chapter01

1

Les origines I :
A.K. Sarvis, docteur en médecine

AVEC son dôme chauve moucheté, son visage sauvage et toute la noblesse sévère d’un Sibelius, le Dr Sarvis était en tournée nocturne sur un banal programme de réhabilitation de quartier, occupé à brûler des panneaux publicitaires au bord de la grand-route – l’US 66, vouée à se faire dévorer par l’Autobahn Superrapide de la Superpuissance. Son mode opératoire était simple et d’une finesse chirurgicale. Il prenait son jerrycan de cinq gallons d’essence, en aspergeait les pieds et tout autre membre étançonnant les cibles élues, puis craquait une allumette. On devrait tous avoir un hobby.

Dans la lumière dansante mais crue qui s’ensuivait, on pouvait alors le voir regagner tranquillement sa Lincoln Continental Mark IV stationnée à proximité, le jerrycan vide tapant contre ses jambes nonchalantes. Grand, pondéreux, broussailleux comme un ours, il projetait une ombre des plus impressionnantes sur l’aride paysage de bouteilles de whiskey cassées, figuiers de Barbarie, cactus cholla, vieux pneus et fragments de gomme déchiquetée. Dans la rouge lumière des flammes, ses petits yeux rouges brûlaient d’une flamme rouge féroce bien à eux, parfaitement assortie à la braise rougeoyante du cigare qu’il serrait entre ses dents : trois bulbes rouges ignés et fanatiques qui transperçaient la nuit. Il s’arrêta pour admirer son œuvre :

SALUT À TOI L’AMI

BIENVENUE À ALBUQUERQUE, NOUVEAU-MEXIQUE

CŒUR NÉVRALGIQUE DU PAYS DES MERVEILLES

Les phares des voitures glissaient sur lui. Des klaxons moqueurs beuglèrent alors que de jeunes acnéiques à peau grasse et testicules non encore descendus filaient en Mustang, Impala, Stingray et Coccinelle customisées, équipé chacun d’une amoureuse outrageusement mascarisée, fichée pelvis contre pelvis sur les genoux du conducteur, de sorte que, vues par leur pare-brise arrière, les silhouettes découpées par les phares des véhicules roulant dans l’autre sens, ces voitures semblaient conduites par un unique occupant doté – anomalie – de deux têtes ; d’autres amantes stridentes passaient en trombe, juchées aine contre fesse à l’arrière des biplaces de choppers Kawasaki 880 cm3 à échappement pétaradant – autre cadeau, comme le hara-kiri, les kamikazes, le karaté et la vigne kudzu, offert par le peuple amical qui nous donna (vous vous rappelez ?) Pearl Harbor – qui, dans leur éructation d’étincelles et de fragments de cylindres, déchiraient feue la vaste quiétude de la nuit du Sud-Ouest en rugissant comme des démons technologiques souffrant de paralysie spastique.

Personne ne s’arrêta jamais. Sauf la police de la route qui arriva promptement sur site quinze minutes trop tard, signala par radio à un préposé blasé du central un incendie de panneau publicitaire sans cause apparente, puis s’extirpa de son véhicule, tenant un extincteur entre ses mains gantées, pour se mettre en tâche de faire ployer les flammes quelques instants par projections répétées de piètres postillons de chlorure de sodium (“mouille plus que l’eau” parce qu’il adhère mieux, comme la mousse de savon) sur le bûcher. Action vaillante mais vaine. Desséchés par des mois, parfois des années de vents et d’air assoiffés du désert, le pin et le papier du plus auguste, du plus magnifique des panneaux publicitaires imploraient une combustion rapide par toutes leurs molécules, se drapaient dans le feu avec la folle lascivité, avec l’intensité furieuse d’amants en pleine fécondation. Feu récurant, flamme purificatrice devant quoi le pyromane plutonique à cœur d’amiante ne peut que s’incliner et dire une prière.

Entre-temps Doc Sarvis avait redescendu la pente friable de l’accotement sous les éclatantes enflures des flammes de son petit boulot, jeté son jerrycan dans le coffre de sa voiture, claqué le capot – où un caducée argenté scintille sous l’illumination incendiaire – avant de laisser sa carcasse choir sur le siège avant, à côté de son chauffeur.

— Au suivant ? dit-elle.

D’une pichenette, il jeta le mégot de son cigare dans le fossé par la fenêtre ouverte – sa trajectoire ignée demeure un instant suspendue dans la nuit, luisance rétinienne persistante en forme d’arc-en-ciel, ultimes postillons d’étincelles marquant la chute et l’emplacement du trésor – puis défit l’emballage d’un autre Marsh-Wheeling sans que ses fameuses mains de chirurgien trahissent le moindre tremblement.

— On va faire le côté ouest, dit-il.

La grosse voiture roula en un murmure de moteur, écrasant les canettes vides et les assiettes de pique-nique éparpillées sur le bas-côté, roulements à billes glissant dans leur graisse servile, pistons oints allant et venant dans la ferme mais douce étreinte de leurs cylindres, imprimant leur mouvement à la tige, puis au vilebrequin, puis à l’arbre de transmission et enfin à l’essieu via le scrotal carter de différentiel, pour offrir leur puissance à chacune des roues motrices.

Ils progressaient. Plus exactement, ils avançaient, prudents et silencieux, vers les néons nerveux, vers les spasmes anapestiques du rock, vers l’apoplexie du roll d’un samedi soir à Albuquerque, Nouveau-Mexique. (On vendrait son âme immortelle pour être un Américain le temps d’un samedi soir en ville.) Ils descendirent Glassy Gulch vers les hautes tours de la finance qui luisaient comme des blocs de radium sous le smog rose orange de l’éclairage urbain.

— Abbzug ?

— Doc ?

— Je t’aime, Abbzug.

— Je sais, Doc.

Ils passèrent devant un funérarium en patrimoniale brique d’adobe brûlée : Pompes funèbres Strong-Thorne – “Ô mort, où est ton dard ?” Plonge ! Plonge sous le viaduc du train de Santa Fe (la Sainte Foi) – “Vive Santa Fe, vive Santa Fe !”

— Ah, soupira le docteur, c’est bon, ça. C’est bon…

— Ouais, mais ça me gêne pour conduire, si tu permets.

— El Mano Negro frappe de nouveau.

— Ouais, Doc, d’accord, mais tu vas nous faire avoir un accident et ma mère te traînera en justice.

— C’est vrai, dit-il, mais ça le vaut.

Passés les motels de stuc et tuiles espagnoles d’avant-guerre des marges occidentales de la ville, ils arrivèrent sur un pont long et bas.

— Arrête-toi là.

Elle s’arrêta. Doc Sarvis posa un regard rêveur sur le fleuve, le Rio Grande, le fleuve superbe du Nouveau-Mexique, dont les eaux sombres et complexes scintillaient des lumières de la ville reflétées par les nuages.

— Mon fleuve, dit-il.

— Notre fleuve.

— Notre fleuve.

— Il faut la faire, cette randonnée fluviale.

— Bientôt, bientôt. (Il lève un doigt.) Écoute…

Ils écoutèrent. En bas, le fleuve marmonnait quelque chose, une sorte de message : Venez suivre mon cours, Docteur, à travers les déserts du Nouveau-Mexique, par les canyons de Big Bend et jusqu’à la mer, jusqu’au golfe des Caraïbes, là-bas, là-bas où toutes ces jeunes sirènes t’attendent, t’appellent, agitant les couronnes d’algues dont elles brûlent d’orner ton crâne dégarni, Ô Doc. Vous êtes là ? Doc ?

— Allez, roule, Bonnie. Ce fleuve aggrave ma mélancolie.

— Et tes tendances à l’autoapitoiement.

— Mon impression de déjà-vu.

— Ouais.

— Mein Weltschmerz.

— Ton Welt-schmaltz(1). Tu l’adores.

— Bah… (Il attrapa l’allume-cigare.) Ça, qui peut le dire ?

— Oh, Doc. (Elle regarda le fleuve, elle démarra, elle regarda la route, elle lui tapota le genou.) Arrête de penser à tout ça.

Doc acquiesça et pressa l’embout brûlant contre son cigare. Le rougeoiement de la résistance et les douces lumières du tableau de bord donnaient à son imposant visage ossu, chauve mais barbu, une dignité tout en rudesse. Il ressemblait à Jean Sibelius en sourcils et moustaches, dans la pleine vigueur de sa quarantaine créatrice. Sibelius était mort à quatre-vingt-dix ans. Il en restait donc quarante-deux et demi à Doc.

Abbzug l’aimait. Pas énormément, peut-être, mais suffisamment. C’était une vraie dure du Bronx, mais elle savait être aussi douce qu’un bon apfelstrudel quand il le fallait. Sa voix, cette classique voix râpeuse d’Abbzug, pouvait vous mettre les nerfs à vif quand elle était d’humeur querelleuse, mais des baisers, des bonbons ou un rien de ruse parvenaient d’ordinaire à adoucir les plus âpres de ses accents du ghetto. Bien que d’une vivacité vipérine, sa langue (trouvait-il) était aussi onctueuse qu’une lampée de vin Mogen David.

Sa mère aussi l’aimait. Évidemment, sa mère n’avait pas le choix. Elle était payée pour.

Sa femme l’avait aimé, plus qu’il ne le méritait, plus que le simple réalisme n’aurait dû le permettre. Avec le temps, avec suffisamment de temps, elle aurait pu en guérir. Ses enfants étaient tous adultes, et séparés de lui par l’étendue d’un continent.

Les plus gentils de ses patients avaient de l’affection pour lui mais ne payaient pas toujours leurs consultations. Il avait de bons amis, quelques copains de poker parmi les membres du Comité démocrate du comté, quelques collègues de boisson à la clinique, quelques voisins dans le quartier des Heights. Personne de proche. Ses rares amis proches se faisaient apparemment toujours muter au loin, ne revenaient que rarement, et les liens de leur affection n’étaient pas plus solides que le tissu des échanges de courrier, qui s’effiloche et se fane.

Il était de ce fait fier et reconnaissant d’avoir une nurse et amie de la trempe de Bonnie Abbzug à ses côtés, ce soir-là, alors que leur automobile noire grimpait vers l’ouest sous le chatoiement rosâtre de la capsule d’air individuelle de la ville, au-delà des dernières stations Texaco, Arco et Gulf, au-delà de l’ultime Wagon Wheel Bar, pour bientôt pénétrer dans le vaste désert. Haut sur le plateau de la mesa occidentale, près des volcans éteints, sous le ciel étoilé flamboyant, aveuglant, ils s’arrêtèrent devant une enfilade de panneaux sans défense au bord de la grand-route. Le temps était venu d’élire une nouvelle cible.

Doc Sarvis et Bonnie Abbzug les considérèrent l’un après l’autre. Ils étaient si nombreux, si innocents, si vulnérables, alignés, offerts, immobiles dans leur clameur visuelle. Choix difficile. L’armée ?

LE CORPS DES MARINES

FABRIQUE DES HOMMES

Pourquoi il fabrique pas des femmes ? demanda Bonnie. Ou bien le slogan du syndicat des camionneurs ?

SI LES CAMIONS S’ARRÊTENT

L’AMÉRIQUE S’ARRÊTE

Halte aux menaces. Vous ne savez pas à qui vous avez affaire, espèces de sales petits bâtards. Il jeta un coup d’œil du côté du politique :

N’AYEZ PAS PEUR D’AVOIR RAISON

REJOIGNEZ LA JOHN BIRCH SOCIETY !

Mais sentit une préférence pour l’apolitique :

PASSEZ UNE BONNE JOURNÉE

NOUS SOMMES TOUS DANS LE MÊME BATEAU

Le Dr Sarvis les aimait tous, mais il éprouvait un vague sentiment de futilité à l’égard de son hobby. Ces derniers temps, il s’y adonnait plus par routine que par conviction. Un destin supérieur les appelait, lui et Bonnie Abbzug. Cet index, dans ses rêves, qui lui faisait signe de le suivre.

— Bonnie… ?

— Oui ?

— Alors ?

— Ça serait dommage que tu n’en fasses pas un autre, Doc. Maintenant qu’on a fait tout ce chemin. Tu le regretteras si tu ne le fais pas.

— Bien parlé. Je prends lequel ?

Bonnie en pointa un.

— J’aime bien celui-là, dit-elle.

— Excellent choix, dit-il.

Il sortit de la voiture et alla ouvrir le coffre en trébuchant sur la communauté de boîtes de conserve et de buissons roulants qui formait l’écosystème des bords de route. Derrière les clubs de golf, la roue de secours, la tronçonneuse, la caisse de bombes de peinture, le cric et le jerrycan vide, il attrapa un autre jerrycan, plein. Puis referma le coffre. Sur son pare-chocs arrière s’étalait un autocollant lumineux qui clamait, en rouge, blanc et bleu luisant : ARMÉNIEN ET FIER DE L’ÊTRE !

La voiture de Doc arborait d’autres talismans autocollants – l’homme était gravement décalcomaniaque – conçus pour éloigner le mal : le caducée de médecin, un drapeau américain à chaque coin du pare-brise arrière, un drapeau à franges dorées pendu à l’antenne de radio, un autocollant, dans un coin du pare-brise, affichant sa qualité de “MEMBRE DE L’ACTION – AMÉRICAINS CONTRE TOUTE INSULTE À L'ORDRE NATIONAL” et dans l’autre coin, l’aigle de la National Rifle Association assorti de son traditionnel adage : FICHEZ LES COMMUNISTES, PAS LES ARMES À FEU.

Regardant à droite, puis à gauche, ne prenant aucun risque, strict et sévère comme un pape, chargé de son jerrycan d’essence et de ses allumettes, le Dr Sarvis se fraya un chemin entre les buissons, les tessons, les guenilles et les canettes de bière du bas-côté, ces futilités tragiques et orphelines des routes américaines, puis gravit l’accotement vers l’objet élu de sa pyromanie :

LE PAIN COMPLET WONDER

12 ATOUTS POUR UN CORPS SAIN ET SOLIDE

Menteurs !

Pendant ce temps, en bas, sa Bonnie l’attendait au volant de la Lincoln, moteur tournant, prête pour la fuite. Les camions et les voitures filaient sur la route en mugissant, leurs phares captant brièvement le visage de la jeune femme, ses yeux violets, son sourire, ainsi que l’autre autocollant du pare-chocs de Doc, celui qui affrontait l’avenir : DIEU BÉNISSE L’AMÉRIQUE. SAUVONS-EN UN PETIT BOUT.