CHAPITRE XII
Claude a une idée.
« Qu'y a-t-il ? s'écria Claude quand ses cousins l'eurent rejointe. Serait-il arrivé quelque chose à la maison ?
— Oui. On a dérobé des papiers dans le bureau de ton père, les trois pages les plus importantes de son manuscrit, expliqua François, haletant.
— On a aussi brisé l'un de ses appareils, ajouta Mick. Et M. Rolland t'accuse d'y être pour quelque chose.
— La brute ! » s'exclama Claude. Une flambée de colère passa dans ses yeux. « Comme si j'étais capable d'une chose pareille ! D'abord, pourquoi m'accuse-t-il ?
— Parce que tu as laissé la bouteille d'huile camphrée dans le bureau ! répondit Annie. Je n'ai rien dit de ce que tu m'avais raconté, naturellement, mais M. Rolland a quand même deviné...
— Tu n'avais donc pas mis les garçons au courant de ce qui est arrivé cette nuit ? fit Claude, voyant l'air ébahi de Mick et de François. Écoutez, continua-t-elle, s'adressant aux deux garçons, voici de quoi il s'agit : vers une heure du matin, comme mon pauvre Dago toussait à fendre l'âme, je me suis levée pour le faire entrer à la maison. Nous nous sommes installés dans le bureau parce que c'était la seule pièce où il y avait encore du feu, et là, j'ai frictionné Dago avec l'huile camphrée de maman. Après, je me suis endormie à côté de lui. Je ne me suis réveillée qu'à six heures, et j'avais encore tellement sommeil que j'ai oublié d'emporter la bouteille. C'est tout.
— Ainsi, tu n'as touché à rien ? ni aux papiers d'oncle Henri, ni à ses instruments ? » demanda vivement Annie.
Claude la regarda, indignée.
« Bien sûr que non ! s'exclama-t-elle. Tu es folle, comment peux-tu me poser une question pareille ! »
Claude ne mentait jamais, et ses cousins la crurent sur parole.
« Mais alors, murmura Mick, qui s'est introduit dans le bureau ? »
François haussa les épaules.
« Oh ! tu sais, dit-il, je ne serais pas étonné qu'oncle Henri ait tout simplement égaré ses papiers. Il les retrouvera sans doute au moment où il s'y attendra le moins. Quant à ses tubes à essai, ils ont bien pu dégringoler tout seuls : ça n'a jamais l'air bien d'aplomb, ces machins-là.
— N'empêche que je vais être bien reçue en arrivant à la maison, observa Claude, l'air sombre. Tu penses : j'ai osé faire entrer Dagobert dans le bureau de papa !
— Et tu as séché les leçons de ce matin, ajouta Mick. C'est malin, je t'assure, tu fais vraiment tout ce qu'il faut pour avoir des histoires !
— Dis donc, Claude, suggéra François, tu ne crois pas qu'il vaudrait mieux attendre pour rentrer qu'oncle Henri soit un peu calmé ?
— Non, répliqua la fillette aussitôt. S'il doit y avoir une bagarre, ce sera tout de suite. Je n'ai pas peur ! »
Elle partit dans le sentier en direction des « Mouettes », escortée par Dagobert qui bondissait à ses côtés, comme à l'habitude. Ses cousins la suivirent, trop inquiets pour songer à poursuivre leur promenade.
M. Rolland, qui guettait à la fenêtre du salon, les vit arriver. Il vint ouvrir la porte d'entrée, et jeta à Claude un regard sévère.
« Votre père vous attend dans son bureau », dit-il. Puis il ajouta d'un ton contrarié, en se tournant vers les autres enfants : « Pourquoi êtes-vous sortis sans moi ? J'avais l'intention de vous accompagner. »
François baissa les yeux avec gêne.
« Excusez-moi, monsieur, nous l'ignorions, murmura-t-il. Nous n'avons fait qu'un petit tour sur la falaise. »
M. Rolland n'insista pas, mais, s'approchant de Claude qui se débarrassait de son manteau dans le vestibule, il lui demanda :
« Claudine, êtes-vous entrée dans le bureau hier soir ?
— Je répondrai aux questions de mon père, monsieur, pas aux vôtres », répliqua la fillette sans le regarder.
Le répétiteur avait pâli.
« Ce qu'il vous faudrait, ma petite, dit-il d'une voix sifflante, c'est une bonne correction, et si j'étais votre père, vous n'attendriez pas longtemps avant de la recevoir !
— Sans doute, mais, heureusement, vous n'êtes pas mon père », fit Claude avec insolence.
Elle, se dirigea vers le bureau, poussa la porte, entra. La pièce était vide.
« Tiens, il n'y a personne, murmura-t-elle.
— Votre père sera là dans un instant. Attendez-le, ordonna le répétiteur. Vous autres, continua-t-il en s'adressant à Annie, et à ses frères, allez vous laver les mains pour le déjeuner. »
Les trois enfants obéirent tristement. Il leur semblait commettre une véritable lâcheté en abandonnant ainsi leur cousine. Ils entendaient Dagobert gémir dans le jardin.
Lui aussi savait que sa jeune maîtresse était en difficulté, et, comme eux, il se désolait de ne pouvoir rester à ses côtés.
Claude s'assit sur une chaise et se mit à réfléchir en contemplant le feu qui brûlait dans la cheminée. Elle se revoyait à ce même endroit, la nuit précédente, en train de frictionner Dagobert. Comment avait-elle pu être assez étourdie pour oublier la bouteille d'huile camphrée ? M. Dorsel ne tarda pas à rejoindre l'enfant. Il entra, les sourcils froncés, et tout de suite, il plongea son regard dans celui de sa fille.
« Es-tu venue ici hier soir ? demanda-t-il sans préambule.
— Oui, papa.
— Et qu'y faisais-tu ? Tu sais pourtant que l'accès de cette pièce vous est interdit, à tes cousins et à toi.
— Oui, papa, je le sais. Mais il faut que je t’explique : comme Dago toussait sans arrêt, je suis descendue pour le faire entrer à la maison. Il était à peu près une heure du matin. Tous les feux étaient éteints, sauf ici. Alors, je me suis installée sur le tapis avec Dago et je l'ai frictionné avec l'huile camphrée que j'avais prise dans l'armoire à pharmacie. »
M. Dorsel leva les bras au ciel :
« Mais tu es complètement folle, ma pauvre enfant, s'exclama-t-il. Frictionner un chien à l'huile camphrée... C'est absurde !
— Je ne suis pas de ton avis, dit Claude. Je trouve au contraire que c'était une excellente idée. Et depuis, Dagobert tousse beaucoup moins. » Elle hésita légèrement, puis continua : « N'empêche que je regrette de t'avoir désobéi. Je te demande pardon. »
M. Dorsel ne quittait pas sa fille des yeux.
« Écoute, Claude, reprit-il, il s'est passé ici une chose très grave : on a brisé l'appareil que j'avais préparé en vue d'une expérience extrêmement importante. De plus, trois feuillets de mon manuscrit ont disparu. Peux-tu m'assurer, sur ton honneur, que tu ne sais rien de tout cela ?
— Papa, je te le jure », répondit la fillette sans la moindre hésitation.
Son regard étincelant croisa celui de son père, net et bleu, comme une lame. M. Dorsel sonda les yeux, clairs levés vers lui. Il n'y vit pas une ombre... Comment aurait-il pu douter de la parole de Claude ? Celle-ci disait évidemment la vérité : elle ignorait tout de ce qui s'était passé. « Mais alors, se demandait M. Dorsel, que sont devenus mes papiers ? »
« Quand je suis monté me coucher, hier soir, vers onze heures, reprit-il, comme se parlant à lui-même, tout était en ordre. J'avais relu ces trois pages si importantes avant de les glisser dans mon tiroir. Ce matin, elles avaient disparu .
— On les a donc enlevées entre onze heures et une heure, conclut Claude, puisque je suis venue ici vers cette heure-là et n'ai pas bougé jusqu’au matin.
— Mais enfin, qui a pu s'emparer de mes papiers ! La fenêtre était fermée, je crois, et puis, j'étais seul à connaître l'importance de ces documents. C'est inimaginable...
— M. Rolland aussi savait... fit Claude lentement,
— Ne dis pas de bêtises, veux-tu, coupa M. Dorsel. Même en admettant qu'il ait compris tout l’intérêt que présentait mon manuscrit, ce n'est certainement pas lui qui s'en serait emparé : M. Rolland est au-dessus de tout soupçon. Mais au fait, Claude, pourquoi as-tu manqué tes leçons ce matin ?
— J'ai décidé de ne plus travailler avec M. Rolland, répliqua, la fillette. Je le déteste !
— Tais-toi. Je ne supporterais pas tes caprices, tu entends, et si tu t'obstines, je te séparerai de Dagobert. Cette fois, ce sera pour de bon ».
À ces mots, Claude sentit ses genoux se dérober sous elle.
« Ce n'est pas juste, s'écria-t-elle. On me menace toujours de m'enlever Dagobert pour me forcer à obéir quand je n'en ai pas envie ! » Sa gorge se serra, et elle, acheva d'une voix étranglée :
« Si tu faisais cela, papa,.., je me sauverais de la maison ! » Assise bien droite sur sa chaise, Claude regardait son père d'un air de défi. Ses yeux lançaient des éclairs, mais il n'y brillait pas une larme.
M. Dorsel soupira. Que cette enfant était donc pénible. Évidemment, lui-même ne se montrait guère docile autrefois. Peut-être, Claude tenait-elle un peu de lui. Depuis quelques jours, elle était franchement odieuse, et pourtant,... elle pouvait être si affectueuse et si gentille quand elle le voulait.
« Que faire ? se demandait le père. Sans doute vaudrait-il mieux que je parle de tout cela à ma femme... »
Il se dirigea vers la porte, et avant de sortir, se retourna vers sa fille.
« Attends-moi ici, dit-il. Je veux consulter ta mère.
— Oh ! papa, je t'en prie, ne parle pas de moi avec M. Rolland », s'écria Claude, redoutant que le répétiteur ne conseillât à son père de leur infliger, à Dagobert et à elle, les châtiments les plus sévères. Et elle poursuivit : « Dis, tu ne crois pas que la nuit dernière, si Dagobert avait couché dans ma chambre comme d'habitude, jamais on n'aurait pu voler tes papiers ? Au moindre bruit, il aurait réveillé toute la maison ! »
M. Dorsel sortit de la pièce sans répondre. Il savait que la fillette avait raison : personne n'aurait réussi à s'introduire dans le bureau sans que le chien donne l'alerte.
« Tiens, c'est curieux, songea le père de Claude tout à coup, comment se fait-il que Dago n'ait pas aboyé si quelqu'un est venu rôder autour de la maison pour entrer finalement par la fenêtre du bureau ? Bah ! il est vrai que sa niche se trouve de l'autre côté du jardin. Sans doute, n'aura-t-il rien entendu. »
Claude était seule. Machinalement, elle leva les yeux vers la pendule qui, sur la cheminée, grignotait le temps.
« Que je suis donc malheureuse, se disait-elle en écoutant le léger tic-tac. Depuis hier, tout s'en mêle ! »
Comme elle contemplait le lambris qui revêtait le mur au-dessus de la cheminée, elle s'amusa à compter les panneaux de la boiserie. Tiens, il y en avait huit... Où avait-elle déjà entendu parler de cela ? Mais c'était à propos du passage secret, bien sur Et la fillette revit le grimoire, avec le dessin qui y figurait, Ah ! comme il était dommage qu'Annie et les garçons n'aient rien pu découvrir d'intéressant à la ferme !
Claude jeta un coup d'œil par la fenêtre. De quel côté donnait-elle ? Voyons où était le soleil ? Soudain, l'enfant se souvint qu'il ne pénétrait dans le bureau que le matin de bonne heure. La pièce était donc orientée à l'est... et la boiserie qui surmontait la cheminée comptait huit panneaux. Voilà qui était étrange. « Et par terre ? se demanda tout à coup la fillette, qu'y a-t-il : du parquet ou du carrelage ? »
Une moquette épaisse couvrait toute la surface de la pièce. Claude se leva et, s'approchant du mur, souleva le tapis. Le sol apparut : c'était un dallage de pierre !
L'enfant revint s'asseoir et s'efforça de se remémorer le détail du dessin qui figurait sur le grimoire. Lequel des huit carrés était-il marqué d'une croix ?... Bah ! pourquoi songer à tout cela : il était bien évident que l'entrée du passage secret se trouvait à la ferme, non pas aux « Mouettes ».
Et pourtant, s'il en était autrement ! Sans doute le grimoire avait-il été découvert à Kernach, mais s'ensuivait-il que ce fameux « chemin secret » partait du même endroit ? La mère Guillou en semblait persuadée, mais qu'en savait-elle au juste ?
L'imagination de Claude commençait à aller bon train.
« Il faut absolument que j'examine ces huit panneaux, puisque je ne parviens pas à me rappeler lequel est indiqué sur le dessin, décida soudain la fillette. Qui sait ? Peut-être l'un d'eux va-t-il glisser sous mes doigts ou bien s'enfoncer dans le mur. »
Déjà, elle se levait pour mettre son dessein à exécution lorsque la porte se rouvrit et M. Dorsel entra.
« Ta mère est de mon avis, dit-il. Nous estimons que ta désobéissance et ton entêtement méritent une punition, de même que ton attitude insolente. »
La fillette regardait son père anxieusement. « Pourvu qu'il ne soit pas question de Dagobert ! » se disait-elle, espérant que son ami serait épargné par le châtiment qui allait la frapper. Hélas !
« Tu vas monter dans ta chambre immédiatement, et tu passeras le reste de la journée au lit, en pénitence, annonça M. Dorsel. Quant à Dago, tu seras privée de lui pendant trois jours. Inutile de t'inquiéter à son sujet : je chargerai François de lui donner sa pâtée et de le promener. Maintenant, je t'avertis que, si tu ne changes pas d'attitude, nous nous débarrasserons de Dago. Aussi étrange que cela puisse sembler, cet animal a certainement une mauvaise influence sur toi !
— Ce n'est pas vrai, s'écria Claude, bouleversée. Le pauvre... Comme il va être malheureux de ne pas me voir !
— Je n'ai rien de plus à te dire, trancha M. Dorsel. Va dans ta chambre et médite mes paroles. Ta conduite me déçoit beaucoup, car j'avais espéré que la compagnie de tes cousins te rendrait plus docile et plus sage. Mais je vois bien à présent que je m'étais trompé : tu deviens chaque jour plus intraitable. »
Il ouvrit la porte et fit sortir sa fille. Celle-ci passa devant lui, la tête haute, et se dirigea vers l'escalier qui montait au premier étage. De la salle à manger, parvenait un bruit de voix : Annie, Mick et François déjeunaient en compagnie de Mme Dorsel et de M. Rolland.
Dès que Claude fut dans sa chambre, elle se déshabilla et se mit au lit, hantée par la pensée de Dagobert. Mon Dieu, qu'elle avait donc de peine ! Qui pourrait jamais comprendre combien elle aimait Dago ?
Bientôt, Maria, la cuisinière, frappa à la porte. Elle apportait un plateau garni : c'était le déjeuner de la fillette.
« On peut dire que je vous plains, ma petite demoiselle », fit-elle. Puis elle ajouta, en s'efforçant de prendre un ton encourageant : « Mais si vous êtes bien sage et si vous prenez de bonnes résolutions, on vous donnera vite la permission de descendre rejoindre vos cousins ! »
C'est à peine si Claude toucha à son déjeuner : elle ne se sentait aucun appétit. Elle déposa le plateau sur sa table de chevet et se rejeta sur son oreiller. Les huit panneaux de chêne qu'elle avait vus dans le bureau lui revinrent en mémoire. Était-il possible qu'ils fussent ceux dont parlait le grimoire ? Perdue dans ses réflexions, elle laissa son regard errer vers la fenêtre. Tout à coup, elle se dressa sur son séant, en poussant une exclamation de surprise.
« Tiens, il neige, s'écria-t-elle. Ce n'est pas étonnant : le ciel était si plombé ce matin. Et il tombe de gros flocons. Je parie que d'ici ce soir, tout sera recouvert d'une bonne couche. Mon Dieu, que va devenir mon pauvre Dagobert par ce temps ? Pourvu que François songe à tourner sa niche le dos au vent ! »
Claude put réfléchir à son aise : elle n'eut d'autre visite que celle de Maria, venue reprendre le plateau du déjeuner.
Elle n'en fut qu'à demi-surprise, soupçonnant que l'on avait interdit à ses cousins de chercher à la voir.
Abandonnée à sa solitude, elle se reprit à penser à ces trois feuillets qui manquaient au manuscrit de son père.
N'auraient-ils pas été dérobés par M. Rolland ? Ce dernier prenait en effet grand intérêt aux travaux de M. Dorsel et semblait en outre fort capable d'en apprécier l'importance. Or, l'auteur du larcin savait de toute évidence quelles étaient les pages capitales du mémoire que préparait le savant. De plus, Dagobert n'aurait pas manqué d'aboyer si quelqu'un s'était introduit dans la maison en passant par une fenêtre. Peu importait que sa niche se trouvât orientée à l'opposé du bureau : il avait l'oreille fine.
« Non, conclut Claude. La personne qui a fait le coup n'est pas venue de l'extérieur : elle se trouvait dans la maison. Comme ce n'est aucun de nous quatre, et que ça ne peut être ni maman ni Maria, il ne reste que M. Rolland... Après tout, je l'ai bien surpris en train de rôder dans le bureau, l'autre nuit, quand Dago m'a réveillée. »
C'est alors qu'une idée fulgurante traversa l'esprit de la fillette :
« Je parie que M. Rolland a fait mettre Dago à la niche afin de pouvoir retourner dans le bureau de papa et y fouiller sans être dérangé, songea-t-elle. Il avait peur que mon chien n'aboie. Quand je pense à son insistance pour empêcher papa de lever la punition de Dagobert, je comprends maintenant : le voleur, c'est lui ! »
La fillette frémissait d'indignation. Ainsi, ce maudit répétiteur avait eu l'audace de dérober des papiers à son père et la lâcheté de démolir le matériel destiné à une nouvelle expérience. Ah ! Qu’il tardait donc à Claude de revoir ses cousins et de leur faire part de ses réflexions !