Le lendemain, il fallut répondre à l’appel devant la mairie. Tous les enfants de la ville nous entouraient et sifflaient. Par bonheur les blindages de la place d’Armes n’étaient pas encore finis, de sorte que nous allâmes apprendre l’exercice dans la grande cour du collège, près du chemin de ronde, au coin de la poudrière. On avait congédié les élèves depuis quelque temps, la place était libre.
Figure-toi donc cette grande cour pleine de bourgeois en chapeaux, capotes, habits, veste et culotte, forcés d’obéir à leurs anciens chaudronniers, à leurs ramoneurs, à leurs garçons d’écurie devenus caporaux, sergents, sergents-majors. Figure-toi ces gens paisibles, par quatre, par six, par dix, allongeant la jambe en cadence et marchant au pas : « Une… deusse ! Une… deusse ! – Halte… Fixe ! » tandis que les autres marchent en arrière, froncent les sourcils, crient et vous apostrophent avec insolence :
– Moïse, efface tes épaules !
– Moïse, rentre ton nez dans les rangs !
– Attention, Moïse !… Portez armes ! Ah ! vieille savate, tu ne seras jamais propre à rien. Peut-on être aussi bête à son âge ? Regarde… regarde donc, mille tonnerres !… Tu ne peux pas faire ça ? Une… deusse ! Quelle vieille buse !… Allons, recommençons : – Portez armes !
Voilà, Fritz, comme mon propre savetier, Monborne, me commandait. Je crois qu’il m’aurait roué de coups, sans la défense du capitaine Vigneron.
Tous les autres faisaient la même chose avec leurs anciens patrons. On aurait dit que cela devait durer toujours ; qu’ils seraient toujours sergents et nous toujours soldats. J’amassais du fiel contre cette canaille pour cinquante ans.
Enfin ils étaient les maîtres ! Et la seule fois que je me souvienne d’avoir donné des soufflets à mon propre fils Sâfel, c’est ce Monborne qui peut se vanter d’en être cause. – Tous les enfants grimpaient sur le mur du chemin de ronde, pour nous regarder et se moquer de nous. En levant les yeux, je vis Sâfel dans le nombre, et je lui fis signe du doigt avec indignation. Il descendit tout de suite ; mais à la fin de l’exercice, quand on nous dit de rompre les rangs devant l’hôtel de ville, comme il s’approchait, la colère me prit, et je lui donnai deux bons soufflets, en lui criant :
– Va siffler et te moquer de ton père, comme Cham, au lieu d’apporter un manteau pour couvrir sa honte… va !
Il pleurait à chaudes larmes, et c’est dans cet état que je rentrai chez nous. Sorlé, me voyant revenir tout pâle et le petit qui me suivait de loin en sanglotant, descendit aussitôt sur la porte, me demander ce que c’était. Je lui dis ma colère, et je montai.
Sorlé fit encore de plus grands reproches à Sâfel, qui vint me demander mon pardon. Je le lui donnai de bien bon cœur, comme tu penses. Mais en songeant que l’exercice devait recommencer tous les jours, j’aurais voulu tout abandonner, s’il avait été possible d’emporter ma maison et mes marchandises.
Oui, ce que je connais de pire, c’est d’être commandé par des vauriens, qui ne conservent aucune mesure lorsque le hasard les élève une minute, et qui sont incapables de réfléchir qu’en ce monde chacun a son tour.
Il faudrait en dire trop sur ce chapitre, j’aime mieux continuer.
L’Éternel me gardait une grande consolation. J’avais à peine déposé ma giberne et mon fusil dans un coin, pour m’asseoir à table, que Sorlé me présentait une lettre en souriant et me disait :
– Lis cela, Moïse, ta mauvaise humeur passera.
J’ouvris et je lus. C’était l’avis de Pézenas, que mes douze pipes d’esprit étaient en route. Alors je respirai.
– Ah ! tout va bien maintenant, m’écriai-je, les esprits sont en route par le roulage ordinaire ; dans trois semaines ils arriveront. Du côté de Strasbourg et de Sarrebruck, rien ne s’annonce ; les alliés continuent de se réunir, mais ils ne bougent pas : mes eaux-de-vie sont sauvées ! Nous les vendrons bien. C’est une fameuse affaire.
Je riais, j’étais remis tout à fait, quand Sorlé, m’ayant avancé le fauteuil, me dit :
– Et cela, Moïse, que penses-tu de cela ?
En même temps, elle me donnait une seconde lettre, couverte de gros timbres ; et du premier coup d’œil j’avais reconnu l’écriture de mes deux garçons, Frômel et Itzig.
C’était une lettre d’Amérique ! Mon cœur fut gonflé de joie, et je me mis à louer l’Éternel en moi-même, sans rien dire, étant trop touché d’un si grand bonheur.
Je dis :
– Notre Seigneur est grand. Son intelligence est infinie. Il n’a point égard à la force du cheval, il ne fait point cas des hommes légers à la course ; il met son affection en ceux qui s’attendent à sa bonté.
Ainsi me parlais-je en moi-même, lisant cette lettre, où mes fils célébraient la terre d’Amérique, le vrai pays des hommes de commerce, le pays des gens entreprenants, où tout est libre, où l’on ne trouve point de régies ni d’impositions, parce que l’on n’élève pas les hommes pour la guerre, mais pour la paix ; le pays, Fritz, où chacun devient, par son travail, son intelligence, son économie et sa bonne volonté, ce qu’il mérite d’être ; où tout est à sa place, parce que personne ne peut rien décider de grave sans la volonté de tous, chose juste, qui tombe sous le bon sens : quand tous doivent contribuer, il faut aussi que tous donnent leur avis.
Cette lettre est une des premières. Frômel et Itzig me racontaient qu’ils avaient assez gagné d’argent depuis un an, pour ne plus porter leurs ballots eux-mêmes, mais qu’ils avaient trois beaux mulets, et qu’ils venaient d’ouvrir à Cast-Kill, près d’Albany, dans l’État de New York, une maison pour l’échange de marchandises fabriquées en Europe, contre des peaux de bœufs, très abondantes en ce pays.
Leurs affaires allaient bien, ils avaient la considération de la ville et des environs. Pendant que Frômel était en route avec les trois mulets, Itzig restait à la maison, et quand Itzig partait à son tour, son frère tenait le magasin.
Ils savaient déjà nos malheurs, et bénissaient l’Éternel de leur avoir donné des parents tels que nous, pour les sauver de la destruction. Ils auraient voulu nous avoir avec eux, et, d’après ce qui venait de m’arriver, d’être maltraité par un Monborne, tu peux croire que j’aurais été bien content de me trouver là-bas. Mais c’était assez de recevoir d’aussi bonnes nouvelles, et, malgré toutes nos misères, en songeant à Frichard, je me dis :
« Tu n’es pourtant qu’un âne auprès de moi. Tu peux me faire du tort ici, mais tu ne peux nuire à mes garçons. Tu ne seras jamais qu’un misérable secrétaire de mairie, et moi je vais vendre mes eaux-de-vie ; je gagnerai le double et le triple. Je mettrai mon petit Sâfel à côté de toi, sous la halle, et tous ceux qui voudront entrer dans ta boutique pour acheter, il leur fera signe de venir ; il leur vendra même au prix coûtant, plutôt que de les lâcher, et te fera périr de colère. »
J’avais les larmes aux yeux en songeant à cela, et je finis par embrasser Sorlé, qui riait et ne se tenait plus de satisfaction.
Nous pardonnâmes de nouveau à Sâfel, qui nous promit de ne plus fréquenter la mauvaise race. Et puis, après avoir dîné, je descendis à ma cave, une des plus belles de la ville, haute de douze pieds, longue de trente-cinq, et toute bâtie en pierres de taille, sous la grande rue. Elle était sèche comme un four, et bonifiait même le vin à la longue.
Comme mes eaux-de-vie pouvaient arriver avant la fin du mois, j’arrangeai quatre grosses poutres pour les recevoir, et je m’assurai que le puits, au fond, taillé dans le roc, avait toute l’eau nécessaire aux coupages.
En remontant, vers quatre heures, j’aperçus le vieil architecte Krômer qui traversait justement la halle, son mètre sous le bras.
– Hé ! venez donc un peu voir ma cave, lui dis-je ; croyez-vous qu’elle tienne contre les bombes ?
Nous redescendîmes ensemble. Il regarda, mesura les pierres et l’épaisseur de la voûte avec son mètre, et me dit :
– Vous avez six pieds de terre sur la clef ; quand les bombes entreront ici, Moïse, ce sera fait de nous tous. Vous pouvez dormir sur les deux oreilles.
Nous prîmes ensuite un bon verre de vin au robinet, et nous remontâmes tout joyeux.
Comme nous mettions le pied sur le pavé, une porte s’ouvrait avec fracas dans la grande rue, des vitres sautaient, et Krômer me disait en levant le nez :
– Regardez là-bas, Moïse, sur l’escalier des Camus, quelque chose se passe.
Alors, nous étant arrêtés, nous vîmes au haut de l’escalier à double rampe, un sergent de vétérans en capote grise, le fusil en bandoulière, qui traînait au collet le père Camus. Le pauvre vieux se cramponnait des deux mains à la porte, pour ne pas descendre ; il parvint même à se lâcher, en arrachant le collet de sa camisole, et la porte se referma comme un coup de tonnerre.
– Si la guerre commence maintenant entre les bourgeois et la troupe, dit Krômer, les Allemands et les Russes auront beau jeu.
Le sergent, voyant la porte fermée et verrouillée à l’intérieur, voulut l’enfoncer à coups de crosse, et cela produisit un grand vacarme ; les voisins sortaient, les chiens aboyaient. Nous regardions toujours, quand Burguet s’avança de l’allée en face, et se mit à parler au sergent avec force. D’abord cet homme ne parut pas l’écouter ; mais au bout d’un instant, il releva son fusil sur l’épaule, d’un mouvement brusque, et descendit la rue, le dos rond, l’air sombre et furieux. Il passa près de nous comme un sanglier. C’était un vétéran à trois chevrons, brun, la moustache grise, de grosses rides droites le long des joues, le menton carré. Il grommelait en passant, et entra dans la petite auberge des Trois-Pigeons.
Burguet suivait de loin, son large chapeau sur les sourcils, bien enveloppé dans sa grosse capote de castorine, le col relevé et les mains dans les manches. Il souriait.
– Eh bien, lui dis-je, qu’est-ce qui s’est donc passé là-bas chez les Camus ?
– Ah ! dit-il, c’est le sergent Trubert, de la 5e compagnie de vétérans, qui vient encore de faire des siennes. Ce gaillard-là veut que tout aille au doigt et à la baguette. Depuis quinze jours, il a passé par cinq logements, et n’a pu s’entendre avec personne. Tout le monde s’est plaint de lui ; mais il avait toujours des raisons que le gouverneur et le commandant trouvaient excellentes.
– Et chez Camus ?
– Camus n’a pas trop de place pour loger son monde. Il voulait envoyer le sergent à l’auberge ; mais le sergent avait déjà choisi le lit de Camus pour se coucher, il avait déployé sa capote dessus et disait : « Mon billet de logement est pour ici ; je me trouve bien, et je ne vais pas ailleurs. » Le vieux Camus se fâcha, et finalement, comme vous venez de le voir, le sergent essaya de le traîner dehors pour le rosser.
Burguet riait, mais Krômer dit :
– Oui, tout cela fait rire. Et pourtant quand on pense à ce que des gens pareils ont dû faire de l’autre côté du Rhin…
– Ah ! s’écria Burguet, ce n’était pas gai pour les Allemands, j’en suis sûr. Mais voici l’heure d’aller lire le journal. Dieu veuille que le moment de payer nos vieilles dettes ne soit pas encore arrivé ! Bonsoir, Messieurs.
Il continua sa route du côté de la place. Krômer prit le chemin de sa maison, et moi je fermai les deux portes de ma cave ; après quoi, je montai chez nous.
Cela se passait le 10 décembre. Il faisait déjà très froid. Tous les soirs, après cinq ou six heures, les toits et les pavés se couvraient de givre. On n’entendait plus de bruit dehors, parce que les gens se tenaient chez eux, autour du poêle.
Je trouvai Sorlé dans la cuisine, en train de préparer le souper. La flamme rouge tourbillonnait sur l’âtre, autour de la marmite. Ces choses sont devant mes yeux, Fritz : la mère qui lave les assiettes sur la pierre de l’évier, près de la fenêtre grise, le petit Sâfel qui souffle dans le grand tuyau de fer, les joues rondes comme une pomme, ses grands cheveux crépus ébouriffés, et moi tranquillement assis sur l’escabeau, une braise dans ma main pour allumer ma pipe ; – oui, c’est comme hier !
Nous ne disions rien. Nous étions heureux de penser à l’eau-de-vie qui venait, aux garçons qui faisaient leurs affaires, au bon souper qui cuisait. Et qui aurait jamais pensé, dans un pareil moment, que vingt-cinq jours après, la ville serait entourée d’ennemis et que des obus siffleraient dans l’air ?