J’écrivis donc à Pézenas. C’est une ville du Midi, riche en laines, en vins, en eaux-de-vie. Le prix des eaux-de-vie à Pézenas règle tous ceux de l’Europe. Un homme de commerce doit savoir cela, et je le savais, parce que j’ai toujours eu du plaisir à lire les mercuriales dans les journaux. Le reste ne vient qu’après ! – Je demandai douze pipes d’esprit-de-vin à M. Quataya, de Pézenas. J’avais calculé, d’après le prix des transports, que la pipe me reviendrait à mille francs, rendue dans ma cave.
Comme, depuis un an, le commerce de fer n’allait plus, j’écoulais ma marchandise sans rien demander : le paiement des douze mille livres ne m’inquiétait pas. Seulement, Fritz, ces douze mille livres faisaient la moitié de ma fortune, et tu peux te figurer quel courage il me fallut, pour risquer d’un coup ce que j’avais gagné depuis quinze ans.
Aussitôt ma lettre partie, j’aurais voulu la ravoir, mais il n’était plus temps. Je faisais bonne mine à ma femme, je lui disais :
– Tout ira bien ! nous gagnerons le double, le triple, etc.
Elle aussi me faisait bonne mine, mais nous avions peur tous les deux ; et durant les six semaines qu’il me fallut pour recevoir l’accusé de réception et l’acceptation de ma commande, la facture et l’esprit-de-vin, chaque nuit je m’éveillais en pensant :
« Moïse, tu n’as plus rien ! Te voilà ruiné de fond en comble ! »
La sueur me coulait du corps. Eh bien ! si quelqu’un était venu me dire : « Tranquillise-toi, Moïse, je prends ton affaire à mon compte ! » j’aurais refusé, parce que j’avais autant envie de gagner que peur de perdre. Et c’est à cela qu’on reconnaît les vrais commerçants, les vrais généraux, et tous ceux qui font quelque chose par eux-mêmes. Les autres ne sont que de véritables machines à vendre du tabac, à verser des petits verres, ou bien à tirer des coups de fusil.
Tout cela revient au même : la gloire des uns est aussi grande que celle des autres. Voilà pourquoi, quand on parle d’Austerlitz, d’Iéna, de Wagram, il n’est pas question de Jean-Claude ou de Jean-Nicolas, mais de Napoléon seul ; lui seul risquait tout, les autres ne risquaient que d’être tués.
Je ne dis pas cela pour me comparer à Napoléon, mais d’acheter ces douze pipes d’esprit-de-vin, c’était ma bataille d’Austerlitz !
Et quand je pense qu’en arrivant à Paris, l’Empereur avait demandé quatre cent quarante millions et six cent mille hommes ! – et qu’alors, tout le monde comprenant que nous étions menacés d’une invasion, chacun se mit à vendre et à faire de l’argent coûte que coûte, tandis que j’achetais sans me laisser entraîner par l’exemple, – quand je pense à cela, j’en suis encore fier, et je me trouve du courage.
C’est au milieu de ces inquiétudes que le jour de la circoncision du petit Esdras arriva. Ma fille Zeffen était remise, et Baruch m’avait écrit de ne pas nous déranger, qu’ils viendraient à Phalsbourg.
Ma femme s’était donc dépêchée de préparer les viandes et les gâteaux du festin : le bie-kougel, l’haman et le schlach moness, qui sont des friandises très délicates.
Moi, j’avais fait approuver mon meilleur vin par le vieux rebbe{3} Heymann, et j’avais invité mes amis : Leiser, de Mittelbronn, et sa femme Boûné, Senterlé Hirsch, et Burguet, le professeur.
Burguet n’était pas juif, mais il méritait de l’être, par son esprit et ses talents extraordinaires.
Quand on avait besoin d’un discours au passage de l’Empereur, Burguet le faisait ; quand il fallait des chansons pour une fête nationale, Burguet les composait entre deux chopes ; quand on était embarrassé d’écrire sa thèse pour devenir avocat ou médecin, on allait chez Burguet, qui vous arrangeait cela, soit en français, soit en latin ; quand il fallait faire pleurer les pères et mères à la distribution des prix, c’est Burguet qu’on choisissait : il prenait un rouleau de papier blanc et leur lisait un discours à la minute, comme les autres n’auraient pas été capables d’en faire un en dix ans ; quand on voulait adresser une demande à l’Empereur ou bien au préfet, c’est à Burguet qu’on pensait tout de suite ; et quand Burguet se donnait la peine d’aller défendre un déserteur devant le conseil de guerre, à la mairie, le déserteur, au lieu d’être fusillé sur le bastion de la caserne, était relâché.
Après tout cela, Burguet retournait tranquillement faire sa partie de piquet avec le petit juif Salmel{4}, et perdait toujours ; les gens ne s’inquiétaient plus de lui.
J’ai souvent pensé que Burguet devait mépriser terriblement ceux auxquels il tirait le chapeau. Oui, de voir des gaillards qui se donnent des airs d’importance parce qu’ils sont garde champêtre ou secrétaire de la mairie, cela doit faire rire intérieurement un homme pareil. Mais il ne me l’a jamais dit ; il savait trop bien vivre, il avait trop l’habitude du monde.
C’était un ancien prêtre constitutionnel, un homme, grand, la figure noble et la voix très belle ; rien que de l’entendre, on était touché malgré soi. Malheureusement il ne regardait pas à ses intérêts, il se laissait voler par le premier venu. Combien de fois je lui ai dit :
– Burguet, au nom du ciel, ne jouez pas avec des voleurs ! Burguet, ne vous laissez donc pas dépouiller par des imbéciles ! Confiez-moi vos appointements du collège ; quand on viendra pour vous gruger, je serai là, je vérifierai les notes, et je vous rendrai compte.
Mais il ne songeait pas à l’avenir et vivait dans l’insouciance.
J’avais donc invité tous mes vieux amis pour le 24 novembre matin, et pas un ne manquait à la fête.
Le père et la mère, avec le petit enfant, le parrain et la marraine, étaient arrivés de bonne heure dans une grande voiture. Vers onze heures, la cérémonie avait eu lieu dans notre synagogue, et tous ensemble, remplis de joie et de satisfaction, car l’enfant avait à peine jeté son cri, nous étions revenus dans ma maison, préparée d’avance : – la grande table au premier, ornée de fleurs, les viandes dans leurs plats d’étain, les fruits dans leurs corbeilles, – et nous avions commencé gaîment à célébrer ce beau jour.
Le vieux rebbe Heymann, Leiser et Burguet se trouvaient à ma droite, mon petit Sâfel, Hirsch et Baruch à ma gauche, et les femmes Sorlé, Zeffen, Jételé, et Boûné, en face, de l’autre côté, selon l’ordre du Seigneur, qui veut que les hommes et les femmes soient séparés dans les festins, à cause de la chaleur du sang et de l’animation du bon vin.
Burguet, avec sa cravate blanche, sa belle redingote marron et sa chemise à jabot, me faisait honneur ; il parlait, élevant la voix et faisant de grands gestes nobles, comme un homme d’esprit ; causant des anciens usages de notre nation, de nos cérémonies religieuses, du Paeçach{5}, du Rosch haschannah{6}, du Kippour{7}, comme un véritable Ied{8}, trouvant notre religion très belle et glorifiant le génie de Moïse.
Il savait le Lochene Koïdech{9} aussi bien qu’un balkebolé{10}.
Ceux de Saverne, se penchant à l’oreille de leurs voisins, demandaient tout bas :
– Quel est donc cet homme qui parle avec autorité et qui dit des choses si belles ? Est-ce un rebbe ? est-ce un schamess{11} ou bien est-ce le parness{12} de votre communauté ?
Et quand on leur répondait qu’il n’était pas des nôtres, ces gens s’émerveillaient. Le vieux rebbe Heymann seul pouvait lui répondre et, sur tout ils étaient d’accord, comme des savants parlant de choses connues, et respectant leur propre science.
Derrière nous, sur le lit de la grand-mère, entre les rideaux, dormait notre petit Esdras, la figure douce et les petites mains fermées ; il dormait si bien que ni les éclats de rire, ni les discours, ni le bruit des verres, ne pouvaient l’éveiller. Tantôt l’un, tantôt l’autre allait le voir ; chacun disait :
– C’est un bel enfant ! il ressemble au grand-père Moïse !
Cela me réjouissait naturellement ; et j’allais aussi le voir, penché sur lui longtemps, et trouvant qu’il ressemblait encore plus à mon père.
Sur les trois heures, les viandes étant enlevées et les friandises répandues sur la table, comme il arrive au dessert, je descendis chercher une bouteille de meilleur vin, une vieille bouteille de roussillon, que je déterrai sous les autres, toute couverte de poussière et de toiles d’araignée. Je la pris doucement, et je remontai la poser parmi les fleurs sur la table, en disant :
– Vous avez trouvé l’autre vin très bon, qu’allez-vous dire de celui-ci ?
Alors Burguet sourit, car le vin très vieux faisait sa joie ; il étendit la main au-dessus, et s’écria :
– Ô noble vin, consolateur, réparateur, et bienfaiteur des pauvres hommes dans cette vallée de misères ! ô vénérable bouteille, vous portez tous les signes d’une antique noblesse.
Il disait cela la bouche pleine, et tout le monde riait.
Aussitôt je dis à Sorlé de chercher le tire-bouchon.
Mais comme elle se levait, tout à coup des trompettes éclatent dehors, et chacun écoute en se demandant :
– Qu’est-ce que c’est ?
En même temps les pas d’un grand nombre de chevaux remontaient la rue, et la terre tremblait avec les maisons, sous un poids énorme.
Toute la table se leva, jetant les serviettes et courant aux fenêtres.
Et voilà que de la porte de France jusqu’à la petite place, des soldats du train, avec leurs gros shakos couverts de toile cirée et leurs selles en peau de mouton, s’avançaient, traînant des fourgons de boulets, d’obus, et d’outils pour remuer la terre.
Songe, Fritz, à ce que je pensais en ce moment.
– Voici la guerre, mes amis, dit Burguet, voici la guerre ! Elle s’approche de nous… elle s’avance… Notre tour est venu de la supporter, au bout de vingt ans.
Moi, penché, la main sur la pierre, je pensais :
« Maintenant, l’ennemi ne peut plus tarder à venir… Ceux-ci sont envoyés pour armer la place. Et qu’arrivera-t-il si les alliés nous entourent, avant que j’aie reçu mon eau-de-vie ? Qu’arrivera-t-il si les Russes ou les Autrichiens arrêtent les voitures et qu’ils les prennent ? Je serai forcé de payer tout de même, et je n’aurai plus un liard ! »
En songeant à cela, je devenais tout pâle. Sorlé me regardait, elle avait sans doute les mêmes idées, et ne disait rien.
Nous restâmes là jusqu’à la fin du défilé. La rue était pleine de monde. Quelques anciens soldats, Desmarets l’Égyptien, Paradis le canonnier, Rolfo, Faisard le sapeur de la Bérésina, comme on l’appelait, et plusieurs autres criaient : Vive l’Empereur !
Les enfants couraient derrière les fourgons, répétant aussi : Vive l’Empereur ! Mais le grand nombre, les lèvres serrées et l’air pensif, regardaient en silence.
Quand la dernière voiture eut tourné le coin de Fouquet, toute cette foule rentra la tête penchée ; et nous, dans la chambre, nous nous regardions les uns les autres, sans avoir envie de continuer la fête.
– Vous n’êtes pas bien, Moïse, me dit Burguet, qu’avez-vous ?
– Je pense à tous les malheurs qui vont tomber sur la ville.
– Bah ! ne craignez rien, répondit-il, la défense sera solide. Et puis, à la grâce de Dieu ! Ce qu’on ne peut pas éviter, il faut s’y soumettre. Allons, rasseyons-nous, ce vieux vin va nous remonter le cœur.
Alors chacun reprit sa place. Je débouchai la bouteille, et ce que Burguet avait dit arriva, le vieux roussillon nous fit du bien, on se mit à rire.
Burguet s’écriait :
– À la santé du petit Esdras ! Que l’Éternel étende sur lui sa droite !
Et les verres s’entrechoquaient. On criait :
– Puisse-t-il réjouir longtemps le grand-père Moïse et la grand-mère Sorlé ! – À leur santé !
On finit même par tout voir en beau et par glorifier l’Empereur, qui ne perdait pas de temps pour nous défendre, et qui devait bientôt écraser tous ces gueux de l’autre côté du Rhin.
Mais c’est égal, vers cinq heures, quand il fallut se séparer, chacun était devenu grave, et Burguet lui-même, en me serrant la main au bas de l’escalier, semblait soucieux.
– Il va falloir renvoyer les élèves à leurs parents, disait-il, nous resterons les bras croisés.
Ceux de Saverne, avec Zeffen, Baruch et les enfants, remontèrent dans la voiture et repartirent sans faire claquer le fouet.