Maintenant, Fritz, je vais te raconter une chose qui m’a souvent fait penser que l’Éternel se mêle de nos affaires, et qu’il conduit tout pour le mieux. Dans les premiers moments, on trouve cela terrible, on s’écrie :
– Seigneur, ayez pitié de nous !
Et plus tard on s’étonne de voir que tout a bien marché.
Tu sais que le secrétaire de la mairie Frichard m’en voulait. C’était un petit vieux, sec, jaune, la perruque rousse, les oreilles plates et les joues creuses. Ce gueux ne cherchait qu’à me nuire, et bientôt il en trouva l’occasion.
Plus le blocus approchait, plus les gens cherchaient à vendre, et le lendemain même des bonnes nouvelles que j’avais reçues d’Amérique, un vendredi, jour de marché, tant d’Alsaciens et de Lorrains arrivèrent avec leurs grandes hottes et leurs grands paniers d’œufs frais, de beurre, de fromage, de volailles, etc., que la place en était encombrée.
Tout ce monde voulait avoir de l’argent, pour le cacher dans sa cave ou sous un arbre du bois voisin, car tu sauras qu’en ce temps de grandes sommes ont été perdues : des trésors qu’on retrouve d’année en année, au pied d’un chêne ou d’un hêtre, et qui viennent de la peur qu’on avait des Allemands et des Russes, en songeant qu’ils allaient tout piller et ravager, comme nous avions fait chez eux. Les gens sont morts, ou bien ils n’ont plus trouvé la place de leur argent, voilà pourquoi tout est resté dans la terre.
Enfin, ce jour-là, 11 décembre, il faisait très froid, la gelée vous entrait jusqu’à la moelle des os, mais il ne tombait pas encore de neige. Je descendis de grand matin en grelottant, ma camisole de laine bien boutonnée et le bonnet de loutre sur la nuque.
La petite et la grande place fourmillaient déjà de monde criant et se disputant sur les prix. Je n’eus que le temps d’ouvrir ma boutique et de pendre ma grosse balance à la voûte ; des quantités de paysans stationnaient sur la porte, demandant les uns des clous, les autres du fer à forger, et quelques-uns apportant leur propre ferraille, dans l’espoir de la vendre.
On savait que, si les ennemis arrivaient, il n’y aurait plus moyen d’entrer en ville, et c’est pourquoi toute cette foule venait, les uns vendre et les autres acheter.
J’ouvris donc et je me mis à peser. On entendait dehors passer les rondes ; les postes étaient déjà doublés partout, les ponts-levis en bon état et les barrières de l’avancée ferrées à neuf. On n’avait pas encore déclaré l’état de siège, mais nous étions comme l’oiseau sur la branche : les dernières nouvelles de Mayence, de Sarrebruck et de Strasbourg annonçaient l’arrivée des alliés sur l’autre rive du Rhin !
Moi, je ne songeais qu’à mes eaux-de-vie, et tout en vendant, en pesant, en touchant l’argent, cette idée ne me quittait pas ; elle était en quelque sorte plantée entre mes deux sourcils.
Cela durait depuis environ une heure, quand tout à coup Burguet parut à ma porte, sous la petite voûte, derrière la masse de paysans pressés, et me dit :
– Moïse, venez une minute, j’ai quelque chose à vous dire.
Je sors.
– Entrons dans votre allée, me dit-il.
J’étais tout étonné, car il avait l’air grave. Les paysans, derrière, criaient :
– Nous n’avons pas de temps à perdre, dépêche-toi, Moïse !
Mais je n’écoutais rien. Dans l’allée, Burguet me dit :
– J’arrive de la mairie, où l’on s’occupe de rédiger un rapport au préfet sur l’esprit de notre population, et je viens d’apprendre par hasard qu’on vous envoie le sergent Trubert à loger.
Ce fut un véritable coup pour moi ; je m’écriai :
– Je n’en veux pas… je n’en veux pas ! Depuis quinze jours, j’ai logé six hommes, ce n’est pas mon tour.
Il me répondit :
– Calmez-vous et ne criez pas, vous ne feriez qu’empirer votre affaire.
Je répétais :
– Jamais… jamais ce sergent n’entrera chez moi, c’est une abomination !… Un homme comme moi, tranquille, qui n’a jamais fait de mal à personne, qui ne demande que la paix !…
Et comme je criais, Sorlé, son panier sous le bras pour aller au marché, descendit en demandant ce que c’était. Alors Burguet lui dit :
– Écoutez, madame Sorlé, soyez plus raisonnable que votre mari. Je comprends son indignation, et pourtant, quand une chose est inévitable, il faut courber la tête. Frichard vous en veut, il est secrétaire de la mairie, il distribue les billets de logement d’après une liste. Eh bien, il vous envoie le sergent Trubert, un homme violent, mauvais, j’en conviens, mais qui veut être logé comme les autres. À tout ce que j’ai dit en votre faveur, Frichard répondait toujours : « Moïse est riche… Il a fait échapper ses garçons de la conscription… il doit payer pour eux. » Le maire, le gouverneur, tout le monde lui donnait raison. Ainsi, voyez !… Je vous parle en ami ; plus vous résisterez, plus le sergent vous fera d’avanies, plus Frichard rira ; vous n’aurez point de recours… Soyez raisonnables !
Ma colère, en apprenant que je devais ces misères à Frichard, fut encore plus grande ; je voulus crier, mais ma femme me posa la main sur le bras en disant :
– Laisse-moi parler, Moïse. M. Burguet a raison, je le remercie beaucoup de nous avoir prévenus. Frichard nous en veut… c’est bon !… tout sera sur son compte, et nous réglerons plus tard. Maintenant, quand le sergent doit-il venir ?
– À midi, répondit Burguet.
– C’est bien, dit ma femme, il a droit au logement, au feu et à la chandelle ; nous ne pouvons pas aller contre, mais Frichard payera tout cela.
Elle était pâle, et je l’écoutais, voyant bien qu’elle avait raison.
– Calme-toi, Moïse, me dit-elle ensuite, et ne crie pas ; laisse-moi faire.
– Enfin, voilà ce que j’avais à vous dire, fit Burguet, c’est un tour abominable de Frichard. Je verrai par la suite s’il est possible de vous débarrasser du sergent. À cette heure, je retourne à mon poste.
Sorlé venait de partir pour le marché. Burguet me serra la main, et, comme les paysans redoublaient leurs cris, je fus bien forcé de retourner à ma balance.
La colère me possédait. Je vendis en ce jour pour plus de deux cents francs de fer, mais mon indignation contre Frichard, et la peur que j’avais du sergent ne me laissaient jouir de rien ; j’aurais vendu dix fois plus, que cela ne m’aurait pas calmé.
« Ah ! le brigand ! me disais-je en moi-même, il ne me laisse pas de repos, je n’aurai plus de tranquillité dans cette ville. »
Sur le coup de midi, comme le marché finissait et que les gens s’en allaient par la porte de France, je refermai ma boutique et je montai chez nous en pensant :
« Je ne serai plus rien dans ma propre maison, ce Trubert va se faire maître chez nous. Il nous traitera de haut en bas, comme des Allemands ou des Espagnols. »
J’étais désolé. Mais, au milieu de cette désolation, sur l’escalier, je sentis tout à coup une bonne odeur de cuisine, et je me redressai tout surpris, car c’était une odeur de poisson et de rôti, comme les jours de fête.
J’allais ouvrir la porte, quand Sorlé parut en me disant :
– Entre dans ton cabinet, fais-toi la barbe et mets une chemise propre.
En même temps, je vis qu’elle s’était aussi habillée comme pour un jour de sabbat, avec ses boucles d’oreilles, sa jupe verte et son fichu de soie rouge.
– Mais pourquoi donc, Sorlé, faut-il faire ma barbe ? m’écriai-je.
– Va… va… dépêche-toi, nous n’avons pas de temps à perdre, répondit-elle.
Cette femme avait tant de bon sens, elle nous avait tant de fois tiré de méchantes affaires par son esprit, que je ne dis plus rien, et que j’allai me faire la barbe et mettre une chemise blanche dans ma chambre à coucher.
Comme je mettais ma chemise, j’entendis le petit Sâfel crier :
– C’est lui, memmé, le voilà !
Puis des pas montèrent l’escalier, et quelqu’un se mit à dire d’un ton rude et brusque :
– Holà !… vous autres, hé !
Je pensai : « C’est le sergent, » et j’écoutai.
– Hé ! voici notre sergent ! s’écria Sâfel d’un air de triomphe.
– Ah ! tant mieux, répondit ma femme d’une voix agréable. Entrez, Monsieur le sergent, entrez. Nous vous attendions. Je savais que nous aurions l’honneur d’avoir un sergent ; ça nous faisait un bien grand plaisir, parce que nous n’avons jamais eu que de simples soldats. Donnez-vous la peine d’entrer, Monsieur le sergent.
C’est ainsi qu’elle parlait d’un air de contentement, et je pensais :
« Ô Sorlé, Sorlé ! femme d’esprit, femme de bon sens ! Maintenant tout est clair, je vois ta finesse… Tu veux adoucir ce mauvais gueux ! Ah ! quelle femme tu as, Moïse ! réjouis-toi, réjouis-toi. »
Je me dépêchai de m’habiller, riant en moi-même ; et j’entendis l’autre, cette bête de sergent, dire :
– Oui, oui, c’est bon !… Mais il ne s’agit pas de ça ! Voyons ma chambre, mon lit, On ne me paye pas avec de belles paroles, moi ; le sergent Trubert est connu.
– Tout de suite, Monsieur le sergent, tout de suite lui répondit ma femme. Voici votre chambre et votre lit. Voyez, c’est ce que nous avons de mieux.
Alors ils rentraient dans l’allée, et j’entendais Sorlé ouvrir la porte de la belle chambre, où nous logions Baruch et Zeffen, quand ils venaient à Phalsbourg.
Je m’approchai tout doucement. Le sergent enfonçait le poing dans le lit, pour voir s’il était tendre ; Sorlé et Sâfel, derrière, regardaient en souriant. Il inspectait tous les coins en fronçant les sourcils. Jamais, Fritz, tu n’as vu de figure pareille : la moustache grise hérissée, le nez mince, long, recourbé sur la bouche, le teint jaunâtre, avec de grosses rides ; il traînait la crosse de son fusil sur le plancher, sans faire attention à rien, et murmurait je ne sais quoi, de mauvaise humeur :
– Hum !… hum !… Qu’est-ce que c’est que ça, là-bas ?
– C’est la cuvette pour se laver, monsieur le sergent.
– Et ces chaises, est-ce que c’est solide ?… Est-ce que ça tient ?
Il tapait les chaises brusquement à terre. On voyait qu’il aurait voulu trouver quelque chose à redire.
En se retournant, il me vit, et, me regardant de travers :
– Vous êtes le bourgeois ? fit-il.
– Oui, sergent, c’est moi.
– Ah !
Il posa son fusil dans un coin, jeta son sac sur la table et dit :
– Ça suffit !… Qu’on me laisse.
Sâfel venait d’ouvrir la cuisine, la bonne odeur du rôti entrait dans la chambre.
– Monsieur le sergent, dit Sorlé d’un air agréable, pardonnez-moi, j’aurais quelque chose à vous demander.
– Vous ! fit-il en la regardant par-dessus l’épaule, quelque chose à me demander ?
– Mais oui. Ce serait de nous faire le plaisir, puisque vous logez maintenant chez nous et que vous serez en quelque sorte de la famille, d’accepter au moins une fois notre dîner.
– Ah ! ah ! dit-il en tournant le nez du côté de la cuisine, c’est différent.
Il avait l’air de réfléchir, pour savoir s’il nous ferait cette grâce. Nous attendions ce qu’il allait répondre, lorsqu’il renifla de nouveau et dit en jetant sa giberne sur le lit :
– Allons… soit !… nous allons voir ça !…
Je pensais :
« Canaille, si je pouvais te faire manger des pommes de terre !… »
Mais Sorlé paraissait contente et lui disait :
– Par ici, Monsieur le sergent, par ici, s’il vous plaît. En entrant dans la salle à manger, je vis que tout était préparé comme pour un prince : le plancher balayé, la table mise avec soin, la nappe blanche, et nos couverts d’argent près des assiettes.
Sorlé fit asseoir le sergent au haut de la table, dans mon fauteuil ; il trouvait cela tout naturel.
Notre servante apporta la grande soupière et leva le couvercle ; l’odeur d’une bonne soupe à la crème se répandit dans la chambre, et le dîner commença.
Fritz, je pourrais te raconter ce dîner en détail ; mais, tu peux me croire, jamais ni toi ni moi n’en avons mangé de meilleur. Nous avions une oie rôtie, un brochet magnifique, de la choucroute, enfin tout ce qu’on peut souhaiter pour un grand et beau dîner ; et tout était accommodé par Sorlé dans la dernière perfection. Nous avions aussi quatre bouteilles de beaujolais chauffées dans des serviettes, comme il convient en hiver, et du dessert en abondance.
Eh bien ! croirais-tu que le gueux ait fait une seule fois la mine de trouver cela bon ? Croirais-tu que pendant ce dîner, qui dura jusque vers deux heures, l’idée lui soit venue une seule fois de dire : « Ce brochet est excellent ! » ou : « Cette oie grasse est bien accommodée ! » ou bien encore : « Vous avez de très bon vin ! » ou quelque autre chose qu’on sait faire plaisir à ceux qui nous régalent, et qui récompense une bonne cuisinière de ses peines ?… Eh bien ! non, Fritz, pas une seule fois ! On aurait dit qu’il avait l’habitude de faire des dîners pareils. Et même, plus ma femme le flattait, plus elle lui donnait de bonnes paroles, plus il se rebiffait, plus il fronçait le sourcil, plus il nous observait tous d’un air de défiance, comme si nous avions voulu l’empoisonner.
De temps en temps je regardais Sorlé tout indigné ; mais elle riait toujours, elle donnait toujours les meilleurs morceaux au sergent, elle remplissait toujours son verre.
Deux ou trois fois je voulus m’écrier :
« Ah ! Sorlé, comme tu fais bien la cuisine !… Ah ! que cette farce est bonne !… » Mais tout de suite le sergent me regardait en dessous, comme pour dire : « Qu’est-ce que ça signifie ? Est-ce que tu veux me donner des leçons, par hasard ? Est-ce que je ne sais pas mieux que toi si c’est bon au mauvais ? »
Et je me taisais. J’aurais voulu le voir à tous les diables ; tous les morceaux qu’il avalait en silence m’indignaient de plus en plus. Malgré cela, l’exemple de Sorlé m’encourageait à faire bonne mine, et vers la fin je pensais :
« Maintenant, puisque le dîner est mangé… puisque c’est presque fini… continuons à la grâce de Dieu. Sorlé s’est trompée, mais c’est égal, son idée était bonne, excepté pour un gueux pareil ! »
Et c’est moi-même qui dis d’apporter le café. J’allai aussi chercher les bouteilles de kirschenwasser et de vieux rhum dans l’armoire ; le sergent demanda :
– Qu’est-ce que c’est ?
– C’est du rhum et du kirschenwasser, du vieux kirschenwasser de la Forêt-Noire, lui répondis-je.
– Ah ! fit-il en clignant de l’œil, chacun dit : « J’ai du kirschenwasser de la Forêt-Noire ! » C’est facile à dire, mais on ne trompe pas le sergent Trubert ; nous allons voir ça !
En prenant le café, il remplit deux fois son verre de kirschenwasser, et chaque fois il dit :
– Hé ! hé ! reste à savoir si c’est du vrai !…
J’aurais voulu lui jeter la bouteille à la tête.
Comme Sorlé allait lui verser un troisième verre, il se leva, disant :
– C’est assez… merci ! Les postes sont doublés, ce soir je serai de garde à la porte de France. Enfin, le dîner n’était pas mauvais. Si vous m’en donnez de pareils de temps en temps, nous pourrons nous entendre.
Il ne riait pas, et même il avait encore l’air de se moquer de nous.
– On fera son possible, Monsieur le sergent, répondit Sorlé, pendant qu’il rentrait dans sa chambre et qu’il prenait sa capote pour sortir.
– Nous verrons, fit-il en descendant l’escalier, nous verrons !
Jusqu’alors je n’avais rien dit, mais, quand il fut en bas, je m’écriai :
– Sorlé, jamais, non, jamais on n’a vu de gueux pareil, jamais nous ne pourrons nous entendre avec cet homme ; il nous fera tous sauver de la maison.
– Bah ! bah ! Moïse, répondit-elle en riant, je ne pense pas comme toi. J’ai justement l’idée contraire ; nous serons bons amis, tu verras, tu verras !
– Ah ! Dieu t’entende ! lui dis-je, mais je n’ai pas confiance.
Elle riait en levant la nappe, et elle me donnait tout de même un peu d’espérance, car cette femme avait une grande finesse, et je reconnaissais en elle un grand jugement.