CHAPITRE XIII
 
François fait une découverte.

 

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Tandis que la fillette raisonnait ainsi, ses cousins se morfondaient. Eux aussi étaient en pénitence, puisqu'on leur avait défendu de monter voir Claude.

« Un peu de solitude lui fera le plus grand bien, avait dit l'oncle Henri. Elle réfléchira. »

Après le déjeuner, les trois enfants se réunirent dans le salon, désœuvrés, incapables de détourner leur pensée de l'exilée. Le temps devait lui sembler si long, à elle aussi.

« Pauvre Claude, murmura François. Elle n'a vraiment pas de chance. » Soudain, il s'interrompit et courut à la fenêtre. « Oh ! regardez donc, s'écria-t-il, il neige ! »

Au-dehors, les flocons tombaient serrés, estompant le décor familier du jardin. Tout semblait flotter dans une brume blanche où le ciel même avait disparu.

« Il faut que j'aille voir Dagobert, dit François. Je vais tourner sa niche à l'abri du vent. Ainsi, la neige n'y pourra pénétrer. Je ne voudrais pas que nous retrouvions notre brave Dago enseveli ! »

Le chien était fort intrigué par cette substance légère qui tourbillonnait dans l'espace avant de napper le sol d'une couche immaculée. Assis sur sa paille, l'air effaré, il suivait des yeux la chute dansante des flocons.

Sa solitude lui semblait plus complète que jamais : pourquoi le laissait-on ainsi en pénitence, perdu dans ce froid et dans cette blancheur inconnue ? Une angoisse affreuse commençait à s'insinuer dans le cœur de la pauvre bête : où donc était sa maîtresse bien-aimée ? Pourquoi ne venait-elle pas à son secours, l'avait-elle abandonné ?

Il accueillit François avec de folles démonstrations de joie, lui sautant jusqu'aux épaules et lui passant de grands coups de langue sur la figure.

« Mon bon chien, lui dit l'enfant, comment vas-tu ? Tu n'as pas de chance, toi non plus. » Il lui parlait doucement, et reprit : « Attends, laisse-moi balayer cette neige qui s'est déjà accumulée à ta porte, et puis, je vais tourner un peu ta niche pour empêcher les flocons d'y entrer... Là, voilà qui est fait. »

Cependant, le chien bondissait de plus belle, persuadé que le garçonnet allait le libérer de sa chaîne.

« Non, mon vieux, dit alors François, nous n'allons pas nous promener... Ce sera pour plus tard. »

Il passa encore un long moment à caresser Dago avant de se décider à rentrer à la maison. Dès qu'il se retrouva dans le vestibule, il aperçut Annie et Mick qui, postés sur le seuil du salon, semblaient l'attendre avec impatience. Il se hâta de les rejoindre.

« Que se passe-t-il ? demanda-t-il, surpris.

— M. Rolland vient de nous dire qu'il avait l'intention d'aller faire un petit tour sur la lande sans nous, chuchota Mick. Tante Cécile se repose dans sa chambre, et oncle Henri s'est enfermé dans le bureau pour travailler. Si nous en profitions pour monter voir Claude ?

— On nous l'a tellement défendu, objecta François.

— Je sais, mais je suis prêt à risquer n'importe quoi, pour que Claude soit un peu moins malheureuse. Quand je pense comme elle doit se désoler, là-haut, toute seule, avec la perspective de rester plusieurs jours sans voir Dagobert...

— Écoute, Mick, il vaut mieux que je monte, moi. Je suis l'aîné. Reste ici avec Annie, et bavardez comme si de rien n’était : oncle Henri s'imaginera que nous sommes tous ensemble. Pendant ce temps-là, je me faufilerai dans l'escalier.

— Entendu, approuva Mick. Embrasse Claude pour nous et dis-lui qu'elle ne se fasse pas de souci pour Dago : nous nous chargeons de lui. »

Quelques instants plus tard, François parvenait sans encombre dans la chambre de sa cousine. Cette dernière était assise sur son lit. Elle le regarda d'un œil ravi.

« Chut ! souffla François, un doigt posé sur les lèvres. Je suis ici en fraude.

— Oh ! que tu es gentil d'être monté, murmura la fillette. Je m'ennuyais tellement. Viens vite ici, entre mon lit et celui d'Annie. Comme cela, si quelqu'un entrait sans crier gare, tu n'aurais qu'à te baisser pour te cacher. »

Claude se mit aussitôt à raconter tout ce qui lui était venu en tête au sujet des mystérieux événements de la nuit précédente.

« Je suis persuadée que le voleur est M. Rolland , conclut-elle. Et je t'assure que je ne dis pas cela parce que je le déteste, seulement, tu comprends, je me défie. Déjà, l'autre jour, quand je me suis aperçue qu'il était entré dans le bureau en l'absence de papa, cela m'a paru bizarre, mais depuis que nous l'y avons surpris en pleine nuit, Dagobert et moi... Qui sait, M. Rolland est peut-être venu ici avec l'intention de voler le secret de papa. Imagine qu'il ait justement été en train de chercher un moyen de s'introduire dans la maison, et qu'il ait appris que l'on cherchait un répétiteur, tu avoueras que c'était pour lui l'occasion rêvée d'arriver à ses fins. Enfin, je suis sûre qu'il ne s'est opposé au retour de Dago à la maison qu'afin de pouvoir pénétrer dans le bureau sans être inquiété. »

Cependant, François restait perplexe, hésitant encore à admettre que le répétiteur pût être capable d'une telle vilenie.

« Tu sais Claude, je crois que tu te trompes, fit-il. Tout cela me paraît si compliqué, et aussi tellement inconcevable.

— C'est tous les jours que l'on voit se produire les choses les plus inconcevables. Ce qui se passe ici n'en est jamais qu'une parmi beaucoup d'autres. »

François réfléchissait à ce qu'il venait d'entendre.

« Écoute, dit-il enfin, si ton hypothèse est la bonne, les trois pages qui manquent au manuscrit d'oncle Henri sont forcément cachées quelque part dans la maison : M. Rolland n'est pas sorti de la journée. Elles sont peut-être dans sa chambre. »

À ces mots, Claude faillit pousser un cri de surprise.

« Mais c'est vrai, dit-elle, saisie d'une brusque agitation. Je n'y avais pas pensé ! Mon Dieu, faites que M. Rolland aille vite se promener ! J'irais tout de suite fouiller chez lui.

— Voyons, Claude, tu ne peux pas faire chose pareille, protesta François.

— Si tu crois que je me gênerais... » Les lèvres de la fillette se serrèrent jusqu'à ne plus former qu'une mince ligne presque imperceptible. « Quand je me suis fixé un but à atteindre, je vais jusqu'au bout », dit-elle d'un ton résolu, et, se penchant vers son cousin, elle lui lança avec véhémence :

« Enfin, tu ne comprends donc pas qu'il nous faut absolument tirer cette affaire au clair ! »

François ouvrait la bouche pour répondre quand retentit un bruit sourd. C'était la porte de la maison qui se refermait. Le jeune garçon s'approcha de la fenêtre avec précaution et jeta un coup d'œil au-dehors. La neige avait cessé. Un homme traversa le jardin à grands pas et franchit la barrière qui ouvrait sur la lande.

« C'est M. Rolland, souffla François.

— Chic ! » fit Claude. Elle rejeta vivement ses couvertures et sauta sur la descente de lit. « Si tu veux rester ici faire le guet, je vais pouvoir aller visiter sa chambre. Dans le cas où tu le verrais revenir, préviens-moi.

— Claude, n'y va pas, je t'en prie. C'est très mal de profiter ainsi de l'absence d’une personne pour fouiller dans ses affaires. D'ailleurs si M. Rolland a vraiment subtilisé les papiers, je ne serais pas surpris qu'il les ait sur lui en ce moment. Et même, qui sait s'il n'est pas sorti tout exprès pour aller les remettre à un complice ! »

Claude regarda son cousin avec des yeux agrandis par la stupéfaction.

« Encore une chose à laquelle je ne pensais pas, fit-elle. Et tu as sûrement raison, c'est bien le plus terrible. » Sa voix s'éteignît tout à coup, une idée subite venait de lui traverser l'esprit. « Dis donc, François, reprit-elle précipitamment, ces deux artistes qui sont à la ferme et que M. Rolland feint de ne pas connaître... veux-tu parier qu'ils sont aussi dans le coup !

— Là, tu exagères. D’un rien, tu fais une montagne ! Pour un peu tu parlerais de complot, de conjuration, que sais-je... Ma parole, on pourrait croire à t'entendre que nous sommes plongés en pleine aventure !

— Mais, François, nous le sommes », répliqua Claude avec calme. Et elle poursuivit d'un ton grave : « L'aventure est là autour de nous, je la sens qui rôde, et tu verras que c'est la vraie, la grande aventure ! » François considéra la fillette en silence. Était-il possible qu'elle eût raison ?

« Écoute, veux-tu me rendre un service ? demanda Claude tout à coup.

— Bien sûr, s'empressa de répondre le garçon.

— Alors, sors vite de la maison, et tâche de suivre notre répétiteur sans qu'il s'en aperçoive. Tu trouveras dans le placard du vestibule un vieil imperméable blanc. Mets-le : tu auras ainsi moins de chance de te faire repérer sur la neige. Au cas où M. Rolland rencontrerait quelqu'un, assure-toi qu'il ne lui remet rien de suspect. S'il lui donne des papiers, tu verras bien si ce sont ceux de papa. Tu connais ces grandes feuilles dont il y a toujours une pile sur le bureau ? Papa a utilisé les mêmes pour son manuscrit.

— Entendu, acquiesça François, mais si je fais ce que tu me demandes, promets-moi de ne pas aller dans la chambre du répétiteur. Je t'assure qu'il ne le faut pas.

— Je ne suis pas de ton avis, mais je te promets de rester ici. Tu verras ce que je te dis : M. Rolland va sûrement remettre les papiers qu'il a volés à ces deux bonshommes de la ferme. Quand je pense qu'ils ont fait semblant de ne s'être jamais vus !

— Moi, je croirais plutôt qu'il ne se passera rien du tout », observa le garçon en se dirigeant vers la porte, mais au moment de sortir, il se retourna brusquement vers sa cousine : « Dis donc, comment vais-je pouvoir retrouver M. Rolland à présent ? Depuis le temps qu'il est parti...

— Ce que tu es bête : tu n'auras qu'à suivre la trace de ses pas sur la neige, voyons ! »

Soudain, Claude s'aperçut qu'elle avait oublié de parler à son cousin des étranges constatations qu'elle avait faites dans le bureau.

« J'avais encore autre chose à te raconter, reprit-elle. Mais ce sera pour plus tard, nous n'avons pas le temps en ce moment. Quand tu seras rentré, essaie de revenir me voir. Il s'agit du passage secret.

— Tu m'intrigues », dit François, les yeux brillants de curiosité. Sa déception avait été si grande de n'avoir pu rien découvrir à la ferme de Kernach. « Je ferai tout mon possible pour remonter ici, continua-t-il. Si tu ne me vois pas, ne t'inquiète pas : c'est que j'en aurai été empêché. Il te faudra alors attendre que nous montions nous coucher. »

Il se glissa par l'entrebâillement de la porte et disparut sans bruit. Il descendit l'escalier à pas de loup et fit une brève incursion dans le salon où l'attendaient Mick et Annie.

« Je vais voir où est allé M. Rolland, chuchota-t-il. Je vous expliquerai plus tard. »

Dans le vestibule, il endossa en toute hâte l'imperméable blanc dont lui avait parlé sa cousine, et sortit. La neige s'était remise à tomber, mais en flocons légers qui n'avaient pu encore effacer les traces de M. Rolland. On voyait que celui-ci était chaussé de lourdes bottes de caoutchouc dont l'empreinte s'était sculptée profondément dans la neige.

François s'élança sur la piste. La campagne toute blanche offrait le spectacle d'un vrai paysage d'hiver, sous un ciel bas, gris terne, et que l'on devinait encore chargé de neige.

François se hâtait, courant presque. Cependant, M. Rolland restait invisible. Le double tracé de ses pas descendait une petite pente avant de s'engager sur un sentier qui traversait la lande.

François continuait à avancer, les yeux rivés au sol, quand soudain il crut entendre parler. Il s'arrêta net et observa les alentours. Non loin de lui, sur la droite, il vit un énorme buisson de genêts, et, prêtant l'oreille, s'aperçut que le bruit qui l'avait alerté semblait venir de là. Il s'approcha et reconnut la voix de son répétiteur, mais celui-ci baissait tellement le ton que l'on ne pouvait distinguer ses paroles.

« À qui parle-t-il donc ? » se demanda François, s'approchant encore. Une sorte de niche s'ouvrait dans la masse des genêts. S'il essayait de s'y glisser, peut-être pourrait-il voir ce qui se passait de l'autre côté de cet écran.

Doucement, il se faufila entre les branches dénudées et réussit à pénétrer au cœur du buisson. Puis il se pencha, et, écartant avec précaution quelques tiges brunâtres, hérissées d'épines luisantes, il découvrit une scène qui le remplit de stupeur : M. Rolland conversait avec les deux artistes de là ferme de Kernach. Ainsi Claude avait raison ! Et, tandis que François observait le groupe, il vit le répétiteur tendre à M. Dulac, le plus âgé de ses compagnons, une mince liasse de papiers. Ceux-ci étaient de grand format et ressemblaient étrangement aux pages de manuscrit que Claude avait décrites à son cousin.

« Voilà qui m'a bien l'air d'un complot, et je commence à croire, moi aussi, que l'âme en est M. Rolland ! » se dit François.

M. Dulac prit les papiers et les glissa dans la poche de son pardessus. Les trois hommes échangèrent encore quelques mots que le garçon ne put saisir, puis ils se séparèrent. Les deux artistes reprirent le chemin de la ferme de Kernach et le répétiteur rejoignit le sentier qui traversait la lande. Il lui fallut d'abord contourner le buisson de genêts, et François n'eut que le temps de se tapir dans sa cachette pour ne pas être vu.

Par bonheur, M. Rolland regardait droit devant lui et ne semblait nullement disposé à s'attarder. François le vit s'éloigner avec un soupir de soulagement. Cependant, les flocons commençaient à neiger plus drus et le soir tombait. Aussi le garçon se hâta-t-il de suivre les traces de son répétiteur.

Celui-ci avait déjà disparu dans le demi-jour grisâtre, et François s'aperçut avec effroi que ses pas étaient à peine visibles. Redoutant de se perdre dans la neige, il prit aussitôt ses jambes à son cou.

M. Rolland courut presque tout le long du chemin. Arrivant aux « Mouettes » peu après lui, François eut la prudence d'attendre un bon moment à la barrière du jardin, afin de laisser au répétiteur le temps de se débarrasser de son pardessus, de ses bottes et de s'enfoncer à l'intérieur de la maison. Puis il entra à son tour, non sans s'être encore arrêté quelques instants auprès de Dagobert. Vite, il retira l'imperméable blanc, changea de chaussures et réussit à gagner le salon avant que M. Rolland ne fût redescendu de sa chambre.

Lorsqu'ils le virent entrer en trombe, l'air surexcité, Mick et Annie se précipitèrent vers lui.

« Que se passe-t-il ? » s'écrièrent-ils. Mais François ne put leur répondre, car au même instant, Maria pénétrait dans la pièce.

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Il vit le répétiteur tendre à M. Dulac une liasse de papiers.

 

À la grande déception des deux enfants, il leur fut impossible d'interroger leur frère à aucun moment ce soir-là, car les grandes personnes ne leur laissèrent pas un seul instant de solitude. De même, François dut renoncer à s'esquiver pour rejoindre Claude dans sa chambre. Il en étouffait presque de ne pouvoir raconter ce qu'il avait vu, mais que faire ?

« Neige-t-il encore, tante Cécile ? » demanda Annie après le dîner. Mme Dorsel alla jeter un coup d'œil à la porte : la nuit était toute blanche.

« Cette fois, J'ai l'impression que c'est la tempête, dit-elle en rentrant dans le salon. Si cela continue, nous risquons fort d'être complètement bloqués comme cela nous est arrivé il y a deux ans. Nous n'avons pas pu sortir de la maison pendant cinq jours ! Pas de pain, pas de lait... Heureusement que j'avais quelques boîtes de lait condensé et suffisamment de farine pour cuire du pain. Mais vous n'avez pas de chance, mes pauvres enfants, car j'ai bien peur que demain, vous ne puissiez aller vous promener, tellement la neige sera épaisse !

— La ferme de Kernach risque-t-elle aussi d'être isolée ? questionna M. Rolland.

— Certainement, et la situation y est en général pire que chez nous, répondit Mme Dorsel. Mais les fermiers ne s'en inquiètent guère : ils ont toujours suffisamment de provisions pour ne pas mourir de faim ! »

François se demandait pourquoi le répétiteur avait posé cette question. Redoutait-il que ses amis ne puissent poster assez vite les documents dérobés, ou bien qu'il leur fut impossible d'aller les remettre eux-mêmes à quelque autre complice ? Sans doute était-ce là la raison... Et l'impatience du garçon ne faisait que croître. Ah ! que n'eût-il pas donné pour mettre tout de suite Claude, Mick et Annie, au courant de ce qu'il savait !

Huit heures et demie venaient à peine de sonner que François se mit à bâiller à se décrocher la mâchoire.

« Comme j'ai sommeil, fit-il, l'air accablé. Je ne sais vraiment pas ce que j'ai ce soir. »

Son frère et sa sœur le regardèrent, stupéfaits. Que se passait-il ? François était leur aîné et jamais ils ne l'avaient vu disposé à se coucher le premier.

Profitant de l'inattention des grandes personnes, François adressa un brusque coup d'œil à Mick.

En un éclair, celui-ci comprit ce que cela signifiait et il bâilla à son tour, imité aussitôt par Annie qui avait surpris le signe de connivence.

Mme Dorsel posa sur la table le tricot auquel elle travaillait et dit à ses neveux :

« Vous me semblez vraiment fatigués, mes enfants. Je crois qu'il est temps d'aller au lit.

— Puis-je sortir un instant pour voir si Dagobert est bien à l'abri dans sa niche ? » demanda François.

Sur un signe affirmatif de sa tante, le garçon passa dans le vestibule, enfila ses bottes de caoutchouc et prit un imperméable. Puis il partit s'assurer que le chien n'était pas enseveli sous la neige que le vent chassait en tourbillons.

Le pauvre Dagobert faisait assez triste mine dans sa niche, et quand il vit qu'après l'avoir caressé pendant quelques instants, François s'apprêtait à le laisser, il se mit à gémir d'une voix lamentable.

« Je voudrais bien pouvoir t'emmener, tu sais, murmura le jeune garçon, mais c'est défendu... Sois sage, va, je te promets de venir te voir demain matin de bonne heure. »

Dès que François fut rentré à la maison, les trois enfants souhaitèrent une bonne nuit à leur tante ainsi qu'à M. Rolland, puis ils montèrent au premier étage.

« Dépêchons-nous de nous déshabiller et de passer nos robes de chambre, souffla François en arrivant sur le palier. Rendez-vous dans cinq minutes chez Claude ! Et surtout, pas de bruit. Il ne s'agit pas d'alerter tante Cécile ! »

Quelques instants plus tard, les trois enfants étaient réunis auprès de leur cousine. Celle-ci rayonnait.

« François, demanda-t-elle à voix basse, as-tu réussi à rejoindre M. Rolland ?

— Mais enfin, pourquoi l'as-tu suivi ? » fit Mick, à qui cette question brûlait les lèvres depuis longtemps.

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Il bâilla à son tour, imité aussitôt par Annie.

 

Alors François se hâta de tout raconter : les soupçons de Claude d'abord, et puis sa propre randonnée dans la neige, sur les traces du répétiteur, enfin ce qu'il avait vu et entendu à l'abri du buisson de genêts. Lorsque Claude apprit que M. Rolland avait remis des papiers aux deux artistes, ses yeux flambèrent de rage.

« Le monstre ! s'écria-t-elle. Je suis sûre qu'il s'agissait des pages volées. Quand je pense à la confiance que lui témoigne papa... Mon Dieu, qu'allons-nous faire à présent ? Ces bandits vont certainement se dépêcher de transmettre les documents à d'autres complices et la formule secrète à laquelle papa travaille depuis si longtemps sera utilisée par Dieu sait qui, et peut-être même au bénéfice d'un État étranger !

— Pour l'instant, il n'y a encore rien de perdu, dit François. Si tu voyais la quantité de neige qui est tombée ! Et cela n'a pas l'air fini : je crois que nous allons être complètement bloqués. À la ferme, il en sera naturellement de même, et les amis de M. Rolland seront bien obligés de patienter. Si nous pouvions seulement aller faire un tour là-bas, je suis certain que nous finirions par dénicher les papiers cachés dans quelque coin ! »

Mick hocha la tête, l'air découragé.

« Inutile d'y songer, va, dit-il à son frère. Avec cette neige, nous n'irions pas très loin. »

Encore bouleversés par le récit de François, Mick et Annie croyaient rêver : ce répétiteur ; toujours si gai et si gentil avec eux, n'était donc qu'un vulgaire voleur, ou qui sait, peut-être un espion ? Et il n'avait pas hésité à exploiter la confiance que lui témoignait un savant pour tenter de dérober le secret qu'il convoitait !

Les enfants se regardaient en silence, ne sachant à quel parti se résoudre.

« Je pense que nous devrions avertir oncle Henri, dit enfin François.

— Non, fit Annie aussitôt. Il ne nous croirait pas.

— Je suis de ton avis, approuva Claude. Papa commencerait par se moquer de nous, et puis il s'empresserait de tout raconter à M. Rolland. C'est précisément ce qu'il nous faut éviter à tout prix : rien ne doit faire soupçonner à ce bandit que nous avons découvert le pot aux roses.

— Chut ! J'entends tante Cécile !» souffla Mick brusquement.

Les garçons s'esquivèrent en un clin d'œil.

Annie, qui venait de se blottir auprès de Claude pour se réchauffer, ne fit qu'un bond hors du lit de sa cousine et se précipita dans le sien.

Quand Mme Dorsel ouvrit la porte, un calme parfait régnait dans la pièce. La jeune femme se pencha sur les fillettes pour les embrasser et les border. Puis elle passa dans la chambre de ses neveux. Dès que les enfants l'eurent entendue redescendre l'escalier, ils se relevèrent sans bruit et reprirent leur conciliabule.

« Claude, qu'avais-tu à me dire cet après-midi au sujet du passage secret ? demanda François.

— Oh ! c'est vrai, j'avais complètement oublié, murmura la fillette. Écoutez, il peut se faire que mon idée ne vaille rien du tout, mais j'ai découvert que dans le bureau de papa, l'un des lambris comptait huit panneaux de chêne. En outre, la pièce est dallée et elle donne à l'est : exactement ce qu'indique le grimoire ! Vous avouerez que c'est assez étrange...

— Y a-t-il aussi un placard ? questionna François.

— Non, c'est la seule chose qui manque. N'empêche que je me demande si l'entrée du passage secret ne serait pas ici. Comme notre maison et la ferme de Kernach ont toujours appartenu à la même famille, il pourrait très bien se faire que le grimoire découvert chez la mère Guillou donnât des indications relatives à l'une ou à l'autre.

— Mais c'est formidable ! s'écria Mick, transporté d'enthousiasme. Imaginez que le passage parte d'ici ! Vite, dépêchons-nous de descendre : il faut en avoir le cœur net !

— Tu es fou, dit François sans se départir de son calme. Descends si tu veux, mais en ce qui me concerne, j'aimerais mieux me trouver nez à nez avec une bonne douzaine de lions plutôt que d'aller déranger oncle Henri dans son bureau, surtout après ce qui s'est passé depuis hier !

— Mais enfin, tu ne vois donc pas que notre affaire doit être tirée au clair le plus vite possible ! » Et, haussant soudain le ton, il cria presque : « Si Claude avait raison ? »

François lança une vigoureuse bourrade à son frère.

« Tais-toi donc, fit-il à voix basse. Veux-tu alerter toute la maison ?

— Excuse-moi... j'oubliais, mais tu comprends, c'est tellement passionnant. Ah ! cette fois, nous sommes vraiment en pleine aventure !

— Je te l'avais bien dit, murmura Claude, rayonnante. Écoutez, j'ai une idée : si nous attendions jusqu'à minuit pour tenter notre chance ? À ce moment-là, tout le monde serait endormi, et nous pourrions descendre tranquillement dans le bureau. Bien sûr, il peut se faire que mes constatations ne riment à rien, mais au moins, nous serons fixés. Mon Dieu, je ne vais pas pouvoir fermer l'œil tant que je ne serai pas allée examiner ces huit panneaux !

— Moi non plus », ajouta Mick. Soudain, il prêta l'oreille. « Attention, souffla-t-il, il me semble entendre quelqu'un. Vite, François, filons ! Rendez-vous à minuit. »

Les garçons regagnèrent leur chambre sans bruit. Mais ils ne purent trouver le sommeil. Claude pas davantage. Étendue dans son lit, les yeux grands ouverts, la fillette repassait inlassablement dans son esprit tous les événements survenus depuis son arrivée à Kernach.

« On dirait vraiment un jeu de patience, songeait-elle. Au début, il y avait des morceaux dans tous les sens, et je n'y comprenais pas grand-chose, mais à présent, tout cela s'ordonne peu à peu et je commence à y voir clair. »

À minuit, Annie dormait à poings fermés. Il fallut la secouer.

« Vite, réveille-toi, lui chuchota François. Si tu veux entrer dans l'aventure avec nous, c'est le moment ! »