CHAPITRE X
 
Une mauvaise surprise.

 

 

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Le lendemain matin, à neuf heures et demie, les enfants se mirent au travail sous la direction de M. Rolland, mais sans Dagobert, hélas !  Claude avait bien failli refuser de rejoindre le répétiteur dans le salon. Mais à quoi bon ? Les grandes personnes sont si puissantes et elles disposent d'un tel arsenal de punitions pour obtenir l'obéissance de leurs enfants ! Peu importait à Claude ce qu'on lui ferait à elle, mais elle ne pouvait se résigner à voir le châtiment qui lui serait infligé retomber sur Dagobert.

Aussi la fillette était-elle venue s’asseoir sagement à côté de ses cousins, l'air triste, mais résolu. Annie était là aussi, contente d'assister aux leçons et de manifester ainsi à M. Rolland la sympathie qu'elle éprouvait pour lui. Il était si gentil...

Claude avait décidé de ne montrer aucun zèle : elle limiterait ses efforts au strict minimum afin de ne pas mériter de reproches. Il lui fallait simplement éviter d'être punie. Le reste importait peu. D'ailleurs, le répétiteur semblait se désintéresser d'elle et de son travail. Il s'occupait des garçons, leur décernait compliments et encouragements ; il prit aussi beaucoup de peine pour expliquer à François un problème difficile, mais il se contenta de corriger les exercices de Claude sans faire le moindre commentaire.

Tandis qu'ils travaillaient, les enfants entendaient les appels de Dago, exilé dans le jardin. Ils le plaignaient de tout leur cœur. C'était une si brave bête, un si bon compagnon, et ils l'aimaient tant ! Aussi ne pouvaient-ils supporter de le savoir malheureux. Sans doute se croyait-il abandonné par ses amis, et il devait avoir si froid dans sa niche, lui qui était habitué à passer le plus clair de son temps devant le feu...

À onze heures, M. Rolland donna dix minutes de récréation à ses élèves. Dès que ceux-ci furent seuls, François se tourna vers Claude et lui dit :

« Écoute, c'est épouvantable d'entendre notre pauvre Dago se lamenter ainsi. Et je crois bien qu'il commence à tousser. Si tu veux, je vais essayer d'intercéder auprès de notre répétiteur. Je lui dirai que l'on n'a guère le goût de travailler en sachant Dagobert dehors par le temps qu'il fait.

— Je l'ai entendu tousser » moi aussi, murmura la fillette, le front soucieux. Pourvu qu'il ne s'enrhume pas ! Il ne peut sûrement pas comprendre pourquoi j'ai dû le mettre à la niche, et il doit trouver que je n'ai pas de cœur ! »

En disant ces mots, Claude sentit les larmes lui monter aux yeux. Elle détourna la tête, ne voulant pas trahir son émotion. Elle qui se vantait de ne jamais pleurer. Mon Dieu, qu'il lui était donc difficile de se dominer quand elle pensait au malheureux Dagobert, dehors par ce vilain temps ! Mick prit sa cousine par le bras. « Écoute, Claude, fit-il, je sais bien que tu détestes M. Rolland, et que tu n'y peux sûrement rien... Mais nous ne pouvons supporter que Dago reste à la niche par, ce froid. La neige menace, et si elle se mettait à tomber, ce serait plus terrible encore. » Il marqua un temps et continua fermement : « Alors, j'ai une idée : tu devrais essayer d'être très sage aujourd'hui et même d'oublier ton antipathie pour notre répétiteur. Sois gentille, et, ce soir, quand ton père demandera des nouvelles de la journée, M. Rolland pourra dire qu'il est très content de toi. À ce moment-là, nous lui demanderons de lever la punition de Dagobert. Qu'en penses-tu ? »

À cet instant, on entendit le chien qui toussait dans le jardin. Le cœur de Claude se serra : si Dago attrapait une pneumonie, pourrait-elle le soigner ? Mon Dieu, si jamais elle venait à le perdre, elle en mourrait de chagrin. En un éclair, la décision de la fillette fut prise.

« J'accepte, dit-elle à ses cousins. Je déteste M. Rolland, c'est vrai, mais je le déteste encore moins que je n'aime mon chien ! Pour sauver Dagobert, je suis prête à tout : je vais donc m'efforcer d'être aimable et de bien travailler. Comme cela, vous pourrez ce soir plaider la cause de Dago.

— Bravo ! s'écria François. Tu es une chic fille. Chut ! J'entends M. Rolland. »

Le répétiteur entra et vint s'asseoir auprès de ses élèves. À sa grande surprise, Claude lui adressa un sourire, accueil inattendu et dont il fut fort intrigué. Mais il ne devait pas tarder à avoir bien d'autres sujets d'étonnement. La fillette s'était mise au travail avec une ardeur dépassant de loin celle de ses cousins, et quand le répétiteur l’interrogea sur sa leçon, elle lui répondit de bonne grâce. Aussi tint-il à lui manifester sa satisfaction :

« Très bien, Claudine ! Voici d'excellentes réponses.

— Merci, monsieur », dit-elle en gratifiant le maître d'un nouveau sourire, assez pâle, il est vrai, comparé à ceux dont ses cousins avaient l'habitude, mais c'était tout de même un vrai sourire.

Pendant le déjeuner, Claude multiplia les politesses à l'égard de M. Rolland, lui offrant la salière, la corbeille à pain, et bavardant avec lui. On aurait pu croire à la voir et à l'entendre qu'elle n'avait pas de plus grand ami que lui. Et pourtant... Les trois autres enfants la regardaient avec admiration, songeant à l'aversion qu'elle éprouvait en réalité pour le répétiteur, « Cette Claude, tout de même, se disaient les garçons, quel cran elle a ! »

M. Rolland semblait enchanté, et s'ingéniait à répondre aux amabilités de la fillette. Il lui raconta une histoire amusante, plaisanta avec elle et offrit finalement de lui prêter un livre qu'il avait dans sa chambre. Un livre sur les chiens.

Cependant, Mme Dorsel se réjouissait de la bonne humeur de sa fille. « Allons, les choses s'arrangent, pensait-elle. Sans doute Claude aura-t-elle fini par comprendre combien son attitude envers M. Rolland était ridicule. »

Dans l'après-midi, comme les enfants se trouvaient seuls un instant, François en profita pour dire à sa cousine :

« Écoute, quand tu entendras ton père sortir de son bureau avant le dîner, monte vite dans ta chambre. Comme cela, lorsqu'il viendra demander à notre répétiteur s'il est satisfait de nous et que celui-ci lui aura fait compliment de toi, nous en profiterons pour parler de Dagobert. Mais, tu comprends, ce sera beaucoup plus facile si tu n’es pas là à ce moment.

— Tu as raison, fit Claude. Cela vaudra mieux, en effet. »

Ah ! que le temps semblait long à la fillette, et que n'eût-elle pas donné pour que cette terrible journée fût bientôt terminée ! Il était si pénible de feindre la bonne entente avec cet affreux M. Rolland. Si le bonheur et la santé de Dagobert n'avaient pas été en cause, elle ne se serait, bien sûr, jamais prêtée à pareille comédie !

Quand sept heures sonnèrent à la pendule du vestibule, on entendit s'ouvrir la porte du bureau de M. Dorsel. Alors, Claude s'esquiva comme convenu.

Quelques instants plus tard, le père de la fillette pénétrait dans le salon où les autres enfants se tenaient en compagnie de M. Rolland. Et, tout de suite, s'adressant à ce dernier, il demanda :

« Eh bien, monsieur, êtes-vous satisfait de vos élèves aujourd'hui ?

— Mais oui, répondit le maître sans la moindre hésitation. François s'est fort bien tiré d'une question difficile et qui, jusqu'à présent, l'avait toujours arrêté. Mick m'a rendu un excellent devoir de latin, et quant à Annie, elle n'a pas fait une seule faute dans sa dictée !

— Et Claude ? Comment a-t-elle travaillé ? » Le répétiteur chercha la fillette des yeux et s'aperçut qu'elle n'était plus là, « J'allais justement vous parler d'elle, reprit-il en souriant. Je suis très content ; elle m'a donné entière satisfaction, plus encore que ses cousins. Tenue, travail, bonne volonté, tout a été parfait. J'ai vraiment l'impression qu'elle a décidé de s'amender.

— Oncle Henri, si tu savais comme elle s'est donné du mal, s'écria François avec fougue. Et puis, elle est si malheureuse !

— Pourquoi donc ? demanda M. Dorsel, surpris.

— À cause de Dagobert, répondit le garçon. Le pauvre a passé toute la journée dehors, et il tousse sans arrêt.

— Dis, oncle Henri, laisse-le revenir à la maison demain, fit Annie d'une voix suppliante.

— Oh ! oui, je t'en prie, dit Mick à son tour. Tu sais, Claude n'est pas seule à se morfondre : nous sommes tous aussi malheureux qu'elle en entendant Dago pleurer dans sa niche. Et puis, elle a été si sage et elle a tant travaillé, cela mérite bien une récompense. »

M. Dorsel hésita avant de répondre. Il vit les trois visages anxieux qui, levés vers lui, guettaient sa décision.

« Ma foi, fit-il au bout d'un instant, je ne sais vraiment que-dire... Évidemment, si Claude persistait dans ses bonnes résolutions et que le temps vînt à se gâter, je pourrais peut-être...

Tout en parlant, il regardait le répétiteur avec insistance, dans l'espoir que celui-ci se ferait l'auxiliaire des enfants et interviendrait à son tour en faveur de Dagobert. Mais M. Rolland restait silencieux et semblait même un peu contrarié.

M. Dorsel se tut, gêné par ce mutisme.

« Voyons, monsieur, qu'en pensez-vous ? reprit-il brusquement.

— Je crois que vous devriez vous en tenir à votre première décision et laisser ce chien dans sa niche, répondit le répétiteur. Claude a sans doute été beaucoup trop gâtée, un peu de sévérité lui fera le plus grand bien. Ne cédez pas, monsieur. Ce serait vraiment trop facile s'il suffisait d'être sage une fois par hasard pour échapper à une punition ! »

Les trois enfants écoutaient avec stupeur. L'idée ne les avait pas effleurés un seul instant que M. Rolland pourrait s'acharner ainsi contre leur cousine.

« Oh ! pourquoi êtes-vous si méchant ? » s'écria Annie d'une voix tremblante.

Le répétiteur ne tourna même pas la tête vers elle. Ses lèvres se pincèrent sous son épaisse moustache, et il regarda le père de Claude droit dans les yeux.

« Dans ces conditions, dit alors Henri Dorsel, nous verrons comment Claude se comportera d'ici la fin de la semaine. Il est peut-être, un peu trop tôt en effet pour juger de sa bonne volonté ! »

Les enfants osaient à peine regarder leur oncle, tant ils avaient honte de lui découvrir une telle faiblesse devant M. Rolland, et si peu d'indulgence pour sa propre fille.

« C'est cela, approuva le répétiteur. Si Claudine me donne entière satisfaction cette semaine, nous reparlerons de Dagobert. Mais pour l'instant, je crois qu'il est réellement préférable de le laisser dehors.

— Très bien », fit M. Dorsel. Puis, se tournant vers M. Rolland, il ajouta : « Venez donc dans mon bureau quand vous aurez une minute. Je suis presque arrivé au terme de mon travail, et je viens d'aboutir à une constatation extrêmement intéressante. Nous en parlerons... »

Quand la porte du salon se fut refermée sur lui, les enfants se regardèrent en silence. Que leur répétiteur était donc méchant, et comme ils lui en voulaient d'avoir dissuadé leur oncle de mettre fin à la pénitence du malheureux Dagobert !

Mais la réprobation qui se lisait sur le visage de ses élèves, ne pouvait échapper au répétiteur.

« Je regrette de vous avoir déçus, dit-il au bout d'un instant. Je crois néanmoins que si vous aviez été mordus et malmenés par Dagobert comme je l'ai été moi-même, vous ne tiendriez nullement à vous trouver en sa compagnie ! »

Il sortit à son tour, laissant les enfants consternés. Qu'allaient-ils dire à Claude ? Mais ils n'eurent même pas le temps de se consulter : déjà la fillette descendait l'escalier, quatre à quatre. Elle entra dans le salon en trombe, et s'arrêta net en voyant l'air embarrassé que prenaient ses cousins.

« Que signifient ces figures de catastrophe ? s'écria-t-elle. Est-ce à cause de Dago ? Vite, que se passe-t-il ? » Alors, François se mit à raconter comment le répétiteur les avait empêchés d'obtenir le retour de Dagobert à la maison. Claude écoutait, frémissante, les yeux pleins de colère.

« Cet homme n'est qu'une brute, lança-t-elle avec rage. Et je le déteste ! Mais il me paiera tout cela ! Il me le paiera ! ».

En disant ces mots, elle s'enfuit de la pièce. On l'entendit traverser le vestibule en courant, arracher un vêtement au portemanteau. Puis la porte d'entrée s'ouvrit et se referma avec fracas.

« Je parie qu'elle est allée consoler Dago, murmura François. Pauvre Claude ! »

Cette nuit-là, la fillette ne put trouver le sommeil. À chaque instant, elle se retournait dans son lit, puis se redressait brusquement, prêtant l'oreille. De temps à autre, Dagobert se mettait à gémir ou à tousser. « Il a froid, j'en suis sûre, se disait Claude. J'ai pourtant bourré sa niche de paille et j'ai pris grand soin de la tourner le dos au vent du nord, mais la nuit est glaciale. Ce pauvre Dago doit être bien malheureux, lui qui aimait tant coucher sur mon édredon ! »

Tout à coup, le chien fut pris d'une toux si rauque que la fillette n'y put tenir davantage.

« Il faut absolument que je le fasse rentrer, décida-t-elle. Je le frictionnerai avec ce liniment dont se sert maman quand elle a pris froid. Cela lui fera sûrement du bien... »

Vite, elle enfila ses vêtements et sortit de sa chambre à pas de loup. Tout était tranquille. Elle descendît l'escalier, ouvrit la porte de la maison sans bruit et courut jusqu'à la niche de Dago. Le chien l’accueillit avec joie et lui passa de grands coups de langue sur la-figure.

« Viens te chauffer, mon pauvre vieux, murmura la fillette en détachant la chaîne, de l'animal. Je vais te soigner. »

Elle emmena Dagobert et le conduisit à la cuisine. Mais le feu était éteint. Claude fit alors le tour des autres pièces afin de trouver un peu de chaleur.

Dans le bureau de M. Dorsel, quelques bûches rougeoyaient encore au fond de l'âtre. L'enfant s'installa sur le devant du foyer avec son ami, sans prendre la peine d'allumer le plafonnier, car la lueur du feu éclairait suffisamment l'endroit où elle était assise, Puis elle déboucha la petite bouteille d'huile camphrée qu'elle était allée chercher dans l'armoire à pharmacie et se mit à frictionner la poitrine de Dagobert.

« Surtout, Dago, essaie de ne pas tousser, murmura-t-elle. Tu pourrais réveiller quelqu'un. Là, c'est fini. Maintenant, couche-toi et chauffe-toi. Tu verras, demain, ton rhume ira mieux. »

Dagobert s'étendit sur le tapis avec délices. Il était tellement heureux d'avoir quitté sa niche et de se retrouver auprès de sa petite maîtresse bien-aimée. Il posa la tête sur les genoux de Claude et ferma les yeux tandis que celle-ci le caressait en, lui parlant à voix basse.

De courtes flammes dansaient sur les bûches, et leur reflet scintillait étrangement sur les tubes de verre et sur les instruments bizarres alignés sur les étagères qui garnissaient les murs. Soudain, l'une des bûches glissa et se brisa dans un poudroiement d'étincelles.

Le calme revint. Dans la pénombre de la pièce emplie d'une douce tiédeur, Claude commençait à somnoler. Dago s'était endormi, heureux, le cœur en paix...

Lorsque la fillette s'éveilla, le feu était mort. Elle frissonna. Sur la cheminée du bureau, une pendule se mit brusquement à sonner. six heures ! Claude bondit. Maria, la cuisinière, n'allait pas tarder à descendre : il ne fallait pas qu'elle découvrît Claude et Dagobert !

« Vite, Dago, je vais te ramener à ta niche, souffla la fillette à l'oreille de son ami. Tu vois, ton rhume va beaucoup mieux : tu n'as pas toussé une seule fois depuis que je t'ai frictionné. Et maintenant, attention... Surtout, pas de bruit ! » Le chien lécha la main de sa maîtresse et suivit ses pas en silence. Tous deux se faufilèrent dans le vestibule et sortirent dans le jardin.

Quelques instants plus tard, Dago se retrouvait au bout de sa chaîne, blotti dans la paille qui garnissait sa niche. Claude soupira. Ah ! que n'eût-elle donné pour pouvoir rester auprès de lui ! Mais, hélas ! il lui fallait l'abandonner. Vite, elle lui donna une petite caresse et rentra en toute hâte.

Elle regagna sa chambre sans encombre et se remit au lit. Elle avait si froid et si sommeil qu'elle en oublia d'enlever ses vêtements, et s'endormit aussitôt.

Quelle ne fut pas la stupéfaction d'Annie de s'apercevoir au réveil que sa cousine s'était couchée tout habillée !

« Aurais-je la berlue ? s'écria-t-elle. Je croyais t'avoir vue en train de te déshabiller hier soir !

— Chut ! tais-toi, dit Claude vivement. Je me suis relevée cette nuit pour faire rentrer mon chien. Nous nous sommes installés dans le bureau où il y avait encore du feu, et là, j'ai frictionne ce pauvre Dagobert avec du liniment. Mais surtout, n'en parle à personne. Jure-le ! »

Annie le jura, et tint, fidèlement sa promesse. « Mon Dieu, songea-t-elle, que Claude est donc une drôle de fille ! Ce n'est pas moi qui oserais me promener ainsi par la maison, toute seule, et en pleine nuit ! »