Depuis cette histoire de landwehr, le sergent nous faisait peur, mais il ne s’en apercevait pas, et venait régulièrement prendre son petit verre de kirschenwasser. Quelquefois, le soir, il levait la bouteille en face de notre lampe et s’écriait :
– Ça baisse, père Moïse, ça baisse !… Bientôt il va falloir se mettre à la demi-ration, et puis au quart, ainsi de suite. C’est égal, pourvu qu’il en reste une goutte, rien que l’odeur dans six mois, Trubert sera content.
Il riait, et je m’indignais en pensant :
« Tu peux bien te contenter d’une goutte ! Qu’est-ce qui vous manque, à vous autres ? Les magasins de la place sont à l’épreuve de la bombe, les grands fours de la manutention chauffent tous les jours, la boucherie fournit à chaque soldat sa ration de viande fraîche, tandis que les honnêtes bourgeois sont heureux d’avoir encore des pommes de terre et de la viande salée. »
Voilà ce que je me disais de mauvaise humeur, en lui faisant tout de même bonne mine, à cause de sa méchanceté terrible.
Et c’était la vérité, Fritz ; nos enfants eux-mêmes n’avaient plus d’autre nourriture que de la soupe aux pommes de terre, et du bœuf salé, d’où viennent une foule de maladies dangereuses.
La garnison ne manquait de rien ; malgré cela, le gouverneur faisait publier à chaque instant qu’il fallait tout déclarer, qu’on allait recommencer les visites, et que ceux qu’on prendrait en faute seraient jugés d’après la rigueur des lois militaires. Ces gens voulaient tout avoir pour eux, mais on ne les écoutait pas, chacun cachait ce qu’il pouvait.
Bienheureux, en ce temps, celui qui gardait une vache au fond de sa cave, avec quelques provisions de foin et de paille : le lait et le beurre étaient hors de prix. Bienheureux celui qui possédait quelques poules : un œuf frais valait à la fin de février quinze sous, et l’on ne pouvait pas en avoir. Le prix de la viande fraîche augmentait pour ainsi dire d’heure en heure, et l’on ne demandait pas si c’était du bœuf ou du cheval.
Le conseil de défense avait renvoyé les pauvres de la ville avant le blocus, mais il restait encore beaucoup d’indigents. Un grand nombre se glissaient la nuit dans les fossés par une poterne ; ils allaient déterrer quelques racines sous la neige et couper les orties dans les bastions, pour faire des épinards. Les sentinelles tiraient dessus ; mais que ne risque-t-on pas pour manger ? Il vaut encore mieux recevoir une balle que de souffrir la faim.
Rien que de rencontrer ces êtres minables, ces femmes qui se traînaient le long des murs, ces enfants chétifs, on sentait venir la famine, et l’on s’écriait en soi-même :
« Si l’Empereur n’arrive pas nous délivrer, nous serons dans un mois comme ces malheureux ! À quoi nous servira l’argent, lorsqu’un radis vaudra cent livres ? »
Alors, Fritz, on ne riait plus en voyant les pauvres petits manger de bon appétit autour de la table ; on se regardait l’un l’autre jusqu’au fond de l’âme, et ce coup d’œil suffisait pour se comprendre.
C’est dans ces occasions que l’esprit et le bon cœur d’une brave femme se montrent. Jamais Sorlé ne m’avait parlé de nos provisions ; je connaissais sa prudence, et je pensais bien que nous devions avoir des vivres cachés quelque part, sans en être pourtant tout à fait sûr. Aussi, le soir, en nous asseyant autour de notre maigre souper, la crainte de voir nos enfants manquer du nécessaire me faisait dire quelquefois :
– Mangez !… Régalez-vous !… moi je n’ai pas faim. Il me faudrait une omelette ou du poulet. Les pommes de terre ne me conviennent pas !
Je riais, mais Sorlé voyait bien ce que je pensais.
– Allons, Moïse, me dit-elle un jour, mange hardiment. Nous n’en sommes pas où tu crois ; et si pareille chose arrivait, eh bien ! sois tranquille, on trouverait encore moyen de se tirer d’embarras. Tant que les autres auront de quoi vivre, nous ne périrons pas non plus.
Elle me rendit courage, et je me régalai de bon cœur, car ma confiance reposait en elle.
Le même soir, lorsque Zeffen et les enfants furent couchés, Sorlé prit la lampe et me conduisit à sa cachette.
Nous avions trois caves sous la maison, très petites et très basses ; un lattis les séparait. Contre le dernier de ces lattis, ma femme avait jeté des bottes de paille jusqu’en haut ; mais après avoir ôté la paille, nous pûmes entrer et je vis au fond deux sacs de pommes de terre, un sac de farine, et sur la petite tonne d’huile un bon morceau de bœuf salé.
Nous restâmes là plus d’une heure à regarder, à compter, à réfléchir. Ces provisions pouvaient nous mener un mois, et celles de la grande cave sous la rue, que nous avions déclarées au commissaire des vivres, une quinzaine de jours ; de sorte que Sorlé me dit en remontant :
– Tu vois qu’avec de l’économie nous avons ce qu’il nous faut pour six semaines. Maintenant la grande disette commence, et si dans six semaines l’Empereur n’arrive pas, la place sera rendue. En attendant, il faut se contenter de pommes de terre et de viande salée.
Elle avait raison, mais chaque jour je voyais combien cette nourriture nuisait à nos enfants ; ils maigrissaient à vue d’œil, surtout le petit David ; ses grands yeux brillants, ses joues creuses, son air de plus en plus abattu me serraient le cœur.
Je le prenais, je le caressais ; je lui disais à l’oreille qu’après l’hiver nous irions à Saverne, et que son père le mènerait promener en voiture. Il me regardait tout rêveur, et puis il penchait la tête sur mon épaule, le bras autour de mon cou, sans répondre. – À la fin, il ne voulait plus manger.
Zeffen aussi perdait courage ; souvent elle sanglotait et me prenait son enfant, en disant qu’elle voulait partir, qu’elle voulait voir Baruch.
Tu ne connais pas ces chagrins, Fritz, les chagrins d’un père pour ses enfants ; ce sont les plus cruels de tous ! Aucun enfant ne peut se figurer combien ses parents l’aiment, et ce qu’ils souffrent de le voir malheureux.
Mais que faire au milieu de si grandes misères ? Bien d’autres familles en France étaient encore plus à plaindre que nous.
Pendant que tout cela se passait, il faut te représenter toujours les patrouilles, toujours les obus le soir, toujours les réquisitions et les publications, toujours le rappel aux deux casernes et devant la mairie, les cris : « Au feu ! » dans la nuit, le roulement des pompes, l’arrivée des parlementaires, les bruits qui se répandent en ville que nos armées sont en retraite, et qu’on va nous brûler de fond en comble !
Moins on sait de choses, plus les gens en inventent.
Il vaudrait mieux dire la vérité simplement. Alors chacun prendrait courage, car, dans tous les temps, j’ai vu que la vérité, même dans les plus grand malheurs, n’était jamais aussi terrible que ces inventions. – Si les républicains se sont si bien défendus, c’est qu’ils savaient tout, c’est qu’on ne leur cachait rien, et que chacun prenait les affaires de la patrie pour son propre compte.
Mais quand on cache leurs propres affaires aux gens, comment auraient-ils confiance ? Un honnête homme n’a rien à cacher, et je dis qu’il en est de même d’un gouvernement honnête.
Enfin le mauvais temps, le froid, la disette, les bruits de toute sorte augmentaient notre misère. Les hommes qu’on avait toujours vus fermes, comme Burguet, devenaient tristes ; tout ce qu’ils pouvaient vous dire, c’était :
– Nous verrons… Il faut attendre !…
La désertion recommençait, et l’on fusillait !
Notre commerce d’eau-de-vie allait toujours ; j’avais déjà dédoublé sept pipes d’esprit, toutes mes dettes étaient payées, il me restait mon magasin de la Halle, plein de marchandises, et dix-huit mille livres à la cave ; mais qu’est-ce que l’argent, quand on tremble pour la vie de ceux qu’on aime ?
Le 6 mars, vers neuf heures du soir, nous venions de souper, comme à l’ordinaire, et le sergent, en fumant sa pipe, les jambes croisées près de la fenêtre, nous avait regardés sans rien dire.
C’était l’heure où le bombardement commençait : on entendait les premiers coups de canon, derrière le fond de Fiquet ; un coup de canon de l’avancée venait de leur répondre ; cela nous avait en quelque sorte réveillés, car nous étions tout pensifs.
– Père Moïse, me dit le sergent, les enfants sont pâles !
– Je le sais bien, sergent, lui répondis-je avec une grande tristesse.
Il ne dit plus rien ; et comme Zeffen venait de sortir pour pleurer, il prit le petit David sur ses genoux et le regarda longtemps. Sorlé tenait le petit Esdras endormi dans ses bras, Sâfel levait la nappe et roulait les serviettes pour les mettre dans l’armoire.
– Oui, dit le sergent, il faut y prendre garde, père Moïse ; nous causerons de ça plus tard.
Je le regardai tout surpris ; il vida sa pipe au bord du poêle, et sortit en me faisant signe de le suivre. Zeffen rentrait, je lui pris la chandelle dans la main. Le sergent me conduisit dans sa petite chambre au fond de l’allée, il ferma la porte, et s’assit au pied de son lit, en me disant :
– Père Moïse, ne vous effrayez pas… mais le typhus vient d’éclater encore une fois en ville ; cinq soldats sont entrés ce matin à l’hôpital, le commandant de place Moulin est pris… On parle aussi d’une femme et de trois enfants…
Il me regardait ; je me sentais tout froid !
– Oui, fit-il, cette maladie-là, je la connais depuis longtemps ; nous l’avons eue en Pologne, en Russie, après la retraite, en Allemagne. Elle vient surtout de la mauvaise nourriture.
Alors je ne pus m’empêcher de crier en sanglotant :
– Hé ! mon Dieu ! que voulez-vous que j’y fasse ?… Si je pouvais donner ma vie pour mes enfants, tout serait bien. Mais que voulez-vous que j’y fasse ?
– Demain, père Moïse, je vous apporterai mon bon de viande, dit le sergent, et vous ferez du bouillon pour les enfants. Mme Sorlé pourra toucher le bon à la Halle, ou, si vous aimez mieux, j’irai moi-même. Vous aurez tous mes bons de viande fraîche jusqu’à la fin du blocus, père Moïse.
En entendant cela, je fus tellement touché, que j’allai lui prendre la main, en criant :
– Sergent, vous êtes un brave homme. Pardonnez-moi, j’avais une mauvaise pensée contre vous ?
– Quelle pensée ? dit-il en fronçant les sourcils.
– À cause du landwehr de la Tuilerie !…
– Ah ! bon… c’est différent… ça m’est bien égal ! fit-il. Si vous saviez tous les kaiserlicks que j’ai mis en bas depuis vingt ans, vous en auriez encore d’autres, de mauvaises pensées sur mon compte. Mais il ne s’agit pas de ça ; vous acceptez, père Moïse ?
– Et vous, sergent, lui dis-je, qu’est-ce que vous mangerez ?
– Ne vous inquiétez pas de moi, le sergent Trubert n’a jamais manqué de rien !
Comme je voulais le remercier, il s’écria :
– Bon… c’est entendu ! Je ne puis pas vous rendre du brochet, de l’oie grasse, mais une bonne soupe en temps de blocus vaut aussi quelque chose.
Il me serrait la main en riant. Moi, j’étais bouleversé, j’avais les yeux pleins de larmes.
– Allons, bonne nuit ! fit-il en me reconduisant à la porte, tout ira bien. Dites à Mme Sorlé que tout ira bien.
Je sortis en bénissant cet homme, et je racontai tout à Sorlé, qui fut encore plus attendrie que moi. Nous ne pouvions pas refuser : c’était pour les enfants ! et depuis huit jours on ne trouvait plus que de la viande de cheval chez les bouchers.
Le lendemain donc nous eûmes de la viande fraîche, pour faire du bouillon à ces pauvres petits. Mais la terrible maladie était déjà chez nous, Fritz. Tiens, quand j’y pense après tant d’années, cela me retourne encore le cœur. Pourtant je ne puis pas me faire de reproches : avant d’aller toucher le bon, j’avais consulté notre vieux rebbe sur la qualité de cette viande selon la loi, et il m’avait répondu :
– La première loi est de sauver Israël ; or, comment Israël peut-il être sauvé, si ses enfants périssent ?
Mais, par la suite des temps, cette autre loi m’est revenue :
« L’âme de toute chair est dans le sang, c’est pourquoi j’ai dit aux enfants d’Israël : Vous ne mangerez le sang d’aucune chair, car l’âme de toute chair est son sang. Quiconque en mangera sera retranché, et quiconque mangera de quelque bête malade sera souillé. »
Dans ma grande désolation, les paroles de l’Éternel me sont revenues, et j’ai pleuré.
Toutes les bêtes qu’on avait mises dans les fossés de la place étaient malades depuis six semaines ; elles vivaient dans la boue, sous la neige et les vents, entre les bastions de l’arsenal et de la manutention. Les soldats, qui presque tous étaient des fils de paysans, devaient pourtant savoir qu’elles ne pouvaient pas vivre au grand air, par un froid pareil ; c’était facile de leur construire un abri. Mais quand les chefs se chargent de tout, les autres ne pensent plus à rien ; ils oublient même le métier de leur village ! et si malheureusement ceux qui commandent ne donnent pas d’ordres, rien ne se fait.
Voilà pourquoi ces animaux n’avaient plus ni chair ni graisse, voilà pourquoi ce n’étaient plus que des carcasses tremblantes de misère et de fièvre, et pourquoi leur chair souffrante, devenue malsaine, était souillée d’après la loi de Dieu.
Bien des soldats en moururent. Le mauvais vent des cadavres étendus par centaines autour de la Tuilerie, de la ferme Ozillo et dans les jardins, en passant sur la ville, fut aussi cause de la maladie.
La justice de l’Éternel se montre en tout ; quand les vivants ne remplissent pas leurs devoirs envers les morts, ils périssent !
Je m’étais souvenu de ces choses trop tard, c’est pourquoi je n’y pense qu’avec douleur.