4
Les
origines IV :
Ms B. Abbzug
RIEN à voir avec le sénateur, disait-elle toujours. Ce qui, pour l’essentiel, était tout à fait vrai. Elle se prénommait Bonnie et elle venait du Bronx, non de Brooklyn. De plus, elle était à moitié WASP (White Anglo Sexy Protestant) : le nom de jeune fille de sa mère était McComb. Cette ascendance expliquait peut-être les reflets cuivrés de la longue et riche chevelure noire qui drapait Ms Abbzug d’une splendeur lustrée du sommet de sa tête à la courbe de sa croupe. Abbzug avait vingt-huit ans. Danseuse de formation, elle était arrivée dans le Sud-Ouest sept ans plus tôt à l’occasion d’une tournée de sa troupe universitaire. Elle tomba amoureuse – le coup de foudre – des montagnes et du désert, déserta donc sa troupe à Albuquerque et poursuivit ses études sur place. Elle sortit de l’université d’Albuquerque munie d’un diplôme – obtenu avec mention et félicitations – pour le monde des agences d’intérim, des coupons d’alimentation et des appartements en sous-sol. Elle travailla comme serveuse, comme caissière stagiaire dans une banque, comme go-go danseuse, comme secrétaire médicale. D’abord pour un psychiatre du nom d’Evilsizer, puis pour un urologue du nom de Glasscock, puis pour un généraliste du nom de Sarvis.
Sarvis était le meilleur de cette piètre série. Elle était restée chez lui et, trois ans plus tard, était encore à ses côtés pour assurer les multiples fonctions de secrétaire, aide-soignante et chauffeur (bien que parfaitement à l’aise quand il s’agissait de farfouiller dans la vésicule biliaire d’un patient, scalpel et forceps à la main, ou d’inciser un chalazion sous la paupière d’un autre, il était incapable de conduire une voiture dans la circulation urbaine). Lorsque l’épouse du Dr Sarvis trouva la mort dans un accident absurde – crash de l’avion au décollage à l’aéroport de Chicago –, Ms Abbzug le regarda passer huit jours à errer dans son cabinet en titubant comme un somnambule, jusqu’à ce qu’il se tournât vers elle avec une question. Une question dans ses yeux. Il avait vingt et un ans de plus qu’elle. Ses enfants à lui étaient adultes et vivaient loin.
Ms Abbzug lui offrit autant de réconfort qu’elle put, c’est-à-dire beaucoup, mais refusa la demande en mariage qu’il lui fit un an après l’accident.
Elle préférait (disait-elle) la relative indépendance (pensait-elle) que lui conférait l’état de jeune femme célibataire. Bien qu’elle passât beaucoup de temps chez le docteur et qu’elle l’accompagnât dans nombre de ses déplacements, elle gardait également son chez-soi bien à elle, dans un quartier plus humble d’Albuquerque. Ses “appartements” consistaient en une demi-sphère en résine de polyuréthane soutenue par une charpente géodésique en aluminium bon marché, le tout posé comme un champignon mutant blafard sur une minuscule parcelle dotée de quelques plants de tomates dans le (mauvais) secteur nord-ouest de la ville.
Orné de multiples mobiles argentés, de lanternes électriques faites de boîtes de conserve polyperforées suspendues au plafond, de grappes de miroirs cristallins et de colifichets multicolores accrochés un peu partout aux parois incurvées, l’intérieur du dôme d’Abbzug scintillait comme le cœur d’une géode. Les jours de soleil, l’unique mur translucide y créait une lueur qui emplissait de plaisir son propre espace interne. En plus de son lit à eau taille princesse, l’endroit abritait une bibliothèque chargée de tous les classiques des ados intellos de l’époque : les œuvres complètes de J.R.R. Tolkien, Carlos Castaneda, Hermann Hesse et Richard Brautigan, le Whole Earth Catalog, le Yi Jing, L’Almanach du vieux fermier et le Livre des morts tibétain. Des araignées crapahutaient sur la sagesse de Fritz Perls et du Pr Richard (“Baba Ram Dass”) Alpert, docteur en psychologie. Des perce-oreilles solitaires exploraient les nœuds irrationnels de R.D. Laing. Des poissons d’argent se repaissaient de la boue froide de R. Buckminster Fuller. Elle n’en ouvrait plus jamais aucun.
Mais la chose la plus brillante du dôme d’Abbzug était un cerveau. Elle était trop sage pour s’engluer durablement dans aucune théorie à la mode, bien qu’elle les essayât toutes. Avec une intelligence trop fine pour se laisser violer par les idées, elle avait appris qu’elle était en quête non pas d’une évolution personnelle (elle s’appréciait) mais de quelque chose de bien à faire.
Le Dr Sarvis détestait les dômes géodésiques. La campagne américaine, trouvait-il, ne se faisait que trop enkyster par ces énormes balles de golf à moitié enterrées. Il les méprisait pour la nature fongiforme, abstraite, extraterrestre et inorganique de leur structure, en quoi il voyait les symptômes et symboles de la Peste plastique, de l’ère de la Camelote. Mais il aimait Bonnie Abbzug en dépit de son dôme. Il acceptait avec gratitude la relation partielle et distendue qui était tout ce qu’elle lui offrirait jamais. C’était non seulement beaucoup mieux que rien, mais encore, par bien des aspects, beaucoup mieux que tout.
Pareil, pensait-elle. Le tissu de notre structure sociale, disait-elle, s’effiloche à cause du trop grand nombre de gens pathétiquement interdépendants. Tu as raison, disait le Dr Sarvis ; notre seul espoir gît dans la catastrophe. Ainsi demeurèrent-ils l’un avec l’autre, l’arrogant petit bout de jeune femme brune et l’immense ursidé bedonnant à peau rose, pendant quelques semaines, puis quelques mois, puis un an… Il lui renouvelait périodiquement sa demande en mariage, pour la forme autant que par amour. Celui-ci est-il plus important que celle-là ? Et périodiquement elle la refusait, fermement et tendrement, les bras ouverts, avec de longs baisers offerts de tout son amour doux et modéré.
Aime-moi peu, aime-moi longtemps…
Les autres hommes étaient de tels crétins obscènes. Le docteur était un adolescent attardé, mais il était gentil et généreux, et quand il était avec elle, il était vraiment là, avec elle. La plupart du temps. Il lui semblait qu’il lui donnait tout. Quand il était vraiment avec elle.
Cela faisait deux ans qu’elle vivait ainsi, plus ou moins, avec le Dr Sarvis, et cela faisait deux ans qu’elle l’aimait, plus ou moins. Il y avait cette tendance à l’effilochement, que des millions de personnes connaissaient. Cela irritait un peu Abbzug de constater qu’avec son diplôme de français, son jeune corps solide et sain et bon, son esprit inlassablement curieux et irritable, elle n’occupât point de poste plus exigeant que ceux de larbin de bureau et maîtresse de veuf solitaire à mi-temps. Et pourtant, quand elle y pensait, qu’avait-elle réellement envie de faire ? Ou d’être ? Elle avait laissé tomber la danse parce que c’était trop exigeant, parce que cela requérait un dévouement quasi total qu’elle n’était pas prête à offrir. Art cruel s’il en est. Elle ne pourrait certainement pas retourner dans le monde nocturne des cabarets, devant tous ces petits chefs de milice des mœurs, experts des assurances et autres étudiants en goguette assis dans la pénombre avec leur blues, leurs bières, leurs libidos avachies, qui écarquillent les yeux, qui peuvent se bousiller la vue pour un bout de bas-ventre.
Alors quoi ? L’instinct maternel semblait lui faire défaut en ce qui la concernait, sauf pour son rôle de mère vis-à-vis du docteur. Jouer à la mère pour un homme qui pourrait être son père. Fossé des générations – mais dans quel sens ? Voleur d’enfant ? Qui est le voleur d’enfant ? Je suis la voleuse d’enfant ; lui est retombé en enfance.
Elle avait construit son dôme de ses propres mains, ne s’achetant de l’aide que pour la plomberie et l’électricité. La veille de son emménagement, elle s’était livrée à une cérémonie, une consécration de sa maison, un “hymne”. Elle et ses amis s’étaient placés en cercle autour d’une petite lampe à huile. Ils avaient contorsionné leurs longues jambes d’Américains en nœuds de demi-clés – ou position du lotus. Puis ces six Américains des classes moyennes diplômées assis sous un énorme marshmallow du XXIe siècle en mousse de plastique translucide avaient entonné une série de mélopées orientales antiques que les citoyens éclairés de leurs pays d’origine avaient abandonnées depuis belle lurette.
Om, chantèrent-ils. Ommmmmmmmmmmmmmmmmmmmmmmmmmmmmmm. Om mani padma ommmmmmmmmmmmmmmmmm…
Ou comme Doc Sarvis aimait à le dire, “Om sweet om, et sam suffit.” Mais il avait accroché au mur curviforme un petit cadre en broderie qui disait God Bless Our Happy Dome.
Il n’y entrait que rarement. Lorsqu’elle n’était pas avec lui, chez lui ou en déplacement, elle vivait seule dans son cocon fongique. Seule avec son chat, elle soignait ses plantes vertes, s’occupait du carré de tomates dans son arrière-cour, jouait de la flûte, dépoussiérait ses livres non lus et non lisibles, brossait sa merveilleuse chevelure, méditait, faisait sa gymnastique, offrait son visage adorable et désirant au chant inaudible du soleil, dérivait sur le flot de son temps, de son espace, traversant toutes les cellules concaténées de son moi qui s’ouvrait. Et demain, Abbzug ? Tu as vingt-huit ans et demi, Abbzug.
Pour se distraire, elle accompagnait le bon docteur lors de ses travaux nocturnes d’embellissement des bords de route. Au début, elle s’était contentée de conduire la voiture et de faire le guet. Puis, lorsqu’ils s’étaient lassés du feu, elle avait appris à tenir sa place d’un côté d’une scie passe-partout. Elle avait appris le geste auguste du bûcheron une hache à la main, et comment entailler la base des poteaux pour faire choir les panneaux dans le sens désiré.
Lorsque le docteur avait fait l’acquisition d’une petite tronçonneuse McCulloch, elle avait aussi appris à s’en servir : à la démarrer, à la huiler, à lui refaire le plein, à ajuster sa chaîne quand elle était trop tendue ou trop lâche. Cet outil commode leur permit d’abattre beaucoup plus de travail pendant le temps dont ils disposaient, mais soulevait la question écologique – quoi que cette expression pût vouloir dire – de la pollution aérienne et sonore, de la consommation excessive de métal et d’énergie. Ramifications infinies…
— Non, dit le docteur. Oublie tout ça. Notre devoir est de détruire des panneaux.
Alors ils détruisaient, silhouettes furtives dans le noir de la nuit, sinistre Lincoln noire aux plaques frappées du caducée argent garée sur d’obscures voies secondaires à proximité des axes principaux, homme immense, femme petite, escaladant des clôtures, crapahutant dans les fossés en trimbalant leur tronçonneuse et leur jerrycan. Ils furent bientôt des formes et des odeurs familières pour les rats palmistes et les chouettes rayées, une énigme sérieuse et irritante pour les agences de publicité et le service des Enquêtes spéciales du shérif du comté de Bernalillo.
Il fallait bien que quelqu’un le fasse.
La presse locale parla d’abord de vandalisme gratuit. Puis, pendant un temps, on lui demanda de cesser d’en parler, en application de la théorie selon laquelle ce genre de publicité ne pouvait qu’encourager les vandales. Mais quand les agences, les gendarmes de la route et les shérifs de comté constatèrent la perpétuation de ces attaques contre la propriété privée et la constance dans la nature des cibles, on commença à jaser.
Des photos et des articles parurent dans le Journal d’Albuquerque, le New Mexican de Santa Fe, le News de Taos, le Bugle de Belen. Le shérif du comté de Bernalillo démentit avoir missionné une équipe d’enquêteurs à plein-temps sur l’affaire. Les responsables des agences publicitaires interviewés parlèrent de “voyous ordinaires”.
Les élus locaux reçurent des lettres de revendication anonymes. Les journalistes évoquèrent “des militants écologistes œuvrant en bandes organisées”, mais cette formulation ne tarda pas à s’abréger en “éco-terroristes”, label nettement plus simple et nettement plus frappant. Les procureurs de comté promirent qu’une fois arrêtés les individus coupables de ces actes seraient punis avec la plus grande sévérité. De vilaines lettres de partisans et d’opposants parurent sous la rubrique courrier des journaux.
Doc Sarvis riait sous masque en recousant le ventre jaune d’un patient. La petite souriait en lisant la presse le soir au coin du feu. C’était comme de fêter Halloween toute l’année. Ça valait le coup. Pour la première fois depuis fort longtemps, Ms Abbzug éprouvait dans son cœur froid de fille du Bronx cette sensation que l’on nomme le délice. Elle apprenait de nouveau la profonde satisfaction du travail bien fait.
Les hommes des panneaux planifièrent, évaluèrent les coûts, conçurent de nouveaux modèles, commandèrent de nouveaux matériaux. Il fut question d’électrifier les poteaux, de poser des pièges, de poster des patrouilles, d’offrir des récompenses pour tout bon citoyen susceptible d’aider la police. Mais les files de panneaux s’étiraient sur des centaines de kilomètres le long des routes du Nouveau-Mexique. Personne ne pouvait deviner où les criminels frapperaient la fois suivante. On ne pouvait tout de même pas mettre un policier derrière chaque panneau. Une nouvelle génération de supports en acier s’installa progressivement. On pouvait toujours faire payer le coût supplémentaire aux consommateurs.
Un soir, Bonnie et Doc partirent traiter une cible qu’ils avaient choisie depuis des semaines, loin au nord de la ville. Ils garèrent leur voiture dans un petit chemin hors de vue de la route et parcoururent à pied le kilomètre qui les séparait de leur objectif. Les précautions habituelles. Comme d’habitude, il portait la tronçonneuse, elle ouvrait la voie (meilleure vision nocturne). Ils trébuchaient dans le noir, n’utilisant d’autre lumière que celle des étoiles pour suivre la clôture qui longeait le grand axe. Banalement enragées et rapides, se ruant toutes dans leurs tunnels de lumière privatifs, oublieuses de tout sauf de l’urgence qu’il y avait à se presser, à y arriver, quelque part, n’importe où, les voitures filaient en sifflant sur la route à quatre voies.
Bonnie et Doc ne prêtaient pas attention à ces machines fanatiques, ignoraient les esprits et corps humains qui déboulaient à quelques mètres d’eux. Ils ne s’en souciaient absolument pas. Et puis quoi encore ? Ils étaient au boulot.
Ils arrivèrent à leur cible. Elle n’avait pas changé.
LES PETITS RANCHS DE MOUNTAIN VIEW
L’HABITAT DU FUTUR POUR LA VIE D’AUJOURD’HUI !
HORIZON LAND & DEVELOPMENT CORP.
— Magnifique ! dit-elle en s’appuyant sur un Doc à bout de souffle.
— Magnifique ! convint-il.
Une fois qu’il eut repris sa respiration, il posa sa McCulloch, s’agenouilla, tourna la molette, enclencha le starter, serra la commande d’accélération et tira un bon coup sur le lanceur. Le petit moteur magique pétarada de vie ; la vilaine chaîne dansa en roulant sur le guide. Il se leva, machine vibrant entre ses mains, assoiffé de destruction. Il pressa le bouton de la pompe à huile, fit vrombir le moteur et s’approcha du pied le plus proche.
— Attends, dit Bonnie en tapotant le pied central de ses phalanges pliées. Attends une minute.
Il ne l’entendit pas. Manette d’accélération écrasée, il appuya la lame contre le poteau. La chaîne rebondit en un hurlement de métal et une gerbe d’étincelle. Doc demeura un instant stupéfait, incapable d’accepter ce qu’il venait de voir et d’entendre. Puis il coupa le moteur.
Silence béni dans la nuit noire. Visages pâles sous les étoiles, ils se fixent l’un l’autre.
— Doc, dit-elle, je t’avais dit d’attendre.
— De l’acier, dit-il en caressant le poteau d’une main émerveillée avant de le frapper comme un gong de son gros poing fermé.
— C’est ça.
Ils se taisent. Réfléchissent.
Au bout d’un moment, elle dit :
— Tu sais ce qui me ferait plaisir, pour mon anniversaire ?
— Dis-moi.
— Un chalumeau oxy-acétylène. Et des lunettes de protection.
— Quand ça ?
— Demain.
— C’est pas ton anniversaire, demain.
— Et alors ?
Dès le lendemain soir, ils étaient de retour, même lieu, même panneau, mais correctement outillés cette fois. Le chalumeau fonctionnait parfaitement. En silence, mais furieusement, la puissante flamme bleue léchait l’acier, y ouvrait une horrible plaie rougeoyante. Mais son éclat, dans la nuit, semblait dangereusement voyant. Doc baissa le chalumeau vers la base du poteau central, à l’endroit où il émergeait du sol rocailleux du désert, au pied des virevoltants et des touffes de bigelovie puante. Mais même ainsi la flamme paraissait bien trop éclatante. Bonnie s’accroupit et ouvrit grand son manteau pour tenter de la masquer à la vue des voitures. Personne ne semblait s’en soucier. Personne ne s’arrêta. Voitures hermétiques et camions tonitruants n’étaient que vicieux crissements de gomme, beuglements fous des moteurs filant dans une même ruée vers l’oubli noir de la nuit. Tout le monde s’en foutait, allez savoir.
Le chalumeau était une arme radicale mais lente. Les molécules d’acier lâchaient leurs liens à contrecœur, dans une souffrance extrême ; elles refusaient de se séparer. Même si, comme on pouvait s’y attendre, le poteau était creux, la plaie rouge progressait lentement, lentement.
Le chalumeau était une arme lente mais radicale. Doc et la fille se relayaient pour œuvrer sans relâche. Patience, patience. L’alliage haute résistance reculait sous la flamme. L’avancée devenait perceptible. Patente. Conclusive.
Doc éteignit le chalumeau, ôta ses lunettes, épongea la sueur qui perlait sur son front. L’obscurité protectrice les enveloppa de nouveau.
— Et voilà, dit-elle.
Le poteau central était intégralement tranché. La découpe des deux piliers latéraux s’arrêtait aux deux tiers. Le grand panneau ne tenait pratiquement plus que par son propre poids, en équilibre instable. Une petite brise du sud le ferait basculer. Un enfant pourrait le pousser. Dans le continuum spatio-temporel qui était le sien, ce panneau avait désormais un destin irrémédiablement gravé, sans possibilité d’appel. L’arc de son retour à la poussière pouvait se calculer avec une marge d’erreur de moins de trois millimètres.
Ils savourèrent l’instant. Les vertus intrinsèques de la libre entreprise doublée d’une bonne action. Le fantôme de Sam Gompers(3) souriait en admirant leur œuvre.
— Pousse-le, dit-il.
— Non, vas-y, dit-elle. C’est toi qui as fait le plus gros.
— Mais c’est ton anniversaire.
Bras tendus, presque sur la pointe des pieds, Bonnie appuya ses petites mains mates contre la base du panneau, au-dessus de sa tête, et poussa. Le panneau – cinq bonnes tonnes d’acier, de bois, de peinture, de boulons et d’écrous – poussa un faible grognement de protestation et commença à basculer. Soudaine bourrasque, puis choc retentissant entre panneau et terre, puis champignon de poussière, puis plus rien. Le trafic impassible filait sur la voie express, aveugle, imperméable, indemne.
Ils fêtèrent ça dans la salle panoramique tournante du Skyroom Grill.
— Je veux un dîner de Thanksgiving, dit-elle.
— C’est pas Thanksgiving.
— Si je veux un dîner de Thanksgiving, alors c’est Thanksgiving. Pas possible autrement.
— Logique.
— Appelle le serveur.
— Il ne va pas nous croire.
— À nous de lui faire entendre raison.
Il entendit. Les plats arrivèrent. Et le vin. Ils mangèrent, il remplit les verres, ils burent, le moment s’avachit pour devenir éternité. Doc parla.
— Abbzug, dit le docteur, je t’aime.
— Tu m’aimes comment ?
— Je t’aime trop.
— C’est pas assez.
Charlie Ray ou Ray Charles ou quelqu’un d’autre aux touches d’ivoires : Love Gets in Your Eyes, pianissimo. À dix étages du sol, la salle circulaire tournait à 0,5 km/h. Albuquerque (Nouveau-Mexique, 300 000 habitants) leur offrait ses splendeurs de lumières, son royaume de néons, ses jardins suspendus de Babylone électriques au cœur d’un lugubre territoire sauvage et débraillé qui jamais ne prendrait forme. Où boudait le coyote squelettique affamé refusant de s’éteindre. Où vivait le putois. Le ver de terre. La sale bête.
— Épouse-moi, dit-il.
— Pour quoi faire ?
— Je n’en sais rien. J’aime les cérémonies.
— Pourquoi gâcher une relation si parfaitement correcte ?
— Je suis un vieux rafistoleur bien esseulé. J’ai besoin de sécurité. J’aime la notion d’engagement.
— C’est un truc qu’on a inventé pour rendre les gens fous. Serais-tu fou, Doc ?
— Je n’en sais rien.
— Rentrons dormir. Je suis fatiguée.
— M’aimeras-tu encore quand je serai vieux ? lui demanda-t-il en remplissant de nouveau son verre de romanée-conti rubis. M’aimeras-tu encore quand je serai un vieux gros chauve impuissant ?
— Tu es déjà vieux, gros, chauve et impuissant.
— Mais je suis riche. N’oublie pas ça. M’aimerais-tu quand même si j’étais pauvre ?
— Ça m’étonnerait.
— Si j’étais un pouilleux de clochard alcoolo qui mène son petit bonhomme de vie peinard parmi les poubelles sur South First Street, harcelé par les petits chiens enragés, pourchassé par la maréchaussée ?
— Non.
— Non ?
Il lui prit la main, la gauche, qu’elle avait laissée posée sur la table. L’argent et la turquoise brillaient richement sur son poignet fin. Ils aimaient les bijoux indiens. Ils se sourirent, là, dans le halo incertain de la bougie qui brûlait sur leur table, dans cette vaste pièce qui tournait sur ses rails, tournait et faisait tourner, lentement, l’aujourd’hui au-dessus de la ville de demain.
Ce bon vieux Doc. Elle connaissait chaque petite bosse de son crâne bulbeux, chaque tache de rousseur sur son dôme rougi par le soleil et toutes les petites rides qui striaient la carte de près de cinquante ans qu’ils avaient convenu – ensemble – d’appeler le visage de Doc Sarvis. Elle comprenait bien assez son désir. Elle l’aidait de son mieux.
Ils rentrèrent à la maison, regagnèrent le vieux tas de pierre de F.L. Wright de Doc, dans les contreforts des montagnes. Doc monta à l’étage. Elle mit une pile de disques (ses disques à elle) sur le plateau de la chaîne stéréo quadriphonique (sa chaîne à lui). Les quatre enceintes se mirent à vrombir de la rythmique puissante, de la palpitation électronique, des voix stylisées de quatre jeunes dégénérés unis par la musique. Un groupe quelconque – les Konks, les Scarabs, les Hateful Dead, les Green Crotch – à deux millions de chiffre d’affaires annuel.
Doc descendit en peignoir.
— Tu nous passes encore cette bon Dieu de foutue fausse musique nègre ?
— Je l’aime bien.
— Cette musique d’esclaves ?
— Y en a qui aiment.
— Qui ?
— Tous les gens que je connais à part toi.
— C’est cruel pour les plantes, tu sais. Ça fait crever les géraniums.
— Ah merde, c’est bon.
Elle grogna et changea de disque.
Ils montèrent se coucher. Du rez-de-chaussée leur parvenaient les accents raffinés, discrets et mélancoliques de Mozart.
— Tu es trop vieille pour ce genre de vacarme, dit-il. Ces chansons pour ados. Cette musique bubble-gum. Tu es une grande fille, maintenant.
— Eh ben je l’aime quand même.
— Quand je serai parti au boulot, d’accord ? Tu pourras l’écouter toute la journée si tu veux, d’accord ?
— Tu es chez toi, Doc.
— Tu es chez toi aussi. Mais nous avons une responsabilité vis-à-vis des plantes vertes.
Par la baie vitrée ouverte de la chambre, au-delà de la terrasse du premier, à des kilomètres de désert en pente douce, ils voyaient les lueurs de la grande ville. Des avions traçaient des arcs souples, inaudibles, au-dessus de la radiance métropolitaine, aussi discrets que des lucioles dans le lointain. De longs projecteurs scrutaient le velours noir en palpant chaque nuage.
Il avait les mains sur elle. Elle s’ébroua doucement dans ses bras, ensommeillée, en attente. Ils firent l’amour pendant un assez long moment.
— Avant, je faisais ça toute la nuit, dit Doc. Maintenant, il me faut toute la nuit pour le faire.
— Tu es un lent à jouir, dit-elle, mais tu y arrives.
Ils se turent quelque temps.
— Et cette descente du fleuve ? dit-il.
— Ça fait des mois que tu me la promets.
— Cette fois-ci, je suis sérieux.
— On part quand ?
— Très bientôt.
— Pourquoi t’y penses maintenant ?
— J’entends les eaux vives qui m’appellent.
— C’est les toilettes, dit-elle. La chasse d’eau s’est encore bloquée.
Cette fille était une sacrée marcheuse, en plus. En gros brodequins, chemise militaire, jean coupé et chapeau de ranger, elle marchait et marchait, seule, dans les montagnes roses de la chaîne de Sandia, les seules d’Albuquerque, ou bien du côté des volcans, à l’ouest de la ville. Elle n’avait pas de voiture, mais il lui arrivait de chevaucher son vélo à dix vitesses jusqu’à Santa Fe, à 80 kilomètres au nord, sac à dos sur ses petites épaules, puis de gagner, de là, les vraies montagnes, les Sangre de Cristo (Sang du Christ), jusqu’au bout de l’asphalte, pour ensuite marcher jusqu’aux sommets – le Baldy, le Truchas, le Wheeler – et y camper seule deux ou trois nuits chaque fois, avec les ours bruns qui reniflaient sa tente lilliputienne et les cris des pumas dans le désert.
Elle explorait. Elle chassait. Elle jeûnait sur le bord de l’à-pic, dans l’attente d’une vision, et puis jeûnait encore, et puis au bout d’un temps Dieu lui apparaissait sur un plateau, incarné en pigeonneau rôti orné de papillotes en dentelle de papier au bout de Ses petits pilons.
Doc continuait à marmonner au sujet de la descente du fleuve. Au sujet du Grand Canyon. Au sujet d’un endroit appelé Lee’s Ferry et d’un guide appelé Seldom Seen Smith.
— Quand tu voudras, disait-elle.
En attendant, ils coupaient, incendiaient, défiguraient et mutilaient des panneaux publicitaires.
— C’est de la gnognotte, se plaignait le docteur. Nous sommes faits pour des choses plus belles. Saviez-vous, très chère, que nous possédions la plus grande mine à ciel ouvert des États-Unis, près de Shiprock ? Ici, chez nous, au Nouveau-Mexique-Pays-de-l’Enchantement ? Vous êtes-vous jamais demandé d’où venait le smog qui étouffe toute la putain de vallée du Rio Grande ? Le “grand fleuve” de Paul Hogan canalisé, mis en biefs, salinisé, répandu en irrigation des rizières sous les cieux sulfurés du Nouveau-Mexique ? Saviez-vous qu’un consortium de compagnies d’électricité et d’agences gouvernementales conspire en ce moment pour creuser encore d’autres mines et construire encore d’autres centrales au charbon dans cette même région des Four Corners d’où s’épand déjà toute cette crasse ? Sans parler des routes, des lignes électriques, des pipelines qui vont avec ? Tout ça dans ce qui fut jadis une nature semi-virginale et qui demeure aujourd’hui encore le paysage le plus époustouflant de nos quarante-huit putains d’États contigus ? Tu savais ça ?
— Je fus moi-même naguère semi-virginale, dit-elle.
— Mais tu savais que d’autres compagnies d’électricité et les mêmes agences gouvernementales ont des projets encore plus fous pour la zone Wyoming-Montana ? Des mines à ciel ouvert plus grandes que toutes celles qui ont dévasté les Appalaches ? As-tu pensé à l’atome ? Aux surgénérateurs ? Au strontium ? Au plutonium ? Sais-tu que les compagnies pétrolières se préparent à éviscérer d’immenses bouts de l’Utah et du Colorado pour extraire le pétrole des schistes bitumineux ? Es-tu consciente de ce que les grandes compagnies forestières font à nos forêts nationales ? De ce que les ingénieurs des Ponts & Chaussées et le bureau de l’Aménagement du territoire font à nos ruisseaux et rivières ? De ce que les rangers et les gardes-chasse font à notre faune ? Réalises-tu ce que les aménageurs font à ce qu’il reste de nos espaces libres ? Sais-tu qu’Albuquerque-Santa-Fe-Taos ne formera bientôt plus qu’une vaste conurbation ? Tout comme Tucson-Phoenix ? Seattle-Portland ? San Diego-Santa Barbara ? Miami-Saint Augustine ? Baltimore-Boston ? Fort Worth ?
— Ils ont beaucoup d’avance sur toi, dit-elle. Pas de panique, Doc.
— De la panique ? dit-il. Du pandémonium ? Pan va ressusciter, très chère. Le grand dieu Pan.
— Nietzsche a dit : Dieu est mort.
— Je te parle de Pan. Mon Dieu à moi.
— Dieu est mort.
— Mon Dieu est bien vivant. Mes condoléances pour le tien.
— Je m’ennuie, dit-elle. Amuse-moi.
— Ça te dirait, une descente du fleuve ?
— Quel fleuve ?
— Une descente du fleuve via God’s Gulch dans un bateau gonflable avec des beaux rameurs poilus et ruisselants de sueur pour satisfaire tes moindres désirs ?
Bonnie haussa les épaules.
— On attend quoi, alors ?