30
Au bord du Dédale :
fin de poursuite
BON, ça dépend du point de vue, songeait Hayduke en marchant d’un pas vif sous la pluie vers l’endroit où Lizard Rock avait été aperçu pour la dernière fois. Du point de vue du vautour, c’est vrai que la pluie est emmerdante. Pas de visibilité, pas de déjeuner. Mais si tu l’envisages de mon point de vue à moi, du point de vue du guérillero…
Il n’avait que deux kilomètres à parcourir. Contourner la tête d’un réseau de ravines creusées dans le grès, des petits canyons sombres plus profonds que larges qui commençaient maintenant tous à se remplir d’eau, à charrier une masse rouge-brun lourde de sédiments, un liquide mousseux bouillonnant trop épais pour qu’on le boive, trop fin pour qu’on puisse marcher dessus.
Il s’arrêta derrière un buisson (de roses des falaises) hirsute et détrempé pour laisser passer deux jeeps, quatre phares d’ambre brûlant sous l’averse drue. Y resta un moment pour respirer et reprendre des forces, trouva son second souffle, s’en alla au pas de course en coupant les traces boueuses des jeeps, pour contourner le campement de l’hélicoptère à bonne distance et approcher la cache secrète par le côté. Quand les marabouts, les véhicules et l’hélicoptère devinrent visibles sous le rideau de pluie, il se mit à quatre pattes et avança comme ça d’une cinquantaine de mètres supplémentaires. Puis il s’arrêta.
Tapi derrière un tas de pierres éboulées des escarpements de Lizard Rock, plissant les yeux pour percer la pluie, il étudie la scène. Deux hommes armés vêtus de ponchos imperméables montent la garde debout à côté du feu, ils surveillent leur cafetière. Un autre sort la tête du marabout militaire kaki le plus proche. Le gros hélicoptère gris – département de la Sûreté publique, État de l’Utah – est posé sur ses patins, inutilisable par ce temps. Département de la Sûreté publique, c’est le nouveau nom plus mignon qu’ils ont trouvé pour la police de l’État, qui sonnait un peu trop… militaire, peut-être.
— Le café est prêt ?
— Presque.
— Bon, ramenez-vous avec dès qu’il sera prêt.
La tête se retire sous la tente. Hayduke regarde à droite : deux hommes armés de fusils fument dans la cabine d’un des 4x4 du DSP. Les autres véhicules sont vides. Il suit des yeux le talus d’éboulis de Lizard Rock jusqu’à un certain tas de cailloux – à côté de ce genévrier difforme, c’est bien ça, hein ? – marquant l’endroit où ils ont enterré leurs provisions. Nourriture, boisson, trousse de secours. Chaussettes propres. Et deux pleines caisses de munitions. Il les avait emballées lui-même pour ne prendre aucun risque.
Que faire que faire, toujours la vieille question. Cette cache si proche et si précieuse reste hors d’atteinte, à seulement 100 mètres des tentes et du feu de camp. Que faire ? On a besoin d’une diversion, là. La pluie martèle sa tête patiente, ruisselle en cascade au bout de sa visière. Il pourrait attendre, évidemment, attendre qu’eux fassent quelque chose, s’en aillent, lui foutent la paix. Mais manifestement ils ne risquaient pas de bouger avec cet hélico tant que la pluie ne se serait pas calmée. Ils ne le laisseraient pas non plus derrière eux sans aucune surveillance. C’est fou le nombre d’hélicos qu’on perd comme ça. Il pourrait se retirer en rampant, faire le tour du campement, tirer un ou deux coups de feu, attirer l’attention, puis faire vite le tour dans l’autre sens et régler son compte à quiconque serait resté.
Il recule en rampant sur le ventre, sur le sable mouillé, jusqu’à ce qu’il soit hors de vue du campement, puis grimpe sur le talus au pied de la falaise et s’abrite sous un petit surplomb. Reste assis là dans la poussière et les bouts d’os et les vieilles merdes de coyote, à essayer de trouver quoi faire. Il aurait dû forcer Smith à le suivre. Comment ? Il aurait dû garder son sac à dos sur son dos, là où les sacs à dos doivent être. N’aurait jamais dû l’abandonner. Mais il le fallait. Mais il n’aurait pas dû. Mais il le fallait, pas d’autre solution. Sur le moment, ça semblait être la chose à faire. Mais après, ils n’ont jamais eu la moindre possibilité d’aller les récupérer. Hayduke peine à se convaincre totalement. De ça, de ci et de tas d’autres choses. La faim dans ses bras creux, dans ses jambes creuses, la caverne d’échos de son ventre rendent tout irréel, hypothétique, relativement sans importance. Théorique.
Il faut que je mange. Il ronge ses phalanges, pour voir. Bon Dieu, se dit-il, on pourrait vraiment trouver un peu de nourriture rien qu’en se rognant les doigts. On peut survivre avec une seule main, s’il le faut. Avec de l’aide. Mais pas par ici. Pas dans ce coin. Il se tourne vers le Dédale et voit, derrière l’écran argenté de la pluie, une ahurissante jungle de roche : des dômes, des dos d’éléphant, des cuvettes et des bassins, taillés sculptés coupés par des canyons, des canyons secondaires, des canyons secondaires de canyons secondaires, tous tordus comme des vers, tous bordés de parois verticales, tous sans fond visible à l’œil. Quel bordel, songe-t-il. On s’y perdrait.
En sécurité pour le moment, bien qu’affamé et sans plan, Hayduke ventre vide pose sa carabine, défait la corde lovée de son épaule et s’allonge pour se reposer encore quelques minutes. S’assoupit immédiatement, glisse dans le rêve. Ses rêves sont vifs, erratiques et malsains ; ils le réveillent. Bon Dieu, faut vraiment que je sois faible, se dit-il. Pas moyen de rester éveillé. Il glisse de nouveau dans le sommeil.
Se réveille au son de moteurs rugissants. La pluie s’est calmée. C’est peut-être ça qui l’a réveillé. Le calme suivi de l’action. Groggy et hésitant, Hayduke attrape sa carabine et se lève en titubant. Le campement de la police est caché par la falaise de Lizard Rock. Il dévale le talus de pierres instables, manque de tomber et atteint un bon lieu d’observation.
Maintenant il les voit, les hommes, les tentes, le feu de camp rougeoyant, les véhicules et les pales de l’hélicoptère en rotation. Ils font chauffer le moteur. Deux hommes sont assis sur la glissière de la porte latérale, les pieds à l’extérieur ; ils vérifient leurs armes en fumant une cigarette. Ils portent des treillis de camouflage vert et marron, comme des chasseurs à l’arc ou des commandos de guerre. L’un porte une paire de jumelles autour du cou. Ils portent tous les deux un casque ainsi, à en juger par le renflement de leur tenue, qu’un épais gilet pare-balles.
Hayduke les observe dans la lunette de sa carabine, collimateur d’abord rivé sur l’un, puis sur l’autre. Concernant leurs visages : le premier est mal rasé, a les yeux un peu rouges, paraît fatigué ; le second porte une moustache broussailleuse, a le nez moite, des lèvres fines, de gros sourcils, les yeux perçants et vifs – constamment en mouvement – du chasseur de gibier. D’une seconde à l’autre, il va poser son foutu regard de 5x50 dans ma direction, le fils de pute. Et alors je l’abats. Une balle dans le cou.
Hayduke descend le collimateur d’un poil pour lire le nom brodé sur la bande de Velcro en haut du torse. Ils ont tous un porte-nom de nos jours. Et chaque homme a un numéro. Celui-ci s’appelle Jim Crumbo et sa main, qui tient ce qui ressemble fort – Hayduke fignole la mise au point – à un fusil semi-automatique Browning trois pouces magnum calibre 12 (l’enfoiré !), est stable comme un étau. Il a probablement son numéro gravé sur ce bracelet d’identification qu’il porte au poignet, ainsi que sur ce badge en étui de cuir dans sa poche de poitrine zippée gauche. Ça a l’air d’être un putain d’officier.
Oh pas de doute c’est le Vietnam qui recommence c’est le Vietnam de nouveau. Tout y est manquent juste l’herbe et Westmoreland, les putes et la bannière des Confédérés. Et moi dans la jungle, dernier Viêt-Cong vivant. Ou bien le tout premier ? Dans la jungle de silence et de pierre. Décollez donc, espèces de salopards, qu’est-ce que vous attendez ? Hayduke impatient scanne le camp dans l’œil de sa lunette, voyeur anarchiste, en quête de quelque chose sur quoi tirer, en quête de quelque chose à manger.
Pluie plus calme. La visibilité remonte : huit kilomètres. Le pilote s’est matérialisé dans le cockpit. Crumbo et son camarade pivotent pour ramener leurs jambes à l’intérieur, ferment les portes, et l’engin s’élève en mugissant dans le crachin gris-vert. Hayduke se fait tout petit au milieu de ses rochers et suit le pilote à la lunette. Visage pâle derrière le plexiglas. Tête métallique casquée micro devant la bouche, lugubres lunettes polarisantes Polaroid. Paraît semi-humain dans cet accoutrement. N’a rien d’une entité amie.
L’hélicoptère se fond dans la bruine, cap au sud vers les Ailerons, et disparaît pour le moment. Hayduke fixe de nouveau son attention sur le campement.
Deux hommes s’en vont à bord d’un pick-up à quatre roues motrices par la piste boueuse qui descend vers Candlestick Spire et les Standing Rocks. Tous partis ? Il scrute les lieux attentivement. Restent deux véhicules, plus les deux tentes, et le feu qui fume. Aucun humain visible. Les autres sont peut-être partis patrouiller à pied.
Il attend, malgré tout, contre la voix de la faim qui lui chante à l’oreille. (Bondieu ! Tout ce beurre de cacahuètes ! Tout ce bœuf boucané ! Ces haricots !) Attend une demi-heure, ou ce qui lui semble une demi-heure. Personne en vue. Il n’en peut plus.
Carabine en main, Hayduke descend la pente d’éboulis en diagonale vers les provisions enterrées. Se cache du mieux qu’il peut, derrière un rocher en équilibre, un petit genévrier, mais il n’y a pas grand-chose.
Il arrive à quelques mètres de son objectif, à 100 mètres du campement, quand – putain de bordel de Dieu ! – un chien déboule de la tente la plus proche en aboyant comme un malade. On dirait un airedale juvénile, noir et feu, pas fini de grandir. Il repère Hayduke immédiatement, court vers lui puis s’arrête à mi-distance, hésitant, se plante et continue à aboyer tout en remuant son moignon de queue. Il fait son devoir. Hayduke lâche un juron – putain de clébard ! – alors que deux hommes sortent de la tente, tasse de café à la main, pour voir ce qu’il se passe. Ils le voient. Pris à découvert, Hayduke agit par pur réflexe et tire un coup de feu de la hanche, qui fracasse le pare-brise du pick-up le plus proche. Les hommes reculent et plongent sous le futile abri de leur tente. Où ils ont leurs armes. Et leur radio.
Hayduke bat en retraite. Le chiot le poursuit sur une trentaine de mètres puis s’arrête, aboie, agite sa petite queue ridicule.
Hayduke court vers le bord du Dédale, premier et seul refuge qu’il voie ou qui lui vienne en tête. N’y est jamais allé. S’en fout. Putain de chiens de compagnie. Faudrait tous les livrer aux coyotes, songe-t-il sans s’arrêter de courir. Évitant la bouche béante du plus grand défilé, il court à travers un bosquet de genévriers en direction d’un isthme minéral qui s’enfonce en pointant comme un doigt vers le cœur du Dédale. Le doigt est long – trois kilomètres – et le couvert est maigre. À mi-chemin, il entend de nouveau ce bruit, des pales d’hélicoptère qui ébranlent l’atmosphère. Se retourne, ne le voit pas encore. Continue à courir, malgré ses côtes qui se fêlent de douleur, sa gorge qui s’embrase en quête d’un peu plus d’air, d’espace, d’énergie, d’amour, de tout ce que vous voulez sauf ça.
Mais c’est ça et c’est rien d’autre, se dit-il avec ébahissement en sprintant sur la roche luisante tandis qu’une gloire égarée tombant d’un trou dans les sombres nuages part à sa traque telle la poursuite de Dieu Soi-même (Et voilà, t’y voilà !) sur le parvis de grès, par-delà le dernier arbre, fond de scène côté jardin, sous les cintres des parois en surplomb, dans le théâtre ouvert du désert. Hayduke est enfin l’unique star du spectacle, la tête d’affiche, seul, solitaire et exposé.
Il court sur le grès nu en direction du nez, du bout, de la pointe de la péninsule. Des falaises vertigineuses se resserrent de part et d’autre à moins de trente mètres de lui, plongent sur cent vingt, cent cinquante mètres de verticales, parois aussi propres et droites et lisses que les flancs de ce que Bonnie nomme le Vampire State Building.
C’est sans espoir ? Dans ce cas, plus rien ne vaut qu’on s’en soucie, se rappelle-t-il en haletant comme un marathonien sur l’ultime tour de piste. On y est, je l’ai fait, ils vont m’abattre comme un chien, aucune issue ici, aucune, je n’ai même plus ma corde – oublie la corde ! – et la situation est radicalement désespérée et y a pas un putain de truc qui vaille qu’on s’en soucie et qui plus est il me reste six balles dans la carabine et vingt-cinq pour mon .357.
Tels sont Hayduke et ses ruminations alors qu’un coup de feu éclate comme une bouffée de chaleur tonitruante dans son dos, alors que l’hélicoptère revient, alors qu’une douzaine d’hommes à pied plus une douzaine d’autres à bord de véhicules équipés de radios s’arrêtent et font demi-tour et commencent à se masser vers ce point, convergeant tous vers un unique psychopathe épuisé, affamé, isolé et esseulé, piégé, coincé.
Fin d’après-midi. Le soleil perce et l’emporte maintenant sur la masse déchiquetée des nuages d’orage, les projecteurs naturels à lumière d’or se multiplient, balayent le pays des canyons, alors qu’Hayduke, repéré par l’hélicoptère, atteint en titubant l’ultime pointe de la roche, s’arrête, non préparé, chancelle à soixante centimètres de l’à-pic, bras tendus qui tournoient pour garder l’équilibre.
Il jette un œil par-delà le rebord et voit, 150 mètres orthogonaux plus bas, une écumeuse masse de boue rouge semi-liquide qui dévale le canyon en un puissant torrent, crue d’orage qui déboule de paroi à paroi, se fracasse contre le cul du coude, rugit en atteignant le saut, puis tonitrue vers la Green River invisible à quelque dix ou quarante kilomètres de là (il n’en sait rien exactement). Des rocs roulés se heurtent et s’entrechoquent sous la grosse vague, sous les rondins propulsés en surface, les arbres déracinés qui oscillent en tous sens. Les choses ne seraient pas pires s’il lui fallait plonger dans une rivière de lave.
L’hélicoptère approche en traçant de grands cercles. Hayduke se glisse dans une faille de la roche, une crevasse courbe aux contours déchiquetés tout juste assez large pour accueillir son corps, si profonde et si torve qu’il n’en voit pas le fond. En surface, un buisson de roses des falaises d’un côté, un tout jeune genévrier de l’autre. En bas, rien pour soutenir ses pieds. Il se coince dans la fissure, le dos contre une paroi, les genoux contre l’autre, comme pour descendre au fond d’une cheminée. Ainsi calé entre l’énorme masse de l’isthme rocheux et le piton séparatiste, avec seulement les yeux, les bras et la carabine qui dépassent hors du sol, il attend le premier assaut.
A-t-il peur ? Putain non, il n’a pas peur. Hayduke a basculé au-delà de la terreur. Enfin parvenu au bout de l’effroi qui vous vide les boyaux, purgé et purifié, il est désormais trop fatigué pour avoir peur, trop épuisé pour penser à se rendre. La puanteur qui remonte du fond de son pantalon, la masse molle de structure imparfaite qui glisse le long de sa jambe droite lui semblent presque étrangères. Lui, Hayduke, a découvert un monde plus simple centré sur l’œilleton de sa lunette de visée, un monde qui se résume à la précision coordonnée de l’index et de la queue de détente, de l’œil et du collimateur, de la dérive au vent et de la vitesse de sortie de bouche. Son esprit, désormais aussi propre que ses boyaux et clarifié par le jeûne, est tranchant et déterminé.
L’hélicoptère se rapproche pour la mise à mort. Sans réfléchir, comme on l’a entraîné à le faire, Hayduke loge sa première balle dans la fenêtre du pilote, manquant accidentellement sa tête. L’hélicoptère vire brutalement, sauvagement, et les rafales lâchées par le tireur de la porte latérale ripent sur le grès à dix ou vingt bons mètres de distance d’Hayduke. L’appareil a maintenant la queue tournée vers lui ; il place une seconde balle dans le boîtier d’engrenages du rotor arrière. Plus vexé que blessé, l’hélicoptère file vers le campement pour de menues réparations et une pause-café pour son équipage.
Hayduke attend. À 600 mètres de la péninsule de grès lisse, les fantassins se tiennent prudemment à distance, attendent les renforts et les instructions de leur chaîne de commandement. Voyant qu’il va y avoir un léger délai dans le déroulement des choses, Hayduke se trouve une niche plus sûre dans la crevasse et enlève son jean puant. Il s’estime prêt à mourir aujourd’hui, mais pas assis comme ça dans sa propre merde. Une fois que c’est fait (fusil posé sur la roche à hauteur du menton), sa première impulsion est de larguer ce pantalon avec toutes ses souillures au fond de la crevasse. Puis lui vient une meilleure idée. Rien d’autre à faire pour le moment de toute façon. Il casse un petit rameau de rose des falaises – ses jolies fleurs parfumées semblables à la fleur d’oranger allaient bientôt monter en graines – et racle la merde de son pantalon. Pourquoi ? Étant donné les circonstances, pourquoi se donner cette peine ? Eh bien, pense Hayduke, c’est une question de dignité.
Laissant son jean sécher un peu, il attend l’assaut suivant. Encore quatre balles dans la carabine : deux pour la prochaine charge aérienne, deux pour quiconque s’approche ensuite, puis le .357 chargé à bloc pour tout ce qu’il pourrait rester.
Ça ne devrait plus être long.
En retard, Sam Love loupa le début de l’action, mais pas la partie marrante. Ça n’aurait rien changé de toute façon. Il n’avait plus la main sur quoi que ce soit, sa propre curiosité ébahie comprise. Il était minuit passé quand il avait confié son frère délirant à un hélicoptère et aux bons soins de Doc et Bonnie, cap sur un lit dans l’unité de soins intensifs de l’hôpital de Moab.
Sam n’était plus qu’un témoin, un spectateur, un passant ordinaire, et s’en trouvait heureux. Lui et l’envoyé spécial d’un journal de Salt Lake City s’étaient assis sur un bloc de pierre pour suivre le spectacle de la lutte. Illuminé par le couchant, le vaste proscenium rose orangé du Dédale s’étendait devant eux comme une scène gigantesque, avec ses pics rouges, ses buttes pourpres et les montagnes bleues en toile de fond. Au premier plan, à l’avant-scène, le bruit d’une petite fusillade prouva que tant qu’il y avait de la vie il y avait de l’espoir. Deux hélicoptères et un avion de reconnaissance tournaient inutilement en rond en marge du théâtre, gaspillant le kérosène.
— C’est lequel, l’hélico qu’il a abattu ? demanda Sam.
— Le gros de la Sûreté publique. Un Huey modèle civil, je crois. Sauf qu’il ne l’a pas vraiment abattu. Il a juste bousillé le rotor de queue et troué une fenêtre. Personne n’a été touché, mais ils ont dû rentrer se poser.
— Et lui, au fait, où est-ce qu’il est au juste ?
— Là-bas, tout au bout. (Le journaliste porta ses jumelles à ses yeux ; Sam fit de même.) Il s’est planqué dans une crevasse, entre les deux buissons, là-bas. À cinq ou six cents mètres, je dirais.
Sam régla ses jumelles. Il vit les buissons, tous deux presque dénués de feuillage, presque dénués de branches aussi, sans doute emportés par les tirs, mais pas le moindre signe du fugitif.
— Comment savez-vous qu’il est toujours là-bas ?
— Il a fait feu à deux reprises il y a une heure, quand ils ont essayé de lui balancer des grenades. L’a bien failli avoir le pilote de l’autre hélicoptère.
Ils regardent. Depuis les deux côtés, devant, un peu en contrebas, des tirs détonent de temps à autre, claquant comme des coups de fouet.
— Sur quoi ils tirent, là ?
— Les buissons, on dirait. Ils se disent peut-être qu’avec un peu de chance et un bon ricochet… C’est une manière de tuer le temps.
Et ça fait de mal à personne, pense Sam.
— Ça fait combien de temps qu’il est là-dedans ?
Le reporter regarde sa montre.
— Six putains d’heures et trente foutues minutes.
— Il est probablement à court de munitions. Ça serait peut-être une bonne idée de donner l’assaut avant la nuit.
Le reporter sourit.
— Ça vous tente de mener la charge ?
— Non.
— Et ça ne tente personne d’autre. Ils ont un tireur plutôt bon en face d’eux, tapi là-bas dans cette crevasse. Il a peut-être gardé assez de munitions pour abattre quelques hommes. Non, ils vont attendre qu’il sorte.
— Ils ont intérêt à pas le quitter des yeux, alors, dit Sam. Ce Rudolf a une drôle de manière de se volatiliser en bordure de canyon. Est-ce qu’ils sont sûrs qu’il n’est pas déjà descendu dans le Dédale ?
— Ils ont posé deux hommes sur cette butte, là-bas, de l’autre côté du canyon. Le Rudolf est coincé sur un à-pic de plus de cent cinquante mètres, quasiment vertical. Du grès massif, lisse, impossible à descendre. Et même s’il essayait, ces deux gars-là le verraient. Et si jamais il tombe, ça sera dans la plus grosse crue à avoir dévalé Horse Canyon depuis plus de quarante ans, aux dires du shérif. Moi, je crois qu’il l’a dans le cul, votre Rudolf.
— Ce n’est pas mon Rudolf, merci bien. Mais il a une longue corde.
— Plus maintenant. Ils ont mis la main dessus.
Les tirs se poursuivent, unilatéralement.
— Je parie qu’il n’a plus de munitions, dit Sam. Peut-être qu’il va se rendre.
— Peut-être. S’il s’agissait d’un criminel normal, on pourrait l’espérer. Il doit être complètement déshydraté à l’heure qu’il est. Mais les gars de la Sûreté publique disent qu’ils ont affaire à un maboule de première, dans le cas présent.
— Ça, je veux bien les croire.
Sam abaisse ses jumelles. Alors qu’il les triture en se demandant ce qu’il fait là, il entend un cri lancé non loin de lui. Une fusillade éclate sur toute la largeur de la ligne de feu : au moins une douzaine d’armes automatique crachent à tirs continus. Les flots de balles convergent vers une même cible.
— Doux Jésus, murmure Sam.
Il reprend ses jumelles, cherche l’objet de ce regain d’attention focalisée. Trouve assez vite la cible, tout là-bas, au bout de l’isthme, au ras de la falaise. C’est une silhouette semi-humaine qui sourd jusqu’à la taille de ce qui semble, de là où Love se trouve, être une masse de roche uniforme. Il voit la casquette à visière jaune, une sorte de tête aux cheveux raides hirsutes, les épaules, le tronc et le torse d’une chose vêtue de jean bleu délavé, exactement comme il se rappelait l’avoir vu lors de leurs brèves rencontres précédentes. Les bras de l’homme paraissent tenir, ou couvrir, une carabine. À cette distance cependant, et malgré ses jumelles, Sam ne peut identifier l’homme avec une quelconque certitude, une quelconque absolue certitude. Ça ne peut pourtant être que lui. Impossible autrement. À une différence près, néanmoins : cet homme-là est en train de se faire cribler de balles sous ses yeux.
Sam Love menait une vie tranquille, s’attachait tant qu’il pouvait à ne s’occuper que de ses affaires et n’avait jamais été directement témoin de la destruction physique d’un être humain. Horrifié, dégoûté et fasciné, il gardait les yeux rivés sur la silhouette de Rudolf qui semblait maintenant ramper, ou glisser sur le côté, à moitié enfoncée dans la crevasse, à moitié sortie (pourquoi, bon Dieu ?), le vit se faire balayer par un déluge de balles, corps déchiré, déchiqueté, dans une bourrasque d’éclats de grès, fragments de bois, brindilles broyées, tissu lacéré, bras ballants qui s’agitent en tous sens comme désarticulés, carabine qui tombe, et la tête elle aussi se fait maintenant pulvériser. L’effondrement final de ce qui aurait pu être, il y a encore quelques secondes, un jeune Américain à sang rouge, vivant, riant, aimant.
Sam observe. Le corps en lambeaux flageole une dernière fois tout au bord de l’à-pic, avant que les impacts des grêlons d’acier, comme des coups de marteau, ne le poussent littéralement jusqu’à la grande bascule. Le cadavre de Rudolf le Rouge tombe comme un sac-poubelle dans le gouffre écumant du canyon, disparaît à jamais à la vue de tout homme. Et de toute femme. (Car non, on ne le retrouvera pas.)
Sam se sent mal. Pendant quelques minutes, alors que le reporter et tous les autres se précipitent vers la falaise en criant, il croit qu’il va (comme dirait sa fille) rendre tout son manger. Mais il ne vomit pas. La répulsion viscérale finit par passer, même si le souvenir de cette atrocité hantera ses rêves pour des mois, des années. Il boit quelques gorgées d’eau à sa gourde, mange quelques crackers de sa boîte à déjeuner, attend encore une minute puis se sent prêt à rejoindre la police, les shérifs de trois comtés, leurs adjoints, le vice-surintendant d’un parc national, deux rangers, trois journalistes et les vestiges (quatre hommes en tout) de l’Équipe de Recherches & Secours du comté de San Juan, à l’extrême pointe de la péninsule de grès.
Ils ne trouvent pas le moindre bout de chair ni le moindre fragment d’os. Mais une généreuse traînée de sang court du bord de la crevasse au rebord de l’à-pic. Il y a la carabine de Rudolf, les restes éclatés de ce qui fut une magnifique Remington .30-.06 à lunette – avec encore une balle dans la chambre. Certains s’étonnent de la chose, tandis que d’autres inspectent les débris du buisson de roses des falaises et du genévrier qui avaient offert au hors-la-loi, tout au long de ce long après-midi, le peu d’abri qu’ils pouvaient lui offrir quand il levait sa tête au feu.
D’autres encore examinent le grès criblé d’impacts, les grosses taches noires de poudre et de feu laissées par l’explosion des grenades, un peu plus loin. Quelques-uns envoient distraitement valser d’un coup de pied quelques cailloux dans la crevasse qui sépare le corps du cap de son ultime piton. Ces cailloux tombent en claquant dans les ténèbres, disparaissent, claquent, tonnent, roulent encore jusqu’à trouver leur position de repos sur les débris centenaires accumulés en bas.
Le capitaine de l’unité de police d’État appela ses hommes postés en haut de la paroi d’en face pour se faire confirmer que Rudolf avait effectivement, et sans l’ombre d’un doute, basculé dans le canyon. Les deux agents avaient observé la chute du corps, l’avaient vu rebondir sur une saillie de la falaise, puis disparaître dans le tumulte des eaux en crue. Ils avaient de surcroît vu les membres épars du cadavre, toujours vêtus de jean, remonter à la surface un peu plus loin vers l’aval puis se faire ballotter dans le courant jusqu’à la sortie du premier coude. Le pilote de l’hélicoptère avait tenté, en vain, de suivre ces restes jusqu’à la grande cascade tombant dans la rivière.
Le capitaine ramassa la carabine cassée, les douilles vides. Et tous les hommes s’en retournèrent, lentement, pensivement, parlant très peu, vers le campement de Lizard Rock.
Tous sauf Sam Love. Dernier à arriver sur le lieu de mise à mort, il sera également le dernier à partir. Il traîna, traîna, sans savoir pourquoi, restant de longues minutes les yeux plongés dans le canyon rugissant. Médusé par le bruit, et un peu terrifié – car il ressent l’étrange appel de l’abîme –, il recule de quelques pas, relève les yeux et laisse porter son regard à l’horizontale vers les parois, les gouffres, les plateaux du Dédale, ce labyrinthe grotesque de roche ambrée par les rougeoiements du couchant. Éprouvant un besoin de distance, de détachement, il lança des yeux rêveurs vers le lointain, d’abord vers le nord et les Book Cliffs, à 80 kilomètres de là en ligne directe, puis vers l’est et les pics mouchetés de neige qui dominent Moab en culminant à 4 000 mètres d’altitude. Enfin, Sam pivota et remonta du regard le long chemin par lequel il était arrivé (tout comme Rudolf), passant Candlestick Spire, puis passant Lizard Rock, vers les Ailerons inexplorés, les profondeurs méconnues du pays des Roches dressées, tout cela désormais assombri par l’immense ombre bleue portée par les hauteurs de Land’s End.
Le soleil se couchait. Il était temps de partir. Sam s’agenouilla pour plonger une dernière fois les yeux dans la fine fente obscure de la faille dans la pierre. Chercha à voir le fond. Trop noir, trop noir.
— Rudolf, dit-il, tu es là-dedans ? (Il attendit. Aucune réponse.) Tu ne peux pas berner tout le monde, fiston. Pas tout le temps. (Silence.) Tu m’entends ?
Silence. Aucune réponse hors le silence.
Sam attendit encore un peu, puis se releva et se mit en marche d’un pas vif pour rejoindre ses amis, ses voisins. Ils avaient une longue route sinueuse et pénible qui les attendait pour rentrer à Blanding via Land’s End, Green River et Moab. (La route plus directe, par Hite Marina et le pont sur le Colorado, était temporairement fermée pour cause, selon les termes du département de l’Équipement, de “travaux de maintenance”.) Mais il se sentait mieux, son ventre allait mieux, il sentait monter en lui un appétit presque normal d’homme en pleine forme. Sam et le vautour haut dans le ciel, si haut qu’il en était presque invisible, partageaient une même sensation :
Il est l’heure de manger.