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Prologue :
Les conséquences

LORSQUE l’on vient d’achever la construction d’un nouveau pont reliant deux États souverains des États-Unis, il y a discours. Il y a drapeaux, il y a fanfares, il y a rhétorique techno-industrielle amplifiée électroniquement.

Les gens attendent. Couvert de drapeaux, d’oriflammes et de banderoles fluorescentes, le pont est prêt. Tous attendent l’inauguration officielle, l’oraison finale, la coupure du ruban, l’arrivée des limousines. Peu importe qu’en réalité ce pont soit déjà en service depuis six mois.

Les files d’automobiles garées en bord de route s’étirent sur un kilomètre et demi au nord et sur un kilomètre et demi au sud, surveillées par les motards de la police d’État, hommes mornes et pondéreux, crissant dans leurs tenues de cuir, raidis par leur casque antiémeute, leur badge, leur lacrymo, leur matraque, leur radio. Fiers, rudes et sensibles défenseurs latéraux des riches et des puissants. Armés et dangereux.

Les gens attendent. Suant sous le soleil, rôtissant dans les automobiles qui brillent comme des scarabées sous le doux mugissement du soleil. Ce soleil du désert de l’Utah et de l’Arizona, cette infernale sphère de feu plasmique posée là dans le ciel. Cinq mille personnes qui bâillent dans leurs voitures, intimidées par les flics et mortellement bercées par les psalmodies des politiciens. Leurs gamins braillards se chamaillent à l’arrière, les glaces Frigid Queen fondent et dégoulinent sur les mentons, les coudes, créent des Jackson Pollock sur les radicaux monovalents de la sellerie pur skaï. Tous prennent leur mal en patience même si aucun n’en a suffisamment pour écouter les salades que déverse le puissant système de sonorisation.

Le pont lui-même est une arche d’acier simple, élégante et compacte, aussi concrète que l’énoncé d’une évidence, portant sur son dos un ruban d’asphalte, une voie piétonne, des rambardes, un éclairage de sécurité. Long de 120 mètres, il enjambe un défilé haut de 215 mètres. Le défilé de Glen Canyon. Tout en bas coule le Colorado, dompté, domestiqué à la sortie des boyaux du tout proche barrage de Glen Canyon. Jadis d’une belle teinte rouge et ocre qui lui valut son nom, le fleuve coule désormais vert, limpide et froid, couleur eau de glacier.

Formidable fleuve. Barrage plus formidable encore. Vu du pont, l’ouvrage présente une vertigineuse paroi concave de béton armé, implacable et mutique. Barrage à gravité, 800 000 tonnes de solidarité solidement ancrées dans le grès navajo qui forme depuis cinquante millions d’années le lit et les murs du canyon. Bouchon, opercule, coin obèse fiché dans la pierre pour canaliser via des vannes et des turbines la force du fleuve hébété.

Fleuve jadis formidable et désormais fantôme. À 1 500 kilomètres de là, vers l’aval, les âmes des mouettes et des pélicans volettent à l’aplomb du delta asséché. Les âmes des castors remontent le courant en se glissant, nez en avant, sous la surface dorée par l’ocre du limon. Les grands hérons allaient jadis se poser, pattes pendouillant, légers comme des moustiques, sur les bancs de sable de l’estuaire. Les tantales craquetaient dans les peupliers. Au fond des canyons, les cerfs en arpentaient les berges. Aigrettes neigeuses parmi les tamaris, et leurs plumes qui ondulent dans la brise du fleuve…

Les gens attendent. Le discours continue. Innombrables bouches rondes, discours unique, et presque pas un seul mot intelligible. On dirait qu’il y a des fantômes dans les circuits. Les haut-parleurs noir anthracite qui se sont épanouis comme des fleurs sur les réverbères en cou d’oie, à neuf mètres du bitume, mugissent comme des Martiens. Un magma de sens, tout en couinements et caquètements de poltergeists technotroniques, phrases étranglées et cadences en fibrillation, persiste néanmoins à jaillir en rugissant de la sono pour porter haut et fort le beuglement creux de l’AUTORITÉ :

… notre fier État de l’Utah [bliiiiiip !] heureux de la chance qui m’est offerte [schronk !] de participer à l’inauguration de ce superbe pont [bliiiiiit !] nous relie à ce grand État qu’est l’Arizona, qui connaît la plus forte croissance [yiiiiiiiiiiiinnnnnnnnng !] pour contribuer à promouvoir et garantir une croissance soutenue ainsi que le développement [rrokk ! yokk ! yiiiinnnng ! niiiinnnnnnng !] ne pourrait me ravir davantage, monsieur le Gouverneur, que cette somptueuse occasion [rronk !] de nos deux États [blonk !] par ce barrage phénoménal…

Attente, attente. Loin dans la file de voitures, hors de portée de laïus et de vue de tout flic, un klaxon tonne. Et tonne encore. Son d’un unique klaxon qui tonne. Un motard en uniforme démarre sa Harley en râlant, et remonte la file. Le klaxon cesse.

Les Indiens aussi regardent et attendent. Assemblée sur un versant dominant la grand-route, côté Réserve du fleuve, une congrégation informelle de Navajos, Hopis, Utes et Païutes se prélasse à l’ombre de ses pick-up flambant neufs. Les hommes et les femmes boivent du Tokay, les essaims d’enfants boivent du Pepsi-Cola ; tous mâchonnent des sandwiches à la mayonnaise, enrobés de Kleenex, confectionnés dans du pain de mie Wonder, Rainbo ou Holsum. Nos nobles frères rouges ont les yeux fixés sur la cérémonie du pont, mais leurs oreilles et leurs cœurs sont avec Merle Haggard, Johnny Paycheck et Tammy Wynette qui hurlent dans les enceintes des autoradios syntonisés sur la station K-A-O-S – Kaos ! – qui émet de Flagstaff, Arizona.

Les citoyens attendent ; contre les micros, dans le câblage hanté, via les haut-parleurs pourris, les voix officielles persistent à ronfler encore et encore. Milliers d’humains blottis dans leurs automobiles, moteur au ralenti, chacun brûlant d’être le premier à se libérer pour franchir l’arche d’acier, rouler sur ce pont au tracé aérien qui enjambe si gracieusement le canyon, au-dessus du vide où volent les hirondelles.

Deux cent dix mètres de surplomb. Il est difficile de se représenter le sens d’une telle chute. Le fleuve coule et bouillonne entre les rocs si loin en bas que son rugissement est un soupir qu’une brise légère emporte lorsqu’il parvient en haut.

Le pont lui-même est dégagé, vide, à l’exception de la grappe de notables plantée juste au milieu, de la poignée de dignitaires agglutinés autour des microphones et de la barrière symbolique que forme un ruban rouge, blanc et bleu, tendu entre les deux rambardes. Les Cadillac noires sont garées aux deux bouts. Derrière les voitures officielles, des barrières en bois et des patrouilles de motards tiennent les masses à l’écart.

Loin au-delà du barrage, du réservoir, du fleuve et du pont, loin au-delà de la ville de Page, de la grand-route, des Indiens, des humains et de leurs chefs, s’étend le désert pourpre. Qui cuit sous le féroce soleil de juillet – la température au niveau du sol doit approcher les 65° Celsius. Toutes les créatures sensées restent tapies à l’ombre ou laissent passer la chaleur du jour bien enterrées dans la relative fraîcheur du sous-sol immédiat. Aucun humain ne vit dans cette aridité rose. Il n’y a rien là qui arrête l’œil, l’empêche de se projeter loin, toujours plus loin, sur des lieues et des lieues de roche et de sable jusqu’aux parois verticales de la butte, de la mesa, du plateau qui forme le trait d’horizon à 80 kilomètres de là. Rien ne pousse ici que de rares touffes de blackbrush et bouquets de cactus, avec, çà et là, un genévrier rachitique aux ramures torses et angoissées. Un peu de navet de prairie, un peu de liane à serpent. Rien d’autre. Rien ne bouge hormis un pâle tourbillon, une titubante petite tornade de poussière qui s’effondre en une ultime embardée contre une colonne de pierre. Rien n’est là pour observer cette fin hormis un vautour planant dans les thermiques à 900 mètres de haut.

S’il y avait quelqu’un pour l’observer, ce vautour semblerait seul dans l’immensité du ciel. Mais il ne l’est pas. Hors de vue des plus acérés des yeux humains, mais mutuellement visibles, d’autres vautours attendent en planant paresseusement dans l’air chaud. Que l’un d’entre eux descende, ayant repéré quelque chose de mort ou de mourant sur le sol, et tous les autres suivront, de toutes parts et de nulle part, pour s’assembler, cou courbé et yeux ombrés, autour du corps de l’être aimé.

Mais revenons au pont : flétries mais ferventes, les fanfares lycéennes unies de Kanab, Utah et Page, Arizona, se lancent maintenant dans une fougueuse interprétation de Shall We Gather at the River ?, suivie de notre Stars and Stripes Forever. Silence. Applaudissements polis, sifflets, hourras. La foule fatiguée sent que la fin est proche, que l’on va bientôt ouvrir le pont. Les gouverneurs de l’Arizona et de l’Utah s’avancent de nouveau, replets et joviaux, en chapeau de cow-boy et bottes pointues. Ils brandissent chacun une paire de ciseaux dorés géants qui éclate sous le soleil. Des ampoules de flashs superflus explosent, les caméras de télévision enregistrent l’histoire en train de se faire. Alors qu’ils s’approchent du ruban médian, un ouvrier surgit hors de la foule des spectateurs et se précipite pour y procéder à quelque réagencement de dernière minute sûrement aussi crucial qu’imperceptible. Il porte un casque de chantier jaune orné des décalcomanies emblématiques de sa classe : drapeau américain, tête de mort et fémurs croisés, Croix de Fer. Au dos de sa salopette crasseuse, cousu en lettres nettes, s’étale le slogan L’AMÉRIQUE : TU L’AIMES OU TU LA QUITTES. Une fois sa tâche finie, il se hâte de regagner sa juste et petite place parmi la foule.

Moment-clé. La populace se prépare à lâcher un cri de joie ou deux. Les conducteurs regagnent leur véhicule en toute hâte. Bruit de Grand Prix, moteurs qui vrombissent, compte-tours dans le rouge.

Mots de la fin. Un peu de silence, je vous prie.

— Allez-y, mon vieux. Coupez ce foutu truc.

— Moi ?

— Faites-le ensemble, s’il vous plaît.

— Je croyais que vous aviez dit…

— D’accord, j’ai pigé. Reculez-vous. Ça va comme ça ?

 

La foule qui s’étirait le long de la route n’eut pour l’essentiel qu’une piètre vue de ce qui arriva ensuite. Mais les Indiens en haut de la colline le virent très bien. Tous en tribune d’honneur. Ils virent le nuage de fumée noire que crachèrent les deux bouts coupés du ruban. Ils virent les crépitements d’étincelles fuyants qui s’ensuivirent alors que ce même ruban se consumait comme une mèche, filant vers chaque rambarde. Et lorsque les dignitaires reculèrent, les Indiens virent le grand spectacle pyrotechnique inopiné que ces huiles n’allaient pas tarder à fuir à toutes jambes. Le dais de banderoles disparut sous une explosion de chandelles romaines, roues de Catherine, pétards chinois et feux de Bengale. Les spectateurs et officiels qui évacuaient le pont vers la rive la plus proche furent poursuivis par une traînée de feux follets courant le long des garde-corps. Des fusées gagnèrent le ciel et explosèrent, des comètes d’argent, des bombes et des pétards M-80 explosèrent. Des derviches de fumée et de feu tourbillonnèrent, des chaînes à effet mitraillette tressautèrent comme des fouets fumants, claquant, pétaradant, cinglant vers les talons du gouverneur. La foule en liesse hurlait : elle prenait ça pour une apothéose.

À tort. L’apothéose restait à venir. Soudain le milieu du pont s’éleva, comme sous l’effet d’un uppercut, et se fractura en zigzag. Par cette cassure absurde, brisée comme un éclair, un voile de flammes rouges s’éleva vers le ciel, aussitôt suivi par une énorme éructation, par un tonitruant éternuement trémulé de très gros explosif qui secoua le grès monolithique des parois du canyon. Le pont s’ouvrit alors comme une fleur, nul lien physique n’appariant plus ses deux sections disjointes. Des pans et des fragments commencèrent à fléchir, ployer, se tordre puis tomber, détendus, dans l’abîme. Quelques objets non fixés – une paire de ciseaux dorés, une clef à molette, deux ou trois Cadillac vides – glissèrent sur l’affreuse déclivité de la chaussée en dépression et se jetèrent dans le vide en tournoyant lentement. Ils mirent du temps à choir, et lorsqu’ils s’écrasèrent enfin sur la roche et dans le fleuve tout en bas, le bruit de leur impact, arrivant bien après, fut tout juste perçu par les ouïes les plus attentives.

Le pont n’était plus là. Les fragments ratatinés encore scellés de chaque côté dans le grès du canyon pendouillaient l’un vers l’autre comme deux doigts flasques caressant l’idée de se toucher mais manquant de volonté pour le faire. Alors que le dense plumet de poussière produit par la catastrophe s’élevait en s’étalant au-dessus du plateau, des pans entiers d’asphalte et de ciment, des fragments et rognures d’acier et de fers à béton continuaient, en un mouvement inverse, de choir pour s’écraser 215 mètres plus bas dans les eaux souillées mais paisibles du fleuve.

 

Côté Utah du canyon, un gouverneur, un ingénieur de la voirie et deux gros bonnets du département de la Sécurité publique fendaient la foule en direction des limousines rescapées. Furieux, visage fermé, ils colloquaient en marchant.

— Ce sera leur dernière plaisanterie, gouverneur, je vous le promets.

— J’ai l’impression d’avoir déjà entendu cette promesse, crâne d’œuf.

— On vient seulement de m’affecter à cette affaire, monsieur.

— Et alors ? Vous faites quoi, maintenant ?

— Nous sommes sur leurs talons, monsieur. Nous savons qui ils sont, comment ils opèrent et quelle sera leur prochaine cible.

— Mais pas où ils sont.

— Non monsieur, pas à l’heure qu’il est. Mais l’étau se resserre.

— Et ce sera quoi, leur putain de prochaine cible ?

— Vous n’allez pas me croire.

— Dites toujours.

Le colonel Crâne d’œuf pointe un doigt vers l’est. Vers cette chose.

— Le barrage ?

— Oui monsieur.

— Non, pas le barrage.

— Si monsieur, nous avons de bonnes raisons de le croire.

— Pas le barrage de Glen Canyon !

— Je sais que ça paraît dingue. Mais c’est leur prochaine cible.

 

Pendant ce temps, haut dans le ciel, le seul vautour visible trace d’amples cercles ascendants et solitaires, plus haut, toujours plus haut, en contemplant la paix qui règne en bas. Il baisse les yeux vers le barrage, parfait. Il voit à son aval le fleuve vivant et à son amont la masse bleue d’eau bloquée, ce réservoir placide où les bateaux de plaisance glissent comme des araignées d’eau. Il voit, en cet instant même, deux amateurs de ski nautique aux cordes emmêlées qui luttent contre la noyade. Il voit l’éclat de métal et de verre renvoyé par la piste d’asphalte où d’interminables files d’automobiles fumantes se serrent pour ramper jusqu’à chez elles à Kanab, Page, Tuba City, Panguitch et autres lieux plus lointains. Il remarque au passage la sombre gorge du canyon principal, les moignons déchiquetés d’un pont, la haute colonne jaune de fumée et de poussière qui continue à monter, lentement, depuis les profondeurs du gouffre.

Signal de fumée solitaire, symbole muet de la calamité, immense point d’exclamation inaudible et stupéfiant qui hurlerait surprise !, le plumet de poussière demeure en suspension sur le plateau stérile, pointant en haut vers l’éden, en bas vers le lieu de la fracture primale, de la perte des connexions, la scène où non seulement l’espace mais aussi bien le temps ont fini par craquer. Où ils churent. Chutèrent, luttèrent. Rechutèrent. S’écoulèrent et se fondirent. Puis s’effondrèrent.

Sous l’œil du vautour. Pour qui cela ne signifie rien. Rien à manger. Sous l’ultime, le plus lointain de tous les yeux, cette lueur de plasma sur l’horizon occidental, parfaitement au-delà de toute conséquence en poussière ou azur, parfaitement égal…