chapter27

27

Action :
la traque commence

OUI, des chausse-trapes, ces armes médiévales de l’âge de la Foi. Le Dr Sarvis essaie d’expliquer la chose à George Hayduke, puis abandonne et se tourne vers l’arrière. Sa tête disparaît, suivie par ses épaules, son tronc, son large séant, ses jambes, ses pieds. Bonnie et George l’entendent farfouiller dans la cellule de couchage tandis que le pick-up roule, tangue, cahote et bringuebale sur la piste de terre juste derrière Smith au volant de la jeep.

Coup d’œil dans le rétroviseur. Hayduke voit maintenant l’Équipe de Recherches & Secours tout entière à leurs trousses : huit paires de phares à moins d’un kilomètre de distance. Il enfonce la pédale d’accélérateur, mais doit ralentir presque immédiatement pour éviter de tamponner la jeep. Peut-être que je devrais lui donner un petit coup de pouce de toute façon. Alors il se rapproche, colle l’avant du pick-up contre l’arrière de la jeep, et accélère de nouveau. Smith sent le surcroît de poussée sur son arrière-train, comme si la jeep passait la surmultipliée, déployait ses ailes, s’envolait.

Le crâne poli de Doc réapparaît sous la bâche de l’écoutille.

— J’ai besoin de lumière.

Ils lui donnent une lampe torche. Il redisparaît.

— Je ne sais pas ce qu’il cherche mais il a intérêt à vite le trouver, dit Hayduke en levant de nouveau les yeux vers les pleins phares qui l’éblouissent dans son rétroviseur.

— Il ne t’entend pas, dit Bonnie.

— Garde-moi ce projecteur braqué sur la voiture de tête, derrière, dit George. Aveugle bien ces enfoirés.

— C’est ce que je fais, mais ils nous rattrapent quand même.

Hayduke lui tend le revolver.

— S’ils se rapprochent trop, sers-toi de ça.

Elle le prend.

— Mais je n’ai pas vraiment envie de tuer quelqu’un. Enfin, je ne crois pas. (Elle retourne l’arme entre ses mains et regarde dans le trou du canon.) Il est chargé ?

— Évidemment qu’il est chargé. À quoi voudrais-tu que serve un putain de flingue qui serait pas chargé ? Eh, mais qu’est-ce que tu fous ? Arrête ! Oh, bordel de Dieu. Tire dans les phares. Explose les pneus.

La jeep et son pick-up pousseur bondissent sur les cahots, s’enfoncent dans les ornières, en ressortent, franchissent les nids-de-poule, roulent sur les grosses pierres, traversent les ravines, les bancs de sable. Les pare-chocs claquent, s’emmêlent, se bloquent. Hayduke comprend soudain avec horreur que leurs deux véhicules sont désormais unis. Soudés. Voilà qui résout la question d’une éventuelle séparation à la Dirty Devil.

Leurs poursuivants se rapprochent encore, toujours, à travers le brouillard de poussière, au fil de la longue montée qui précède la descente vers la gorge du Colorado.

Bonnie sort le revolver par sa fenêtre, le pointe dans une certaine direction – celle des montagnes, peut-être – et tente de presser la queue de détente. Il ne se passe rien. Elle n’arrive pas à la presser.

— Mais qu’est-ce qu’il a, ce flingue ? hurle-t-elle. Il marche pas.

Elle le rentre en laissant son lourd canon pencher vers le bas-ventre d’Hayduke.

— Il marche parfaitement bien et bordel de Dieu fais gaffe à pas le braquer sur moi.

— La gâchette est coincée. Là, tu vois ?

— Il est à simple action, nom de Dieu, à simple action ! Il faut d’abord armer le chien.

— Le chien ? Quel chien ?

— Passe-moi ce truc. (Hayduke le lui arrache des mains.) Allez, viens par ici, glisse sur mes genoux. Prends le volant.

C’est alors que la piste de terre s’arrête pour se changer en une route goudronnée. Ils approchent du pont sur le Colorado. Les claquements, grincements, crissements et chutes de matériel secoué cessent brutalement. C’est la fin de la poussière, c’est la fin du vacarme mécanique – et la fin de leurs espoirs de fuite.

— Magne-toi ! crie Hayduke.

— C’est bon !

— Attends !

Hayduke vient de voir que la porte arrière de la cellule est ouverte et que Doc, silhouette tubéreuse noire et massive dans la lumière des phares de l’Équipe, s’affaire à jeter de pleines poignées d’objets semblables à des chevaux de frise miniature. On dirait un promeneur en train de donner des graines aux pigeons dans un parc. Il ferme la porte, retourne vers la cabine en rampant sur un amas chaotique d’outils, de pagaies, de beurre de cacahuètes et de capsules détonantes, et passe la tête par l’écoutille. Du point de vue d’Hayduke, le docteur apparaît soudain sous la forme d’une tête – chauve, perlée de sueur, dents luisantes, lunettes brillantes – privée de corps, apparition rendue vivable par la seule grâce de la reconnaissance.

— Je crois que je les ai stoppés, dit-il.

Ils regardent. Les phares sont toujours là, et se rapprochent encore.

— J’ai pas l’impression, dit Bonnie.

— Attends un peu. Sois patiente.

Doc se retourne pour regarder à travers la fenêtre arrière étoilée par l’impact de balle.

À peine quelques secondes plus tard, il apparaît clairement que l’Équipe perd bel et bien du terrain. Les faisceaux de leurs phares ondulent comme des ivrognes puis se fixent sur toutes sortes d’azimuts, produisant un amas confus de faisceaux variés – blancs, rouges, orange – au milieu de la route. Leurs poursuivants se sont arrêtés, cela ne fait aucun doute. Ils semblent se regrouper pour concertation.

Hayduke et Smith, au volant du pick-up, au volant de la jeep, pare-chocs entremêlés, roulent de conserve comme des frères siamois sur la bande de bitume bordée par les grandes arches du pont du milieu. Ils ne s’arrêtent pas. Ils continuent comme ça sur encore deux kilomètres, jusqu’à l’embranchement de la piste de terre qui s’en va vers le nord, vers le Dédale et tout ce que l’on trouverait si l’on allait plus loin. Sitôt quitté le bitume, Hayduke freine, forçant Smith à faire de même. Ils éteignent leurs phares et descendent pour souffler, réfléchir et regarder le groupe de phares immobilisés de l’autre côté du pont, où l’Équipe entière semble s’être arrêtée pour une raison étrange.

— Y z’ont tout de même pas pu tomber tous en panne sèche en même temps, dit Smith.

Puis, se tournant vers Hayduke d’un air suspicieux :

— T’aurais pas un peu joué de la pétoire, George ?

— Non.

— Crevé, dit le docteur. Ils ont tous crevé.

— Quoi ?

— Ils ont les pneus crevés.

Doc déballe un nouveau Marsh-Wheeling en posant un regard rêveur et satisfait sur le chaos qu’il a causé.

— Tu veux dire qu’ils ont tous crevé tous ensemble ?

— Exactement. (Il fait rouler le Stogie dans sa bouche, en arrache le bout d’un coup de dents, crache, l’allume.) Enfin, peut-être pas tous.

— Comment ça se peut ?

— Les chausse-trapes.

Doc plonge la main dans sa poche et en sort un objet de la taille d’une balle de golf avec quatre pointes radiales. Coussins de belle-mère, ou couronnes du Christ. Il le tend à Smith.

— C’est un vieux procédé, aussi ancien que la guerre. Une arme anticavalerie. Lâche-la par terre. Bien. Vous remarquerez que, quelle que soit la manière dont elle tombe, la chausse-trape garde toujours au moins une pointe dressée vers le haut. Elles peuvent vous perforer n’importe quel pneu jusqu’à dix plis d’épaisseur, avec carcasse d’acier et tout ce que vous voulez.

— Où t’as trouvé ces trucs ?

Doc sourit.

— Un ami malveillant me les a faites sur commande.

— Bien joué, dit Hayduke. Maintenant, messieurs, décrochons ces pare-chocs et foutons le camp d’ici.

Bonnie et le docteur sautent sur le pare-chocs de la jeep pendant que Smith et Hayduke tirent sur l’autre. Les véhicules se libèrent de leur coït contre nature. Changement de conducteurs : Hayduke reprend le contrôle de sa jeep, Smith récupère son pick-up, au grand soulagement du Dr Sarvis, qui poursuit le voyage avec lui. Bonnie opte pour la jeep.

— Ce garçon me fait peur, parfois, confie Doc à Smith.

— L’est un peu fêlé not’ George, reconnaît Smith, y a aucun doute là-dessus, et tout bien pesé chuis sacrément content qu’il soit dans notre camp et pas dans çui de l’évêque. Quoique si on regarde toute l’affaire d’un genre de point de vue strictement pratique on peut s’dire que le plus raisonnable serait de se tenir le plus possible à distance de l’un et de l’autre. Tu ferais mieux d’attacher ta ceinture, Doc. Ça va sacrément secouer.

— Il souffre d’un excès d’une forme assez désespérée de… panache(28).

— ’bsolument, Doc. Qu’est-ce qu’il attend ?

Smith se retourne vers le pont. Deux paires de phares se sont détachées du groupe immobilisé pour se remettre à leur poursuite.

— Fonce, George, dit Smith d’une voix douce en faisant sérieusement rugir son moteur.

Hayduke démarre. Phares éteints, suivant le tracé pâle de la piste à la lueur des étoiles, les deux véhicules progressent vers le nord, lentement, prudemment, dans le noir et sur un chemin à côté duquel la piste précédente était un ruban de soie.

— Ça va marcher ? demande Doc. Ça ne serait pas mieux d’allumer les phares et de foncer aussi vite qu’on peut ?

— P’têt que ça marchera, mais probablement pas, dit Seldom. Le vieux Love, y s’arrêtera à l’intersection et y trouvera des traces et on l’aura d’nouveau sur les talons dans cinq minutes. Mais toute façon on peut pas rouler beaucoup plus vite que ça sur cette route.

— Quelle route ? Je ne vois pas de route.

— Moi non plus, Doc, mais j’sais qu’elle est là.

— Tu connais le coin ?

— J’y suis venu quelques fois. Y a à peine trois semaines de ça, si tu te souviens, George et moi on a baladé notre ami Love par ici. La fois où George lui a fait rouler un rocher dessus et lui a aplati son Blazer comme une grosse crêpe. À ce qu’y paraît, Love l’a toujours comme une arête en travers d’la gorge. Aucun humour, c’t’évêque. Mauvais comme un chien d’garde de casse auto contre ceux qui l’embêtent. Attention !

Des tourbillons de poussière jaillissent sous la lumière des étoiles alors qu’Hayduke et sa jeep heurtent un gros nid-de-poule. Smith est obligé d’appuyer un instant sur la pédale de frein, lançant ainsi deux signaux rouges brillants dans la nuit. Hayduke s’arrête : il veut parler.

— Rien de cassé ? demande Smith.

— Non, je crois pas. T’as vu des phares derrière nous, jusqu’ici ?

— Pas encore. Love est probablement descendu à la marina chercher des rustines pour les roues de ses gars. Mais il sait qu’on est monté par là. L’est p’têt stupide, mais l’est tout de même bien loin de l’être autant que nous autres.

— Tu crois qu’on devrait tenter la vieille route minière qu’on avait prise l’autre fois ?

— Seulement si tu prévois de passer la moitié de la nuit à la dégager des rochers que t’y avais balancés. Sans compter que c’est dans le Dédale qu’on veut aller se planquer.

— Ouais. D’accord. Mais qu’est-ce qui nous dit que l’évêque a pas déjà demandé à une brigade d’intervention spéciale et à une meute de shérifs adjoints de descendre par le Flint Trail pour nous cueillir par-devant ? Ou même juste appelé deux ou trois rangers surexcités de la station de Land’s End ?

— On en sait rien, George, mais c’est le risque qu’y faut qu’on coure. N’importe qui en dehors du service des Parcs devra faire un sacré chemin depuis Green River ou Hanksville, alors on arrivera sans problème avant eux à la piste qui file vers le Dédale, à moins que ces fils de pute puissent prendre un de ces foutus hélicoptères. En même temps, l’vieux Love est trop coincé du cul pour demander de l’aide. Y veut nous prendre rien que lui tout seul, si j’connais cette tête de teigne aussi bien que je le crois. Qu’est-ce qu’on attend ?

— Où est la glacière ?

— Pour quoi faire ?

— J’ai besoin d’une bière. J’ai besoin de deux bières. On est à combien de kilomètres du Dédale, à ton avis ?

— Je dirais cinquante à vol d’oiseau, soixante-dix par la route.

— Je vois des phares, dit Bonnie.

— Je les vois aussi, chérie, et j’dirais qu’on devrait plus ou moins prendre ça pour un signal comme quoi faut qu’on décolle.

Hayduke a déjà démarré. Smith allume ses phares et suit les feux arrière de la jeep, qui lui répondent par petits clins d’œil, paire d’yeux injectés de sang, chaque fois qu’Hayduke appuie sur la pédale de frein.

La piste ne cesse de se dégrader. Sable. Pierres. Buissons. Nids-de-poule, ornières, ravines, milieu bombé, rigoles, goulots, goulets. Soixante-dix kilomètres comme ça ? songe Doc. Après la victoire facile des chausse-trapes, il sent maintenant l’épuisement qui monte en lui, tire sur ses paupières, étouffe ses neurones, ramollit sa colonne vertébrale. Et Smith qui parle…

— Hein ? dit Doc.

— J’disais, dit Seldom Seen, que c’est une sacrée bonne chose qu’on ait tous eu une bonne journée bien calme à l’ombre là-haut, sur Deer Flat. Quelle heure tu crois qu’il est, Doc ?

Doc regarda la montre-chronomètre qu’il portait au poignet. Elle indiquait 16 h 35, heure normale des Rocheuses. Impossible. Il porta l’instrument à son oreille. Évidemment, il avait encore oublié de remonter ce truc. Cadeau d’anniversaire de Bonnie. La petite avait dû économiser un mois de salaire entier pour cette babiole. Il la remonta.

— Aucune idée, dit-il à Smith.

Smith sortit la tête par sa fenêtre et vit la lueur du lever de lune.

— Environ minuit, dit-il. (Puis, regardant derrière :) Les gars s’accrochent. Il t’en reste, de tes choses-zé-attrapes, là ?

— Non.

— J’aurais pas refusé un peu de rab, dit Smith avant de se mettre à chantonner.

C’est de la folie, se dit le docteur. Un delirium, un rêve morbide. Pince-toi, Doc. OK. Je suis Sarvis, docteur en médecine, diplômé de la faculté, membre de l’American College of Surgeons. Élément notoire – sinon apprécié – de la grande confrérie médicale. Résident toléré quoique un peu étrange de la 22e circonscription de Duke City, Nouveau-Mexique. Veuf triste doté de deux grands fils bien lancés dans leurs carrières. Deux débauchés bons à rien. Comme leur père, el viejo verde. Quand je serai vieux, gros, impuissant, m’aimeras-tu encore ma douce et tendre ? Mais cette question-là a été clairement réglée, non ?

Doc fixe le dos poussiéreux de la jeep d’Hayduke qui ahane devant eux, jeune homme et jeune femme cachés par la pile de bagages bâchés et sanglés à l’arrière. Il tourne la tête, regarde par sa fenêtre et voit de furtives touffes de blackbrush et de rabbit-brush qui passent lentement dans une vaste étendue de roche, de sable, de poussière. Il regarde vers l’arrière et voit deux paires de phares, à bonne distance l’une de l’autre, qui luisent faiblement comme des lucioles dans la poussière volante, loin derrière mais accrocheuses. Sans gagner mais sans perdre de terrain.

Que dire ? se dit Doc. De quoi ai-je peur ? Si mourir est réellement le pire qui puisse arriver à un homme, alors il n’y a rien à redouter. Mais mourir n’est pas le pire.

Il somnole, se réveille, somnole et se réveille encore.

Ils progressent, un kilomètre après l’autre, sur les pierres et les ornières. L’adversaire suit à distance discrète, loin derrière mais rarement hors de vue. Observant les phares têtus dans le rétroviseur, Smith dit :

— Tu sais quoi, Doc ? J’crois pas que ces gars-là cherchent à nous prendre juste tout de suite. J’crois qu’y se contentent de pas nous perdre des yeux. Possible qu’ils aient effectivement du monde qui descend du Flint Trail pour nous coincer. Ce qui veut dire que je serais pas trop surpris de tomber sur un p’tit comité d’accueil aux environs de l’aube.

— Tu disais qu’on pourrait facilement arriver avant eux à l’embranchement de la piste pour le Dédale.

— Oui, mais eux, ces gars-là, y pensent pas qu’on se dirige vers le Dédale.

— Pourquoi ça ?

— Parce que le Dédale est un cul-de-sac, Doc. Le bout de la route. Le grand plongeon. Personne va jamais dans le Dédale.

— Et c’est pour ça que nous on y va ?

— Doc, t’as tout compris.

— Et pourquoi personne n’y va jamais ?

— Eh ben, parce qu’on y trouve pas d’essence, pas de route, pas de gens, pas de nourriture, en général pas d’eau, et pas d’issue, voilà pourquoi. Comme j’te l’ai dit, c’est un cul-de-sac.

Génial, pensa le docteur. Et c’est là-bas qu’on va se terrer pendant les dix prochaines années.

— Sauf que nous, on a des provisions là-bas, poursuivit Smith. On en a planqué à Lizard Rock, et aussi à Frenchy’s Spring. On s’en sortira si on y arrive avant que l’Équipe nous mette le grappin dessus. On aura p’têt un peu de mal pour trouver de l’eau tout de suite, malgré que si y pleut cette nuit ou demain, et le temps m’a l’air d’être franchement à la pluie, alors on sera tranquilles pour quelques jours. Si l’Équipe nous met pas trop de pression.

Pas mal, pensa Doc. Pas mal du tout. Nous sommes quatre rigolos assis sur une branche morte. J’ai peur que cette nuit n’ait jamais de fin. J’ai peur que cette nuit ait une fin. Il regarde la lune gibbeuse décroissante chétive et ovoïde qui s’est levée à l’est. Pas beaucoup d’espoir de ce côté-là. Un lièvre traverse la piste à pleine vitesse entre les cônes de poussière coupés par les faisceaux des phares. Smith braque pour l’éviter. Doc se rend compte qu’il n’a pas vu la moindre tête de bétail ni le moindre cheval depuis des kilomètres. Il interroge Smith.

— Y a pas d’eau, répond-il.

— Pas d’eau ? Et le Colorado, alors ? Il coule là, quelque part sur notre droite. Sûrement pas à plus de trois kilomètres vers l’est.

— Doc, le fleuve passe par là, rien à dire contre, mais si t’es pas un papillon ou un vautour, t’as aucune chance d’y descendre. À moins que tu te sentes de tenter un saut de l’ange de 600 mètres de haut.

— Je vois. Aucun accès.

— Pratiquement aucun, non. J’connais une vieille voie qui descend de Lizard Rock à Spanish Bottom, mais j’en ai jamais trouvé d’autres. (Smith jette un nouveau coup d’œil dans son rétroviseur.) Ils sont toujours sur nos talons. Ces gars-là lâchent vraiment rien. J’me dis qu’on devrait p’têt planquer nos véhicules et continuer à pied.

Doc se retourne sur son siège, regarde vers l’arrière à travers l’écoutille et la vitre étoilée au fond de la cellule de couchage. À deux kilomètres, ou peut-être huit – impossible d’évaluer correctement les distances de nuit –, une paire de phares monte et descend sur la piste rocailleuse. Il s’apprête à se retourner vers l’avant lorsqu’il voit une traînée lumineuse verte filer vers le haut, s’élever, s’élever, atteindre son apogée puis retomber sur terre en tirant un sillage de braises phosphorescentes qui s’éteignent lentement.

— Tu as vu ça ?

— Oui, Doc. Ils envoient encore un signal à quelqu’un. On ferait mieux de s’arrêter pour guetter les parages.

Smith fait un appel de phares. Hayduke s’arrête, coupe ses phares mais pas le moteur. Smith fait de même. Ils descendent tous les quatre.

— Qu’est-ce qui se passe ? demande Bonnie.

— Z’ont tiré une nouvelle fusée.

— On est où, là, putain ? (Yeux injectés de sang, mains tremblantes, Hayduke a l’air fatigué et déprimé.) J’ai besoin d’une bière.

— Moi aussi, j’ai soif, dit Smith en portant le regard d’abord loin vers les sombres falaises du plateau, puis vers leurs poursuivants. (Les phares ont momentanément disparu.) Prends-en une pour moi, George. (Une main en visière sur son front, il regarde le ciel, vers le nord, vers le nord-est, vers l’est.) Les voilà. Oublie la bière, George, on a pas le temps.

— Qu’esse tu vois ?

— Un avion, on dirait.

Ils fixent le point indiqué par son bras et son index tendus. Une minuscule lumière rouge clignote là-haut dans la nuit violette, le long du manche de la Grande Casserole. Trop loin encore pour qu’on l’entende, il file dans le quart nord-est du ciel.

— C’est un hélico, dit Hayduke. Je sens les vibrations. Il sera là dans une minute. Vous l’entendrez.

— Alors on fait quoi ?

— Je me prends une bière, dit Hayduke en ouvrant la porte arrière de la cellule.

Il extrait un pack de six tiède de la glacière. Plus de glace depuis des jours.

— Quelqu’un d’autre en veut une ?

Une deuxième fusée verte monte dans le ciel depuis les positions ennemies, derrière eux, à une distance indéterminée. Elle atteint son zénith, hésite puis plonge en une élégante parabole de flamme verte. Tous la regardent, brièvement tétanisés.

— Pourquoi des fusées ? Pourquoi ils se servent pas de leurs radios ?

— J’en sais rien, chérie. Problème de fréquences, peut-être.

Pop ! fait la capsule. Une fontaine de Schlitz tiède jaillit jusqu’au-dessus du camion, imitant la fusée, puis retombe en pluie fine sur Doc, Bonnie et Smith, vaporisée. Hayduke coupe le puissant jet de bière en appliquant sa bouche contre le trou. Bruit de déglutition appliquée.

— Bon, dit Bonnie, il faut faire quelque chose. (Silence.) N’importe quoi.

— Il me semble… commence le docteur.

Flap flap flap flap : des pales en rotation cisaillent l’air. Et se rapprochent, camarades.

— On ferait mieux d’y aller à pied, dit Smith.

Il tâtonne à pleins bras dans le chargement secoué de la cellule et en exhume les sacs à dos – les petits et les gros, tous remplis de matériel et de provisions – et un pack de six. Quelqu’un (Abbzug) a pensé à les préparer ; ça, au moins, ça a été fait correctement cette fois. Il lance des gourdes, une demi-douzaine, pleines pour la plupart. Tombe sur une chaussure de marche petite pointure et la jette à Bonnie.

— Voilà ton godillot, chérie.

— J’ai deux pieds.

— Et voilà l’autre.

L’air hébété, stupide, Hayduke regarde Bonnie s’asseoir pour enfiler ses chaussures, Doc peiner pour endosser son sac de trente kilos, Smith s’affairer pour fermer la cellule du pick-up. Hayduke tient sa canette de bière mousseuse dans une main, les cinq restantes – solidarisées par un col en plastique – dans l’autre. Que faire ? Pour être opérationnel, il doit poser sa bière. Mais pour être opérationnel, il doit boire sa bière. Cruel dilemme. Il renverse la canette ouverte dans sa bouche, l’engloutit d’une seule longue gorgée, puis tente de tasser les cinq restantes en haut de son sac à dos. Rien ne rentre. Plus de place. Il les accroche à l’extérieur.

— Il faut qu’on planque ces véhicules, dit-il à Smith.

— Je sais, mais où ?

Hayduke fait un geste vague en direction du gouffre noir de Cataract Canyon.

— Par là-bas.

Smith lève les yeux vers l’hélicoptère qui trace maintenant un large cercle dans les airs à quelques minutes d’eux, plus au nord. En traque.

— Chais pas si on a le temps, George.

— On n’a pas le choix. Y a toute notre merde, là-dedans. Les flingues, la dynamite, les produits chimiques, le beurre de cacahuètes. On va avoir besoin de tout ça.

Smith jette un nouveau coup d’œil en direction de l’hélicoptère, qui plonge vers la route à quelques kilomètres au nord, puis vers les phares, qui se rapprochent par le sud et sont désormais à moins de cinq kilomètres d’eux. Le piège se prépare. L’étau se resserre.

— Alors éloignons-les de la route autant qu’on peut. Par là, sur la roche pour ne pas laisser de traces. On trouvera p’têt un goulet bien encaissé où on pourra les mettre.

— D’accord, allons-y. (Hayduke écrase sa canette vide dans sa main.) Toi et Bonnie, vous attendez ici, dit-il à Doc.

— On ne se sépare pas, dit Bonnie.

Hayduke jette sa canette compactée sur la route, où l’évêque Love pourra commodément la ramasser.

— Alors en route, et vite.

— Pas d’affolement, pas d’affolement, dit Doc déjà en sueur.

Tout le monde a repris place à bord des véhicules. Contournant la jeep d’Hayduke, Smith ouvre la voie dans son pick-up et s’engage sur la pierraille entre les touffes de buissons pour gagner la surface nue du grès. Hayduke le suit. Phares éteints, à faible vitesse, ils descendent la pente qui mène aux sombres abîmes de néant sur lesquels donne le rebord du canyon. À la faible lueur de la lune, les distances et profondeurs deviennent ambiguës, trompeuses, riches en ombres et zones obscures, mais pauvres en abris, pauvres en refuges.

Aucun abri, songe Hayduke en cherchant l’hélicoptère des yeux ; nous voilà encore coincés à découvert. Le napalm arrive. Smith ralentit puis s’arrête devant lui. Soucieux d’éviter d’appuyer sur la pédale de frein et d’envoyer un signal rouge à l’ennemi, Hayduke tire sur le frein à main et laisse sa jeep heurter doucement l’arrière du pick-up de Smith.

Smith descend pour étudier le terrain. L’étudie, remonte dans son pick-up, redémarre. Hayduke lui colle au train, en première. Ils se traînent vers un lieu où se cacher. L’hélicoptère a disparu : il s’est sûrement posé, feux éteints.

Parfait, se dit Hayduke. Ils nous attendent là-haut. Parfait. Qu’ils attendent, les enfoirés. D’une seule main, il se décapsule une nouvelle Schlitz. Quand il vous faut de la Schlitz, il vous faut de la Schlitz. Une longue marche aride les attend, faut entretenir ce bon vieux calcul rénal, s’agirait pas qu’il nous lâche en se dissolvant en sueur et eau de mare.

Quoi d’autre ? Il fait un inventaire rapide dans sa tête. Que prendre : les sacs ; le .357 avec 20 balles dans la cartouchière ; la .30-.06 à lunette de sniper en bandoulière, sous le sac à dos Kelty – “pour chasser le cerf, bien sûr” articule-t-il mentalement en prévision de la question de Bonnie et des objections de Doc – le coutelas Buck Special à la ceinture ; les descendeurs autobloquants, les cordes, les bicoins… Quoi d’autre ? quoi d’autre ? Pas le moment d’oublier un truc essentiel. La question qui va se poser maintenant est celle de la survie. De la survie et du putain d’honneur, bien sûr. Du putain d’honneur quoi qu’il en coûte. Quoi d’autre ?

Smith s’arrête de nouveau. De nouveau Hayduke serre son frein à main, heurte le pare-chocs de Smith. Moteur au point mort, il descend, marche jusqu’à l’avant-bras maigre qui sort par la fenêtre du pick-up, côté conducteur. Six yeux et un cigare rouge le fixent depuis l’intérieur sombre de la cabine.

— Alors ?

Smith pointe son doigt.

— Par là, vieille branche.

Hayduke regarde dans la direction indiquée par le doigt de Smith. C’est une ravine, encore une, qui ouvre la masse de grès en deux. Celle-ci fait peut-être trois, peut-être trente mètres de profondeur, difficile à dire au faible clair de lune. Fond sablonneux. Beaucoup de végétation – chênes dorés, genévriers, sauge. Paroi en surplomb côté extérieur de la courbe, pente arrondie côté intérieur. Ça pourra peut-être marcher, pense Hayduke. Peut-être.

— Tu penses qu’on peut les planquer là ?

— Ouaip.

Silence. Silence dans lequel ils ne perçoivent rien d’autre que… davantage de silence. Aucune lumière visible nulle part. Les jeeps, les Blazers, les pick-up, les hélicoptères sont tous à l’arrêt, phares éteints. L’Équipe ne se laissera pas déborder si facilement cette fois. Là-bas, dans le noir, sous les ombres de la paroi du plateau, les Chercheurs & Secouristes attendent. Ou n’attendent pas : ils ont peut-être déjà envoyé un groupe d’éclaireurs sur la route, dans un sens, dans l’autre, qui regardent, qui écoutent.

— C’est trop calme, dit Bonnie.

— Ils sont encore à un ou deux kilomètres d’ici, au moins, dit Hayduke.

— Espères-tu.

— Espéré-je.

— Espérons-nous, dit Doc en rougeoyant de l’œil.

— OK, dit Hayduke, allons-y, descendons les voitures dans le goulet. Tu veux que je t’aide avec mon treuil ?

— Non, dit Smith, faut plus qu’on fasse tourner de moteur, ils pourraient nous entendre. Je vais descendre au frein.

— Utilise ton frein à main.

— C’est trop abrupt. Ça suffira pas.

— Tes feux de stop vont s’allumer, dit Hayduke.

— Bousille-les.

Chose faite. Smith fait descendre lentement son pick-up sur six mètres de roche bombée, jusqu’au fond sablonneux, en gardant un peu d’élan pour le pousser à couvert des chênes dorés et des genévriers. Hayduke le suit au volant de la jeep. En haut, la lune pâle luit sur la paroi, cette limpide courbe de roche tachée d’oxydes de fer et de manganèse, mais au fond du goulet, sous le surplomb, tout est noir. Ils déplient le filet de camouflage, l’étendent et le fixent entre les arbres, rendant la jeep et le pick-up indécelables depuis les airs. Hayduke range le reste de son stock d’armes dans des caisses et le cache dans une des grottes de la paroi, au-dessus de la ligne de crue.

Des crues ? Le sable est sec comme une poudre lyophilisée, le lit du goulet aussi aride que de la tôle. Mais cela reste un goulet de drainage.

— Ça serait le gros manque de bol que ce coin se fasse inonder, dit Hayduke.

— Faut se préparer à accepter des pertes, dit Smith, et à regretter de pas avoir eu le temps de trouver une meilleure planque. Qu’on m’les coupe si y va pas pleuvoir.

— Le ciel est plutôt clair, là.

— Ça se couvre. Tu vois cette auréole, autour de la lune ? Demain, ça sera couvert partout. Après-demain, on aura d’la flotte.

— C’est une prévision météorologique ? demande Bonnie.

— Euh, tempère Smith, comme vous avez pu vous en rendre compte depuis le temps, y a deux choses auxquelles on peut pas se fier. L’une d’elles est le temps et l’autre je la dis pas.

Trois petits cris de chouette depuis le poste de guet que Doc est monté prendre.

— J’crois qu’on ferait mieux d’y aller, George, dit Smith en hissant son sac sur son dos et en bouclant sa sous-ventrière.

Hayduke enfile sa Remington en bandoulière, puis son sac à dos par-dessus. C’est une carabine légère, le modèle maniable pour tir sportif, mais coincée comme ça sous l’armature du sac, entre ses omoplates, elle forme un supplément de charge pénible. Il pourrait la porter à l’épaule, sur le côté, et il le fera plus tard, mais là il a besoin de ses deux mains pour l’escalade. Alors il se dit : je suis prêt, enfin je crois, pour autant qu’on puisse jamais être prêt avant de faire quoi que ce soit.

Des renforts arrivent du côté de l’Équipe. Jaune ambré sous l’effet de la poussière, trois nouvelles paires de phares se rapprochent par le sud. Ça y est : ils ont mis leurs rustines. Les autres véhicules demeurent éteints, invisibles, équipages hors de vue. Même chose pour l’hélicoptère.

— Y vont se déployer, je pense, dit Smith. Le mieux, ce serait de remonter ce goulet, là, et puis d’obliquer vers le nord, en file indienne si ces messieurs-dames veulent bien me suivre. Marchez bien sur les pierres, laissez pas de trace, et on va s’en sortir, du moins tant qu’on sera sur ce grès, mais on y sera pas sur tout le trajet. Hein ?

— Je disais, dit Bonnie, on est à quelle distance du Dédale ?

— Pas loin. Attention au figuier de Barbarie, chérie.

— C’est-à-dire ?

— Eh bien, Bonnie, j’dirais qu’on doit se trouver à environ trois kilomètres, quatre au pire, du départ de la piste.

— Tu veux dire du départ de la piste qui mène au Dédale ?

— C’est ça.

— Bon. Donc après, pour le Dédale, il faut compter combien ? En kilomètres.

— Bah, c’est une bonne petite trotte, mais la nuit est belle.

— Combien ?

— Le Dédale, Bonnie, c’est un sacré bout de pays, et ça fait une différence considérable selon que tu parles du coin le plus près ou du coin le plus loin. Sans compter les montées et descentes.

— Les montées et descentes de quoi ?

— Des parois des canyons. Des ailerons rocheux.

— De quoi tu parles exactement ?

— Ce que j’veux dire, c’est que ce pays-là, c’est pratiquement rien que de la verticale, chérie. Y a bien sûr des coins où tu peux te tenir debout, mais pour l’essentiel ça se dresse ou ça plonge à angle droit. Tu peux facilement te retrouver coincé au fond d’une gorge ou au bord d’un ravin. C’qui veut dire que le long détour est en général le plus court chemin. En général le seul chemin.

— Combien de kilomètres, s’il te plaît ?

— Faut en faire dix pour avancer d’un, si tu vois ce que j’veux dire.

— Combien ?

— Cinquante-cinq jusqu’à Lizard Rock. Où on a planqué de l’eau. On prendrait bien des raccourcis si y en avait, mais y en a pas. Pas que j’connaisse. Mais c’est un terrain compliqué et tu sais jamais sur quoi tu vas tomber.

— Alors on n’y sera pas ce soir ?

— On essaiera même pas.

Fermant la marche de leur petite file indienne, Hayduke s’arrête pour dégager la carabine sous son sac et la reprendre en bandoulière sur le côté. Dans son sac, il transporte de la nourriture, six litres d’eau, des munitions et bien trop d’autres choses encore. Plus la carabine à l’épaule, le revolver dans son holster avec la cartouchière chargée, le couteau dans son fourreau sur la hanche. C’est un vrai arsenal sur pattes et ça lui fait mal. Mais il est trop têtu pour se débarrasser de quoi que ce soit d’autre.

Ils avancent à pas de loup sous le vague clair de lune, prenant garde de rester sur la roche massive, longeant la lèvre du sombre ravin sur leur droite. En tête de file, Smith s’arrête à intervalles réguliers pour observer et écouter, puis reprend la marche. Aucun signe de l’ennemi. Pourtant, il attend là, quelque part sous ces ombres, sous ces falaises de 400 mètres de haut, entre les genévriers qui respirent en silence.

La tête de Bonnie déborde de questions. Qui a fait venir l’hélicoptère ? La police d’État, le bureau du shérif, le service des Parcs, d’autres membres de l’Équipe de Recherches & Secours ? Si nous ne pouvons pas atteindre le Dédale ce soir, qu’allons-nous faire lorsque le soleil se lèvera ? Et puis j’ai faim et mes pieds ne vont pas tarder à me faire mal et qui est-ce qui m’a rempli mon sac de blocs de fonte ?

— J’ai faim, dit-elle.

Smith s’arrête et lui fait signe de ne pas faire de bruit.

— Ces types sont là dans l’coin, Bonnie. On y est presque. Attends-moi ici une minute, chuchote-t-il.

Il pose son sac et s’éloigne en filant comme un fantôme, une ombre, un Païute, sur la houle de la mer de dunes pétrifiées. Bonnie voit sa longue silhouette efflanquée rapetisser dans le clair de nuit puis se fondre dans l’ombre, s’effaçant elle-même comme une lune en fin de phase. Un instant il est là, l’instant d’après il ne l’est plus. Seldom le rare devient Seldom le jamais. Bonnie et les autres posent leurs chargements. Elle ouvre la fermeture Éclair de sa poche latérale et en sort un sachet de son mélange personnel de noix, raisins secs, M&Ms, graines de tournesol. Doc mâchonne un bâton de bœuf boucané. Hayduke attend, les yeux rivés sur l’ombre où Smith s’est évanoui. Il pose sa carabine, talon en caoutchouc de la crosse sur son pied.

— C’est pour quoi faire, ce flingue ? murmure Bonnie.

— Ça ? dit Hayduke en la fixant du regard. C’est une carabine. (Il sourit.) Et ça, c’est mon flingue.

— Ne sois pas vulgaire.

— Alors évite les questions idiotes.

— Pourquoi as-tu pris cette carabine ?

Doc le modérateur intervient.

— Chut. Ne vous énervez pas.

L’espace d’environ une minute, ils se taisent et écoutent.

Quelque part dans le désert, à une distance indéfinissable, une chouette crie. Un seul cri. De chouette rayée. Puis un second.

— Deux cris ? dit Bonnie. Ça veut dire quoi ? J’ai oublié.

— Attends…

D’encore plus loin, ou de pas si loin que ça, mais depuis une direction opposée, arrive le son d’une autre chouette rayée qui chante doucement dans la nuit, au clair de lune. Cette autre chouette pousse trois cris. Le code pour danger, tous aux aguets. Le code pour problèmes, détresse, besoin d’aide. Ou bien, en langue de chouette : Eh, toi là, le petit lapinot tapi sous le buisson, je sais que tu es là, tu sais que je suis là et nous savons tous les deux que ton râble m’appartient. Alors ramène-toi par ici.

D’où vient le vrai cri ? D’où vient le faux ? Y en a-t-il un vrai ? Le sont-ils tous les deux ? Ils n’avaient pas prévu l’intrusion de vraies chouettes.

Murmure de pas légers sur la roche. Seldom Seen émerge du clair de lune. Yeux luisants, tout en dents, oreille, cuir et chevelure, la respiration un peu plus forte qu’à l’ordinaire, il dit à voix très basse :

— Filons.

Grognant, crissant des jointures, ils hissent péniblement leurs paquetages au dos.

— Qu’est-ce que tu as vu ? demande Hayduke.

— Les gars de Recherches & Secours sont là partout, et y z’ont pas l’intention d’attendre le jour pour venir nous trouver. J’en ai vu six au bord de la route et je sais pas combien d’autres sont arrivés dans ce foutu bon Dieu d’hélicoptère là-bas devant. Tous les hommes que j’ai vus ont un fusil ou une carabine et y sont tous équipés de ces satanés talkies-walkies et y s’étirent en ligne d’escarmouche. Comme pour une battue aux lapins.

— Les lapins, c’est nous.

— Les lapins, c’est nous. Impossible de retourner à la route. Faut qu’on trouve un passage par ce goulet, là. Suivez-moi.

Smith mène la file indienne à rebours de ses pas sur une petite distance, trouve un endroit par où descendre dans le goulet et disparaît. Les autres, jusqu’à Hayduke qui ferme la marche, se précipitent pour descendre à sa suite et le retrouvent en bas, à marcher en laissant des traces dans l’arroyo sablonneux. Rien à faire contre. Le lit asséché est bordé de parois quasiment verticales de six à douze mètres de haut. Ils avancent en trébuchant dans l’obscurité, à l’aveugle sur les pas de leur guide.

Au bout d’un moment Smith trouve une ouverture dans la paroi. Un petit affluent. Ils remontent le serpent de sable sec et, une centaine de mètres plus loin, trouvent une sortie par un ample dôme de roche à l’intérieur d’un coude. Ils l’escaladent comme des primates en s’aidant de leurs mains. Doc ahane un peu. En haut, ils retrouvent le clair de lune et le terrain découvert. Smith oblique vers le nord-est en direction d’un horizon de buttes et de pics qui se découpent nettement sur le ciel nocturne. Il marche comme un vieil Indien d’avant la guerre, d’avant le pick-up, d’un pas souple et régulier, orteils droit vers l’avant, pieds parfaitement parallèles. Les autres s’activent pour suivre son rythme.

— Y a encore combien… de… petits canyons… comme ça ? dit Bonnie en haletant. Entre ici et… disons… là où on va ?

— P’têt’ bien soixante-quinze, p’têt’ bien deux cents. Économise ton souffle, chérie.

La longue marche est en cours. Tous les cent pas environ, Smith s’arrête pour observer, écouter, palper les flux d’air, sentir les vibrations. En queue de file, Hayduke trouve son rythme et alterne ses propres pauses de vigile avec celles de Smith, s’arrêtant pendant que les autres marchent pour jeter un bref coup d’œil supplémentaire. Il pense à cet hélicoptère. Quel coup ce serait. Si seulement il pouvait s’éclipser une petite demi-heure…

Hayduke laisse les autres prendre de l’avance, s’arrête pour vidanger sa vessie. Concentré, content de lui, il s’émerveille du clapotis régulier qu’il génère sur la pierre. Schlitz purifiée luisant au clair de lune. Dieu merci je suis un homme. Roche plate. Éclaboussures sur ses chaussures. Il se la secoue dans le vain espoir de faire choir cette ultime goutte qui lui glissera dans le pantalon quoi qu’il arrive. S’apprête à la rentrer puis à remonter sa braguette lorsqu’il entend un bruit. Un bruit étranger, un bruit intrus dans la quiétude du désert. Un clic-clac métallique.

Un puissant faisceau de lumière balaye le grès – depuis un projecteur fixé sur l’hélicoptère ? – et empale Smith et Abbzug. Ils se figent un instant, cloués par la lance blanche, puis détalent dans les genévriers. Le faisceau les suit, les rattrape, les perd, accroche Doc Sarvis à la traîne.

Hayduke dégaine son revolver. S’agenouille, porte sa main gauche en appui de la droite qui tient l’arme et vise la source de cette lumière mouvante. Fait feu. La détonation fracassante l’étourdit un instant, comme chaque fois. Et il a loupé sa cible, évidemment. Le rayon désincarné, œil furieux et formidable, se met à le traquer lui. Il fait feu de nouveau, loupe de nouveau. Devrait prendre la carabine mais n’en a pas le temps. S’apprête à faire feu une troisième fois quand la lumière s’éteint. L’homme qui l’actionnait vient de réaliser qu’il était trop proche de sa cible. Qu’il était lui-même la cible.

Hayduke file rejoindre les autres d’une course rendue gauche par son énorme sac. Il entend dans son dos des bruits de pieds qui courent, des cris, un spasme de coup de feu symbolique. Hayduke s’arrête le temps de tirer trois balles sans rien viser de précis – car sous cette lune vague et traîtresse il ne distingue rien de particulier qu’il puisse viser, et quand bien même il verrait quoi que ce soit il n’aurait aucune chance de l’atteindre avec ce canon qui bondit dans sa main à chaque coup. Mais le bruit ralentit les poursuivants, les rend prudents. Les cris cessent. L’Équipe s’affaire du côté des radios. Des transmissions brouillées s’entrechoquent sur les ondes, des paroles nerveuses se coupent les unes les autres.

Hayduke court avec son encombrant paquetage, rattrape Doc qui souffle comme un moteur à vapeur loin derrière Smith et Abbzug, vagues silhouettes trottant sur le rocher, plus haut. Hayduke remarque qu’ils ont laissé tomber leurs gros sacs. Derrière lui, les cris reprennent. Ordres, instructions, bruits mats des semelles courant sur la pierre. Projecteur de nouveau en action. Deux projecteurs.

— Faut qu’on… abandonne… nos sacs, dit-il à Doc.

— Bon Dieu oui !

— Pas ici. Attends…

Ils atteignent le bord d’un autre canyon, une entaille dans la pierre typique de la région, avec parois en surplomb et fond inaccessible : crevasse trop large pour qu’on puisse la franchir d’un bond, trop profonde et trop abrupte pour qu’on puisse y descendre.

— Là, dit Hayduke en s’arrêtant. (Doc s’arrête à côté de lui en soufflant comme un percheron.) On va les larguer là, dit Hayduke, sous le surplomb. On reviendra les prendre plus tard.

Il se défait de son sac, en sort une corde lovée, puis plonge sa main tout au fond de la grande poche en quête de munitions pour sa carabine. Peine à les trouver, coincées comme elles le sont sous 30 kilos d’autre matériel. Les bruits des poursuivants se rapprochent. Gros godillots martelant la roche nue. Trop près. Hayduke fait descendre son sac à armature en aluminium par-dessus le rebord, lâche tout : il chute de cinq mètres sur quelque chose de dur. Crac ! mon beau sac Kelty tout neuf. On s’attache aux biens matériels. Oui ! Il enfile la corde lovée en bandoulière, carabine à la main.

— Dépêche-toi, Doc.

Le Dr Sarvis se débat avec son sac pour tenter d’extraire une petite sacoche de cuir noir de son cœur comprimé.

— Vite, vite ! Qu’est-ce que tu fous ?

— Juste une seconde, George. Il faut que je prenne… ma sacoche, là.

— Laisse tomber !

— Je ne peux pas partir sans ma sacoche, George.

— Mais qu’est-ce qu’il y a dedans, bordel ?

— C’est ma trousse médicale.

— Bon Dieu, on n’en a pas besoin. Allez !

— Juste une seconde. (Doc parvient à exhumer sa sacoche, puis pousse le reste de son sac à dos dans la crevasse.) Je suis prêt.

Hayduke jette un coup d’œil derrière lui. Des ombres courent sur la roche, d’autres progressent furtivement entre les genévriers, s’approchent rapidement. À quelle distance ? Cent, deux cents, cinq cents mètres ? Dans cette folle lumière de lune, il ne saurait le dire. Un projecteur portatif s’allume, son faisceau brillant traque les proies.

— Cours, Doc.

Ils traversent la terrasse rocheuse où ils avaient aperçu Bonnie et Smith pour la dernière fois. Et les trouvent de l’autre côté, à les attendre. Ils n’ont pris que deux gourdes.

— Juste derrière nous, dit Hayduke en haletant. Continuez.

Tous le suivent sans un mot. Smith accélère pour rattraper Hayduke.

— George, dit-il, faut qu’on se serve… de cette corde… avant qu’on s’trouve… coincés devant un ravin…

— Ouais.

Doc perd encore du terrain. Il ahane, sa sacoche lui frappe le genou à chaque foulée. Bonnie l’attrape, la porte.

Ils courent le long du rebord du petit canyon. Hayduke cherche un arbre, un arbuste, un rocher, une saillie, quelque chose autour de quoi doubler sa corde. L’heure du rappel a encore sonné. Mais il n’y a rien d’utilisable en vue. À quelle hauteur sont-ils ? Trois mètres ? Dix mètres ? Cent mètres ?

Hayduke s’arrête à un endroit où la paroi n’est ni en surplomb ni verticale mais légèrement bombée vers l’avant, descendant en pente jusqu’au fond. Pente abrupte, mais pente tout de même. Bon site pour un rappel. Il regarde vers le bas en plissant les yeux. Ne voit pas le fond. Seulement du noir et du silence, et de vagues formes de buissons et genévriers.

— Là.

Il déroule sa corde, la secoue, et alors que Doc et Bonnie arrivent en haletant comme des damnés, le visage rouge et luisant de sueur, il les étreint tous les deux dans ses bras, leur passe un bout de la corde autour du corps puis ferme la boucle avec un bon nœud de chaise.

— Qu’est-ce que tu fais ? dit Bonnie.

— On va descendre dans ce canyon. Toi et Doc d’abord.

Bonnie plonge son regard par-delà le rebord.

— Tu es fou.

— Ne t’inquiète pas, on vous assure. Tout ira bien. Seldom, viens m’aider s’il te plaît. Bon, allez-y, descendez. Dos vers le fond.

— On va se tuer.

— Non. On vous tient. Allez, tourne-toi, dos vers le fond. Laisse-toi aller en arrière. Laisse-toi bien aller en arrière, bordel de Dieu. Tous les deux. Gardez les pieds toujours à plat sur la roche. Voilà, c’est mieux. Maintenant vous descendez en marchant à reculons. N’essayez pas de vous agripper à la paroi, c’est impossible. Et ne serrez pas la corde comme ça, ça ne sert à rien. Laissez-vous aller en arrière. En arrière, nom de Dieu ou je vais vous tuer ! Pieds bien à plat sur la roche. Ne vous servez de la corde que pour votre équilibre. Marchez en arrière. Facile, hein ? Là, c’est mieux. Continuez, continuez. Sacré bon Dieu de merde. C’est bon. C’est parfait. Vous y êtes ? Vous êtes en bas ?

Grognements étouffés depuis les ombres du fond. Bruits de brindilles qui craquent, de pieds qui s’entortillent.

Hayduke scrute la pénombre.

— Défais le nœud, Bonnie. Libère la corde. Vite ! (La corde devient molle. Il la remonte.) Bon, à ton tour, Seldom.

— Et toi, comment tu vas descendre, George ? Qui c’est qui va t’assurer ?

— J’y arriverai, t’inquiète pas.

— Comment ?

Smith passe la double corde entre ses jambes, autour d’un côté de sa taille puis par-dessus son épaule opposée. Il se prépare pour le rappel.

— Tu verras bien. (Hayduke prend sa carabine et la tend à Smith.) Descends ça pour moi, tu veux. Attends une seconde.

Il se retourne et scrute le chemin qu’ils ont pris pour essayer de repérer leurs poursuivants. Le clair de lune livide s’étale sur la pierre et le sable, sur les genévriers et les yuccas, sur les buissons de blackbrush, sur les falaises lointaines. Éclairage lunatique et trompeur. On entend des voix d’hommes et des grands pieds qui battent le grès.

— Tu les vois, Seldom ?

Smith regarde dans la même direction, yeux plissés, main en visière contre le clair de lune.

— J’en vois deux, George. Et trois autres loin derrière.

— Je ferais mieux de tirer un autre petit coup de feu, histoire de les ralentir un peu.

— Fais pas ça, George.

— Histoire de changer ces foutus Saints en chrétiens ordinaires. De leur instiller la peur de Rudolf Hayduke. Un coup de feu les ferait s’arrêter. Réfléchir un peu.

— Passe-moi cette carabine, George.

— Je leur tire au-dessus de la tête, à ces bâtards.

— Y craindraient p’têt moins si t’essayais de les viser.

— Ces bâtards nous ont tiré dessus. Ils tiraient pour blesser et pour tuer.

Smith dégage doucement la carabine de la prise d’Hayduke et la passe en bandoulière sur son épaule libre.

— Assure-moi, George. (Il se tourne dos vers le bas.) J’vais tester le rappel, George.

Hayduke reprend le mou de la corde, campe ses pieds sur le sol, passe la corde sur ses hanches.

— C’est bon. Tu peux y aller.

Smith recule par-dessus le rebord et disparaît. Hayduke retient à peine la corde dans ses mains alors que Smith descend très vite la pente. Il soutient entièrement le poids de Smith, transmis par la corde, en faisant travailler ses hanches et ses jambes. Un instant plus tard, il sent la corde se détendre. La voix de Smith s’élève des profondeurs.

— C’est bon George, j’y suis plus.

Hayduke se retourne. L’ennemi se rapproche. Et voilà que ce foutu projecteur portatif s’allume et que son faisceau éblouissant vient se braquer droit sur lui. Mauvaise fortune aveugle. Fuite impossible.

Nulle part où aller. Rien d’autre que le vide pour assurer le rappel.

— C’est haut comment ? crie Hayduke.

— Une dizaine de mètres, j’dirais, répond Smith.

Hayduke laisse la corde désormais inutile tomber dans le ravin. Le projecteur passe sur lui, s’éloigne. S’immobilise, se ressaisit, le cyclope enragé se frotte l’œil, revient vivement sur lui, se fixe sur sa silhouette accroupie, lui brûle les yeux, l’aveugle.

— Toi, là-bas, hurle quelqu’un (voix vaguement familière amplifiée au mégaphone). Tu ne bouges plus. Ne tente pas le moindre geste, fiston.

Hayduke s’étale à plat ventre sur le grès. Le projecteur est toujours sur lui. Quelque chose de cruel, de silencieux, de vif comme la pensée, d’acéré comme la pointe d’une aiguille, de mordant comme un serpent, lui fouette une manche de chemise en piquant la chair qu’elle couvre. Il dégaine son revolver. Le faisceau s’éteint. Au même instant, il entend un second coup de feu. (Tandis qu’à l’est pointe le feu du soleil.)

— C’est un genévrier que j’ai là en dessous ? crie-t-il à l’adresse des trois autres.

La lumière se rallume, le cloue.

— Ouais (c’est la voix simple et chaleureuse de Smith) mais si j’étais toi je ne…

Ses mots se noient dans le doute.

Hayduke rengaine son revolver et se laisse glisser sur le ventre, face contre la paroi, sentant le renflement frais et inflexible de la roche contre son torse, contre ses cuisses. Il se retient un instant à la dernière prise possible. Descente en friction, pense-t-il, c’est ce qu’on appelle une putain de descente en friction. Il regarde en bas, ne voit que des ombres, pas le moindre fond.

— J’ai changé d’avis, dit-il d’une voix désespérée, inaudible (en perdant prise), à l’adresse de personne en particulier (et qui pourrait l’entendre ?), il est hors de question que je fasse ça, c’est complètement taré.

Mais ses mains moites choisissent pour lui. Elles le libèrent.

Je descends, hurle-t-il. Croit-il hurler. Ces mots ne franchiront jamais ses dents.