Tout cela, Fritz, n’était que le commencement de bien d’autres misères.
C’est le lendemain qu’il aurait fallu voir la ville, quand les officiers du génie, vers onze heures, eurent passé l’inspection des remparts, et que le bruit se répandit tout à coup qu’il fallait soixante-douze plates-formes dans l’intérieur des bastions, trois blockhaus à l’épreuve de la bombe, pour trente hommes chaque, à droite et à gauche de la porte d’Allemagne, dix palanques crénelées, formant réduit de place d’armes, pour quarante hommes, quatre blindages sur la grande place de la mairie, pour abriter chacun cent dix hommes ; et quand on apprit que les bourgeois seraient forcés de travailler à tout cela, – de fournir eux-mêmes les pelles, les pioches et les brouettes, – et les paysans d’amener les arbres avec leurs propres chevaux !
Sorlé, Sâfel et moi, nous ne savions pas même ce que c’étaient qu’un blindage et des palanques ; nous demandions au vieil armurier Bailly, notre voisin, à quoi cela pouvait servir ; il riait et disait :
– Vous l’apprendrez, voisin, quand vous entendrez ronfler les boulets et siffler les obus. C’est trop long à expliquer. Vous verrez plus tard. On s’instruit à tout âge.
Pense à la figure que faisaient les gens !
Je me rappelle que tout le monde courait sur la place, où notre maire, le baron Parmentier, prononçait un discours. Nous y courûmes comme les autres. Sorlé me tenait au bras, et Sâfel à la basque de ma capote.
Là, devant la mairie, toute la ville, hommes, femmes, enfants, formés en demi-cercle, écoutaient dans le plus profond silence, et quelquefois tous ensemble se mettaient à crier : Vive l’Empereur !
Parmentier, – un grand homme sec, en habit bleu-de-ciel à queue de morue et cravate blanche, l’écharpe tricolore autour des reins, – au haut des marches du corps de garde, et les membres du conseil municipal derrière lui, sous la voûte, criait :
– Phalsbourgeois ! l’heure est venue de montrer votre dévouement à l’Empire. L’année dernière, toute l’Europe marchait avec nous, aujourd’hui toute l’Europe marche contre nous. Nous aurions tout à redouter, sans l’énergie et la puissance de la nation. Celui qui ne ferait pas son devoir en ce moment serait traître à la patrie. Habitants de Phalsbourg, montrez ce que vous êtes. Rappelez-vous que vos enfants sont morts par la trahison des alliés. Vengez-les ! – Que chacun obéisse à l’autorité militaire, pour le salut de la France, etc…
Rien que de l’entendre, cela vous donnait la chair de poule, et je m’écriais en moi-même :
« Maintenant, l’esprit-de-vin n’a plus le temps d’arriver, c’est clair… Les alliés sont en route ! »
Elias, le boucher, et Kalmes Lévy, le marchand de rubans, se trouvaient près de nous. Au lieu de crier comme les autres : Vive l’Empereur ! ils se disaient entre eux :
– Bon ! nous ne sommes pas barons, nous ! Les barons, les comtes et les ducs n’ont qu’à se défendre eux-mêmes. Est-ce que leurs affaires nous regardent ?
Mais tous les anciens soldats, et principalement ceux de la République, le vieux Goulden l’horloger, Desmarets l’Égyptien, des êtres qui n’avaient plus de cheveux sur la tête, ni même quatre dents pour tenir leur pipe, ces êtres donnaient raison au maire et criaient :
– Vive la France ! Il faut se défendre jusqu’à la mort !
Comme plusieurs regardaient Kalmes Lévy de travers, je lui dis à l’oreille :
– Tais-toi, Kalmes ! au nom du ciel, tais-toi ! ils vont te déchirer !
Et c’était vrai, ces vieux lui lançaient des coups d’œil terribles ; ils devenaient tout pâles, et leurs joues frissonnaient.
Alors Kalmes se tut, et sortit même de la foule pour retourner chez lui. Mais Elias attendit jusqu’à la fin du discours, et dans le moment où toute cette masse redescendait la grande rue, en criant : Vive l’Empereur ! il ne put s’empêcher de dire au vieil horloger :
– Comment, vous, monsieur Goulden, un homme raisonnable, et qui n’avez jamais rien voulu de l’Empereur, vous allez maintenant le soutenir, et vous criez qu’il faut se défendre jusqu’à la mort ! Est-ce que c’est notre métier, à nous, d’être soldats ? Est-ce que nous n’avons pas assez fourni de soldats à l’Empire, depuis dix ans ? Est-ce qu’il n’en a pas assez fait tuer ? Faut-il encore lui donner notre sang, pour soutenir des barons, des comtes, des ducs ?…
Mais le vieux Goulden ne le laissa pas finir, et se retourna comme indigné :
– Écoute, Elias, lui dit-il, tâche de te taire ! Il ne s’agit pas maintenant de savoir lequel a raison ou tort, il s’agit de sauver la France. Je te préviens que si, par malheur, tu veux décourager les autres, cela tournera mal pour toi. Crois-moi, va-t’en !
Déjà plusieurs vieux retraités nous entouraient, Elias n’eut que le temps d’enfiler son allée en face.
Depuis ce jour, les publications, les réquisitions, les corvées, les visites domiciliaires pour les outils, pour les brouettes, se suivaient sans interruption. On n’était plus rien chez soi, les officiers de place prenaient autorité sur tout, on aurait dit que tout était à eux. Seulement, ils vous donnaient des reçus.
Tous les outils de mon magasin de fer étaient sur les remparts ; heureusement j’en avais vendu beaucoup avant, car ces billets, à la place de marchandises, m’auraient ruiné.
De temps en temps le maire faisait un discours, et le gouverneur, un gros homme bourgeonné, témoignait sa satisfaction aux bourgeois : cela remplaçait les écus !
Quand mon tour arrivait de prendre la pioche et de mener la brouette, je m’étais arrangé avec Carabin, le scieur de long, qui me remplaçait pour trente sous. Ah ! quelle misère !… on ne verra jamais de temps pareil.
Pendant que le gouverneur nous commandait, la gendarmerie était toujours dehors pour escorter les paysans. Le chemin de Lutzelbourg ne formait qu’une seule ligne de voitures, chargées de vieux chênes, qui servaient à construire les blockhaus : ce sont de grandes guérites, faites de troncs d’arbres entiers croisés par le haut et recouverts de terre. C’est plus solide qu’une voûte ; les obus et les bombes peuvent pleuvoir là-dessus sans rien ébranler au-dessous, comme je l’ai vu par la suite.
Et puis ces arbres servaient à faire des lignes de palissades énormes, taillées en pointes et percées de trous pour tirer : c’est ce qu’on appelle palanques.
Je crois encore entendre les cris des paysans, les hennissements des chevaux, les coups de fouet, et tout ce bruit qui ne finissait ni jour ni nuit.
Ma seule consolation était de penser :
« Si les eaux-de-vie arrivent maintenant, elle seront bien défendues ; les Autrichiens, les Prussiens et les Russes ne les boiront pas ici. »
Sorlé, chaque matin, croyait recevoir la lettre d’envoi.
Un jour de sabbat, nous eûmes la curiosité d’aller voir les ouvrages des bastions. Tout le monde en parlait, et Sâfel à chaque instant venait me dire :
– Le travail avance… On remplit les obus devant l’arsenal… On sort les canons… on les monte sur les remparts.
Nous ne pouvions pas retenir cet enfant ; il n’avait plus rien à vendre sous la halle, et se serait trop ennuyé chez nous. Il courait la ville et nous rapportait les nouvelles.
Ce jour-là donc, ayant appris que quarante-deux pièces étaient en batterie, et qu’on continuait l’ouvrage sur le bastion de la caserne d’infanterie, je dis à Sorlé de mettre son châle et que nous irions voir.
Nous descendîmes d’abord jusqu’à la porte de France. Des centaines de brouettes remontaient la rampe du bastion, d’où l’on voit la route de Metz à droite et celle de Paris à gauche.
Là-haut, des masses d’ouvriers, soldats et bourgeois, élevaient un tas de terre en forme de triangle, d’au moins vingt-cinq pieds de haut sur deux cents de long et de large. – Un officier du génie avait découvert, avec sa lunette, que de la côte en face on pouvait tirer sur ce bastion, et voilà pourquoi tout ce monde travaillait à mettre deux pièces au niveau de la côte.
Partout ailleurs on avait fait de même. L’intérieur de ces bastions, avec leur plate-forme, était fermé tout autour à la hauteur de sept pieds, comme des chambres. Rien ne pouvait y tomber que du ciel. Seulement, dans le gazon étaient creusées d’étroites ouvertures, qui s’élargissaient en dehors en forme d’entonnoirs ; la gueule des canons, élevée sur des affûts immenses, s’allongeait dans ces ouvertures ; on pouvait les avancer et les reculer, les tourner dans toutes les directions, au moyen de gros leviers passés dans des anneaux à l’arrière-train des affûts.
Je n’avais pas encore entendu tonner ces pièces de 48, mais rien que de les voir en batterie sur leurs plates-formes, cela me donnait une idée terrible de leur force. Sorlé elle-même disait :
– C’est beau, Moïse, c’est très bien fait !
Elle avait raison car à l’intérieur des bastions tout était propre, pas une mauvaise herbe ne restait ; et sur les côtés s’élevaient encore de grands sacs remplis de terre, pour mettre les canonniers à l’abri.
Mais que de travail perdu ! Et quand on pense que chaque coup de ces grosses pièces coûte au moins un louis, que d’argent dépensé pour tuer ses semblables !
Enfin les gens travaillaient à ces constructions avec plus d’enthousiasme qu’à la rentrée de leurs propres récoltes. J’ai souvent pensé que si les Français mettaient autant de soins, de bon sens et de courage aux choses de la paix, ils seraient le plus riche et le plus heureux peuple du monde. Oui, depuis des années, ils auraient dépassé les Anglais et les Américains. Mais quand ils ont bien travaillé, bien économisé, quand ils ont ouvert des chemins partout, bâti des ponts magnifiques, creusé des ports et des canaux, et que la richesse leur arrive de tous les côtés, tout à coup la fureur de la guerre les reprend, et dans trois ou quatre ans ils se ruinent en grandes armées, en canons, en poudre, en boulets, en hommes, et redeviennent plus misérables qu’avant. Quelques soldats sont leurs maîtres et les traitent de haut en bas : – Voilà leur profit !
Au milieu de tout cela, les nouvelles de Mayence, de Strasbourg, de Paris, arrivaient par douzaines ; on ne pouvait pas traverser la rue sans voir passer une estafette. Toutes s’arrêtaient devant la maison Bockholtz, près de la porte d’Allemagne, où demeurait le gouverneur. On faisait cercle autour du cheval, l’estafette montait ; puis le bruit se répandait en ville que les alliés se concentraient à Francfort, que nos troupes gardaient les îles du Rhin, que les conscrits de 1803 à 1814 étaient rappelés, que ceux de 1815 formeraient des corps de réserve à Metz, à Bordeaux et à Turin ; que les députés allaient se réunir, ensuite qu’on leur avait fermé la porte au nez, et caetera, et caetera !
Il arrivait aussi des espèces de contrebandiers du Graufthâl, de Pirmasens et de Kaiserslautern, Frantz-Sépel le manchot en tête, et d’autres gens des villages environnants, qui répandaient en cachette les proclamations d’Alexandre, de François-Joseph et de Frédéric-Guillaume, disant « qu’ils ne faisaient pas la guerre à la France, mais à l’Empereur seul, pour l’empêcher de désoler plus longtemps l’Europe. » Ils parlaient de l’abolition des droits réunis et des impositions de toute sorte. Les gens, le soir, ne savaient plus que penser.
Mais un beau matin tout devint plus clair. C’était le 8 ou le 9 décembre, je venais de me lever, et je tirais ma culotte, quand j’entends le roulement du tambour au coin de la grande rue.
Il faisait déjà froid, malgré cela j’ouvre la fenêtre, et je me penche pour entendre les publications : Parmentier dépliait son papier, le fils Engelheider continuait son roulement, et les gens s’assemblaient.
Ensuite Parmentier lut que le gouverneur de la place prévenait les habitants de se rendre à la mairie, de huit heures du matin à six heures du soir, sans faute, pour recevoir leurs fusils et leurs gibernes, et que ceux qui n’arriveraient pas passeraient au conseil de guerre.
Voilà, c’était la fin, le bouquet ! Tout ce qui pouvait encore marcher était en route, et les vieux devaient défendre les places fortes : des hommes sérieux, des bourgeois, des gens habitués à vivre chez eux, tranquillement, à songer aux affaires ; maintenant ils devaient monter sur les remparts, et risquer tous les jours de perdre leur vie.
Sorlé me regardait sans rien dire, et l’indignation m’empêchait aussi de parler. Ce n’est qu’au bout d’un quart d’heure, après m’être habillé, que je dis :
– Prépare la soupe. Moi, je vais prendre à la mairie mon fusil et ma giberne.
Alors elle s’écria :
– Moïse, qui jamais aurait cru que tu serais forcé de te battre à ton âge ? Ah ! mon Dieu, quel malheur !
Et je lui répondis :
– C’est la volonté de l’Éternel.
Ensuite je sortis dans une grande désolation. Le petit Sâfel me suivait.
Comme j’arrivais au coin de la halle, Burguet descendait déjà l’escalier de la mairie, qui fourmillait de monde ; il avait son fusil sur l’épaule et se mit à dire en riant :
– Eh bien, Moïse, nous allons donc devenir des Machabées dans nos vieux jours !
Sa bonne humeur me rendit du courage et je lui répondis :
– Burguet, comment peut-on prendre des gens raisonnables, des pères de famille, pour aller se faire exterminer ? Je ne puis pas le comprendre ; non, cela n’a pas de bon sens.
– Hé ! fit-il, que voulez-vous ? faute de grives, on prend des merles.
Et comme ses plaisanteries ne me faisaient pas rire, il dit :
– Allons Moïse, ne vous désolez pas, tout ceci n’est qu’une simple formalité. Nous avons assez de troupes pour faire le service actif de la place, nous n’aurons que des gardes à monter. S’il faut faire des sorties, repousser des attaques, ce n’est pas vous qu’on prendra ; vous n’êtes pas d’âge à courir, à faire le coup de baïonnette, que diable !… Vous êtes tout gris et tout chauve. Rassurez-vous !
– Oui, lui répondis-je, c’est bien vrai, Burguet, je suis cassé, peut-être plus encore que vous ne croyez.
– Cela se voit bien, dit-il. Mais allez prendre votre fusil et votre giberne.
– Est-ce que nous n’irons pas demeurer à la caserne ? lui demandai-je.
– Non, non, s’écria-t-il en riant tout haut, nous vivrons tranquillement chez nous.
Alors il me serra la main, et j’entrai sous la voûte de la mairie. L’escalier était encombré de monde, et l’on entendait crier les noms.
C’est là, Fritz, qu’il fallait voir les mines des Robinot, des Gourdier, des Mariner, de ce tas de couvreurs, de rémouleurs, de peintres en bâtiments, – de gens qui tous les jours en temps ordinaire, vous tiraient la casquette pour avoir un peu d’ouvrage, – c’est là qu’il fallait les voir se redresser, vous regarder par-dessus l’épaule d’un air de pitié, souffler dans leurs joues, et crier :
– C’est toi, Moïse ! tu vas faire un drôle de troupier. Hé ! hé ! hé ! on va te couper les moustaches à l’ordonnance !
Et d’autres sottises pareilles.
Oui, tout était changé : ces anciens braves étaient nommés d’avance sergents, sergents-majors, caporaux, et nous autres nous n’étions plus rien. La guerre bouleverse tout, les premiers deviennent les derniers, et les derniers deviennent les premiers. Ce n’est plus de bon sens qu’il s’agit, c’est de discipline ; celui qui récurait votre plancher la veille, parce qu’il était trop bête pour gagner sa vie d’une autre façon, devient votre sergent, et s’il vous dit que le blanc est noir, il faut lui donner raison.
Enfin, ce jour-là, comme j’attendais depuis une heure, on appela : – Moïse ! et je montai.
La grande salle en haut était pleine de monde ; chacun criait :
– Moïse ! viendras-tu, Moïse ? Ah ! le voilà !… c’est la vieille garde… Regardez ça… comme c’est bâti !… Tu seras porte-drapeau, Moïse ; tu vas nous conduire à la victoire !
Et ces imbéciles riaient, en se donnant des coups de coude. Moi, je passais sans leur répondre, ni même les regarder.
Dans la chambre du fond, où l’on tire à la conscription, le gouverneur Moulin, le commandant Petitgenet, le maire, le secrétaire de la mairie Frichard, le capitaine d’habillement Rollin, et six ou sept autres vieux retraités, criblés de rhumatismes ramassés dans les cinq parties du monde, étaient réunis en conseil, les uns assis, les autres debout.
Ces vieux se mirent à rire en me voyant entrer. Je les entendis qui se disaient entre eux :
– Il est encore solide celui-là !… Oui, c’est du propre.
Ainsi de suite. – Je pensais :
– Dites ce qu’il vous plaira, vous ne me ferez pas croire que vous avez vingt ans, ni que vous êtes beaux.
Mais je me taisais.
Tout à coup le gouverneur, qui causait dans un coin avec le maire, se retourna, son grand chapeau de travers, et dit en me regardant :
– Que voulez-vous qu’on fasse d’une pareille patraque ? Vous voyez bien qu’il ne peut pas se tenir sur ses jambes.
Alors, malgré tout, je fus content et je me mis à tousser.
– Bon, bon, dit-il, vous pouvez retourner chez vous, soigner votre rhume.
J’avais déjà fait quatre pas du côté de la porte, lorsque le secrétaire de la mairie, Frichard, s’écria :
– C’est Moïse !… le juif Moïse, colonel, qui a fait partir ses deux garçons pour l’Amérique, son aîné serait au service.
Ce gueux de Frichard m’en voulait, parce que nous avions le même commerce de vieux habits sous la halle, et que les paysans me donnaient presque toujours la préférence ; il m’en voulait à mort, et c’est pour cela qu’il se mit à me dénoncer.
Aussitôt le gouverneur me cria :
– Halte, un instant… Ah ! vieux renard…, ah ! vous envoyez vos garçons en Amérique pour les sauver de la conscription !… C’est bon ! qu’on lui donne son fusil, sa giberne et son sabre.
L’indignation contre Frichard me suffoquait. J’aurais voulu parler, mais le gueux riait en continuant d’écrire au bureau ; c’est pourquoi je suivis le gendarme Werner dans la salle à côté, pleine de fusils, de sabres et de gibernes.
Werner lui-même me pendit une giberne et un sabre en croix sur le dos, et me remit un fusil en disant :
– Va, Moïse, et tâche de répondre toujours à l’appel.
Je descendis à travers la foule, tellement indigné que je n’entendais plus les éclats de rire de la canaille.
En rentrant chez nous, je racontai à Sorlé, ce qui venait de m’arriver, elle m’écoutait toute pâle. Au bout d’un instant, elle me dit :
– Ce Frichard est l’ennemi de notre race, c’est un ennemi d’Israël ; je le sais, il nous déteste ! Mais à cette heure, Moïse, ne dis rien, ne lui montre pas ta colère, il serait trop content. Seulement, plus tard, tu te vengeras ! Il faut une occasion. Et, si ce n’est pas toi, ce seront tes enfants, tes petits-enfants ; ils sauront tous ce que le misérable a fait contre leur grand-père… Ils le sauront.
Elle fermait ses mains, et le petit Sâfel écoutait.
C’est tout ce qu’elle pouvait me dire de mieux. Je pensais aussi comme elle, mais ma colère était si grande, que j’aurais donné la moitié de mon bien pour ruiner le gueux ; durant tout ce jour, et même pendant la nuit, je m’écriai plus de vingt fois :
– Ah ! le brigand… j’étais dehors… On m’avait dit : « Allez ». Et c’est lui qui me cause ces misères !
Tu ne peux pas te figurer, Fritz, combien j’en ai toujours voulu depuis à cet homme. Jamais, ni ma femme ni moi, n’avons oublié ce qu’il a fait contre nous, jamais mes enfants ne l’oublieront.