CHAPITRE V
 
Une promenade désagréable.

 

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Après le déjeuner, les enfants se réunirent dans la chambre des garçons. François sortit de sa poche le mystérieux carré de toile et l'étala sur la table.

Des caractères d'imprimerie, anguleux, tracés avec maladresse, composaient plusieurs mots que l'on aurait dit jetés au hasard sur le tissu. On distinguait aussi une rose des vents, simple cercle traversé d'une flèche, et, tout à côté, la lettre E, pour désigner l'est, sans doute. Au centre du chiffon, s'étalait un dessin grossier qui figurait un rectangle divisé en huit carrés. L'un de ceux-ci était marqué d'une croix...

« Vous savez, dit enfin François, je crois bien que ces mots-là sont en latin. Mais je n'arrive pas à les lire. D'ailleurs, à quoi bon ? De toute manière, je n'y comprendrais sûrement rien. Il faudrait que nous connaissions quelqu'un qui soit assez fort en latin.

— Mais il y a oncle Henri ! s'écria Annie. N'est-ce pas, Claude ?

— C'est vrai », répondit la fillette. Cependant, personne ne se souciait de faire appel à M. Dorsel, de crainte qu'il ne gardât le précieux carré de toile pour mieux l'examiner. S'il allait l'égarer ou bien le jeter au feu par mégarde ! Les savants sont parfois de si drôles de gens...

« Pourquoi ne demanderions-nous pas à M. Rolland ? fit Mick. Puisqu'il est professeur, il sait sûrement le latin !

— Sans doute, mais je crois qu'il vaut mieux ne lui parler de rien pour l'instant, répondit François. Tu comprends, il a l'air très gentil à le voir comme ça, mais on ne sait jamais... Et pourtant je donnerais n'importe quoi pour réussir à déchiffrer ce grimoire !

— On dirait que les deux mots du haut sont plus faciles à lire que les autres », murmura Mick qui, penché sur le tissu, essayait d'épeler les caractères. « Ça fait vi...A. QCCUL...TA...

— Via occulta ? répéta Annie. Qu'est-ce que cela signifie ? »

François réfléchit, plissant le front.

« La voie secrète, ou le chemin secret, je crois.

— Le chemin secret ! C'est merveilleux, s'exclama Annie, enthousiasmée. Oh ! j'espère que c'est bien cela ! Dis, François, de quel genre de chemin s'agit-il ?

— Si tu t'imagines que je le sais ! D'ailleurs, je ne suis même pas sûr que ce soit cela.

— Oui, mais supposons que tu aies deviné juste, fit Mick vivement. Il y aurait alors tout à parier que le reste de l'inscription et le dessin indiquent comment trouver ce chemin ou ce passage secret... »

Il examina de nouveau le carré de tissu et, découragé, le poussa vers son frère.

« Ah ! zut, s'exclama-t-il, c'est vraiment par trop bête de ne pas pouvoir lire les autres mots. Écoute, François, essaie encore. Tu as quand même fait un peu plus de latin que moi. »

François reprit le morceau de toile et l'étudia à son tour.

« Ce sont les caractères qui sont si difficiles à déchiffrer », dit-il au bout d'un instant. Et il conclut avec un soupir : « Non, c'est inutile : je n'y comprends rien. »

À ce moment, des pas retentirent sur le palier. La porte de la chambre s'ouvrit et M. Rolland parut sur le seuil.

« Eh bien, dit-il. Je me demandais ce que vous étiez devenus. Avez-vous envie de venir faire un tour avec moi sur la falaise ?

— Volontiers, monsieur, répondit François en repliant le carré de toile qu'il tenait à la main.

— Qu'avez-vous donc là ? questionna le répétiteur.

— C'est... », commença Annie, mais les trois enfants l'interrompirent aussitôt en se mettant à parler tous ensemble, de peur que la fillette ne trahît leur secret.

« Oui, c'est vraiment un temps rêvé, pour se promener, enchaîna François.

— Vite, les filles, allez chercher vos manteaux, s'écria Mick.

— Dagobert, où es-tu ? Nous partons ! » fit Claude.

À l'appel de la fillette, le chien sortit de sous le lit de François où il s'était endormi.

D'abord interdite, la pauvre Annie était devenue rouge comme une pivoine en devinant la raison pour laquelle on l'avait empêchée de parler.

« Ce que tu peux être bête, toi, souffla Mick en se tournant vers sa sœur. On voit bien que tu n'es encore qu'un bébé. »

Heureusement, M. Rolland négligea de répéter sa question. Il semblait même se désintéresser de ce chiffon qu'il avait aperçu entre les mains de François : debout sur le pas de la porte, il considérait Dagobert.

« Vous avez donc l'intention d'emmener votre chien ? » dit-il,

Claude lui lança un regard indigné.

« Naturellement, fit-elle. Nous ne sortons jamais sans lui ! »

Le répétiteur tourna les talons et descendit l'escalier, tandis que les enfants achevaient de se préparer.

« Petite sotte, va, tu as bien failli vendre la mèche tout à l'heure, dit François à sa sœur.

— Je n'ai pas réfléchi », commença la fillette, confuse. Mais, relevant la tête d'un air de défi, elle continua : « Et puis d'abord tu m'ennuies, M. Rolland est très gentil ! Moi, je trouve que nous devrions lui demander de nous aider à déchiffrer ces drôles de mots, et...

— Ça, ma petite, c'est une affaire qui me regarde, coupa François, sentant que la moutarde lui montait au nez. Et tâche une autre fois de te taire !

On se mit en route. Irritée à la pensée qu'il eût pu être seulement question de laisser Dagobert à la maison, Claude gardait le silence. Cependant, il semblait que le répétiteur se fût inquiété bien inutilement de la présence du chien pendant la promenade : Dago trottait devant les enfants, puis s'en revenait vers eux au galop, mais sans jamais s'approcher de M. Rolland. On eût dit qu'il avait décidé de garder ses distances avec lui. Mieux, il semblait l'ignorer complètement, ne tournant même pas la tête dans sa direction si le répétiteur tentait de s'intéresser à lui.

« Comme c'est étrange, fit Mick. Je n'ai jamais vu Dagobert se comporter ainsi. Lui qui est si peu sauvage, même avec les gens qu'il ne connaît pas.

— Il faut pourtant que j'essaie de faire sa conquête, puisque nous devons, lui et moi, vivre dans la même maison. » Le répétiteur fouilla dans sa poche. « Dago, s'écria-t-il, viens ici ; j'ai un petit gâteau pour toi ! »

En entendant le mot « gâteau », Dagobert dressa l'oreille, mais, sans daigner accorder le moindre regard à M. Rolland, il vint se réfugier auprès de Claude, la queue basse.

« Quand on ne lui plaît pas, je crois que rien ne peut réussir à l'amadouer, même pas une friandise... » dit la fillette.

Abandonnant la partie, le répétiteur remit le gâteau dans sa poche.

« Quel animal bizarre, grommela-t-il. On voit bien que ce n'est qu'un bâtard : ces chiens sans race ne donnent jamais rien de bon. Pour ma part, j'aime qu'une bête soit parfaitement dressée. »

Claude était devenue écarlate.

« Dago n'est pas si bizarre que cela, s'écria-t-elle d'une voix tremblante de colère, en tout cas, il ne l'est sûrement pas autant que vous ! Et ça m'est bien égal qu'il n'ait pas de race : je ne connais pas de chien meilleur que lui !

— Pas d'insolence, Claudine, je vous prie, fit M. Rolland d'un ton sec. Je vous préviens que je n'ai pas l'habitude de tolérer ce genre d'attitude chez mes élèves »

Plus furieuse encore de s'entendre donner ce prénom de Claudine qu'elle détestait, la fillette se laissa distancer par ses compagnons sans mot dire .» Et elle resta ostensiblement à l'arrière du groupe, le visage fermé, rongeant son frein.

Les trois autres enfants, qui connaissaient la violence et l'obstination du caractère de leur cousine, échangèrent des regards consternés. Tout s'était si bien passé l'été précédent, et, depuis, Claude s'était montrée plus douce. On la sentait détendue et heureuse... Pourvu qu'elle ne recommence pas à faire la mauvaise tête : cela risquerait de gâcher complètement les vacances !

Cependant M. Rolland poursuivait son chemin sans plus s'occuper de Claude, en bavardant comme si de rien n'était. Ce qu'il racontait était si drôle, que ses interlocuteurs ne tardèrent pas à se dérider. Et lorsqu'il prit Annie par la main, il laissa la fillette sautiller à son côté tout à son aise, ravie de la promenade.

François, lui, ne pouvait s'empêcher de penser à Claude, sachant combien elle devait être peinée de se sentir à l'écart. C'était en effet le genre de chose auquel elle était plus sensible que quiconque. Aussi le garçon se disait-il qu'il lui fallait tenter d'intercéder en sa faveur auprès de M. Rolland. Quelques mots suffiraient peut-être à  dissiper le malaise. Et, s'adressant au répétiteur, François commença :

« Monsieur, pourrais-je vous demander de ne pas appeler ma cousine Claudine ? Je sais bien que c'est son vrai nom, mais il lui déplaît tellement que nous ne le lui donnons jamais... Elle n'aime pas non plus que l'on dise trop de mal de Dagobert... »

M. Rolland parut surpris.

« Mon cher enfant, répliqua-t-il, je suis sûr que votre intention est excellente... » Il marqua un temps d'arrêt, et reprit d'une voix coupante : « Mais je vous ferai simplement remarquer que je n'ai nul besoin de vos conseils. Je traiterai votre cousine comme je l'entends, et peu m'importe ce que vous en pensez. Naturellement, je souhaite que nous soyons tous bons amis et, croyez-moi, nous le serons, mais à condition que Claudine sache se montrer aussi raisonnable que vous l'êtes vous-mêmes. »

Décontenancé, François se sentit rougir jusqu’aux oreilles. Il regarda son frère à la dérobée et, au coup de coude discret que ce dernier lui lança, comprit que Mick partageait ses sentiments. Sans doute les deux garçons savaient-ils combien Claude pouvait se rendre aisément insupportable par son entêtement, mais n'appartenait-il pas à M. Rolland de montrer un peu plus de compréhension à son égard ?

Mick ralentit le pas, puis s'arrêta pour attendre Claude, laissant François et Annie marcher devant avec le répétiteur. Bientôt, la fillette le rejoignit, escortée de Dagobert.

« Inutile de t'occuper de moi, fit-elle durement. Va donc plutôt tenir compagnie à ce cher M. Rolland, puisqu'il est devenu ton ami !

— Ne dis pas de bêtises, Claude. Tu sais bien que ce n'est pas vrai.

— Oserais-tu prétendre le contraire ? » s'écria-t-elle. Ses yeux bleus étincelaient de colère. « Je vous ai entendus tout à l’heure quand vous étiez en train de rire et de vous amuser à qui mieux mieux. » Brusquement, sa voix s'altéra et elle continua d'un ton désolé : « Va-t'en rejoindre les autres, laisse-moi tranquille... je suis avec Dagobert !

— Écoute, ne te fâche pas, reprit Mick. Songe que nous sommes en vacances... et puis, c'est Noël, Claude, nous n'allons tout de même pas nous quereller !

— Tu peux me raconter ce que tu veux, je n'aurai jamais aucune sympathie pour les gens qui n'aiment pas Dagobert !

— Mais voyons, objecta Mick, soucieux de faire la paix, M. Rolland ne déteste pas tant que cela Dago : il lui a offert un petit gâteau. »

La fillette ne répondit pas. Voyant qu'elle gardait un visage hostile, Mick revint à la charge.

« Si tu voulais au moins essayer d'être un peu gentille, ne serait-ce que pour Noël... », insista-t-il.

Puis il ajouta en prenant la main de sa cousine : « Viens avec moi, nous allons retrouver les autres.

— Entendu, dit Claude, soudain résignée. Je ferai de mon mieux. »

Les deux enfants allongèrent le pas et rejoignirent leurs compagnons. Le répétiteur, qui avait deviné le rôle joué par Mick, parut ne tenir nulle rigueur à la fillette de ce qui s'était passé. De son côté, Claude s'efforçait de faire contre mauvaise fortune bon cœur. Entraînée dans la conversation, elle répondait d'un ton poli, sans toutefois condescendre à s'amuser ouvertement des histoires drôles que racontait M. Rolland.

Les promeneurs s'arrêtèrent bientôt. Le répétiteur promena son regard à la ronde.

« Tiens, fit-il, n'est-ce pas la ferme de Kernach que l'on aperçoit là-bas ?

— Oui, monsieur, répondit François en lui lançant un coup d'œil surpris. Vous la connaissez donc ?

— Nullement, dit M. Rolland aussitôt. Mais j'en ai entendu parler et je me demandais si c'était bien elle.

— Nous y sommes allés ce matin, ajouta Annie. C'était passionnant ! » Elle s'interrompit pour regarder ses frères. Se fâcheraient-ils si elle commençait à raconter ce qui s'était passé à la ferme ?

François hésita. Après tout, se disait-il, pourquoi ne pas parler du placard à double fond ou de la cachette de la cuisine ? La mère Guillou les connaissait depuis trop longtemps pour n'avoir pas déjà informé bien des gens de leur existence. Il en était de même du panneau mobile se trouvant dans le vestibule. Rien n'empêchait non plus de conter à M. Rolland la découverte du vieux livre de recettes. Restaient le morceau de toile et ses signes mystérieux : c'était là, François en était persuadé, que se trouvait le véritable, le grand secret dont il ne fallait souffler mot à personne.

Les enfants se mirent donc à décrire ce qu'ils avaient vu à la ferme de Kernach, mais sans aborder le sujet qui leur tenait le plus au cœur.

M. Rolland prit un vif intérêt à ce récit.

« Tout ceci est extrêmement curieux, conclut-il. Ainsi, ces deux vieillards dont vous parliez habitent seuls dans cette grande maison...

— C'est-à-dire qu'ils prennent de temps en temps des pensionnaires, expliqua Mick. Justement, ils en attendent deux pour Noël. Des artistes, paraît-il. François espère aller leur faire visite un de ces jours. Il dessine très bien, vous savez.

— Vraiment ? Il faudra que vous me montriez vos dessins, François. Je pourrai vous donner quelques conseils. Mais je crois qu'il serait préférable de ne pas importuner les gens de la ferme. Les artistes n'aiment guère qu'on les dérange. »

Bien loin de décourager François, les paroles de M. Rolland eurent pour effet immédiat de l'ancrer dans son intention de rencontrer les deux peintres coûte que coûte.

Claude parlait peu, et Dagobert gardait ses distances. Cependant la promenade se poursuivit, plus agréable qu'on n'eût osé l'espérer.

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Dago glissa des quatre pattes sur la surface luisante.

 

Comme on longeait une mare gelée, Mick s'amusa à lancer un bâton sur la glace. Dago se précipita pour le rapporter, et les enfants se divertirent follement à le voir glisser des quatre pattes sur la surface luisante. Chacun entra dans le jeu. Les morceaux de bois pleuvaient sur la mare et Dago courait de l'un à l'autre pour n'en point oublier. Mais jamais il ne rapporta les bâtons que lui avait jetés M. Rolland. Il se contentait de les flairer rapidement, puis les abandonnait avec dédain, comme pour dire : « Ah ! non merci, ceci est encore à vous ? Je n'en veux pas ! »

« Allons, les enfants, il est l'heure de rentrer », dit enfin le répétiteur, en s'efforçant de masquer le dépit que lui causait l'attitude de Dagobert. « Nous serons à la maison juste à temps pour le goûter ! »