CHAPITRE VI
Premières leçons.
Lorsque les enfants se réveillèrent le lendemain matin, ils firent la grimace en songeant que M. Rolland allait leur donner sa première leçon.
« Dire que nous sommes en vacances, et qu'il va nous falloir travailler... » pensaient-ils. Bah ! L’on verrait bien, et puis, le répétiteur n'était pas aussi rébarbatif qu'on l'avait craint !
La veille, en se couchant, Mick et François avaient longuement parlé de la trouvaille faite à la ferme de Kernach. La voie secrète... Qu'était-ce donc, et tous ces autres signes impossibles à déchiffrer donnaient-ils la clef du mystère ? En admettant qu'il existât quelque part un chemin secret, où se trouvait-il, et à quoi servait-il ? Rien n'était plus exaspérant que de se poser tant de questions sans pouvoir y répondre.
« Il faudra sûrement que nous finissions par demander conseil à quelqu'un », se disait François.
L'énigme le hantait. La nuit, il en rêva, et voici qu'au réveil, l'accueillait la perspective désolante de passer la matinée à travailler. Que ferait-on ? Du latin peut-être... François se reprit à espérer : dans ce cas, il saisirait l'occasion de vérifier la signification des deux mots qu'il avait cru comprendre : VIA OCCULTA...
Cependant, l'examen des bulletins trimestriels des enfants avait permis à M. Rolland de constater que ses futurs élèves étaient également faibles en mathématiques, en latin et en anglais. Seule, Annie, dont les résultats en classe étaient satisfaisants, serait dispensée du travail de vacances.
Ce matin-là, pourtant, le répétiteur dit à la fillette :
« Si vous préférez ne pas rester toute seule, je vous permets d'assister à mes leçons. Vous pourrez dessiner ou faire un peu d'aquarelle. »
Il regardait Annie en souriant. Quelle gentille enfant, songeait-il, et combien différente de sa cousine Claude, si entêtée et si prompte à bouder.
« Oh ! merci ! s'exclama Annie, enchantée. Je vais commencer par des fleurs, et si vous voulez, je vous peindrai un beau bouquet de bleuets et de coquelicots, de mémoire !
— C'est cela », approuva M. Rolland. Puis, se tournant vers ses élèves, il leur dit : « Nous nous mettrons au travail à neuf heures et demie, dans le salon. Apportez vos livres et vos cahiers. Surtout, ne soyez pas en retard. À tout à l'heure ! »
À neuf heures et demie précises, les enfants s'installèrent autour de la table ronde qui occupait le centre du salon. Sous les regards envieux de ses compagnons, Annie posa devant elle sa boîte d'aquarelle ainsi qu'un godet plein d'eau. Elle en avait de la chance de pouvoir s'occuper à sa guise pendant que ses frères et sa cousine allaient pâlir toute la matinée sur leur grammaire latine ou sur quelque ennuyeux problème de géométrie !
« Où donc est Dagobert ? fit Mick à voix basse.
— Sous la table, répliqua Claude sur un ton de défi. Je suis sûre qu'il ne bougera pas. Mais ne dites rien, sinon il y aura un esclandre. En tout cas, si Dago ne reste pas ici, ce ne sera pas la peine d'essayer de me faire faire quoi que ce soit : on ne tirera rien de moi !
— Pourquoi ne resterait-il pas avec nous ? dit François. Il est très sage. Chut, taisons-nous : voici M. Rolland. »
Le répétiteur entra. Sa barbe noire lui dissimulait entièrement le bas du visage. Dans la lumière blafarde du soleil d'hiver qui éclairait la pièce, ses yeux trop clairs brillaient d'un éclat glacé, semblant avoir perdu leur couleur.
« Asseyez-vous, dit-il aux enfants. Je vais d'abord regarder vos cahiers afin de voir où vous en êtes. François, montrez-moi le vôtre. »
Peu de temps après chacun travaillait en silence. Déjà, Annie commençait à peindre des coquelicots d'un rouge éclatant. M. Rolland, les trouvant jolis, complimenta la fillette et celle-ci en fut très fière.
« Qu'il est donc gentil », se disait-elle.
Tout à coup, on entendit un grand soupir. C'était Dago qui, sans doute, s'impatientait sous la table. Le répétiteur leva les yeux, surpris, tandis que Claude se hâtait de soupirer à fendre l'âme, espérant attirer ainsi l'attention sur elle.
« Vous me semblez fatiguée, Claudine, fit M. Rolland. Mais soyez patiente : vous aurez tous une petite récréation à onze heures. »
La fillette fronça les sourcils sans mot dire, irritée par l'insistance que l'on mettait à lui donner le prénom qu'elle détestait. Elle allongea un pied et le posa avec précaution sur le dos de Dagobert afin de l'encourager à se tenir tranquille. Au bout d'un instant, elle sentit le chien lui lécher doucement la cheville. Il avait compris.
Le calme était revenu dans la petite classe maintenant si studieuse que l'on eût entendu une mouche voler. Soudain, Dagobert se leva d'un bond et commença à se gratter furieusement.
Les enfants n'eurent que le temps de feindre une agitation subite pour masquer le bruit que faisait le chien. Claude se mit à racler les pieds sur le parquet, tandis que François était pris d'une quinte de toux et laissait tomber son livre par terre. Mick qui se penchait pour ramasser celui-ci, faillit perdre l'équilibre et sa chaise grinça à grand bruit.
« Oh ! monsieur », dit-il aussitôt, s'adressant au répétiteur comme si de rien n'était, je n'arrive pas à comprendre ce problème que vous m'avez donné. Il est si difficile que j'ai beau me creuser la tête, je...
— Mais voyons, que signifie tout ce vacarme ? s'exclama M. Rolland, stupéfait. Claudine, voulez-vous rester tranquille ! »
Dago s'était recouché paisiblement. Les enfants poussèrent un soupir de soulagement et se remirent au travail.
« Mick, apportez-moi votre problème », ordonna le répétiteur au bout d'un moment.
L'enfant obéit. Le maître prit le cahier qu'on lui tendait et, s'adossant à sa chaise, allongea brusquement les jambes sous la table. À sa grande surprise, elles butèrent contre une masse tiède qui tressaillit sous le choc, et M. Rolland ressentit au même instant un cruel pincement à la cheville. Il ne put retenir un cri de douleur et ramena vivement ses pieds sous sa chaise. Puis il se pencha pour jeter un coup d'œil sous la table.
« C'est ce maudit animal, dit-il avec mépris.
Votre sale bête vient de me mordre et a déchiré le bas de mon pantalon. Claudine, veuillez le faire sortir immédiatement ! »
La fillette feignit de n'avoir pas entendu.
« Monsieur, ma cousine ne répond jamais quand on l'appelle Claudine, murmura François.
— C'est ce que nous verrons, répliqua le répétiteur, d'une voix sourde, tremblante de colère. En tout cas, je ne tolérerai pas la présence de ce chien ici une minute de plus, et si Claudine ne me débarrasse pas de lui sur-le-champ, j'en aviserai M. Dorsel. »
Claude le regarda. Elle savait parfaitement que si elle ne cédait pas, son père l'obligerait à tenir Dagobert attaché près de la niche qui se trouvait dans le jardin. Ce serait terrible. Aussi n'avait-elle pas le choix : il lui fallait obéir. Elle se leva, les joues cramoisies, les yeux étincelants sous ses sourcils froncés.
« Viens, Dago, lança-t-elle. Tu as bien fait de le mordre, va. À ta place, je n'aurais pas agi autrement !
— Assez d'insolences ! » s'écria M. Rolland, blanc de rage.
Les trois autres enfants considéraient leur cousine avec stupeur. Comment osait-elle dire des choses pareilles ? Quand elle était en colère, il semblait que rien ne pût l'arrêter…
« Et surtout, Claudine, ne vous attardez pas ! » ajouta le répétiteur.
La fillette sortit sans mot dire. Quelques minutes plus tard, elle était de retour. Elle se savait prise au piège, car son père semblait beaucoup apprécier M. Rolland, et il était à prévoir que, connaissant le caractère difficile de sa fille, il donnerait raison au répétiteur. De sorte que, si les choses s'envenimaient, Dagobert serait le premier à en subir les conséquences et se verrait interdire l'accès de la maison. Claude se résigna donc à l'obéissance, mais uniquement pour l'amour de Dago, et, dès cet instant, elle se mit à détester M. Rolland de tout son cœur.
Bien qu'ils compatissent sincèrement à la détresse de Claude et de Dagobert, les trois autres enfants ne pouvaient cependant partager l'aversion de leur cousine pour le répétiteur. Ce dernier savait rire avec eux. Il montrait de la patience pour corriger leurs erreurs. Enfin, il avait promis de leur apprendre quelques tours amusants ainsi que de nouveaux pliages pour fabriquer des avions et des bateaux de papier. Et les garçons se réjouissaient à l'idée de montrer leurs talents à leurs camarades dès qu'ils seraient de retour en pension, les vacances terminées.
Lorsque les enfants eurent achevé leur travail, ils firent une courte promenade sur la lande. L'air glacé était tout baigné de lumière. Dagobert gambadait autour de ses amis.
« Pauvre vieux, va, fit Claude en le regardant. Quand je pense qu'on t'a mis à la porte ! ... Mais aussi, vas-tu me dire pourquoi tu as donné ce coup de dent à M. Rolland ? Remarque que ce n'était pas une mauvaise idée... mais je me demande encore ce qui t'a pris.
— Écoute, Claude, coupa François, il vaut mieux ne pas essayer de jouer au plus fin avec notre répétiteur. Avec lui, tu n'auras pas le dernier mot : il ne se laisse pas faire. Mais je crois qu'au fond, ce n'est pas un mauvais diable et que tout ira bien si nous savons le prendre-du bon côté !
— Prends-le du côté que tu voudras, ça m'est égal ! En ce qui me concerne, mon opinion est faite, et quand je n'aime pas quelqu'un, c'est pour de bon !
— Mais enfin, questionna Mick, pourquoi M. Rolland te déplaît-il à ce point ? Est-ce uniquement à cause de Dagobert ?
— C'est un peu pour cela, mais surtout parce que cet homme-là me donne la chair de poule, répliqua Claude. Il a l'air mauvais... Sa bouche est affreuse...
— Quelle idée ! On ne peut même pas la voir : elle est complètement cachée par sa moustache et par sa barbe.
— Eh bien, moi, je l'ai vue ! fit Claude avec entêtement. Cet homme a des lèvres minces, cruelles. J'ai horreur de cela : c'est toujours signe de méchanceté, et de dureté ! Et ses yeux ! Vous n'avez donc pas remarqué ses yeux ? Ah ! je vous assure que vous pouvez bien le flatter autant que vous voudrez pour devenir ses chouchoux, je n'en serai pas jalouse ! »
François se mit à rire.
« Si tu t'imagines que nous avons l'intention de lui faire des avances, tu te trompes, mais il faut que nous soyons raisonnables si nous voulons éviter les drames. Au fond, tu le sais bien. »
Claude ne répondit pas : rien n'aurait pu la faire démordre de son idée.
En rentrant à la maison, une bonne surprise attendait la fillette : Mme Dorsel avait décidé d'emmener les enfants en ville après le déjeuner, mais sans M. Rolland ! Celui-ci devait en effet assister à une expérience que désirait lui montrer Henri Dorsel.
« Vous pourrez regarder les vitrines tant que vous voudrez et faire tous vos achats, dit tante Cécile. Nous irons ensuite goûter à la pâtisserie et nous rentrerons ici par le car de six heures. »
Ce fut un après-midi merveilleux. La petite ville semblait en fête avec ses rues animées et ses boutiques pimpantes que décoraient des branches de sapin ou de houx. Dans les vitrines s'étalaient mille friandises enrubannées de faveurs rouges. Plus loin, c'étaient des bibelots ou des jouets poudrés d'une poussière argentée qui imitait le givre, et l'on voyait des étoiles d'or scintiller parmi les guirlandes de clinquant.
Les enfants s'étaient munis de toutes leurs économies, et ils eurent fort à faire pour choisir les cadeaux qu'ils destinaient à leur entourage. Il ne fallait oublier personne !
« Et M. Rolland ? dit soudain François. Lui offrons-nous quelque chose ?
— Bien sûr, répliqua Annie. Moi, je vais lui acheter un paquet de cigarettes.
— Un cadeau à cet homme-là ! s'exclama Claude, dédaigneuse. Il ne manquait plus que cela... »
Mme Dorsel regarda sa fille avec surprise.
« Je ne vois pas ça que tu trouves là de si extraordinaire, dit-elle. J'espère que tu ne vas pas commencer à prendre en grippe ce malheureux répétiteur. Tu dois être raisonnable : je ne voudrais pas que M. Rolland ait lieu de se plaindre de toi à ton père.
— Claude, que comptes-tu acheter à Dagobert ? fit François, se hâtant de changer de sujet.
— Un bel os. Le plus gros que je trouverai chez le boucher. Et toi, que lui donneras-tu ? »
Cependant, Annie s'était penchée vers le chien qui se mit à remuer la queue en la regardant de ses bons yeux.
« Brave Dago », fit-elle, prenant à pleines mains les longs poils qui couvraient le cou de l'animal. « Si tu avais de l'argent, je suis sûre que tu nous offrirais à tous un cadeau. Il n'existe pas de meilleur chien que toi ! ».
Le visage de Claude s'éclaira. Il n'en fallait pas davantage pour que le vilain nuage qui avait un instant menacé d'assombrir l'après-midi se dissipât, et la fillette était maintenant toute prête à pardonner à sa cousine l'intention que celle-ci avait manifestée d'acheter un cadeau à M. Rolland.
Le goûter fut excellent, le retour joyeux.
Dès que l'on fut arrivé aux « Mouettes », les enfants se hâtèrent de monter dans leur chambre pour y déposer leurs paquets. Quand ils redescendirent, Mme Dorsel sortait du bureau de son mari.
« Je n'ai jamais vu votre oncle aussi content qu'aujourd'hui, dit-elle à ses neveux. Il a passé tout l'après-midi à répéter certaines de ses expériences devant votre maître. Il est aux anges. C'est une telle joie pour lui que de pouvoir parler de ses travaux avec un interlocuteur aussi averti que M. Rolland ! »
Le répétiteur passa la soirée à jouer avec ses élèves. Une fois encore, il tenta de fléchir l'hostilité que lui montrait Dagobert, mais celui-ci demeura insensible à ses avances.
« Rien à faire décidément », conclut M. Rolland. Et, se tournant vers Claude qui avait observé la scène d'un œil satisfait, il ajouta avec malice : « Je crois bien que cet animal est aussi obstiné que sa jeune maîtresse. »
Le ton était enjoué ; cependant, pour toute réponse, la fillette se contenta de lancer au répétiteur un regard sombre. Un peu plus tard ce soir-là, comme les garçons s'apprêtaient à se mettre au lit, François dit à son frère :
« Si nous demandions demain à M. Rolland ce que signifie VIA OCCULTA ? Je voudrais tellement savoir si je ne me suis pas trompé... » Il hésita un instant, puis ajouta : « Mick, que penses-tu de notre répétiteur ?
— Au fond, je ne sais pas. C'est drôle : par moments, je le trouve très gentil, et puis, tout à coup, rien ne va plus, je le déteste... Claude a raison : je n'aime pas ses yeux, moi non plus, et ses lèvres sont tellement minces qu'on les voit à peine.
— Bah ! ce n'est pas un mauvais homme. Seulement, il n'a aucune envie de se laisser marcher sur les pieds. Je le comprends. Mais, cela me serait bien égal de lui montrer notre trouvaille pour qu'il nous aide à déchiffrer ces mots latins.
— Tu avais pourtant dit que c'était un secret, objecta Mick.
— Je sais, mais à quoi cela nous servira-t-il de faire tant de mystère si nous ne trouvons pas la clef de l'énigme ? Écoute, nous pourrions lui demander simplement de nous expliquer les mots, sans lui montrer le morceau de toile.
— Nous ne serions guère plus avancés, puisque nous n'avons réussi à déchiffrer que ce fameux VIA OCCULTA. Non, François, si nous voulons aboutir à une solution, il faut non seulement que nous montrions le tissu à M. Rolland, mais aussi que nous lui disions où et comment nous l'avons trouvé.
— Bon, nous verrons cela demain », décida François en sautant dans son lit.
Le lendemain matin, à neuf heures et demie, Claude rejoignit ses cousins dans le salon, sans Dagobert. La fillette enrageait, mais comment aurait-elle pu s'insurger contre la décision prise par le répétiteur ? En mordant ce dernier, Dago s'était mis dans son tort, et il était bien évident que M. Rolland avait le droit de lui interdire désormais l'accès du salon.
Pendant la leçon de latin, François se décida à poser la question qui lui tenait au cœur :
« Pardon, monsieur, fit-il, s'adressant au répétiteur, pourriez-vous me dire ce que signifient ces mots : via occulta ?
— Via occulta ? répéta M. Rolland. Cela désigne un chemin secret, une voie ou un passage que l'on ne peut voir. Mais pourquoi me le demandez-vous ? »
Les autres enfants écoutaient, le cœur battant. Ainsi, François avait deviné juste : ce mystérieux bout de chiffon découvert à Kernach contenait certainement des indications sur quelque chemin bien dissimulé... Mais où menait-il, et d'où partait-il ?
« Oh ! je désirais simplement savoir, répondit François d'un ton négligent. Merci, monsieur. »
Il échangea un coup d'œil avec ses compagnons et, vite, baissa la tête sur son cahier afin de dissimuler l'émotion qui s'était emparée de lui. Il était sûr à présent que le reste du grimoire renfermait la clef de l'énigme. Il fallait donc en déchiffrer le texte à tout prix !
CHAPITRE VII
Le grimoire.
Cet après-midi-là, les enfants n'eurent guère le temps de penser à leur secret. C'était la veille de Noël et l'on avait tant à faire !
Chacun devait d'abord se dépêcher d'écrire ses vœux de « Joyeux Noël » sur les jolies cartes achetées la veille dans les boutiques de la ville, et destinées à accompagner les cadeaux que l'on remettrait aux gens de la maisonnée.
Cette besogne terminée, on alla couper du houx dans le jardin en compagnie de M. Rolland, car il fallait songer à décorer l'intérieur de la maison.
« Vous ressemblez vraiment au Père Noël ! » s'écria tante Cécile en voyant revenir le petit groupe chargé de branches toutes garnies de baies rouges. Le répétiteur fermait la marche, portant une brassée de gui qu'il était allé cueillir au faîte d'un vieux pommier. Sur les tiges vert pâle, les boules nacrées brillaient d'un doux éclat, comme des perles semées parmi le feuillage.
Le petit groupe,
chargé de branches, revenait.
« Tu sais, tante Cécile, M. Rolland est monté dans l'arbre, fit Annie. Si tu l'avais vu... il grimpe comme un singe ! »
Tout le monde se mit à rire, sauf Claude : rien de ce qui touchait à M. Rolland ne réussissait jamais à l'amuser.
Quand chacun se fut débarrassé de son fardeau dans le vestibule, on tint conseil.
« Par où commençons-nous ? questionna François.
— Je me demande si oncle Henri va nous, permettre de décorer son bureau », fit Annie.
La pièce où travaillait M. Dorsel était toujours encombrée par toutes sortes d'instruments étranges. Des tubes de verre et des éprouvettes traînaient sur les meubles, objets insolites que les enfants regardaient avec ébahissement lorsqu'il leur était permis de pénétrer dans le bureau de leur oncle. Ceci n'arrivait d'ailleurs que très rarement.
M. Dorsel, qui avait entendu les mots prononcés par Annie, ouvrit sa porte.
« Ne comptez pas sur moi pour vous donner cette permission, dit-il. Je ne veux pas que l'on vienne ici tout bouleverser. »
La fillette s'avança vers son oncle.
« Mais aussi, fit-elle en le regardant avec de grands yeux étonnés, pourquoi as-tu dans ton bureau tant de choses auxquelles personne ne doit toucher ? »
Henri Dorsel sourit.
« C'est que j'en ai besoin pour mes recherches, répondît-il.
— Que veux-tu donc trouver ?
— Ce serait un peu trop compliqué à t'expliquer. Sache seulement que tout ce que tu vois dans mon bureau sert à mes expériences, et j'espère que celles-ci me permettront de vérifier certaine formule encore secrète.
— Comme c'est amusant, s'écria Annie. Tu cherches une formule secrète et nous, c'est un chemin secret que nous voulons découvrir ! »
La fillette avait complètement oublié qu'elle ne devait souffler mot à quiconque du mystère de la ferme de Kernach. François la foudroya du regard, mais, par bonheur, M. Dorsel qui, sans doute, n'écoutait Annie que d'une oreille distraite, ne parut pas avoir remarqué l'étrangeté des paroles qui venaient d'être prononcées. Il rentra dans son bureau et en referma la porte sans plus de façons.
François bondit aussitôt vers sa sœur, et, lui serrant le bras à la faire crier :
« Tu ne sauras donc jamais te taire, gronda-t-il. On ne peut pourtant pas te couper la langue ! »
Cependant, Maria la cuisinière était fort occupée à confectionner des gâteaux. La mère Guillou avait envoyé de la ferme une superbe dinde que l'on ferait rôtir pour le déjeuner du lendemain. En attendant, on l'avait suspendue au plafond de l'office.
Dagobert semblait en trouver le parfum à son goût, et Maria avait beau le chasser à chaque instant, il ne cessait de venir renifler à la porte derrière laquelle la volaille était enfermée.
Des sacs de bonbons, des sucres de pomme et des boîtes remplies de papillotes attendaient sur les étagères du salon. On apercevait un peu partout de mystérieux paquets enrubannés de faveurs rouges et vertes ou ficelés de liens d'or et d'argent. Noël allait venir. On croyait presque l'entendre s'approcher pas à pas et marcher autour de soi. Ah ! que l'on était heureux !
M. Rolland était ressorti. Les enfants le virent bientôt revenir, portant un jeune pin qu'il avait coupé au fond du jardin.
« Il faut bien que nous ayons un arbre de Noël, dit-il. Avez-vous de quoi le garnir, mes enfants ? »
Claude secoua la tête négativement.
« Je vais descendre en ville tout de suite, et je vous rapporterai le nécessaire, décida le répétiteur. Nous installerons cet arbre dans le salon. Ce sera magnifique. Qui veut venir avec moi acheter du clinquant, des bougies et tout ce que nous verrons de joli dans les boutiques ?
— Moi ! Moi ! Moi ! » répondirent les voix d'Annie, de Mick et de François. Mais Claude garda le silence. Pour rien au monde, elle n'aurait voulu accompagner M. Rolland. Et pourtant... C'était son premier arbre de Noël, et elle s'en faisait une telle joie ! Malheureusement, son plaisir était gâché à la pensée que ce maudit répétiteur allait participer à tous les préparatifs.
Le soir venu, le pin trônait au milieu du salon, resplendissant sous la lumière des bougies multicolores plantées dans les minuscules chandeliers fixés à ses rameaux. Il était garni de boules scintillantes aux couleurs de jade, et de menus bibelots de verre azuré brillaient sous les aiguilles pailletées de givre. Un flot de cheveux d'ange laissait couler sur les branches ses fils de cristal et d'argent. C'était un spectacle féerique.
Tandis qu'Annie achevait de disposer ça et là de petites touffes d'ouate pour imiter des flocons de neige, M. Dorsel vint passer la tête à la porte du salon.
« Superbe ! » déclara-t-il. Et, avisant M. Rolland qui, de son côté, accrochait encore quelques ornements, il s'écria : « Oh ! les enfants, regardez donc cette jolie poupée, tout là-haut ! Pour qui sera-t-elle ? Pour une petite fille bien sage ? »
Annie leva les yeux vers la figurine en miniature que l'on voyait étinceler à la cime de l'arbre. Avec sa longue robe de gaze et ses ailes bleues, elle semblait descendre d'un rêve, toute parée de gouttes de lumière, comme une fée.
Au fond de son cœur, la fillette espérait que cette merveilleuse poupée serait pour elle. C'était bien sûr à elle, et à elle seule que M. Rolland la destinait. D'ailleurs, en admettant même qu'il souhaitât l'offrir à Claude, n'était-il pas évident que celle-ci ne l'accepterait pour rien au monde ?
François, Mick et Annie se sentaient maintenant en confiance avec le répétiteur. À vrai dire, Claude était la seule personne de la maisonnée à ne pas apprécier M. Rolland : celui-ci avait conquis la sympathie de tout le monde, y compris celle de Maria, la cuisinière. Dagobert faisait naturellement exception, comme sa jeune maîtresse. L'un et l'autre prenaient grand soin de garder leurs distances et se montraient également maussades dès qu'ils se trouvaient en présence du répétiteur.
« Jamais je n'aurais cru qu'un chien était capable de bouder ainsi », dit François, alors que les enfants, réunis dans la chambre des garçons, attendaient qu'on les appelât pour le dîner. « C'est extraordinaire : on a l'impression de voir le museau de Dagobert s'allonger d'une aune lorsque apparaît M. Rolland. Tout à fait comme la figure de Claude.
— Et moi, je trouve que notre cousine prend l'air aussi piteux que Dago quand il met la queue entre les jambes ! ajouta Annie en riant.
— Allez, moquez-vous bien de moi, fit Claude d'une voix sourde. Mais ça m'est égal parce que je suis sûre de ne pas me tromper sur le compte de M. Rolland. C'est une question de flair, et Dago est comme moi !
— Oh ! écoute, Claude, cela finit par être trop bête, s'exclama Mick, impatienté. En réalité, tu ne flaires rien du tout. Si tu n'aimes pas notre répétiteur, c'est parce qu'il s'obstine à t'appeler Claudine et qu'il ne perd pas une occasion de te remettre à ta place ! Et puis, il a l'air de détester Dagobert. Mais enfin, s'il n'aime pas les chiens, ce n'est pas sa faute ! Il y a bien des gens qui ont horreur des chats.
— Ce n'est pas pareil, objecta Claude fermement. Moi, je prétends qu'un homme qui est incapable d'éprouver la moindre sympathie pour un chien— surtout quand il s'agit d'une brave bête comme notre Dagobert— n'est pas un homme comme les autres. Et je me défie de lui ! »
François haussa les épaules et dit à son frère :
« Inutile de discuter plus longtemps, va. Tu sais bien que lorsque Claude s'est logé une idée dans la tête, rien ne peut l'en faire changer. »
À ces mots, Claude se leva et prit la porte, furieuse. Les enfants se regardèrent avec découragement.
« Je n'en reviens pas, murmura Annie. Elle qui était si gaie et si gentille à Clairbois. La voici redevenue bizarre, telle qu'elle était, paraît-il, jusqu'à l’été dernier, avant que nous passions les grandes vacances ensemble. Je trouve que M. Rolland a pourtant été immensément chic avec nous, dit Mick. C'est lui qui a eu l'idée de faire cet arbre de Noël et qui a acheté de quoi le décorer. Sans doute, il y a bien quelques petites choses qui ne me plaisent pas trop en lui, mais c'est tout de même un bon garçon. Dites donc, si nous lui demandions de nous aider à déchiffrer ce grimoire que nous avons découvert à la ferme ? En ce qui me concerne, je ne verrais aucun inconvénient à le mettre dans le secret.
— Moi non plus, fit Annie vivement M. Rolland est si savant... Je suis sûre qu'il va tout nous expliquer !
— Très bien. Je lui montrerai donc le bout de chiffon ce soir même, décida François. Il nous suivra certainement dans le salon pendant que tante Cécile et oncle Henri finiront d'écrire leurs cartes de Noël dans le bureau. »
Le dîner terminé, les enfants se réunirent auprès de l'arbre de Noël. En attendant que le répétiteur vînt les rejoindre, François tira de sa poche le morceau de toile qu'il gardait précieusement et l’étala sur la table.
Claude regarda son cousin, stupéfaite.
« Que fais-tu ? dit-elle. Range vite cela. M. Rolland risque d'arriver d'une minute à l'autre !
— Nous allons lui demander s'il sait ce que signifie ce grimoire.
— Ce n'est pas possible, s'exclama la fillette. Comment peux-tu songer à partager notre secret avec cet homme !
— Écoute, Claude, il s'agit de s'entendre : sommes-nous décidés à percer le mystère, oui ou non ? »
Comme sa cousine gardait le silence, François reprit :
« Remarque que je n'ai pas l'intention de donner des détails ni de raconter où et comment nous avons fait cette trouvaille. En somme, nous nous contenterons de soumettre l'énigme à M. Rolland, mais sans pour cela le mettre vraiment dans notre secret.
— Si tu t'imagines que ce sera aussi simple, tu te trompes ! Je te parie qu'il cherchera à en savoir plus long que tu ne le voudras, et il faudra bel et bien que tu répondes à ses questions. Tu verras... D'abord, c'est un homme qui fourre son nez partout !
— Que veux-tu dire ? fit le garçon, surpris.
— Hier, je l'ai vu fureter dans le bureau en l'absence de papa. J'étais dans le jardin avec Dagobert, et il était tellement occupé à fouiller dans tous les coins qu'il ne s'est même pas aperçu que je le regardais par la fenêtre !
— Voyons, Claude, tu sais combien il s'intéresse aux travaux d'oncle Henri. Pourquoi ne serait-il pas entré y jeter un coup d'œil ? Je ne pense pas que ton père s'en étonnerait. Non, je t'assure, tu ferais mieux de dire tout de suite que tu ne manques aucune occasion de casser du sucre sur le dos de M. Rolland !
— Avez-vous bientôt fini de vous quereller ! s'exclama Mick. On n'a pas idée de cela, et le soir de Noël, par-dessus le marché ! »
Comme il achevait ces mots, le répétiteur pénétra dans le salon et vint s'asseoir devant la table.
« Que faisons-nous ? demanda-t-il en souriant. Voulez-vous jouer aux cartes ?
— Monsieur, commença François, pourriez-vous nous donner un conseil ? J'ai là un vieux chiffon sur lequel sont inscrits des signes bizarres. On dirait qu'il y a des mots latins, mais nous ne parvenons pas à les déchiffrer. »
Lorsque Claude vit son cousin tendre le grimoire à M. Rolland, elle eut un geste de colère et, repoussant brusquement sa chaise, elle se leva puis quitta la pièce, suivie de Dagobert. La porte claqua derrière eux.
« Notre charmante Claudine ne semble pas de très bonne humeur ce soir », constata le répétiteur tranquillement.
Puis, jetant un coup d'œil sur l'objet que venait de lui remettre François, il poussa une exclamation de surprise. « Tiens, fit-il, où avez-vous déniché cela ? Comme c'est étrange... »
Les enfants gardèrent le silence tandis que leur maître examinait le carré de toile.
« Ah ! je comprends maintenant pourquoi vous désiriez savoir ce que signifiait via occulta, murmura-t-il au bout d'un instant. Ces deux mots figurent au-dessus du dessin. »
Annie et ses frères ne quittaient pas des yeux le répétiteur. Réussirait-il à éclaircir le mystère ?
« Tout ceci est extrêmement intéressant, dit enfin M. Rolland. Ce grimoire semble indiquer comment trouver l'entrée ou l'issue de quelque chemin secret.
— C'est bien ce que nous pensions ! s'écria François, incapable de contenir sa joie. Oh ! monsieur, je vous en prie, lisez-nous tous les détails qui sont donnés là !
— Voyons, commença le répétiteur, en étalant le chiffon au milieu de la table afin de permettre aux enfants de suivre ses explications, je crois que ces huit carrés représentent des panneaux de bois. Attendez, il y a autre chose. Je lis ici solum lapideum... paries ligneus... mais il y a tout en bas des caractères que je distingue mal... cel... Mais oui, c'est bien cela : cellula ! »
Les enfants écoutaient, suspendus à ses lèvres. À leurs oreilles tintaient les mots que venait de prononcer M. Rolland. Des panneaux de bois ! Comment ne pas songer aussitôt à la ferme de Kernach et à ses vieux lambris ?
Cependant, M. Rolland continuait à étudier le grimoire. Finalement, il envoya Annie emprunter une loupe à M. Dorsel.
Plusieurs minutes s'écoulèrent. Les enfants retenaient leur souffle, attendant que le répétiteur eût terminé son examen.
« Écoutez, voici ce que je crois comprendre, expliqua enfin M. Rolland, il s'agit d'une pièce orientée à l'est et de huit panneaux de bois. L'un de ceux-ci doit s'ouvrir, probablement celui qui, sur le dessin, est marqué d'une croix. Il est aussi question d'un dallage de pierre et d'un placard... C’est un véritable rébus, mais combien passionnant ! Et maintenant, dites-moi, mes enfants : d'où vient ce morceau de toile ? »
François eut une légère hésitation.
« Nous l'avons trouvé l'autre jour », répondit-il. Puis il se hâta d'ajouter : « Merci beaucoup, monsieur. Sans vous, nous n'aurions jamais pu en savoir aussi long. J'imagine qu'il doit s'agir d'un passage secret dont l'entrée se trouve dans une pièce donnant à l'est ?
— C'est fort probable », approuva le répétiteur en se penchant de nouveau sur le grimoire. « Où me disiez-vous avoir découvert ceci ?
— François n'en a pas parlé, monsieur, corrigea Mick. C'est un secret. »
M. Rolland releva la tête et posa sur l'enfant le regard de ses yeux bleus. Leur éclat semblait plus vif encore qu'à l'habitude.
« Tiens, tiens, fit-il, l'air amusé. Mais entre nous, vous savez, vous ne risqueriez rien à me le confier : j'ai l'habitude des secrets, et j'en connais de beaucoup plus étonnants que vous ne pourriez le soupçonner.
— Ma foi, reconnut François, je ne vois pas pourquoi nous continuerions à faire tant de mystère. Nous avons découvert ce carré de toile dans une vieille blague à tabac qui était cachée à la ferme de Kernach. Le passage secret part sûrement de là-bas, mais où ? et jusqu'où va-t-il ?
— Comment, s'exclama M. Rolland, au comble de la surprise, ce grimoire vient de la ferme de Kernach ! Il faudra que j'aille me promener par là un de ces jours. Cette vieille bâtisse doit être fort intéressante à visiter. »
François prit le morceau de tissu qu'il roula avec soin avant de le remettre dans sa poche.
« Merci encore, monsieur, dit-il. Grâce à vous, une partie de l'énigme est résolue, mais il nous reste à trouver l'entrée du passage, et ce ne sera pas une petite affaire !
— Si vous voulez, je vous accompagnerai à la ferme. Je pourrais peut-être vous aider, à moins que cela ne vous déplaise vraiment trop de me faire partager tous vos secrets.
— Votre secours nous a été si précieux, commença François avec embarras, que nous ne demandons pas mieux, et c'est avec plaisir que...
— Oh ! oui, monsieur, il faudra que vous veniez avec nous ! s'écria Annie, enthousiasmée.
— Eh bien, c'est décidé, conclut M. Rolland, nous chercherons ce fameux « chemin secret » tous ensemble. Ah ! que nous allons donc nous amuser... Je nous vois déjà sondant les boiseries dans l'espoir de voir s'entrouvrir quelque porte.
Cependant, Mick et François songeaient à Claude. Que dirait-elle en apprenant qu'ils avaient tout raconté au répétiteur et que celui-ci était résolu à les accompagner à la ferme de Kernach ?
« Je crois que nous avons eu tort de tant parler », murmura Mick à son frère, lorsque M. Rolland les eut quittés pour rejoindre M. Dorsel dans son bureau. « Claude ne voudra jamais venir avec nous à la ferme si notre maître est de la partie. Qu'allons-nous faire ?
— Bah ! nous verrons bien, répliqua François, en s'efforçant de paraître désinvolte. Les choses iront peut-être mieux après Noël. Claude ne va tout de même pas passer les vacances entières à regarder M. Rolland en chien de faïence ! »