j’irais dans une grande ville ; les bons dîners, les bons hôtels et le reste ne vous manqueraient pas longtemps !
– Ah ! vingt ans plus tôt ce conseil aurait été bon, fit-il en se levant ; mais à cette heure il arrive trop tard. Allons prendre le café, Moïse.
C’est ainsi que souvent les hommes d’un grand talent s’enterrent à droite et à gauche, dans de petits endroits où personne ne se doute seulement de ce qu’ils valent. Ils prennent tout doucement leur pli, et disparaissent sans qu’on ait parlé d’eux.
Burguet n’oubliait jamais d’aller au café, vers cinq heures, faire sa partie de cartes avec le vieux juif Salomon, qui vivait de cela. Lui et cinq ou six bourgeois entretenaient grassement cet homme, qui prenait la bière et le café deux fois par jour à leurs dépens, sans parler des écus qu’il empochait pour entretenir sa famille.
De la part des autres, cela ne m’étonnait pas, c’étaient des imbéciles ; mais de la part d’un esprit comme Burguet j’en étais toujours confondu ; car, sur vingt parties, Salomon ne leur en laissait gagner qu’une ou deux, et encore dans la crainte de perdre ses meilleures pratiques, en les décourageant tout à fait.
J’avais cinquante fois expliqué ces choses à Burguet ; il me donnait raison, et continuait tout de même à suivre ses habitudes.
Lorsque nous arrivâmes au café, Salomon était déjà là, dans le coin d’une fenêtre, à gauche, – sa petite casquette crasseuse sur le nez, et sa vieille souquenille grasse pendant au bas du tabouret, – en train de battre les cartes tout seul. Il regarda Burguet du coin de l’œil, comme un pipeur regarde les alouettes, et semblait lui dire :
« Arrive !… Je suis ici !… Je t’attends !… »
Mais Burguet avec moi n’osait pas obéir à ce vieux gueux ; il était honteux de sa faiblesse, et lui fit seulement un petit signe de tête, en allant s’asseoir à la table en face, où l’on nous servit le café.
Les camarades arrivèrent bientôt, et Salomon se mit à les plumer. Burguet leur tournait le dos ; j’essayais de le distraire, mais son âme était avec eux ; il écoutait tous les coups et bâillait dans sa main.
Vers sept heures, comme la salle se remplissait de fumée et que les billes roulaient sur les billards, tout à coup un jeune homme, un soldat entra, regardant de tous les côtés.
C’était le déserteur.
Il finit par nous voir, et s’approcha le bonnet de police à la main. Burguet leva les yeux et le reconnut : je vis qu’il devenait rouge ; le déserteur, au contraire, était tout pâle, il voulait parler et ne pouvait rien dire.
– Eh bien, mon ami, lui dit Burguet, vous voilà sauvé !
– Oui, Monsieur, répondit le conscrit, et je viens vous remercier pour moi, pour mon père, pour ma mère !…
– Ah ! fit Burguet en toussant, c’est bon !… c’est bon !…
Puis il regarda ce jeune homme avec tendresse, et lui demanda doucement :
– Vous êtes content de vivre ?
– Oh ! oui, Monsieur, répondit le conscrit, je suis bien content.
– Oui, dit Burguet tout bas en regardant l’horloge, depuis cinq heures ce serait fini !… pauvre enfant !
Et tout à coup, se mettant à le tutoyer :
– Tu n’as rien pour boire à ma santé, dit-il, et moi je n’ai pas le sou non plus. Moïse, donnez-lui cent sous.
Je lui donnai dix francs. Le déserteur voulut remercier.
– C’est bon, dit Burguet en se levant, va boire un coup avec tes camarades. Réjouis-toi… et ne déserte plus !
Il faisait semblant de suivre le jeu de Salomon ; mais comme le déserteur disait :
– Je vous remercie aussi pour celle qui m’attend ! il me regarda de côté, ne sachant plus que répondre, tant il était ému. Alors je dis au conscrit :
– Nous sommes heureux de vous avoir rendu service. Allez boire un coup à la santé de votre défenseur, et conduisez-vous bien.
Il nous regarda encore un instant, comme s’il n’avait pu s’en aller ; on voyait mille fois mieux dans sa figure ses remerciements, qu’il n’aurait pu les dire. Il finit par sortir lentement en nous saluant, et Burguet acheva de prendre sa tasse.
Nous rêvâmes encore quelques minutes à ce qui venait de se passer. Mais bientôt l’idée me prit de revoir ma famille.
Burguet était comme une âme en peine : à chaque instant, il se levait pour regarder dans le jeu de l’un ou de l’autre, les mains croisées sur le dos ; puis il venait se rasseoir tout mélancolique. J’aurais été désolé de le gêner plus longtemps, et, sur le coup de huit heures, je lui souhaitai le bonsoir, ce qui parut lui faire plaisir.
– Allons, bonne nuit, Moïse, dit-il, en me reconduisant à la porte. Mes compliments à Mme Sorlé et à Mme Zeffen.
– Merci… je ne les oublierai pas.
Je partis bien content de rentrer à la maison. Quelques minutes après, j’arrivais chez nous. Sorlé vit tout de suite que j’étais gai, car, en la rencontrant sur la porte de notre petite cuisine, je l’embrassai tout joyeux.
– Ça va bien, Sorlé, lui dis-je, tout va très bien.
– Oui, fit-elle, je vois que tout va bien !
Elle riait, et nous entrâmes dans la chambre, où Zeffen déshabillait David. Le pauvre petit, en chemise, vint aussitôt me tendre la joue. Chaque fois que je dînais en ville, j’avais l’habitude de lui rapporter du dessert, et, malgré ses yeux endormis, il trouva bien vite la place de mes poches.
Voilà, Fritz, le bonheur des grands-pères : c’est de reconnaître l’esprit et le bon sens de leurs petits-enfants.
Le petit Esdras lui-même, que Sorlé berçait, comprenait déjà qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire ; il me tendait ses petites mains et semblait me dire :
« J’aime aussi les biscuits ! »
Nous en étions tous dans la joie.
Enfin, m’étant assis, je racontai ma journée, célébrant l’éloquence de Burguet et la satisfaction du pauvre déserteur. Toute la famille m’écoutait avec attendrissement. Sâfel, assis sur mes genoux, me disait à l’oreille :
– Nous avons vendu pour trois cents francs d’eau-de-vie.
Cette nouvelle me fit grand plaisir : quand on dépense, il faut gagner.
Vers dix heures, Zeffen nous ayant souhaité une bonne nuit, je descendis fermer la porte et mettre la clef dessous pour le sergent, s’il rentrait tard.
Pendant que nous allions nous coucher, Sorlé me répéta ce que Sâfel m’avait déjà dit, ajoutant que nous serions à notre aise après le blocus, et que l’Éternel nous avait secourus dans ces grandes misères.
Nous étions contents et sans aucune défiance de l’avenir.