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Les
origines II :
George W. Hayduke
GEORGE Washington Hayduke, forces spéciales, Vietnam, nourrissait une colère. Après deux années passées dans la jungle vietnamienne à faire naître des bébés montagnards et éviter les hélicoptères (car les gars là-haut crachaient leurs dum-dums démentes par salves de trente à la seconde sur tout ce qui bougeait : poulets, buffles d’eau, cultivateurs de riz, reporters de guerre, Américains perdus, infirmiers des bérets verts – tout ce qui respirait) et une autre comme prisonnier des Viêt-cong, il avait regagné le Sud-Ouest américain de ses souvenirs pour constater qu’il n’était plus celui de ses souvenirs, qu’il n’était plus ce désert clair et classique, ce ciel pellucide qu’il parcourait en rêve. Quelqu’un ou quelque chose était en train de tout transformer.
La ville de Tucson, d’où il venait, où il revint, était désormais cernée par une ceinture de silos à missiles balistiques intercontinentaux Titan. Le désert vaste et libre se faisait excorier de toute végétation, de toute vie, par des bulldozers D-9 géants qui lui rappelaient les modèles Rome Plows utilisés pour araser le Vietnam. Ces terres mortes créées par les machines évoluaient en zones où proliféraient buissons roulants et lotissements immobiliers, sinistres furoncles de taudis à venir, construits en planches vertes de dix centimètres sur cinq, cloisons d’aggloméré et toits préfabriqués qui s’envoleraient au premier vrai vent. Et tout ça sur les terres de créatures libres : le crapaud cornu, le rat du désert, le monstre de Gila, le coyote. Même le ciel, ce dôme de bleu délirant qu’il avait jadis cru hors d’atteinte, était en train de se transformer en une décharge pour les rebuts gazeux des hauts fourneaux, pour toute cette crasse que Kennecott, Anaconda, Phelps-Dodge et American Smelting & Refining Co. pulsaient dans le ciel public. Un vomi d’air vicié pesait sur sa patrie.
Hayduke humait l’odeur du très sale coup derrière tout ça. Une cuisante amertume lui réchauffait le cœur, lui échauffait les nerfs. Le feu couvant de la colère lui gardait les boules ardentes et le poil hérissé. Hayduke bouillonnait. Et ce n’était pas quelqu’un de patient.
Après avoir passé un mois chez ses parents, il avait filé à Laguna Beach, à la recherche d’une fille. L’avait trouvée, s’était battu, l’avait perdue. Il était reparti dans le désert, cap au nord-est, vers le pays des canyons, l’Arizona Strip et les terres sauvages qui s’étendent au-delà. Il y avait un lieu qu’il devait voir, un lieu sur lequel il devait méditer quelque temps avant d’espérer savoir quoi faire.
Il avait en tête Lee’s Ferry, le fleuve Colorado, le Grand Canyon.
Hayduke avalait les kilomètres d’asphalte au volant de sa nouvelle jeep d’occasion, un œil sur la route, l’autre rougi par les pollens. Il était allergique à la salsola – le foutu virevoltant, ou buisson roulant –, ce végétal exogène de la famille de l’amarante venu des steppes mongoles. Il avait acheté sa jeep, un vieux modèle d’un bleu blanchi par le soleil, poncé à la sableuse des tempêtes du désert, à San Diego, auprès de revendeurs nommés Andy-la-Garantie et Johnny-Bonne-Caisse. C’était le carburateur qui avait lâché en premier, près de Brawley. À Yuma, s’arrêtant au bord de la grand-route en claudiquant sur une roue crevée, il constata que la Garantie lui avait refilé (pour seulement 2 795 dollars, il est vrai) une jeep sans cric. Peccadilles. Il aimait cet engin, il était content de ses petites options pratiques – arceaux de sécurité, réservoir supplémentaire, jantes en aluminium, pneus larges, moyeux et treuil Warn avec 45 mètres de câble, le porte-bière sur cardans fixé au tableau de bord, la peinture de carrosserie naturelle et gratuite.
Le désert apaisait sa colère. Arrivé à la piste de terre qui partait de la grand-route pour filer vers l’est jusqu’aux remparts volcaniques des Kofa Mountains, quinze kilomètres plus loin, il s’arrêta à bonne distance du trafic et fit son pique-nique. Assis sur la roche chaude, sous l’éclatant soleil de printemps, il mangea son sandwich de petit pain aux oignons avec jambon, fromage et pickles, puis se rinça le gosier à la bière et s’ouvrit pores et nerfs à la douce quiétude du désert de l’Arizona. Il regarda autour de lui et constata qu’il se rappelait encore le nom de la plupart des petits arbres rachitiques : le mesquite (excellent combustible pour cuisiner et se chauffer, possible nourriture par temps de disette, ombre cruciale pour survivre), le palo verde avec ses branches sans feuilles (il garde sa chlorophylle dans son écorce verte), l’évanescent arbre à perruque qui flottait comme un mirage là-bas, plus loin, vers le lit asséché.
Hayduke reprit la route. La brûlante fureur du vent à 100 km/h siffle contre le montant de sa fenêtre ouverte, racle sa manche et lui embrasse l’oreille alors qu’il roule et roule encore, vers le nord-est, vers le haut pays, le bon pays, le pays de Dieu, le pays d’Hayduke, nom de Dieu. Et y a pas intérêt que ça change. Ou alors bon Dieu ça va chier.
Hayduke a vingt-cinq ans. Il est court, costaud, carré, bâti comme un catcheur. Il a le visage poilu, très poilu, avec une bouche large et une belle dentition, de grosses pommettes et une impressionnante tignasse de cheveux bleu-noir drus. Traîne peut-être une trace de lointain sang shawnee quelque part dans son brouet de gènes. Il a des mains amples et puissantes, à peau blanc pâle sous la pilosité noire. Il a passé beaucoup de temps dans la jungle, puis beaucoup de temps à l’hôpital.
Il s’ouvre une nouvelle bière en conduisant. Deux packs et demi jusqu’à Lee’s Ferry. Là-bas, dans le vaste Sud-Ouest, Hayduke et ses amis mesuraient les temps de route en packs de six. L.A.-Phoenix, quatre packs ; Tucson-Flagstaff, trois packs ; Phoenix-New York, trente-cinq packs. (Le temps est relatif, avait dit Héraclite dans un passé lointain, et la distance dépend de la célérité. Le but ultime de la technologie des transports étant l’anéantissement de l’espace, la compression de tous les êtres en un unique point idéal, il s’ensuit que les packs de six sont d’un secours précieux. La vitesse est la drogue ultime et les fusées carburent à l’alcool. Hayduke avait bâti cette théorie tout seul, sans aucune aide extérieure.)
Il éprouvait, il partageait l’ivresse du soleil, la ruée de l’alcool dans ses vaisseaux sanguins, le contentement de sa jeep qui roulait vite, propre et net, filant vers les à-pics rouges du pays des canyons, les mesas pourpres, les roses des falaises et les oiseaux bleus. Tous les voyants de son système nerveux complexe étaient en surchauffe. Mais bon, ça n’avait rien de nouveau. Il était heureux.
Il y avait un camp spécial des forces spéciales. Il y avait un écriteau spécial pendu sous le porche du camp spécial, à côté des drapeaux des confédérés. Cet écriteau disait :
SI TU TUES POUR L’ARGENT TU ES UN MERCENAIRE.
SI TU TUES POUR LE PLAISIR TU ES UN SADIQUE.
SI TU FAIS CES DEUX CHOSES TU ES UN BÉRET VERT.
BIENVENUE À TOI
Et ce fut le haut pays. Les montagnes de Flagstaff s’élevaient à l’horizon, crêtes et pics pommelés par les neiges. Des nuages de fumée bleu-gris produits par les scieries dérivaient en flottant sur la verte brume coniférienne de la forêt nationale de Coconino, ceinture arborée géante du nord de l’Arizona. Par sa fenêtre ouverte entraient l’air frais et clair, le parfum de résine, l’odeur du bois qui brûle. Au-dessus des montagnes, le ciel était vide de tout nuage, bleu sombre comme un désir sans fin.
Hayduke sourit, ouvrit grand ses narines (yoga isométrique), se décapsula une nouvelle canette de Schlitz et pénétra dans Flagstaff, 26 000 âmes, 2 000 mètres d’altitude. Il se souvint alors d’un certain flic de cette ville qu’il avait envie de se faire depuis très longtemps. Arrestation injustifiée, nuit au trou en compagnie de vingt Navajos vomissant. Ça faisait trois ans que ça le titillait tout au fond du cerveau, comme une démangeaison en attente de grattage.
C’est ainsi que là, comme ça, il se dit pourquoi pas aujourd’hui ? Il était libre. N’avait rien de mieux à faire. Alors pourquoi attendre ? Il s’arrêta dans une station-service pour faire le plein, vérifier le niveau d’huile et emprunter un annuaire où il trouva le nom et l’adresse qu’il cherchait. Ce nom, il n’avait eu aucun effort à faire pour s’en souvenir : la petite plaque gravée, comme l’insigne, comme les drapeaux épinglés sur les revers du col s’affichaient dans sa tête avec autant de netteté que si les choses avaient eu lieu la veille.
Il dîna dans un café sombre, puis roula jusqu’à l’adresse qu’il avait notée, se gara à un demi-bloc de distance et patienta. Les réverbères s’allumèrent en clignotant. Les yeux fixés sur l’entrée de la maison, il attendait la nuit. Ce faisant, il révisa son mode opératoire, inventoria les armes qu’il transportait, illégalement cachées, aisément disponibles : un couteau Buck, modèle spécial, aiguisé comme une lame de rasoir ; un revolver .357 magnum, toutes chambres chargées sauf une ; une petite arbalète en acier au carbone avec carreaux à pointe large, façonnés dans des bouts d’hélicoptère US écrasé – souvenir de Dak To (Hoa binh !) ; une carabine Winchester modèle 94, grand classique des fusils à cerfs, rangée dans son étui de selle ; un AK 47 (autre souvenir) chargé, avec deux chargeurs bananes supplémentaires scotchés l’un contre l’autre ; et enfin l’élément de base, la pierre de touche de tout kit létal digne de ce nom, la Remington .30-.06 de compétition à mécanisme à verrou, équipée d’une lunette Bausch & Lomb 3x-9x, suffisamment précise pour plomber le niakoué, le métèque ou l’oreille de ton frère à 150 mètres (haute vélocité, trajectoire plate, etc.). Plus un bon stock de réserves – poudre, cartouches récupérées, amorces, pièces détachées. Comme tant d’Américains du sexe masculin, Hayduke adorait les armes à feu, le contact de l’huile, l’odeur âcre de la poudre brûlée, le goût de l’acier, la luisance des alliages de cuivre, les bons couteaux et tous autres objets de mort bien usinés.
Bien que toujours amoureux des écureuils, des rouges-gorges et des filles, il avait aussi appris, comme les autres, à apprécier l’art de la destruction méthodique, radicale et soigneusement dosée. Penchant couplé chez lui avec (curiosité statistique) une passion pour la justice et (curiosité statistique encore plus grande) un instinct de conservation visant à préserver les choses non pas telles qu’elles sont, mais telles qu’elles devraient être. Telles qu’elles furent.
(“Les filles ? avait dit le sergent. Dans le noir, toutes les filles sont les mêmes. Qu’est-ce qu’on en a à foutre, des filles, hein ? Attendez plutôt que je vous montre ma collection d’armes !” Sacré sergent que ce sergent-là, après l’accident, gros paquet lourd et flasque dans son sac mortuaire noir, rapatrié dans un costume en bois, comme cinquante-cinq mille autres.)
Assis dans le noir, Hayduke patiente en étudiant toute une série de plans, pour les rejeter les uns après les autres. Avant tout, pas de meurtre : le châtiment doit s’accorder au crime. Le crime, en l’espèce, était l’injustice. Cet agent, du nom de Hall, l’avait arrêté et coffré pour ivresse sur la voie publique, ce qui constituait un faux motif : Hayduke n’était pas saoul. Son véritable délit était de s’être arrêté, à 3 heures du matin et à un bloc de son hôtel, pour regarder le flic Hall et un autre type en civil interroger un passant indien. Peu habitué à se faire surveiller par un citoyen inconnu, Hall avait traversé la rue en courant, agacé, tendu, agité, et lui avait ordonné de lui montrer ses papiers. Son attitude avait tout de suite déplu à Hayduke.
— Et pourquoi donc ? avait-il répondu, mains dans les poches.
— Sortez vos mains de vos poches, avait ordonné le flic.
— Et pourquoi donc ? avait répondu Hayduke.
Hall avait la main qui tremblait juste au-dessus de la crosse de son arme. C’était un jeune policier parano et sans assurance. Son collègue attendait dans la voiture de police, fusil dressé entre les genoux, les yeux fixés sur eux. Hayduke n’avait pas manqué de remarquer le fusil. À contrecœur, il avait sorti ses mains vides de ses poches. Hall l’avait saisi par le col, l’avait poussé devant lui en le rudoyant jusqu’à la voiture, contre laquelle il l’avait plaqué pour le fouiller sans aucun ménagement. Et il avait senti son haleine chargée de bière. Hayduke avait passé les douze heures suivantes sur un banc de bois dans la cellule de dégrisement municipale, unique homme blanc dans une chorale d’indiens gémissants et malades. Ça lui était resté en travers de la gorge, allez savoir pourquoi.
C’est clair que je ne peux pas le tuer, pensait Hayduke. Tout ce que je veux, c’est le tabasser gentiment. Donner un peu de travail à son orthodontiste. Lui déplacer une côte, peut-être. Lui gâcher sa soirée : rien de drastique, rien d’irréparable. La question est : est-ce que je me présente ou pas ? Est-ce que je lui rappelle notre précédente et regrettablement brève rencontre ? Ou est-ce que je le laisse gémir sur le trottoir à se demander bordel mais qui c’était ce mec, bordel mais pourquoi ?
Il était sûr que Hall ne le remettrait pas. Comment un flic qui ramassait une douzaine d’ivrognes, vagabonds et rôdeurs tous les soirs pourrait-il se souvenir de cet obscur petit bronzé de George Hayduke, qui avait par ailleurs considérablement changé depuis en devenant plus costaud, plus lourd et plus chevelu ?
Une voiture de la police municipale de Flagstaff approcha lentement, phares en veilleuse, et se gara devant la maison de Hall. Bien. Un seul homme à l’intérieur. Très bien. L’homme sortit. Il était en civil, pas en uniforme. Hayduke l’observa dans la pénombre, à un demi-bloc de là, hésitant. L’homme marcha jusqu’à la porte de la maison et entra sans prendre la peine de sonner. C’était forcément Hall. Ou alors, un cambrioleur en solo. D’autres lampes s’allumèrent dans la maison.
Hayduke glissa son revolver sous sa ceinture, descendit de sa jeep, enfila un manteau pour cacher l’arme et passa devant la maison de Hall. Rideaux tirés, stores fermés : pas moyen de voir quoi que ce soit. Le moteur de la voiture de police tournait. Hayduke testa une portière : ouverte. Il continua à marcher, prit la première rue latérale, sous les arbres et les lampadaires, puis tourna dans une allée de gravier qui longeait l’arrière de la rangée de maisons. Entre les poubelles, les poteaux de fils à linge et les balançoires d’enfants, des chiens se mirent à aboyer. Il compta les maisons et vit l’homme qu’il cherchait, à travers la fenêtre d’une cuisine. Encore jeune, assez belle gueule, très irlandais. Hall le flic buvait un café d’une main et flattait la croupe de sa femme de l’autre. Elle avait l’air contente ; il avait l’air distrait. Scène domestique banale. Le cœur d’acier d’Hayduke fondit un peu, sur les bords.
Il fallait faire vite. Il trouva une parcelle sans barrières entre les maisons et se hâta de regagner la rue. D’une seconde à l’autre, cet enfoiré de tire-au-flanc de Hall poserait sa tasse et reprendrait sa patrouille. Hayduke se glissa au volant de sa voiture de service, desserra le frein à main et, sans allumer les phares, laissa le véhicule glisser silencieusement jusqu’au premier carrefour. L’œil vert unique du Motorola policier luisait dans le noir, sous le tableau de bord ; le haut-parleur diffusait une litanie de voix masculines parlant de sang, de débris, de désastre. Collision frontale sur Mountain Street. Tant mieux pour Hayduke : cette tragédie ordinaire lui offrait peut-être une minute supplémentaire avant que Hall ne donne l’alerte. Il tourna dans la petite rue, cap au sud, vers Main Street, vers le passage à niveau de la ligne de Santa Fe, et se prépara à l’assaut. Hall avait sûrement un scanner de police chez lui. Hayduke mûrissait ses plans. Liste des choses à ne pas faire ce soir. Il décida en premier lieu de ne pas tenter d’aller fracasser la voiture de service dans le hall de l’hôtel de ville. En second lieu…
Il croisa une voiture de police. L’agent qui la conduisait le salua d’un geste ; Hayduke lui rendit son salut. Quelques piétons le regardèrent passer. Il jeta un coup d’œil dans le rétroviseur. La voiture qu’il venait de croiser s’était arrêtée à un feu rouge.
La radio se tut un instant. Puis diffusa la voix de Hall : “Appel à toutes les unités, code 10-99. À toutes les unités, code 10-99. Voiture 12, code 10-35, 10-35. Je répète : à toutes les unités, code 10-99. Voiture 12 10-35. Répondez s’il vous plaît. Ici KB-34, domicile.”
Belle maîtrise, pensa Hayduke. Comment aurait-il pu oublier cette voix ? Cette hystérie irlandaise froide et maîtrisée. Bon Dieu ce qu’il doit me haïr maintenant ! Haïr quelqu’un, en tout cas.
Il y eut un échange de friture à la radio alors que plusieurs voix tentaient de répondre en même temps. Puis l’appareil fit silence. Puis une voix émergea, forte et claire.
— KB-5, KB-6
— KB-5.
— On vient de croiser la Voiture 12 sur Second Street, entre Federal et Mountain. Elle faisait route vers le sud.
— Bien reçu, KB-6. À toutes les unités mobiles à l’exception de la 4 : rejoignez immédiatement la zone du centre-ville ; code 10-99, 10-99, Voiture 12. KB-34, KB-5.
Hayduke sourit. Ils appellent Hall. Ça y est, il passe sur le gril.
— KB-34, KB-5. Répondez s’il vous plaît.
— KB-34.
— Répétez ?
— Cinq sur cinq ?
— Répétez ?
— Quoi ?
— Bordel mais vous êtes où, Hall ?
— KB-34, domicile.
— Alors qui c’est qui conduit la 12 ?
— Je n’en sais rien.
Hayduke attrapa le micro, enfonça le bouton d’appel et dit :
— C’est moi, bande de grosses merdes. Je me paie juste un peu de bon temps dans votre ville à deux balles, compris ? KB-34, à vous.
— Bien reçu, dit l’agent du central.
Il y eut un silence, puis il poursuivit :
— Voiture 12 identifiez-vous s’il vous plaît.
Hayduke réfléchit un instant.
— Je m’appelle Rudolf, dit-il. Pour vous servir.
Nouveau silence.
— KB-5, ici KB-6.
— J’écoute.
— On a le sujet en visuel. Il roule toujours vers le sud.
— Bien reçu. Préparez-vous à l’intercepter.
— Bien reçu.
— Bien reçu mon cul, dit Hayduke dans le micro. Faudra d’abord m’attraper, les petits connards.
L’espace d’un instant, il regretta de ne pouvoir recevoir et entendre ses propres messages. Évidemment, tout était enregistré sur bande magnétique au central. Il pensa une seconde à un truc qu’on appelait l’empreinte vocale, l’équivalent audio des empreintes digitales. Si ça se trouvait, il finirait par les écouter, ses messages. Plus tard. Dans un tribunal de l’Arizona. Sous les yeux du jury populaire. Qu’ils aillent se faire foutre avec leurs yeux.
La voix dans le haut-parleur :
— Sachez que toutes les transmissions radio sont surveillées par la Commission fédérale des communications et que l’usage frauduleux des systèmes de transmission de la police est un crime fédéral.
— J’encule la Commission fédérale des communications. Et j’encule aussi la flicaille de Flagstaff. Je vous pisse tous à la raie d’une hauteur extrêmement respectable.
Souriant dans le noir, filant calmement dans les rues quasi désertes, il attendait une réponse. N’en reçut point. Réalisa alors qu’il avait gardé le pouce pressé sur le bouton du micro, bloquant toute communication sur le canal. Il lâcha le micro et se concentra sur sa conduite. La radio se remit à bourdonner, reprenant sa litanie d’échanges de voix masculines rudes, posées, laconiques. Vous savez quoi ? se dit-il, on va aller faire un petit tour du côté du chemin de fer. Plus qu’un bloc avant le passage à niveau. Sirènes derrière, destruction droit devant.
Gros feu rouge clignotant. Sonnette d’alarme. Hayduke ralentit. Train en approche. Les barrières de bois s’abaissaient. Il passa sous la plus proche et écrasa la pédale de frein pour immobiliser son véhicule pile sur les voies. Il regarda à gauche, à droite, et vit dans la nuit rugissante l’éclatante lumière giratoire d’une locomotive en locomotion, perçut le grondement des roues métalliques, entendit le hurlement de la corne du diesel. Au même instant, il entendit la vocifération des sirènes, vit les gyrophares bleus qui fonçaient vers lui, à moins de deux blocs maintenant.
Hayduke abandonna la voiture de Hall en plein sur les rails, non sans y avoir auparavant prélevé un fusil, un casque anti-émeute et une lampe torche à six piles qu’il emporta dans la nuit. Alors qu’il se hâtait de s’éloigner de la scène de son crime, les bras chargés et le cœur tout enjoué, il entendit – sous la stridence des freins, sous le beuglement des klaxons – un unique fracas métallique profondément satisfaisant et richement prolongé.
Il regarda par-dessus son épaule. Freins pneumatiques hurlants, entraînée par trois machines motrices supplémentaires et le mouvement d’inertie d’un train de marchandises de cent vingt-cinq wagons, la locomotive de tête poursuivait sa course sur les rails, poussant de son nez la carcasse du véhicule de police, meulant fer sur acier en une douche d’étincelles. La voiture avait fait un tonneau sous l’impact ; son réservoir brisé explosa en flammes safran et pourpre, feu de joie ripant sur les rails, illuminant, sur son passage, une enfilade de wagons de fret en attente sur une voie de garage, la façade arrière de l’hôtel Montezuma (Chambres à partir de 2 $), une poignée de poteaux téléphoniques, un panneau (Bienvenue à Flagstaff, au cœur des Grands Parcs) ainsi que l’obsolète, l’oublié, l’antique château d’eau du dépôt de la compagnie Atchinson, Topeka & Santa Fe.
Serrant ses trophées contre sa poitrine, Hayduke courut par les ruelles de jais, contourna la ferraille, la loi, les voitures de police qui stridulaient dans la ville comme des frelons affolés, regagna l’abri de sa jeep et s’en alla, quitta la ville pour disparaître, indemne, sous le grand velours noir.
Il dormit comme un loir cette nuit-là, dans la pinède de Sunset Crater, à 30 kilomètres au nord-est de Flagstaff, bien emmitouflé dans son sac sarcophage large aux épaules, son duvet en plume d’oie léger comme l’air, chaud comme un ventre de mère. Sous le scintillement diamantin d’Orion, le brasillement des Pléiades et les langoureuses traînes de feu d’aérolithes crevant la troposphère. Satisfaction du travail bien fait. Il rêva de son chez-soi. Où qu’il pût se trouver. Il rêva de bas de soie. Où qu’ils pussent le mener. D’un arbre plus vert qu’une pensée à l’ombre d’un canyon rouge comme un fer chaud.
Il se leva avant le soleil, dans l’aube bleu argent, et se fit du café sur son minuscule réchaud Primus.
— Produits chimiques ! Produits chimiques ! Je veux des produits chimiques ! chantait-il.
Son mantra du matin.
À travers les ramures de la pinède clairsemée, il vit un disque d’hydrogène plasmique, trop éclatant pour l’œil nu, surgir au-dessus des crêtes ridées du Painted Desert. Un air de flûte frais s’envola de nulle part : chant de la grive solitaire.
Hit the road, George. Cap au nord. Il fit le plein à sa station préférée, la Sacred Mountain Trading Post, y signa les pétitions (Sauvons la Mesa Noire ; Non aux mines à ciel ouvert) et acheta des autocollants RED POWER THINK HOPI pour ses pare-chocs, qu’il appliqua de manière à couvrir le militantisme du précédent propriétaire :
J BONNE JOURNÉE CONNARD J
Il descendit de la montagne sacrée pour s’enfoncer dans l’aube aux doigts de rose, dans le bassin du Petit Colorado, dans le pastel d’églantine, chocolat sombre, terre de Sienne et chamois du Painted Desert. Patrie des rondins pétrifiés. Patrie de l’Indien glaucomique. Patrie des tapis tissés main, teints aux pigments végétaux, des boucles de ceinture concho en fer coulé dans le sable et des cas sociaux cassés à satiété. Patrie de feus les dinosaures. Patrie des dinosaures modernes. Patrie des pylônes haute tension sillonnant le désert en rangs serrés par enjambées d’une lieue comme des envahisseurs débarqués du néant intersidéral.
Hayduke fronce les sourcils en attaquant le premier pack de six officiel de la journée (compter un pack et demi pour Lee’s Ferry). Cette multitude de lignes électriques ne colle pas avec son souvenir. Elles parcourent l’horizon à grands pas avec la majesté de colonnades antiques, reliées entre elles par les courbes et l’éclat des câbles haute tension bourrés de l’énergie du barrage de Glen Canyon, de la centrale navajo, des centrales des Four Corners et de Shiprock, filant vers le sud et l’ouest pour alimenter le boom des métropoles du Sud-Ouest et des mégalopoles de la Californie. Les villes flamboyantes se repaissent de l’arrière-pays sans défense.
Hayduke balance sa boîte vide par la fenêtre et file vers le nord, à travers le pays des Indiens. Terre saccagée, zébrée de nouvelles lignes électriques, ciel poissé par la fumée des centrales, montagnes minées à cœur ouvert, prairie broutée à mort, sol érodé, disparu. Hameaux en bidonvilles de huttes en parpaings et cabanons en toile goudronnée au bord de la grand-route – la tribu se multiplie avec la prolificité d’un bouillon de culture : ils étaient 8 500 en 1890, ils sont 125 000 aujourd’hui. Fécondité ! Prospérité ! Vin suave et vil suicide, nous chantons vos louanges.
Le vrai problème avec ces foutus Indiens, songea Hayduke, c’est qu’ils ne valent pas mieux que nous autres. Le vrai problème, c’est qu’ils sont tout aussi stupides et voraces et pleutres et ternes que nous autres les Blancs.
Ce pensant, il s’ouvre sa seconde canette de bière. Gray Mountain Trading Post arrive en vue, des Indiens fatigués se reposent contre le mur côté soleil. Une squaw en traditionnel sarrau de veloutine s’accroupit devant les hommes, soulève sa jupe longue et volumineuse pour pisser sur la poussière. Elle sourit, les hommes rient.
Approche de Grand Canyon Junction.
La circulation gêne son progrès impatient. Devant lui une petite dame aux cheveux bleus scrute la grand-route en plissant les yeux, à travers son volant. Qu’est-ce qu’elle fabrique ? Petit homme sur le siège passager. Oldsmobile immatriculée dans l’Indiana. Mamie et Papy font du tourisme. Avec prudence et circonspection, à 70 km/h. Hayduke enrage. Bouge ton cul, la petite dame, ou vire-le de ma putain de route. Bon Dieu, c’est à se demander comment ils ont pu faire pour sortir leur foutue caisse du garage puis lui pointer sa calandre vers l’ouest.
Junction Trading Post : trois kilomètres. Un jour qu’il s’était arrêté là pour boire une bière, il avait entendu le patron dire à un employé à qui il montrait un tapis navajo tissé main : “Je l’ai eu pour 40 dollars. La squaw devait aller à une cérémonie de chant et il lui fallait de l’argent tout de suite. On va le revendre 250 dollars.”
La route continuait à plonger devant lui pour s’enfoncer dans la vallée du Petit Colorado et du Painted Desert. De deux mille mètres au sommet du col à neuf cents au niveau de la rivière. Il jeta un coup d’œil à l’altimètre fixé sur son tableau de bord. L’instrument confirma. Et voici le carrefour pour le Bord Sud du Grand Canyon. Ce n’était encore que le mois de mai, et pourtant le flot de touristes lui parut énorme : un torrent continu d’acier, verre, plastique et aluminium s’écoulait du carrefour, virant pour l’essentiel vers le sud et Flagstaff, plus rarement vers le nord, l’Utah et le Colorado.
Dans mon sens, pensa-t-il, ils roulent dans mon sens, ils n’ont pas le droit. Va falloir le faire gicler, ce pont. Sans tarder. Ces ponts. Sans tarder. Tous autant qu’ils sont. Sans tarder. Ces touristes entrent sur la terre sacrée dans leurs caisses en fer-blanc. Ils peuvent pas faire ça ; c’est pas légal. Y a une loi contre ça. Une loi supérieure.
Bah tu le fais bien, toi, se fit-il remarquer. Ouais, mais moi c’est pour des affaires importantes. Et puis je suis élitiste. Toute façon, maintenant qu’elle est là, cette route, autant l’utiliser. Moi aussi, je paye mes impôts. Faudrait être con pour descendre de voiture et terminer à pied en laissant ces foutus touristes m’asphyxier avec leurs saletés de gaz d’échappement, non ? Non ? Évidemment que faudrait être con. Mais si je voulais marcher – et je marcherai le moment venu – eh ben je pourrais marcher d’ici à la baie d’Hudson et retour. Et je le ferai.
Hayduke fila tout droit à vitesse de croisière maximale, à travers la haute prairie, essieu avant débrayé, cap stabilisé au nord-nord-ouest, à travers The Gap et Cedar Ridge (reprenant de l’altitude), vers les Echo Cliffs, Shinumo Altar, Marble Canyon, les Vermilion Cliffs et le fleuve. Le Colorado. Le fleuve. Jusqu’à ce que, parvenant au sommet d’une longue et ultime côte, il vît – enfin – s’étaler sous ses yeux le panorama du pays vers lequel il roulait, le cœur du pays de son cœur, exactement tel qu’il l’avait rêvé, trois années durant, perdu dans la guerre de la jungle.
Il s’engagea presque prudemment (pour lui) dans la longue et sinueuse descente vers le fleuve, 1 200 mètres de dénivelé sur 30 kilomètres de distance. Interdiction de mourir d’ici au moins une heure. En bas, crevasse noire comme un bâillement sismique zigzaguant dans le désert brun-gris, Marble Canyon béait. Les Echo Cliffs dressaient leur ligne de fuite sur un axe nord-est, vers un défilé sombre ouvrant le monolithe de grès à l’endroit où le Colorado déboulait des entrailles du plateau. Au nord et à l’ouest du défilé se dressait le plateau Paria, méconnu, où nul ne vit, et les 55 kilomètres de paroi des Vermilion Cliffs.
Heureux, Hayduke s’envoya une autre bière (la dernière du premier pack de six) en dévalant la route étroite vers le fleuve à la vitesse raisonnable et sensée de 110 km/h et en beuglant une chanson incompréhensible à la face du vent. Il constituait un véritable danger pour les autres automobilistes, mais il se justifiait comme suit : Si tu ne bois pas, ne conduis pas. Si tu bois, conduis comme un fou. Pourquoi ? Parce que le bien le plus précieux est la liberté, pas la sécurité. Parce que la voie publique doit être ouverte à tous : enfants à tricycle, petites vieilles en Plymouth Eisenhower et lesbiennes meurtrières au volant de leurs semi-remorques Mack de 38 tonnes. Abstenons-nous de tout favoritisme. Libérons-nous des permis. Abolissons ce foutu code de la route. Qu’enfin les voies publiques le soient vraiment.
Heureux comme un porc dans sa bauge, Hayduke rentre chez lui. Approche des virages serrés avant le pont : DANGER RALENTIR 30 KM/H. Pneus crissant comme des chats en rut, il accroche un dérapage sur quatre roues à la première épingle. Puis un second. Hurlement de gomme, sale odeur des tambours en surchauffe. Le pont apparaît. Il freine puissamment, rétrograde en double débrayage, danse des talons et des pointes sur les pédales de frein, d’embrayage et d’accélérateur.
INTERDICTION DE STATIONNER SUR LE PONT prévient le panneau. Il s’arrête en plein milieu. Coupe son moteur. Écoute un instant le silence, le soupir du fleuve qui gronde 120 mètres plus bas.
Hayduke descend de la jeep, marche jusqu’à la rambarde du pont et se penche vers le bas. Le Colorado, troisième plus grand fleuve d’Amérique, coule en murmurant contre les rives de sable, tourbillonne autour des rochers éboulés, file vers l’océan au pied des parois calcaires de Marble Canyon. Vers l’amont, derrière le coude, se trouve le site de Lee’s Ferry, l’ancien bac rendu obsolète par le pont sur lequel Hayduke vient de s’arrêter. Vers l’aval, à 80 kilomètres par le fleuve, se trouve l’embouchure du Grand Canyon. Sur sa gauche, au nord et à l’ouest, pic après pic de grès orthogonal, les Vermilion Cliffs luisent rose pastèque dans le couchant. Les profils des falaises arborent tous et chacun leur air de noblesse mystérieuse, solennelle, inhumaine.
Sa vessie lui fait mal. La grand-route est silencieuse et déserte. Il se pourrait que le monde ait déjà vécu sa fin. L’est temps de pisser un bock, l’est temps d’évacuer tout ce liquide. Hayduke ouvre sa braguette et balance dans le vide un arc de 120 mètres de Schlitz purifiée, qui tombe se diluer dans le courant matriciel du grand fleuve. Nul sacrilège ici. Juste une jubilation muette. Des chauves-souris volettent dans les coins sombres du canyon. Un grand héron remonte le fleuve en battant des ailes au ras de l’eau. Tu es chez tes amis, George, maintenant.
Oubliant de remonter sa braguette, laissant sa jeep au milieu de la chaussée déserte, il marche jusqu’au bout du pont et escalade un escarpement en bordure de canyon, accède à un point de vue dominant le désert. Il s’agenouille et attrape une pincée de sable rouge. La mange. (Bon pour le jabot. Riche en fer. Bon pour le gésier.) Il se redresse et fait face au fleuve, aux falaises majestueuses, au ciel, à la masse flamboyante du soleil qui descend lentement comme un vaisseau derrière un banc de nuages. Flasque, ridée, oubliée, la bite d’Hayduke pendouille par sa braguette ouverte et finit de s’égoutter. Il écarte les jambes, les campe solidement sur le roc et tend les bras, paumes ouvertes, vers le ciel. Une joie immense et solennelle coule dans ses os, ses veines, ses nerfs, court sur son épiderme, vient gonfler chaque cellule de son enveloppe charnelle. Il lève la tête, prend une profonde respiration…
Le héron au fond du canyon, un mouflon bighorn sur le bord de l’à-pic, un coyote hâve sur la rive entendent un hurlement, un chant de loup, s’élever dans la pénombre statique puis s’étirer en tous sens dans le vide crépusculaire du désert. Un hurlement archaïque long et soutenu, profond, dangereux, sauvage, qui gagne et gagne et gagne sur les nues silencieuses.