chapter05

5

La conspiration du sabot de bois

IL y avait ce clodo sur la plage.

 Férocement barbu, petit, trapu, malveillant, avec son véhicule motorisé rempli d’armes dangereuses : ce clodo sur la plage. Oisif ; silencieux ; scrutateur.

Ils firent comme s’il n’était pas là.

Le guide-assistant de Smith ne se matérialisait pas. Ne se matérialisa jamais. Smith monta son bateau tout seul en mâchant des bouts de viande boucanée. Il envoya son amie chercher les passagers qui arrivaient à l’aéroport de Page ce matin-là.

Le clodo l’observait. (Il allait sûrement mendier du boulot dès que le travail serait fini.)

Le vol 96 avait du retard, comme toujours. Enfin, il émergea bruyamment d’un banc de nuages, vira sur l’aile et se posa face au vent sur la piste strictement limitée de Page – limitée d’un côté par une ligne haute tension et de l’autre par un à-pic de 90 mètres. L’appareil était un bimoteur à hélices aux allures d’antiquité ; il semblait avoir été construit en 1929 (année du grand crash) et régulièrement repeint depuis, un peu comme une voiture d’occasion que l’on maquille avant de la mettre en vente. (Andy-la-Garantie, Johnny-Bonne-Caisse.) Quelqu’un l’avait récemment enduit d’une épaisse couche de jaune, qui peinait néanmoins à masquer totalement la peinture verte sous-jacente. Ses flancs étaient bordés de petits hublots ronds par lesquels on apercevait les visages livides des passagers qui regardaient la piste en se signant et en remuant les lèvres.

L’avion tourna en bout de piste et se déhala jusqu’à l’aire de stationnement. Fumant, grognant, hoquetant, ses moteurs parvinrent néanmoins à lui transmettre suffisamment d’énergie pour l’amener presque jusqu’à la zone de débarquement. Là, ils moururent et l’appareil s’immobilisa. Le vendeur de billets, contrôleur aérien, directeur d’aéroport et bagagiste ôta son casque antibruit et descendit de sa tour de contrôle à ciel ouvert en reboutonnant sa braguette.

Un nuage de fumée noire flottait au-dessus du moteur tribord. Quelques cliquetis se firent entendre à l’intérieur ; mue par une manivelle, une porte s’ouvrit et s’abaissa en se transformant en escalier. L’hôtesse apparut.

Le vol 96 déchargea deux passagers.

Le premier à poser le pied au sol était une femme. Elle était jeune, belle et fière. Ses cheveux noirs luisants lui descendaient jusqu’à la chute des reins. Elle était vêtue de ceci, de cela, de pas grand-chose en tout, dont une jupe courte qui révélait une paire de jambes bronzées superbe.

Les cow-boys, les Indiens, les missionnaires mormons, les agents du gouvernement et autres parasites qui tuaient le temps dans le hall la reluquèrent d’un œil avide. La ville de Page (Arizona, 1 400 habitants) compte quelque 800 mâles et, parfois, trois ou quatre jolies femmes.

Derrière cette jeune personne apparut l’homme. Un homme dans la force de l’âge, bien que sa barbe pie et ses lunettes à fines montures d’acier pussent le faire sembler plus vieux qu’il ne l’était vraiment. Irrégulier, monumental, joyeusement resplendissant, son nez luisait comme une tomate lustrée sous l’éclatante lumière blanche du désert. Un cigare aux lèvres. Bien habillé : allure de professeur. Il cligna des yeux, les soulagea en se coiffant d’un chapeau de paille ; puis gagna le terminal d’un pas lourd aux côtés de la femme, qu’il dominait de sa haute stature. Mais toutes les personnes présentes, y compris féminines, n’avaient d’yeux que pour elle.

Et on les comprend. Avec son chapeau de paille à large bord et ses immenses lunettes de soleil noires, elle ressemblait à Greta Garbo. La vieille Garbo. Quand elle était jeune.

L’amie de Smith les accueillit. Le grand homme lui serra la main, qui disparut dans l’étreinte de son énorme patte d’ours. Mais il avait la poigne précise, douce et ferme. La patte du chirurgien.

— Bien, dit-il. Je suis le Dr Sarvis. Je vous présente Bonnie.

Sortant d’un organisme aussi imposant (et aussi rustre), sa voix était étrangement suave, grave et mélancolique.

— Madame Abbzug ?

— Miz(4) Abbzug.

— Appelez-la Bonnie.

Sacs de randonnée et duvets chargés à l’arrière du camion, ils quittèrent Page en longeant les treize églises de l’Avenue de Jésus. Traversant les taudis en parpaings gouvernementaux puis les taudis de mobile homes des ouvriers du bâtiment, ils rejoignirent bientôt les taudis pastoraux traditionnels de Navajoland. Des chevaux malades erraient le long de la grand-route en quête de quelque chose à manger : journaux, kleenex, canettes de bière, n’importe quoi de plus ou moins dégradable. Le docteur parlait avec la conductrice de Seldom ; Ms Abbzug restait hautaine et muette, pour l’essentiel.

— C’est épouvantablement moche, ce coin, dit-elle à un moment. Qui vit ici ?

— Les Indiens, dit Doc.

— C’est trop bien pour eux.

Descente par Dynamite Notch pour Bitter Springs puis Marble Canyon, immersion sous les remparts à gargouilles paranoïdes de Lee’s Ferry, arrivée dans l’odeur de boue chaude et de jeune saule de l’aire de mise à l’eau. Le soleil incandescent cognait en hurlant à travers un ciel bleu comme le manteau de la Vierge, soulignant de sa lumière extravagante la rude perfection des falaises, le fleuve radieux, les préparatifs pour un majestueux périple.

Deuxième tour de présentations.

— Docteur Sarvis, Miz Abbzug, Seldom Seen Smith…

— Ravi de vous rencontrer, monsieur ; vous aussi, m’dame, vous aussi. Et le gars, là-bas, c’est George Hayduke. Derrière les buissons. Ce sera mon nègre en second sur cette descente. Dis quelque chose à ces messieurs-dames, George.

Le clodo derrière la barbe grommela quelque chose d’inintelligible. Écrasa une canette de bière vide dans sa main puis lança son petit carambolage en lob vers une poubelle proche. Loupa son tir. Hayduke était maintenant vêtu d’un short lacéré et d’un chapeau de cuir. Il avait les yeux rouges. Sentait la sueur, le sel, la boue et la bière rance. Droit et digne, barbe soignée, le Dr Sarvis considérait Hayduke avec circonspection. C’était à cause de gens comme lui que la barbe avait mauvaise réputation.

Smith regardait tout le monde avec son petit sourire joyeux, visiblement satisfait de son équipage et de ses passagers. Particulièrement satisfait de Miz Abbzug, qu’il s’efforçait de ne pas trop regarder. Mais bon sang c’était quelqu’un, c’était quelqu’un. Smith éprouvait en bas, sous la ligne de flottaison, ces imperceptibles mais irréfragables picotements des poils de l’aine qui sont le prélude garanti à l’amour. Ce mélange de vénérien et de vénération ne saurait exprimer autre chose.

C’est à peu près à ce moment que le reste de la liste d’embarquement arriva en voiture : deux secrétaires de San Diego – de vieilles amies de Smith, des récidivistes qui avaient déjà participé à de nombreuses randonnées. Le groupe était complet. Après un déjeuner de corned-beef, fromage, crackers, bières ou sodas, vint le moment de larguer les amarres. Toujours pas de guide-assistant officiel en vue. Hayduke avait un job.

Maussade et muet, il lova la haussière de manière parfaite, poussa l’embarcation à l’eau et y prit place en roulant sur un des boudins latéraux. Elle accrocha le courant principal et commença sa dérive. Faite de trois radeaux à dix places solidement sanglés les uns contre les autres, elle formait une chaloupe d’apparence lourde et malcommode, mais néanmoins parfaite pour affronter les rocs et les rapides. Les passagers étaient assis dans le radeau du milieu ; Hayduke et Smith, rameurs, se tenaient tantôt debout tantôt assis aux deux extrémités latérales. La conductrice du camion de Smith leur fit un geste d’au revoir, le visage un peu triste. Ils ne se reverraient que dans quatorze jours.

Les avirons de bois crissaient dans les dames de nage ; le vaisseau avançait au fil du courant, qui le véhiculerait à une vitesse moyenne de 5-10 km/h sur l’essentiel de la partie canyon, et beaucoup plus élevée dans les zones rapides. Face et non dos au mouvement (comme des gondoliers plutôt que des rameurs), poussant (et non tirant) sur leurs avirons, Hayduke et Smith affrontaient le fleuve étincelant et le bruit des rapides, sitôt passé le premier coude. Smith se cala une tranche de viande sèche entre les dents.

En contre-jour dans le soleil couchant, les eaux onduleuses brillaient comme du métal martelé, comme un lamé de bronze dont chaque facette eût miroité en reflétant l’embrasement du ciel. Disque de lueur muette au-dessus des à-pics rouges, à l’est, la nouvelle lune flottait comme une pâle réponse contrapuntique à l’éclat glorieux du soleil. Nouvelle lune l’après-midi, soleil fanatique à venir. Un oiseau chanta dans les saules.

Colorado Oh !

Hayduke n’y connaissait rien en descente de rivière. Smith le savait, et cela lui était bien égal tant que les passagers ne le découvraient pas tout de suite. Ce qui lui importait, en revanche, c’était le dos large et puissant d’Hayduke, ses bras de gorille, ses jambes courtes et costaudes. Ce petit gars apprendrait assez vite tout ce qu’il y avait à apprendre.

Ils approchèrent des rapides de la Paria, au pied de la falaise où logeaient les rangers. Des touristes les observaient depuis le nouveau camping métallique aménagé là-haut. Smith se leva pour mieux voir les rochers et les tourbillons devant l’embarcation. Pas grand-chose ; petit rapide ; niveau 1 sur l’échelle du capitaine. Le fleuve vert s’enroulait autour de quelques crocs de roche calcaire, ondes lisses et régulières enflant jusqu’à former une crête qui expirait en pulvérisation d’écume. Un rugissement muet – les acousticiens appellent ça un “bruit blanc” – emplissait l’atmosphère de ses basses vibrations.

Comme programmé, Hayduke et Smith firent pivoter le bateau de 90 degrés pour l’engager flanc en avant (cette improbable embarcation était plus large que longue) sur la langue vitreuse de ce petit rapide. Qu’ils franchirent presque sans soulever la moindre éclaboussure. La queue du tumulte les porta jusqu’au confluent, la zone où la Paria (en crue) venait mêler ses eaux grises graisseuses chargées de bentonite au vert cristallin du Colorado domestiqué par le barrage. Leur vitesse redescendit de 20 à 5 km/h.

Hayduke se détendit, tout sourire. S’essuya barbe et sourcils. Ah ben çui-là mon enculé du diable, se dit-il, tu l’as passé les doigts dans les trous de nez. Bordel, mais t’es un putain de rameur né.

Ils passèrent sous le pont de Marble Canyon. Depuis la rambarde, en haut, cette gorge ne leur avait pas paru aussi impressionnante, faute de repère qui pût donner l’échelle. Mais levant maintenant les yeux vers le haut depuis la surface du fleuve, ils saisirent ce que signifiait une paroi verticale de 120 mètres de haut : l’équivalent de trente-cinq étages de gratte-ciel. La voiture qui passa sur le pont semblait un jouet ; les touristes amassés au point d’observation étaient petits comme des insectes.

Le pont s’éloigna derrière eux puis disparut derrière un coude du canyon. Ils étaient maintenant au cœur de Marble Gorge, également appelée Marble Canyon, ce “défilé de marbre” de 100 kilomètres de rivière encaissée à 900 mètres sous le niveau moyen, qui mène au Grand Canyon à la hauteur du confluent du Petit Colorado.

Comme à son habitude, Seldom Seen Smith caressait ses souvenirs. Il repensait au vrai Colorado, avant le coup de barre, avant la damnation, lorsque ce fleuve coulait sans fers et sans entraves, enflé des neiges fondues aux joyeuses crues de mai et juin. Au grondement des rochers roulés qui se heurtaient, s’effritaient, se fracassaient en dévalant le lit du fleuve. Bruit d’un géant faisant grincer ses molaires titanesques. Ça, c’était du fleuve.

Mais, nonobstant, tout n’était pas perdu. La lumière perlée de l’après-midi plongeait de biais vers la base des falaises en projetant ses teintes de bourbon ambré sur la roche et les arbres, bénédiction silencieuse tombant du ciel parfait, avec les compliments gracieux de votre bon système solaire. Tantôt visible, tantôt masquée par les parois, la pâle hostie de lune les suivait à la trace. Déité bienveillante, reine des fées veillant sur leur périple.

Le fracas blanc reprit. De nouveaux rapides approchaient. Smith donna l’ordre d’enfiler et de lacer les gilets de sauvetage. Ils contournèrent un coude. Le bruit enflait de manière inquiétante, et plus bas dans le canyon, où tous les yeux convergeaient désormais, ils virent des rochers qui dardaient comme des dents au-dessus d’une haute frange d’écume blanche. Le fleuve semblait plonger sous terre à partir de là-bas. Depuis l’embarcation, il cessait totalement d’être visible au-delà des rapides.

— Rapides de Badger Creek, annonça Smith.

Il se leva, comme précédemment. Niveau 3, rien de sérieux. Mais bon, il préférait tout de même bien voir la scène avant le plongeon. Donc il se leva et lut le fleuve comme d’autres peuvent lire une partition, des points clignotant sur un écran radar ou les signes du temps à venir dans les lointaines formations atmosphériques. Il scrutait les renflements dodus qui trahissaient les crocs de pierre cachés, les langues hachées de vaguelettes qui disaient les hauts fonds, les zones plus sombres parlant de bancs de graviers quinze centimètres sous la surface, le crochet et le piton des rondins immergés qui vous perçaient le fond de vos canots gonflables. Il suivait des yeux les flocons d’écume qui s’en allaient glisser sans heurt dans le courant principal, les ridules et tourbillons à peine visibles sur les côtés du fleuve.

Smith lisait la rivière sous le regard des femmes qui le lisaient lui, indifférent à l’outrance de ses airs comico-héroïques. L’Homme du Colorado, long, racé, bronzé comme fut naguère ce fleuve, penché vers l’avant en appui sur son aviron, yeux plissés dans le soleil, dents robustes incorruptibles brillant en son sourire habituel, bombement macho du Levi’s vénérable à hauteur de braguette, grandes oreilles aux aguets et alertes. Les rapides approchaient.

— Tout le monde assis, ordonne Smith. Et on s’agrippe aux cordes.

Dans une fantastique clameur de roulement d’eau, la masse du fleuve s’écrase sur les pierres éboulées et les rochers roulés déversés par la bouche d’une rivière confluente – Badger Creek. Enveloppe de vibration basse et sans timbre, bruine pulvérisée en suspension dans l’air, arcs-en-ciel miniatures accrochés au soleil.

De nouveau, ils font pivoter le radeau. Smith plante son aviron dans le courant et tire dessus comme un damné pour se placer en proue et mener l’embarcation droit dans la langue des rapides, ce renflement du courant principal lisse comme une huile qui plonge en torrent vers le cœur du tumulte. Inutile de tricher sur ce coup-là, c’est un rapide mineur ; le genre qui procure des frissons aux clients, qui leur en donne pour leur argent. Leur offre ce pour quoi ils ont payé.

Une vague de deux mètres de haut se dresse au-dessus de Smith, accroupi à l’avant. Elle demeure dressée là, immobile. (En rivière, à l’inverse de la mer, l’eau avance et les vagues restent en place.) Entraîné par son élan, poussé par la masse d’eau du fleuve, le radeau commence à gravir la vague. Smith se cramponne aux lignes de vie. La chaloupe tripartite se replie presque en deux sur elle-même, puis se déplie et se courbe en épousant la crête avant de glisser dans le creux. La partie médiane et la partie arrière suivent le même mouvement. Droit devant, en plein sur leur trajectoire, se dresse un gros rocher luisant. La nef s’immobilise un instant devant lui. Une tonne d’eau rebondit sur la roche et s’écrase dans le radeau. Tout le monde est instantanément trempé de la tête aux pieds. Les femmes hurlent de plaisir ; même Doc Sarvis éclate de rire. Smith tire sur son aviron ; le radeau esquive le rocher en tournant et continue à débouler comme un wagonnet de montagnes russes sur les vagues de la queue du rapide, avant de ralentir dans l’accalmie des eaux. Smith jette un coup d’œil vers l’arrière. Il a perdu un rameur. Là où George Hayduke aurait dû se trouver ne pendouille plus qu’un aviron bien fixé dans sa dame.

Là, il est là. Dans son gilet de sauvetage orange, Hayduke se fait ballotter comme un bouchon, rictus de forcené aux lèvres, genoux ramenés sous le menton, en position fœtale, pieds et jambes parés à jouer les amortisseurs, il rebondit sur le rocher. Réaction instinctive et parfaite. Il a perdu son chapeau. Ne produit aucun son…

Dans les eaux plus calmes, ils hissent Hayduke à bord.

— Ben où t’étais passé ? dit Smith.

Souriant, crachant, Hayduke secoue la tête, vide l’eau de ses oreilles et parvient à prendre un air à la fois féroce et penaud.

— Putain de fleuve, marmonna-t-il.

— Faut te tenir aux cordes, dit Smith.

— Je me tenais à mon putain d’aviron. S’est coincé contre une roche et m’a cogné dans le bide.

Puis il tapota nerveusement sa broussaille de tignasse détrempée. Son chapeau, un vieux sombrero en cuir de Sonora, flottait sur les vagues, prêt à couler pour la troisième et dernière fois. Ils le récupérèrent avec un aviron.

Le fleuve les faisait maintenant traverser le plateau en douceur, s’enfonçant toujours plus dans le manteau précambrien de la terre, sinuant vers les plaines, le delta et la mer de Cortés, 1 100 kilomètres plus loin.

— On approche des rapides de Soap Crick, dit Smith.

Ils entendirent de nouveau le tumulte de la guerre entre l’eau et la roche. Derrière le prochain coude.

— C’est ridicule, glissa Abbzug à Doc.

Ils se tenaient serrés l’un contre l’autre, un poncho de plastique étendu sur les cuisses et les jambes. Elle rayonnait de plaisir. L’eau gouttait du bord de son extravagant chapeau. Le cigare du docteur rougeoyait bravement malgré l’humidité.

— Parfaitement ridicule, dit-il. Comment tu trouves nos guides ?

— Bizarres. Le grand a l’air d’un type à qui un nom comme Ichabod Ignatz irait très bien ; le petit ressemble à un bandit sorti tout droit d’un bon vieux Mack Sennett.

— À moins que ces deux gars ne soient Charon et Cerbère, dit Doc. Mais tâche de ne pas rire : nous avons mis nos vies entre leurs mains tremblantes.

Et ils rirent de nouveau.

Tous réunis maintenant ils plongèrent dans un nouveau maelström. Niveau 4 sur l’échelle de Seldom. Encore ce grincement de molaires titanesques, encore ces vagues dressées, encore ce choc des éléments, cette furie pure et insensée d’irrépressibles tonnes d’eau qui se fracassent sur l’inébranlable roche calcaire. Ils ressentirent le choc, ils entendirent le grondement, ils virent l’écume et les embruns et les arcs-en-ciel suspendus dans la bruine alors qu’ils chevauchaient leur radeau vers le bout du chaos. L’adrénaline de l’aventure sans le temps d’avoir peur les faisait flotter haut au-dessus des vagues.

C’était la quarante-cinquième descente du Grand Canyon pour Smith, et autant qu’il pût en juger, son plaisir n’était en rien rassis par la répétition. Mais il fallait bien dire qu’aucune descente n’était jamais vraiment la même. Le fleuve, le canyon, l’univers du désert n’arrêtaient pas de changer, d’un instant à l’autre, d’un miracle à l’autre, sans jamais outrepasser cependant la solide réalité de notre mère la terre. Le fleuve, la roche, le soleil, le sang, la faim, le vautour, la joie : voilà le réel, aurait dit Smith s’il avait voulu. S’il avait eu envie. Et tout le reste n’est que de la théosophie androgyne. Tout le reste n’est que de la scientologie transactionnelle de travesti transcendantal, ou quelle que soit la mode du jour, la fureur du moment. Aurait dit Doc, si Smith le lui avait demandé. Interrogez le faucon. Interrogez le couguar affamé qui bondit sur la biche famélique. Ils savent.

Ainsi raisonnait Smith. Juste un petit entrepreneur, nul doute. Sans même le plus petit diplôme.

Dans le grand calme entre les rapides, c’est-à-dire sur la moitié du fleuve pour l’essentiel du temps, Smith et Hayduke se reposaient sur leurs avirons en laissant le chant d’un troglodyte mignon – glissando de doubles croches cristallines – se mêler au tintement des gouttes d’eau, au gargouillis des tourbillons, aux coups de trompette des grands hérons, au bruissement des lézards dans la poussière du bord. Entre les rapides, ce n’était pas le silence, c’était la musique et la quiétude. Cependant que les parois du canyon grandissaient lentement, 300, 450, 600 mètres, que le fleuve s’enfonçait, que les ombres s’étiraient dans un soleil de plus en plus timide.

Une fraîcheur les saisit depuis les profondeurs.

— L’est temps de monter le bivouac, mes amis, annonça Smith en ramant vers la rive.

Hayduke s’y mit aussi. Tout près, face à eux, sur la rive droite, une plage de sable s’étirait en pente douce. Elle était bordée de buissons de saules cuivrés et de bosquets de tamaris aux plumets bleu lavande ondoyant dans la brise. De nouveau ils entendirent le chant d’un troglodyte, petit oiseau grande gueule. Mais musical, musical. Et le grondement lointain d’un autre rapide encore, ce bruit semblable à un tonnerre d’applaudissements continu produit par une foule inlassable et immense. Le ahanement et le souffle de deux hommes au labeur. Le grincement des avirons. La douce conversation des voyageurs en première classe.

— Tu notes un peu cet endroit de folie, Doc ?

— Évite le jargon technique, s’il te plaît. Nous pénétrons dans un lieu saint.

— Ouais, mais il est où, le distributeur de Coca ?

— Je t’en prie, je médite.

La proue racla sur le gravier. Haussière lovée en main, élu grand pataugeur en chef, Hayduke sauta dans l’eau jusqu’aux mollets et alla assurer l’embarcation à un solide bouquet de tiges de saule. Tout le monde descendit. Hayduke et Seldom firent passer à chaque passager-passagère son sac de randonnée, sa bâche imperméable et les vieilles boîtes à munitions étanches contenant les objets personnels. Les passagers s’éloignèrent en flânant, Doc et Bonnie dans une direction, les deux femmes de San Diego dans une autre.

Smith s’arrêta un instant pour admirer de dos la silhouette de Ms Abbzug qui s’éloignait.

— Alors ça, c’est un sacré bout de femme, dit-il. Un authentique sacré bout de femme, hein ? (Il ferma un œil, comme s’il l’eût mise en joue au bout d’un long fusil.) Cette petite demoiselle, là, c’est un pur délice. À s’en lécher les doigts.

— La chatte, c’est de la chatte, philosopha George Hayduke sans prendre la peine de tourner la tête. On décharge tout le navire tout de suite ?

— Presque tout, oui. Je vais te montrer.

Ils suèrent pour transbahuter leur lourde cargaison – les grosses caisses de munitions chargées de nourriture, la glacière, la caisse en bois contenant les casseroles, poêles, cocotte en fonte, grils, ustensiles divers – du bateau à la plage. Smith délimita dans le sable un espace qu’il décréta cuisine, y installa son réchaud, sa table pliante, son garde-manger, le bar, les olives noires et les petites palourdes frites. Il cassa quelques fragments de glace pour les gobelets en alu implorants qui n’allaient pas tarder à apparaître, puis servit deux lichées de rhum, une pour Hayduke, une pour lui-même. Ses passagers étaient toujours dans les buissons, à se déshabiller pour enfiler des vêtements secs, à se préparer en privé à affronter la grosse fraîcheur du soir.

— Santé, rameur, dit Smith.

— Hoa binh, répondit Hayduke.

Smith fit un feu de charbon de bois, déballa la mise en bouche standard du dîner de premier soir – six énormes steaks bien tendres – de leur papier de boucherie, puis les empila près du gril. Hayduke prépara la salade en poussant son rhum avec sa dixième canette de bière depuis le déjeuner.

— Ce truc va te filer des calculs, dit Smith.

— Mon cul.

— Des calculs. Tu peux me croire sur parole.

— La bière, j’en bois depuis ma naissance.

— T’as quel âge ?

— Vingt-cinq ans.

— Des calculs, dit Smith. D’ici dix ans, à peu de chose près.

— Mon cul.

Secs et remis à neuf, les passagers revenaient au compte-gouttes. Doc fut le premier. Il posa son quart en alu sur le bar, y installa un iceberg miniature et se servit une double dose de sa bouteille de Wild Turkey.

— C’est un soir de beauté, calme et libre(5).

— C’est vrai, dit Smith.

— Moment sacré, paisible comme une nonne.

— Vos mots s’imposent, docteur.

— Appelez-moi Doc.

— D’accord, Doc.

— À la tienne, alors.

— À la tienne, Doc.

Ils débattirent plus avant de l’atmosphère du lieu. Puis d’autres sujets. La fille arriva, Abbzug, vêtue d’un pantalon ample et d’un pull à poils longs. Elle avait quitté son grand chapeau mais portait encore ses lunettes de soleil malgré la nuit tombante. Elle conférait une touche de style à Marble Gorge.

Cependant que le docteur disait :

— S’il y a beaucoup plus de monde sur le fleuve ces derniers temps, c’est parce qu’il y a beaucoup plus de monde partout ailleurs.

Bonnie frissonna. Se glissa au creux de son épaule gauche.

— Et si on faisait un feu ? dit-elle.

— La nature offrait jadis à l’homme un mode de vie plausible, dit le docteur. Aujourd’hui, elle assure la fonction d’un asile psychiatrique. Bientôt, il n’y en aura plus. (Il sirota son bourbon on the rock.) Et la folie sera universelle. (Nouveau silence pour une nouvelle pensée.) Et l’univers deviendra fou.

— On en fera un, dit Smith à Abbzug. Après le dîner.

— Appelez-moi Bonnie.

— Mademoiselle Bonnie.

— Miz Bonnie, le reprit-elle.

— Bon Dieu de bordel de merde, marmonna Hayduke non loin de là en se décapsulant une nouvelle Coors.

Abbzug posa un regard froid sur le visage d’Hayduke, ou ce qu’on en voyait derrière sa frange noire et sa barbe broussailleuse. Un mufle, se dit-elle. Toute pilosité est bestiale, pensait Schopenhauer. Hayduke saisit son regard, fronça les sourcils. Elle se tourna de nouveau vers les autres.

— Nous sommes pris, poursuivait le bon docteur, sous les pieds de fonte d’un titan mécanique. Une machine sans esprit. Avec un surgénérateur en lieu et place du cœur.

— Tes mots s’imposent, Doc, dit Seldom Seen Smith.

Il lança la cuisson des steaks en les déposant tendrement sur le grill, au-dessus des braises rougeoyantes.

— Un industrialisme à l’échelle planétaire, déblatérait le docteur, qui croît comme un cancer. La croissance pour la croissance. Le pouvoir pour le pouvoir. Je reprendrais bien un bout de glaçon, tiens. (Cling !) Goûte-moi donc ça, capitaine Smith, ça t’enjouera le cœur, te dorera le foie et fleurira comme une rose dans le compost de tes boyaux.

— Je ne dis pas non, Doc.

Mais Smith était curieux de savoir comment une machine pouvait “croître”. Doc expliqua ; ce n’était pas facile.

Les deux Californiennes récidivistes de Smith émergèrent des buissons, tout sourire ; elles avaient déroulé son sac de couchage entre les leurs. L’une d’elles avait une bouteille à la main. Les descentes de rivière semblent avoir quelque chose qui favorise toujours la consommation de drogues buvables. Sauf chez Abbzug, qui tirait de temps à autre sur une petite cigarette roulée main dans du papier Zig-Zag qu’elle tenait minutieusement pincée entre pouce et index. Une sorte d’odeur de chanvre brûlé se mit à lui auréoler la tête. (Lâchez un peu la longe d’une fille, et elle vous la fumera.) L’odeur rappela à Hayduke des jours noirs et des nuits plus noires encore. Grommelant, il dressa le couvert façon buffet : la salade, le pain au levain, les épis de maïs grillés et une pile d’assiettes en carton. Smith retourna les steaks. Doc expliquait le monde.

Des chauves-souris bourdons voletaient dans le soir en émettant des bruits de radar et gobant des insectes. Vers l’aval les rapides patientaient, grinçaient des dents en un vacarme continuel et menaçant. Tout en haut du canyon, une pierre glissa ou bien fut délogée par quelque chose, lâcha prise quoi qu’il en soit, et chut en rebondissant d’escarpement en escarpement, perdue dans l’étreinte de la gravitation, plongeant dans l’alchimie du changement, isolat désormais fragmenté du flux universel, et s’écrasa comme une bombe dans le fleuve. Doc s’arrêta en plein monologue ; tous écoutèrent un instant les échos faiblissants.

— Vous prenez une assiette, dit Smith à ses clients, et vous la remplissez.

Il n’y eut aucune hésitation. Il servit les steaks. Dernier de la queue, dédaignant le recours à l’assiette, Hayduke lui tendit son quart de GI. Smith lui déposa un steak comme un torchon sur la tasse, couvrant ainsi non seulement l’ustensile mais encore la main, le poignet et l’avant-bras d’Hayduke.

— Mange, dit Smith.

— Sainte pute vierge, dit son rameur, avec révérence.

Maintenant que ses passagers et son assistant se restauraient, Smith alluma un feu de camp avec du bois flotté ramassé sur la plage. Puis il se fit son assiette.

Tous les yeux convergeaient vers le feu pendant que la nuit du canyon se resserrait sur les dos. Des petites flammes bleues et vertes léchaient et lapaient le bois du fleuve – bouts de pin ponderosa sculptés par leur descente depuis le haut pays, à une centaine de kilomètres de là, branches de genévrier, de pin pignon, de peuplier, brindilles polies de gainier du Canada, micocoulier et frêne. Suivant des yeux les escarbilles qui filaient vers le ciel, ils virent les étoiles s’allumer par séquences décalées. Émeraudes, saphirs, rubis, diamants et opales parsemés sur la voûte en une distribution mystérieuse, aléatoire. Loin au-delà de ces galaxies galopantes, à moins que beaucoup trop proche et trop présent pour qu’on le voie, se cachait Dieu. Le vertébré gazeux.

Le dîner terminé, Smith sortit ses instruments de musique et joua pour la compagnie. Il joua de son harmonica – que le vulgaire appelle un “orgue à bouche” –, de sa harpe juive – que le B’nai B’rith appelle une “guimbarde” – et de son kazoo, ce dernier ustensile ne venant qu’assez peu enrichir l’expérience musicale de chacun.

Smith et le docteur firent passer l’eau de feu. Abbzug, qui n’avait pas pour habitude de boire de la bibine, ouvrit sa bourse à remèdes, y prit un tube de Tampax, en sortit un peu d’herbe et se roula un deuxième petit cône brun dont elle ferma un bout en tournicotant le Zig-Zag. Elle l’alluma et le fit tourner, mais tout le monde déclina à l’exception d’un Hayduke rétif et lourd de souvenirs.

— La révolution de l’herbe est finie ? dit-elle.

— Et bien finie, dit Doc. La marijuana n’a jamais été autre chose qu’un placebo actif, de toute façon.

— La belle absurdité.

— Un antalgique oral pour adolescent en proie aux petites coliques.

— La belle foutue connerie.

La conversation se traîna. Les deux jeunes femmes de San Diego (banlieue de Tijuana) chantèrent une chanson intitulée Dead Skunk in the Middle of the Road – un putois mort au milieu de la route.

Le divertissement perdait en intérêt. L’épuisement tirait membres et paupières vers le bas telle une nouvelle force gravitationnelle. Ils s’en allèrent comme ils étaient venus, un par un. D’abord Abbzug, puis les deux femmes de San Diego. Les dames d’abord. Pas parce qu’elles étaient du sexe faible – ce n’était pas le cas – mais parce qu’elles avaient plus de cervelle. Dans ce genre de périple, les hommes se sentent tenus de veiller en buvant jusqu’à la vile et bilieuse extrémité, bredouillant, bafouillant, baragouinant, pour finir par vomir à quatre pattes sur le sable innocent, souillant la tendre terre de Dieu. Tradition masculine.

Les trois hommes se penchèrent et se pelotonnèrent plus près du feu. La nuit froide leur mordillait le dos. Ils firent tourner et tourner la bouteille de Smith. Puis celle de Doc. Smith, Hayduke, Sarvis. Le capitaine, le clodo et la sangsue. Trois mages sur un tronc mort. Une intimité sournoise se développa entre eux.

— Vous savez, messieurs, dit le docteur. Vous savez ce que nous devrions faire…

Hayduke s’était lamenté des nouvelles lignes électriques qu’il avait vues la veille dans le désert. Smith avait encore râlé contre le barrage, ce foutu bouchon fiché dans Glen Canyon, cœur de ce fleuve, fleuve de son cœur.

— Vous savez ce que nous devrions faire, dit le docteur. Nous devrions faire péter ce barrage.

Un peu de la sale langue d’Hayduke avait délié la sienne.

— Comment ? demanda Hayduke.

— C’est pas légal, dit Smith.

— Tu viens de nous dire que tu avais prié pour un tremblement de terre.

— Ouais, mais y a pas de loi contre ça.

— Tu priais dans un but criminel.

— C’est vrai. C’est toujours comme ça que je prie.

— En vue de faire le mal par anéantissement d’une propriété gouvernementale.

— C’est exact, Doc.

— C’est un crime.

— C’est pas juste un délit ?

— C’est un crime.

— Comment ? dit Hayduke.

— Comment quoi ?

— Comment on le fait sauter, le barrage ?

— Quel barrage ?

— Ça m’est égal.

— Voilà qui est parlé, dit Smith. Mais commençons d’abord par celui de Glen Canyon. Je réclame celui-là en premier.

— Je n’en sais rien, dit le docteur. C’est toi, l’expert en démolition.

— Je peux vous effacer un pont, dit Hayduke, si vous me donnez assez de dynamite. Mais pour Glen Canyon, je ne sais pas. Il nous faudrait une bombe A pour ce truc.

— Ça fait longtemps que je cogite sur ce barrage, dit Smith, et j’ai un plan. On prend trois bateaux de plaisance, du genre mobile homes flottants format jumbo, quelques hors-bord…

— Chut ! dit Doc en levant sa patte d’ours. (Il y eut un moment de silence. Il regarda autour de lui, dans la nuit, au-delà de la lumière du feu.) Qui sait quelles oreilles se cachent dans ces ténèbres.

Ils regardèrent. Les flammes de leur petit feu de camp étiraient leur halo incertain vers les buissons, le bateau à demi échoué sur la plage sablonneuse, les rochers, les galets, la pulsation du fleuve. Les femmes, endormies toutes les trois, étaient hors de vue.

— Y a personne d’autre ici que nous autres terroristes, dit Smith.

— Qui peut le jurer ? L’État peut poser ses capteurs n’importe où.

— Nan, dit Hayduke. Ils planquent pas des micros dans les canyons. Du moins pas encore. Mais pourquoi vous voulez commencer par les barrages ? Y a plein d’autres boulots possibles.

— Des bons boulots, dit le docteur. Des bons boulots sains et constructifs.

— Je hais ce barrage, dit Smith. Il a noyé le plus splendide de tous les canyons du monde.

— On le sait, dit Hayduke. Et on partage tes sentiments. Mais essayons de penser à des choses plus faciles pour commencer. Moi, j’aimerais démolir quelques-unes de ces lignes électriques qu’ils tirent à travers le désert. Et quelques-uns de leurs nouveaux ponts en camelote là-haut, vers Hite. Et toutes ces foutues routes qu’ils construisent partout dans le pays des canyons. Y en aurait déjà pour une grosse année rien qu’à leur bousiller leurs putains de bulldozers.

— Bravo ! dit le docteur. Et n’oubliez pas les panneaux publicitaires. Les mines à ciel ouvert. Les pipelines. La nouvelle voie de chemin de fer entre Black Mesa et Page. Les centrales au charbon. Les fonderies de cuivre. Les mines d’uranium. Les centrales nucléaires. Et les centrales informatiques. Et les entreprises d’élevage. Et les empoisonneurs de faune. Et les gens qui balancent leurs canettes de bière sur le bord de la route.

— Moi je balance mes canettes de bière au bord de la putain de route, dit Hayduke. Pourquoi je devrais pas balancer mes putains de canettes de bière au bord de la putain de route ?

— Allons, allons, ne sois pas si susceptible.

— Ah merde, dit Smith, moi aussi je le fais. Les routes qui me plaisent pas et pour lesquelles on m’a pas consulté, je les salope. C’est ma religion.

— C’est ça, approuva Hayduke. Salopons-les à mort.

— Eh bien, dit le docteur, je n’avais encore jamais pensé à voir les choses comme ça. Entasser les détritus en bordure des grandes routes. Les balancer par la fenêtre. Oui… pourquoi pas ?

— C’est un geste de libération, Doc, dit Hayduke.

La nuit. Les étoiles. Le fleuve. Le Dr Sarvis parla à ses camarades d’un grand homme anglais du nom de Ned. Ned Ludd. Il est passé pour un fou, mais il avait identifié l’ennemi avec clairvoyance. Il avait vu ce qui allait venir et il avait agi tout de suite. Et il leur parla des chaussures en bois, les sabots(6). Le bâton dans les roues. La clef qu’on coince entre les engrenages. La rébellion des faibles. Des petites vieilles dames à chaussures de chêne.

— Est-ce qu’on sait ce qu’on fait, et pourquoi ?

— Non.

— Est-ce que c’est gênant ?

— On élaborera ça au fur et à mesure. Laissons notre pratique informer la doctrine, cela garantira la précision de notre cohérence théorique.

Le fleuve coulait doucement en son incommensurable sublimité, murmurant un discours sur le temps. Le temps qui soigne et qui guérit, dit-on toujours. Mais est-ce bien vrai ? Les étoiles regardaient vers le bas avec douceur. Une brise dans les saules invita au sommeil. Et aux cauchemars. Smith mit quelques rondins de pin flotté supplémentaire dans le feu, et un scorpion qui dormait au fond d’une grosse fissure eut un réveil horrible, et trop tardif. Personne ne remarqua sa silencieuse agonie. Au pied des à-pics solennels, sous les étoiles ignées, la paix globale régnait.

— Il nous faut un guide, dit le docteur.

— Je connais la région, dit Smith.

— Il nous faut un tueur à gages.

— Je suis votre homme, dit Hayduke. Le meurtre est ma spécialité.

— À chacun ses faiblesses. (Silence.) La mienne, ajouta Doc, c’est les petites vendeuses de chez Baskin-Robbins.

— Holà, dit Smith. Je marche pas dans ce genre de combine, moi.

— Pas les personnes, capitaine, dit le docteur. On parle de bulldozers. De pelleteuses. De draglines. D’excavateurs.

— De machines, dit Hayduke.

Nouvelle pause dans l’élaboration du programme.

— On est certain qu’il n’y a pas de micros dans ce canyon ? demanda le docteur. J’ai l’impression que des gens nous écoutent.

— Je connais ça, dit Hayduke, mais juste là, c’est autre chose que je me dis. Je me dis…

— Tu te dis quoi ?

— Je me dis : Bordel mais pourquoi faudrait qu’on se fasse confiance les uns les autres ? Ça fait même pas un jour que je vous connais, les gars.

Silence. Les trois hommes fixent le feu. Le chirurgien immense. Le guide de randonnée tout en longueur. La brute des bérets verts. Quelqu’un soupire. Ils se regardent. Et l’un se dit : Et puis merde. Et l’un se dit : Ils m’ont l’air honnêtes. Et l’un se dit : Les ennemis ne sont pas les hommes. Ni les femmes, d’ailleurs. Ni les petits enfants.

Pas l’un après l’autre, mais à l’unisson, comme un seul homme, ils sourirent. Se sourirent. La bouteille effectua sa pénultième ronde.

— Qu’est-ce que ça peut bien foutre, dit Smith, on fait que parler.