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Le raid de Comb Wash

ILS se préparèrent méthodiquement.

 Ils commencèrent, sur une idée du capitaine Smith, par cacher des réserves en divers points de leur futur théâtre des opérations : le pays des canyons, le sud-est de l’Utah et le nord de l’Arizona. Ces réserves comprenaient (1) de la nourriture : boîtes de conserve, viande boucanée, fruits et haricots secs, lait en poudre, eau en bouteille ; (2) du matériel de terrain : trousses médicales, bâches et ponchos, allume-feu, cartes topographiques, grandes toiles légères, grandes toiles solides, sacs de couchage, gourdes, équipement de chasse et de pêche, matériel de cuisine, grosse corde de chanvre, ruban adhésif extra-fort, cordes d’alpinisme en nylon ; et (3) les ingrédients de base : clefs à molette, barres à mine, pinces coupantes, coupe-boulons, outils de terrassement, tuyaux de siphonnage, sucres et sirops divers, huile et essence, coins métalliques, capsules détonantes, cordeau Bickford, pince à sertir, amorces et bâtons de dynamite Du Pont, modèle standard et modèle Red Cross, en quantités ad hoc. L’essentiel de ce travail fut mené par Smith et Hayduke, ponctuellement assistés du docteur et de Ms Abbzug lorsque ceux-ci pouvaient les rejoindre par avion depuis Albuquerque. Au début, Hayduke avait émis des objections vis-à-vis de la présence de la fille.

— Pas de foutue gonzesse, beugla-t-il. C’est un boulot d’hommes.

— Arrête de parler comme un porc, dit Bonnie.

— Allons, allons, dit le docteur. Un peu de paix.

— Je croyais qu’on limiterait la cellule à trois hommes, insista Hayduke. Sans fille.

— Je ne suis pas une fille, dit Bonnie. Je suis une femme adulte. J’ai vingt-huit ans et demi.

Un peu à l’écart, Seldom Seen Smith souriait en massant sa repousse de poils blonds et drus au fil de sa très longue mâchoire.

— On était d’accord pour trois personnes, dit Hayduke.

— Je sais, dit le docteur, et je suis désolé. Mais je veux que Bonnie vienne avec nous. Là où mes pas me mènent, ceux de Bonnie me suivent. Ou vice versa. Je ne fonctionne pas très bien sans elle.

— Quel genre d’homme es-tu donc ?

— Le genre dépendant.

Hayduke se tourna vers Smith.

— Qu’est-ce que t’en penses ?

— Bah, dit-il, tu sais, je l’aime plutôt bien, la petite. Je trouve que c’est plutôt chouette de l’avoir dans le coin. Je serais pour qu’on la garde.

— Alors elle doit passer par le pacte de sang.

— Je ne suis pas une gamine, dit Bonnie, et je refuse de me soumettre à un quelconque pacte de sang ou à jouer à n’importe quel autre jeu de petit garçon. Vous allez devoir me faire confiance. Sinon, je vous dénoncerai tous au BLM.

— Elle nous tient par les couilles, dit Smith.

— Et pas de vulgarité non plus.

— Les testicules, se reprit-il.

— Prenez-les par les testicules, dit le docteur, leur cœur et leur esprit finiront bien par suivre.

— Je n’aime pas ça, dit Hayduke.

— C’est rude pour toi, dit Bonnie. Tu perds trois voix contre une.

— Je n’aime pas ça.

— Paix, dit le docteur. Je vous promets qu’elle sera très utile.

Le docteur eut le dernier mot. Après tout, c’était lui qui financerait la campagne. C’était lui le mécène. Le mécène de la vengeance. Hayduke le savait. Et les dépenses étaient considérables. Quatre-vingt-dix dollars pour un sac de couchage correct. Quarante dollars la bonne paire de brodequins. Même les haricots avaient augmenté et se vendaient maintenant 89 cents la livre. Mais ce n’était pas ces fournitures-là qui constituaient le plus gros poste budgétaire, et de loin. C’était tout simplement les frais de transport d’un bout à l’autre des âpres et complexes vastitudes du Sud-Ouest, avec l’essence qui oscillait entre 49 et 55 cents le gallon et le pneu de pick-up neuf (six plis, tout terrain) à 55 dollars pièce minimum. Plus les billets d’avion pour le docteur et sa Bonnie – 42,45 dollars par personne pour un aller simple Albuquerque-Page.

Nombre de ces dépenses pouvaient entrer dans la catégorie des frais professionnels que Smith (Les Randonnées du grand nulle part) ne manquerait pas de déduire de ses impôts, mais même ainsi la mise de départ était considérable. Le bon docteur fournissait le liquide, dont Smith disposait rarement, et signait la plupart des chèques. Les explosifs étaient naturellement déductibles ; Doc les porterait sur sa déclaration en tant que frais d’amélioration de ranch – pour les 90 hectares de petite niche fiscale qu’il possédait dans les monts Manzano, à l’est d’Albuquerque – et en tant que frais de prospection sur un lot de concessions d’exploitation minière qu’il détenait également dans la même région.

— Des gants ! exigea Hayduke. Il nous faut des gants ! Pas de putain de sabotage sans une bonne paire de gants !

Alors Doc acheta à chaque membre de l’équipe trois paires de gants en daim de qualité extra.

— De la cire d’abeille Sno-Seal ! (Pour les chaussures.)

Il acheta la cire.

— Des fusils !

— Non.

— Des pistolets !

— Non.

— Du beurre de cacahuètes ! dit Bonnie.

— Des pistolets plus du beurre de cacahuètes, rugit Hayduke.

— Du beurre de cacahuètes, oui. Des pistolets, non.

— On doit pouvoir défendre notre putain d’peau.

— Pas d’armes.

Doc savait se montrer têtu.

— Ces enfoirés nous tireront dessus !

— Pas de violence.

— Faut qu’on réplique.

— Pas de sang.

Le docteur tenait bon.

De nouveau Hayduke fut mis en minorité, de nouveau à trois voix contre une. Alors pour le moment, il gardait ses armes personnelles aussi bien cachées que possible, se contentant de transporter un revolver dans la poche intérieure de son sac.

Doc acheta six caisses de beurre de cacahuètes bio Deaf Smith, non javellisé, non hydrogéné, fabriqué à partir de cacahuètes séchées au soleil et cultivées sur compost naturel sans herbicides, sans pesticides et sans agents policiers. Seldom Seen Smith (aucun lien) et Hayduke répartirent ce beurre de cacahuètes en divers points stratégiques de la plaine du Colorado, un pot par-ci, un pot par-là, un peu partout entre Onion Creek et Pakoon Spring, Pucker Pass et Tin Cup Mesa, Tavaputs (Utah) et Moenkopi (Arizona). Du bon beurre de cacahuètes bien riche et bien sombre.

Un jour, en début de campagne, alors qu’ils faisaient le plein dans une station-service, Hayduke empêcha Doc de payer avec sa carte de crédit. Pas de carte de crédit, dit-il.

Pas de carte de crédit ?

Pas de putain de carte de crédit ; tu veux laisser une putain de trace d’un kilomètre de large avec ta putain de signature en bas dans chaque coin qu’on traverse ?

Je vois, dit Doc. Évidemment. Paie cash. Prends ce qui est au comptant. Fais fi de ce qui est à crédit, car le son du tambour n’est plaisant que de loin.

En réalité, au début, ils ne volèrent, n’achetèrent ni n’utilisèrent pas le moindre explosif. Hayduke militait pour leur usage immédiat, énergique et massif, mais les trois autres s’y opposèrent. Le docteur avait peur de la dynamite ; elle lui évoquait l’anarchie, et l’anarchie n’était pas la solution. Abbzug rappela que l’utilisation d’engins pyrotechniques de tout type et toute classe était prohibée dans tous les États du Sud-Ouest ; elle avait par ailleurs entendu dire que les dispositifs de mise à feu pouvaient causer des cancers du cerveau. Le docteur fit valoir à Hayduke que l’usage d’explosifs dans un but illégal (bien que constructif) était un crime, et un crime fédéral si les cibles étaient des ponts ou des grandes routes, alors que verser un peu de sirop de maïs Karo dans un réservoir d’essence et du sable ou de la poudre d’émeri dans la pompe à huile d’un bulldozer n’était qu’un tout petit délit, à peine plus grave qu’une blague d’Halloween.

La ligne de fracture passait désormais entre des techniques de harcèlement subtiles et sophistiquées et un sabotage industriel massif et scandaleux. Hayduke penchait pour le massif, le scandaleux. Les autres pour les autres. Mis en minorité comme à son habitude, Hayduke enragea mais se consola en se disant que l’expérience du terrain finirait bien par vous durcir tout ça. À toute action, sa réaction plus forte. D’une foutue chose à une chose pire encore. Après tout, il était vétéran du Vietnam. Il connaissait le système. Inéluctable, le temps marchait à ses côtés.

Les planques de provisions furent toutes conçues et façonnées avec le plus grand soin. Tous les produits mangeables, buvables, périssables ou dégradables d’une manière ou d’une autre furent placés dans des boîtes métalliques étanches. Les outils furent aiguisés, huilés, gainés ou mis en boîte, puis enveloppés dans de la toile épaisse. Tout fut enterré, quand c’était possible, ou soigneusement couvert de pierres et de broussailles. Les sites furent camouflés, les traces furent effacées au balai ou au rameau local. Aucune planque n’était décrétée apte tant qu’elle n’avait pas passé le double test d’une inspection par Hayduke et par Smith, conseillers militaires en chef de – de qui ? de quoi ? du Groupe des Quatre ? du Pack de six ? des Vengeurs de la Terre ? de la Meute aux Sabots ? Ils ne parvenaient même pas à s’accorder sur un nom. La Cabale du beurre de cacahuètes ? Les Flibustiers de la sauge pourpre ? Les Jeunes Américains pour la liberté ? L’Union des abstinentes chrétiennes ? Pas moyen de s’accorder. C’est qui le chef, ici ? On est tous le chef ici, dit Bonnie. Personne n’est le chef ici, dit Doc. Foutue méthode merdique pour une révolution, se lamenta Hayduke ; l’ex-Sgt Geo. Wash. Hayduke souffrait d’une légère tendance à l’autoritarisme.

— Paix, je vous en prie, pax vobiscum, dit Doc.

Mais l’excitation montait en lui tout pareillement. Tenez, prenons ce qui lui arriva, par exemple, au nouveau centre médical universitaire à 50 millions de dollars, aménagé dans un des nouveaux bunkers de cours à n millions de dollars. Ce bâtiment sentait le ciment brut. Les fenêtres, longues, fines et rares ressemblaient à des meurtrières de casemate. Le système de climatisation était ce qui se faisait de mieux. Un jour, alors que le Dr Sarvis entrait dans une classe pour y donner un cours (“Pollution industrielle et maladies respiratoires”), il y trouva l’atmosphère rance, l’air surchauffé. Les étudiants semblaient plus endormis que d’habitude mais ne s’en souciaient guère.

Il nous faut de l’air là-dedans, grommela le docteur. Une étudiante haussa les épaules. Les autres opinèrent du chef – non pas en signe d’acquiescement, mais sous l’effet de leur endormissement. Doc fit quelques pas jusqu’à la fenêtre la plus proche et tenta de l’ouvrir. Mais comment ? Il n’y avait apparemment aucune espèce de charnière, gonds, guillotine, poignée, levier, loquet ou chevillette. Comment elle s’ouvre, cette fenêtre ? demanda-t-il à l’étudiant le plus proche. Je n’en sais rien, monsieur, répondit-il. Une autre dit : Elles s’ouvrent pas, c’t’un bâtiment climatisé. Et si on a besoin d’air ? demanda le docteur d’une voix calme et posée. On est pas censé ouvrir les fenêtres dans un bâtiment climatisé, dit l’étudiante. Ça fout le système en rade. Je vois, dit Doc ; mais on a besoin d’air frais. (Dehors, en bas, sous le soleil, des petits oiseaux chantaient dans les forsythias, forniquaient dans les hydrangeas.) On fait quoi ? demanda-t-il. J’imagine que vous pouvez aller vous plaindre auprès de l’administration, dit un autre étudiant, émettant là une hypothèse qui ne manqua pas de produire son éternel effet comique. Je vois, dit le Dr Sarvis. Toujours calme et posé, il marcha jusqu’au bureau à cadre métallique situé devant le tableau, saisit la chaise à structure métallique qui patientait derrière et, la tenant fermement par le dossier et par l’assise, s’en servit pour démolir la vitre de la fenêtre. Entièrement. Soigneusement. Les étudiants le regardèrent œuvrer dans un silence approbateur puis, lorsqu’il eut fini, ils lui offrirent une ovation assise. Pour aujourd’hui, on laisse tomber l’appel, dit-il.

 

Un beau jour au début du mois de juin, alors qu’ils quittaient Blanding, Utah, en direction de l’ouest, en route pour installer de nouvelles planques, le gang s’arrêta au sommet de Comb Ridge pour admirer le monde qui s’étendait en bas. Ils roulaient assis à quatre de front dans la large cabine du pick-up tout terrain de Seldom. C’était l’heure du déjeuner. Seldom quitta la route poussiéreuse – l’Utah State 95 – et tourna vers le sud sur une piste de 4x4 qui longeait la crête. Comb Ridge est un vaste monoclinal qui monte régulièrement vers l’est et plonge presque à 90 degrés sur son flanc ouest. L’à-pic lui-même est une paroi quasi verticale d’environ cent cinquante mètres de haut, à quoi il convient d’ajouter les quatre-vingt-dix mètres supplémentaires d’épaulement escarpé en bas de la falaise. Comme de nombreux autres canyons, mesas et monoclinaux du sud-est de l’Utah, Comb Ridge constitue un obstacle sévère aux déplacements est-ouest. Ou constituait. Ainsi que Dieu le voulait.

Smith mena son pick-up par une saillie de grès lisse jusqu’à six mètres de l’à-pic, où il finit par l’immobiliser. Tout le monde descendit, soulagé, et marcha jusqu’au rebord. Le soleil brillait haut derrière les nuages ; l’air était calme et chaud. Dans les fissures de roche poussaient des fleurs – mauve-globe, verbesina, gilia, genévrier rampant – et des buissons fleuris – rose des falaises, plumeau des Apaches, chamisa et divers. Doc était aux anges.

— Regardez, dit-il, des Arabis pulchra. Des Fallugia paradoxa, des Cowania mexicana, nom de Dieu.

— Et ça, c’est quoi ? dit Bonnie en montrant des petites choses violettes à l’ombre d’un pin pignon.

— Pedicularis centranthera.

— Ouais, d’accord, mais c’est quoi, sinon ?

— C’est quoi ? (Doc réfléchit.) Ce que c’est, nul humain ne saurait le dire, mais les hommes appellent ça… la bétoine.

— Fais pas ton grand malin.

— Également connue sous le nom d’herbe aux poux. Un jour un enfant vint vers moi et me dit : “Mais c’est quoi, l’herbe aux poux ?” Et je lui répondis : “C’est peut-être le mouchoir du Seigneur.”

— Les grands malins n’ont pas d’amis.

— Je sais, reconnut-il.

Smith et Hayduke se tenaient en bordure des 150 mètres de pure gravitation. Cet abîme béant qui pousse l’homme au sommeil. Ils ne regardaient toutefois pas vers le bas et la mort, mais vers le sud et la vie, ou du moins vers un nuage de poussière et de suractivité. Gémissement de moteurs, crachats et grognement de diesels dans le lointain.

— La nouvelle route, expliqua Smith.

— Oh oh, fit Hayduke en prenant ses jumelles pour étudier cette scène distante d’environ cinq kilomètres. Grosse opération, marmonna-t-il. Des Euclid, des D-9, des camions, des scrapeurs, des chargeuses, des tractopelles, des foreuses, des camions-citernes. Quel magnifique putain de joli tableau.

Doc et Bonnie s’approchèrent, des fleurs dans les cheveux. Loin vers le sud, à travers la poussière, le verre et l’acier poli faisaient claquer des éclats de soleil.

— Qu’est-ce qui se passe là-bas ? dit Doc.

— C’est c’te nouvelle route qu’ils nous construisent, dit Smith.

— Et c’était quoi, le problème de l’ancienne ?

— L’ancienne est trop ancienne, expliqua Smith. Elle monte et descend les montagnes et passe par tous les trous paumés et contourne les têtes de canyons et n’est pas goudronnée et prend beaucoup trop de temps pour aller où que ce soit. Cette nouvelle route fera gagner dix minutes aux gens entre Blanding et les Natural Bridges.

— C’est une route de comté ? demanda Doc.

— Ils la construisent pour le bien-être de certaines compagnies qui font des affaires dans le comté, mais c’est pas une route de comté, c’est une route d’État. C’est pour aider les pauvres gars qui possèdent les mines d’uranium et les flottes de camions et les marinas du lac Powell, voilà pour quoi c’est fait. Eux aussi, ils ont besoin de croûter.

— Je vois, dit Doc. Laisse-moi jeter un coup d’œil, George.

Hayduke passa les jumelles au docteur, qui observa longuement la scène sans cesser de tirer sur son Marsh-Wheeling.

— Ça bosse ça bosse ça bosse, dit-il. (Il rendit les jumelles à Hayduke.) Messieurs, un travail nous attend pour cette nuit.

— Moi aussi, dit Bonnie.

— Toi aussi.

Un cri fin leur parvint en flottant, comme une plume qui tombe, depuis le gris argent du ciel ennuagé. Un faucon. Un rouge-queue solitaire, faucon unique passant haut au-dessus du récif rouge, au-dessus des vagues de grès du triasique, tenant un serpent vivant dans ses serres. Le serpent se débattait, pour la forme, tandis qu’il se faisait porter vers un monde différent. L’heure du déjeuner.

Le gang mangea lui aussi un petit quelque chose, puis reprit place dans la cabine du pick-up de Smith et se rapprocha encore de trois kilomètres du chantier en roulant sur la roche, à travers les broussailles, en seconde, quatre roues motrices, jusqu’à un promontoire qui leur offrait une meilleure vue sur le spectacle. Smith gara son camion à l’ombre du plus grand pin pignon disponible, qui n’était pas suffisamment grand pour le cacher efficacement.

Des filets, se dit Hayduke. Il nous faut des filets de camouflage. Il nota ça dans son carnet.

Maintenant les trois hommes et la fille progressaient derechef vers l’à-pic, vers la frange du grand plongeon. Par habitude, Hayduke s’était placé en tête ; il avançait désormais à quatre pattes, puis bientôt à plat ventre pour les tout derniers mètres. Ces précautions étaient-elles nécessaires ? Sans doute pas, si tôt dans leur partie. Après tout, l’ennemi ignorait encore l’existence d’Hayduke & Co. L’ennemi, pour tout dire, se figurait encore avec tendresse qu’il jouissait des faveurs du grand public américain, sans aucune exception.

Faux. Ils étaient allongés à plat ventre sur le grès chaud, sous le doux ciel gris perle, et regardaient en direction d’un point situé 210 mètres plus bas et un kilomètre plus loin. Vers la zone où les dinosaures de fer s’ébattaient et rugissaient dans leur trou de sable. Il n’y avait d’amour ni dans les têtes, ni dans les cœurs d’Abbzug, d’Hayduke, de Smith et de Sarvis. Nulle empathie. Mais une admiration aussi considérable qu’involontaire envers toute cette puissance, cette force surhumaine contrôlée, concentrée.

Leur promontoire leur offrait une vue parfaite sur le cœur du chantier, non sur sa totalité. Opérant avec beaucoup d’avance sur les gros engins, les équipes de géomètres étaient parties depuis des semaines, mais les signes de leur labeur demeuraient : ces rubans fluorescents d’un rose choquant qui ondulaient aux branches des genévriers, en haut des piquets plantés dans la terre pour marquer la ligne médiane et les deux bords de la future route, ces bornes d’acier fichées dans le sol pour servir de points de mesure.

Ce qu’Hayduke et ses amis pouvaient voir, et voyaient, c’était quelques-unes des multiples phases d’un projet une fois les études et relevés terminés. Vers l’extrême ouest, sur la pente qui remontait derrière l’arroyo de Comb Wash, ils apercevaient les bulldozers qui dégageaient le passage. Dans une région boisée, ce boulot de nettoyage aurait nécessité l’intervention d’une équipe de bûcherons armés de tronçonneuses, mais ici, dans le sud-est de l’Utah, sur le plateau, les petits pins pignons et les genévriers n’offraient aucune résistance à l’avancée des bulldozers. Ces engins les poussaient en tous sens avec une aisance nonchalante, pour les amasser, déchiquetés, sanguinolents, en gros tas de broussailles, où ils étaient abandonnés pour y mourir et s’y décomposer. Personne ne connaît exactement le degré de conscience d’un pin pignon, par exemple, ni dans quelle mesure ce genre d’organisme boisé peut éprouver de la souffrance ou de la peur, et quoi qu’il en soit les bâtisseurs de route avaient d’autres soucis beaucoup plus importants. Mais ceci au moins est un fait scientifiquement établi : une fois déraciné, un arbre vivant met de nombreux jours à mourir complètement.

Derrière la première vague de bulldozers en venait une seconde, qui raclait le sol et arrachait les pierres, écorchant la terre à nu jusqu’à son soubassement rocheux. Comme il s’agissait d’un chantier en épure de Lalanne, qui vise à maximiser la gestion des creux et des bosses, des déblais et des remblais, il leur fallait encore araser le soubassement rocheux jusqu’au niveau spécifié par les ingénieurs des ponts et chaussées. Observant la scène depuis le confort de leur tribune d’honneur, les quatre spectateurs suivaient le progrès des foreuses automotrices qui rampaient sur leurs chenilles vers la zone condamnée à sauter, suivies un peu plus loin par des tracteurs charriant des compresseurs. Une fois bloquées en position et reliées aux compresseurs, les foreuses enfonçaient dans la roche leurs mèches à pointe d’étoile en acier au carbone, faisant hurler les fragments de taconite. La pierre pulvérisée flottait dans l’air tandis que les engins continuaient à rugir. Leurs vibrations entraient en résonance avec la structure osseuse de la terre et la faisaient trembler. Nouvelles souffrances inexprimées. Puis les foreuses s’en allèrent vers leur prochain site, de l’autre côté de la colline.

L’équipe de démolition arriva. Elle fit descendre des explosifs tout au fond des forages, les cala, les tassa doucement, puis les relia à un circuit électrique. Les spectateurs du promontoire entendirent le sifflet de sécurité du chef artificier, virent l’équipe s’éloigner à distance respectable, virent le pet de poussière puis perçurent le fracas de l’explosion. D’autres bulldozers, d’autres chargeuses et d’autres camions géants vinrent ensuite déblayer et pousser les débris vers le creux à combler le plus proche.

En plein milieu de l’arroyo, au pied du promontoire, les scrapeurs, les pelleteuses et les camions à plateau de 80 tonnes déchargeaient leurs déblais, comblant ce creux à mesure que les autres engins creusaient leur voie. Épure de Lalanne, lissage de la courbe des déblais et des remblais, inlassablement, tout l’après-midi. L’objet final à quoi tout ce monde travaillait était une autoroute moderne à grande vitesse visant à l’agrément de l’industrie du fret routier, sans aucune pente d’un gradient supérieur à 8 %. Pour commencer. L’objet idéal ultime serait créé plus tard. Le rêve des ingénieurs était un objet à la sphéricité parfaite, une Terre polie de toutes ses irrégularités, une planète lisse comme une bille de verre sur quoi ils n’auraient plus qu’à peindre les lignes des autoroutes. Évidemment, les ingénieurs ont encore un sacré bout de chemin à faire, mais ce sont des petits gars patients et inlassables. Ils n’arrêtent pas de s’activer, comme des termites dans un termitorium.

 

L’ennemi auquel l’entrepreneur ne penserait pas et ne pensait pas était la bande de quatre idéalistes allongés à plat ventre sur une roche dans le ciel du désert.

En bas les monstres de métal mugissaient, traversaient la saignée ouverte dans la crête, rebondissaient sur leurs roues de caoutchouc, déchargeaient leurs déblais puis remontaient la pente en tonnant pour s’en aller chercher du rab. Monstres verts de Bucyrus, brutes jaunes de Caterpillar, soufflant comme des dragons, crachant leur fumée noire dans la brume de poussière jaune.

Le soleil glissa de trois degrés vers l’ouest, au-delà des nuages, au-delà du ciel argenté. Les spectateurs sur le promontoire mâchaient de la viande sèche, buvaient des petites gorgées d’eau de leurs gourdes. La chaleur commençait à relâcher sa prise. On parla de dîner, mais personne n’avait grand appétit. On parla de préparatifs pour le programme nocturne. Les engins de fer continuaient à rouler dans l’arroyo, mais l’heure de la fin de journée paraissait proche.

— Le premier truc dont il faut qu’on se méfie, dit Hayduke, c’est le veilleur de nuit. Il se pourrait bien qu’ils aient posté un enfoiré pour surveiller tout ça. Peut-être même avec un chien. Là, on aura des problèmes.

— Y aura pas de gardien, dit Smith. Pas toute la nuit, c’est sûr.

— Qu’est-ce qui te rend si sûr ?

— L’habitude des gens du coin. C’est la cambrousse, ici. Y a personne qui vit là. On est à 25 kilomètres de Blanding. Ce foutu chantier est à cinq kilomètres de l’ancienne route, sur laquelle de toute façon quasiment plus personne roule de nuit. Ils s’attendent pas à des emmerdes.

— Y a peut-être des ouvriers qui campent sur place, dit Hayduke.

— Nan, dit Smith, y font pas ça non plus. Ces gars-là bossent comme des ânes toute la journée ; ils ont envie de rentrer en ville le soir. Ils aiment leur petit confort civilisé. C’est pas des baroudeurs. Tes ouvriers, là, ça les gêne pas de se taper 80 kilomètres de bagnole pour aller bosser tous les matins. Sont tous tarés comme des punaises sur ces foutus chantiers. Je sais, j’y ai bossé moi-même.

Armés de la paire de jumelles, Doc et Hayduke se relayaient à l’observation fine. Smith et Bonnie descendirent du promontoire en se tenant bien hors de vue jusqu’à ce qu’ils soient sous la ligne de crête. Puis ils marchèrent jusqu’au pick-up, installèrent le réchaud et commencèrent à préparer le dîner pour l’équipe. Piètres cuistots, mais plongeurs talentueux, Hayduke et le docteur se rattrapaient en faisant la vaisselle. Ils étaient tous les quatre des mangeurs diplômés, mais seuls Bonnie et Smith envisageaient la nourriture avec assez de respect pour la cuisiner décemment.

Smith avait raison : les ouvriers s’en allèrent tous comme un seul homme bien avant le coucher du soleil. Laissant leur matériel aligné en bordure de tracé, nez contre cul comme une tribu d’éléphants métalliques, ou simplement sur place, à l’endroit où le signal de la fin les avait rattrapés, les opérateurs regagnaient d’un pas lourd, par petites grappes, leurs véhicules personnels. Loin au-dessus d’eux, Doc et Hayduke percevaient leurs paroles, leurs rires, le cliquetis de leurs gamelles de midi. Les 4x4 et les pick-up conduits par les ouvriers du secteur oriental descendirent par la large saignée pour rejoindre le groupe des opérateurs d’engins de terrassement. Les hommes montèrent à bord ; les véhicules tournèrent et gravirent la côte dans la poussière, passèrent de nouveau par la brèche puis disparurent. Le bruit faiblissant des moteurs et le nuage de poussière au-dessus des pins pignons et des genévriers demeurèrent en suspens quelques instants, puis disparurent eux aussi. Un camion-citerne déboula la côte en ahanant, lourd de diesel. Il arriva au début de la file des engins ; là, le chauffeur et son assistant refirent le plein de chaque machine, l’une après l’autre. Puis le camion-citerne s’en alla rejoindre les autres, dans le crépuscule, vers les lointaines lueurs de la ville, quelque part au-delà du renflement du plateau.

Le silence était maintenant parfait. Mangeant leur dîner dans des assiettes en fer-blanc, les guetteurs du promontoire entendirent le doux chant d’une tourterelle triste loin vers le bas de l’arroyo. Ils entendirent le ululement d’une chouette, des cris de petits oiseaux qui rentraient pour dormir dans les peupliers poussiéreux. La majestueuse lumière dorée du couchant s’écoulait comme un fleuve d’un bout à l’autre du ciel, luisant sur les nuages, mordorant les montagnes. Presque tout le pays à portée de leur vue était vierge de route, inhabité, désert. Ils voulaient faire en sorte que les choses restent ainsi. Ils allaient essayer, c’est sûr. Garder ça comme cétait.

Le soleil se coucha.

Tactique, matériel, outils, équipement.

Hayduke passait en revue sa check-list.

— Les gants ! Vous avez tous vos gants ? Enfilez-les maintenant. Le premier que je vois faire le con sans ses gants sur le site aura la main tranchée.

— T’as pas encore fait la vaisselle, dit Bonnie.

— Casque de chantier ! Tout le monde a son casque de chantier ? (Regard circulaire d’inspection générale.) Toi, tu me visses ce truc sur ta tête.

— Il me va pas, dit-elle.

— Débrouille-toi. Quelqu’un peut lui montrer comment on règle le tour de tête ? (Soupir.) Bordel de Dieu. (Regard sur sa liste.) Coupe-boulons !

Hayduke brandit le sien, bras de 60 centimètres, tête coudée, lame trempée et forgée, pour la découpe de boulons, câbles, fils et à peu près n’importe quoi jusqu’à un centimètre et demi de diamètre. Les autres membres du groupe étaient équipés de pinces coupantes moins imposantes mais adéquates dans la plupart des situations.

— Bon, vous, les guetteurs, poursuivit-il en s’adressant à Bonnie et Doc. Vous connaissez vos codes ?

— Un court, un long pour attention, planquez-vous, dit Doc en montrant son sifflet en métal. Un court, deux longs pour tout va bien, on reprend les opérations. Trois longs pour problème, besoin de secours. Quatre longs pour… C’est quoi déjà, les quatre longs ?

— Quatre longs pour mission accomplie, je regagne le camp, dit Bonnie. Et un long tout seul pour bien reçu, message compris.

— Ils me plaisent pas fort, ces sifflets en ferraille, dit Smith. Il nous faudrait un truc plus naturel. Plus en-vi-ronne-mental. Des cris de chouette, par exemple. N’importe quel gars qu’entend nos sifflets en ferraille pigera tout de suite qu’y a des bêtes à deux pattes qui rôdent dans le coin. J’vais vous montrer comment on fait le cri de la chouette.

Intermède formation. Mains serrées en coupelle, petite ouverture entre les deux pouces, positionnement des lèvres, souffle. Ça doit venir du diaphragme, tout en bas ; ainsi, ton cri pourra flotter par les canyons et les flancs de montagnes jusqu’au bout de la vallée. Hayduke forma le docteur ; Smith forma Abbzug, en cours individuel, prenant ses mains pour les placer bien comme il faut, soufflant dedans, la faisant souffler dans les siennes. Elle prit le coup très vite, Doc moins. Ils répétèrent les codes. Pendant quelques moments, le crépuscule sembla grouiller de chouettes en grande conversation. Puis ils furent prêts. Hayduke revint à sa check-list.

— Alors les gants, les casques, les pinces, les codes, c’est bon. Maintenant, sirop Karo : quatre bidons par personne. Allumettes. Lampes torches – on fait bien gaffe avec les lampes torches, on n’éclaire que ce qu’on a besoin d’éclairer, on balance pas le faisceau dans tous les sens, on l’éteint dès qu’on bouge. Faudrait peut-être s’entraîner aux signaux lumineux ? Nan, on verra ça plus tard. Eau. Viande séchée. Marteau, tournevis, burin – c’est bon, j’ai tout. Quoi d’autre ?

— On est bons, dit Smith. On y va, c’est parti.

Ils enfilèrent leurs sacs à dos. Celui d’Hayduke contenait l’essentiel de l’outillage et était deux fois plus lourd que les trois autres. Il s’en fichait. Seldom Seen Smith ouvrit la marche dans la pénombre du crépuscule. Les autres le suivirent en file indienne. Hayduke fermait la marche. Il n’y avait pas de piste, pas de chemin. Smith prenait le trajet le plus économique entre les buissons, les arbustes, les feuilles en baïonnette des yuccas et les figuiers de Barbarie aux épines bien fournies, puis à travers les petits arroyos sablonneux du bas de la crête. Autant qu’il le pouvait, il faisait marcher sa troupe sur les sols rocheux pour ne pas laisser de trace.

Ils allaient cap au sud dans la brise du soir, guidés par les étoiles, vers un Scorpion grimpant qui étirait quatorze mondes galactiques d’un bout à l’autre de l’horizon méridional. Des chouettes ululèrent dans la forêt pygmée. Les saboteurs leur répondirent.

Smith contourna une fourmilière, phénoménale arcologie de sable ceinte d’une zone circulaire vidée de tout vestige végétal. Le dôme cocon des fourmis moissonneuses. Smith la contourna ; Bonnie la contourna ; mais Doc trébucha et shoota dans le formicarium. Les grosses fourmis rouges jaillirent en masse, parées pour la bagarre. L’une d’elles mordit Doc au mollet. Il s’arrêta, se retourna et démolit l’édifice en deux ou trois coups de botte pleins de vigueur.

— Ainsi réfuté-je R. Buckminster Fuller, grogna-t-il. Ainsi réfuté-je Paolo Soleri, B.F. Skinner et feu Walter Gropius.

— Il a brûlé comment ? demanda Smith.

— Doc hait les fourmis, expliqua Bonnie. Et les fourmis le haïssent.

— La fourmilière, dit Doc, est à la fois le signe, le symbole et le symptôme de ce que nous sommes en train de vivre, à errer en trébuchant dans la pénombre comme des vrais empotés. Je veux dire que c’est un modèle en microcosme de ce que nous devons trouver moyen d’arrêter, d’éradiquer. La fourmilière, comme les réseaux fongiques de Fuller, est le stigmate d’une maladie sociale. Les fourmilières abondent dans les espaces surpâturés. Le dôme en plastique suit le fléau de l’industrialisme déchaîné, préfigure la tyrannie technologique et révèle l’authentique qualité de nos vies, qui s’effondre en proportion inverse de la croissance du produit intérieur brut. Fin de la mini-conférence du bon Dr Sarvis.

— Merci, dit Bonnie.

— Amen, dit Smith.

Le soir fit place à la nuit, dense solution violette faite de lueurs d’étoiles et d’opacité mate énergiquement touillées qui tombe en surlignant chaque roc et chaque arbre et chaque buisson et chaque escarpement d’une aura de radiance muette. Smith mena les conspirateurs par les contours du terrain jusqu’à ce qu’ils arrivent au bord de quelque chose, une marge, une frange, une limite au-delà de quoi plus rien n’était tangible. Ce n’était toutefois pas la falaise du monoclinal. C’était le bord du gouffre que l’homme avait ouvert à travers le monoclinal. Là, dans le noir, ceux qui étaient dotés d’une bonne vision nocturne purent voir la large nouvelle route et les silhouettes sombres des engins de chantier, 60 mètres plus bas.

Smith et ses amis longèrent ce nouvel à-pic jusqu’à trouver un lieu où il était possible de dévaler la pente pour atteindre le soubassement de pierre et de poussière damées de l’autoroute en construction. Tournant la tête vers le nord-est, vers Blanding, ils virent ce pâle ruban de voie brute qui filait droit dans le désert, à travers la forêt naine, puis disparaissait dans le noir de la nuit. Aucune lumière en vue hors la faible lueur de la ville à 25 kilomètres de distance. Vers le sud, le lit de la route s’incurvait pour se faufiler entre les flancs de la saignée, puis plongeait hors de vue en direction de l’arroyo. Ils s’engagèrent dans la saignée.

La première chose qu’ils rencontrèrent, le long du ruban de grosse pierraille damée, fut les piquets de géomètre. Hayduke les déplanta et les jeta dans les broussailles les uns après les autres.

— Toujours virer tous les piquets, dit-il. Chaque fois que vous en voyez. Toujours. C’est la première putain de règle dans le monde du sabotage. Toujours virer tous les piquets.

Ils s’enfoncèrent plus avant dans la saignée jusqu’à ce qu’il leur fût possible, regardant vers le bas et vers l’ouest, d’apercevoir, même très vaguement, le fond de Comb Wash, cet arroyo devenu zone de remblais, et les engins de terrassement garés par-ci par-là. Arrivés à ce point, ils s’arrêtèrent pour une nouvelle consultation.

— Il nous faudrait un premier guetteur ici, dit Hayduke.

— Doc ou Bonnie ?

— J’ai envie de saccager un truc, dit Bonnie. J’ai pas envie de rester plantée là dans le noir à faire des petits cris de chouette.

— Je prends le poste, dit Doc.

Ils répétèrent les codes une dernière fois. Parfait. Doc s’installa confortablement sur le siège d’opérateur d’un énorme rouleau compresseur. Joua avec les manettes.

— C’est raide, dit-il, mais ça reste un véhicule.

— Pourquoi on commencerait pas par cette salope juste là ? dit Hayduke en parlant de l’engin où Doc avait pris place. Histoire de se faire la main.

C’était vrai, pourquoi pas ? Les sacs s’ouvrirent, les outils et les torches apparurent. Sous l’œil élevé de Doc, ses trois comparses s’amusèrent à trancher du fil électrique, cisailler de la durite, couper du câblage de commandes et sectionner du tuyau hydraulique sur le splendide Hyster C-450A flambant neuf, 27 tonnes, double tambour dont un à pieds de mouton, diesel Caterpillar 330 HP, prix conseillé 29 500 dollars, FOB Saginaw, Michigan. Un des meilleurs. Un petit bijou.

Ils travaillèrent gaiement. Les casques de chantier claquaient et cliquetaient contre l’acier. Les fils et câbles cédaient en lâchant les riches sboïng ! et les clonk ! massifs du métal qu’on sectionne sous tension. Doc s’alluma un nouveau cigare. Smith essuya une goutte d’huile projetée sur sa paupière.

La fragrance acérée du fluide hydraulique embaumait l’air, se mêlait avec un bonheur moindre aux arômes du cigare de Doc. L’huile en fuite formait des nappes dans la poussière. Il y eut un autre bruit, au loin, comme un bruit de moteur. Ils s’arrêtèrent. Doc scruta la nuit. Rien. Le bruit s’effilocha.

— RAS, les gars, dit-il. On continue.

Lorsque tout ce qu’ils pouvaient couper fut coupé, Hayduke sortit la jauge du bloc-moteur – pour vérifier le niveau d’huile ? Pas tout à fait – et versa une poignée de sable fin dans le carter. Trop lent. Il dévissa le bouchon du réservoir à huile, prit un marteau et un burin, perça un trou dans le filtre et y versa davantage de sable. Smith ôta le bouchon du réservoir d’essence et y vida quatre bouteilles d’un litre de sirop Karo. Injecté dans le moteur, ce sucre allait former une épaisse couche de carbone sur les parois des cylindres et les segments de piston. Le moteur se figerait comme un bloc de fonte dès qu’ils le feraient démarrer. S’ils arrivaient à le faire démarrer.

Quoi d’autre ? Abbzug, Smith et Hayduke prirent quelques pas de recul et scrutèrent la masse paisible de l’engin. Ils étaient tous trois impressionnés par leur œuvre. Le meurtre d’une machine. Un déicide. Tous, Hayduke compris, éprouvaient une forme de terreur sacrée face à l’énormité de leur crime. Face au sacrilège que cela représentait.

— Allez, maintenant, on lacère le siège, dit Bonnie.

— C’est du vandalisme, dit Doc. Je suis contre le vandalisme. Lacérer des sièges, c’est petit-bourgeois.

— Ça va, c’est bon. D’accord, dit Bonnie, on passe au suivant.

— Et on se retrouve tous ici après ? dit Doc.

— Y a pas d’autre chemin pour remonter jusqu’à la crête, dit Smith.

— Mais en cas de merde, dit Hayduke, tu nous attends pas. On se retrouve au pick-up.

— Je serais bien incapable de retrouver mon chemin jusqu’au pick-up même si ma vie en dépendait, dit Doc. Pas comme ça dans le noir.

Smith gratta sa longue mâchoire.

— Bon, Doc, dit-il, s’il y a le moindre problème tu ferais sans doute mieux de filer te planquer en haut de l’accotement, là, au-dessus de la route, et de nous attendre. N’oublie pas ton cri de chouette. On te retrouvera comme ça.

Ils le laissèrent dans la nuit, perché là sur le siège du rouleau compresseur mutilé et empoisonné. L’unique œil rouge de son cigare les regarda partir. Selon le plan, Bonnie devait faire le guet à l’extrémité ouest du chantier, seule, tandis qu’Hayduke et Smith s’occuperaient des engins stationnés sur le lit de l’arroyo. Elle marmonnait sa désapprobation.

— T’as quand même pas peur du noir, si ? demanda Smith.

— Bien sûr que j’ai peur du noir.

— T’as peur d’être seule ?

— Bien sûr que j’ai peur d’être seule.

— Tu veux dire que tu veux pas faire le guet ?

— Je vais faire le guet.

— J’avais dit pas de femmes, grommela Hayduke.

— La ferme, dit-elle. Est-ce que tu m’as entendue me plaindre ? Je vais faire le guet. Alors tu la fermes, avant que je te démette la mâchoire.

Hayduke vivait l’obscurité comme une chose chaude, confortable, sûre. Son amie. L’arrivée de l’ennemi, si ennemi il devait y avoir, serait bruyamment annoncée par des rugissements de moteurs, des faisceaux de phares éclatants, une véritable Opération Rolling Thunder d’obus et de bombes, comme au Vietnam. C’était du moins ce que pensait Hayduke. Car c’est à nous qu’appartiennent la nuit et les espaces sauvages. Nous sommes en pays indien. Nous sommes chez nous. C’était du moins ce qu’il pensait.

Un virage en épingle à cheveux plus loin et environ un kilomètre et demi plus bas, la route passait par la saignée puis s’étirait sur le nouveau remblai qui traversait le lit de Comb Wash. Ils arrivèrent rapidement au premier groupe d’engins : bulldozers et gros camions, démiurges du paysage.

Bonnie s’apprêtait à s’éloigner toute seule. Smith la retint un instant par le bras.

— Va pas trop loin, chérie, lui dit-il, et contente-toi de te concentrer sur tes oreilles et tes yeux. George et moi, on fera le gros boulot. Enlève ton casque de chantier, tu entendras mieux. Ça te convient, comme ça ?

— Ça m’ira, acquiesça-t-elle, pour le moment.

Mais elle comptait bien avoir une plus grosse part d’action plus tard. Smith acquiesça. La même part pour chacun. Il lui montra où se trouvait le marchepied permettant d’accéder à la cabine d’un Euclid de 85 tonnes. Elle y grimpa et s’y installa telle une vigie sur la hune du grand mât. Smith et George se remirent au boulot.

Gros boulot. Coupage et arrachage, tranchage et desserrage. Ils s’activèrent sur chaque recoin d’un Caterpillar D-9A, le plus grand bulldozer de la planète, l’idole du terrassier. Mirent tellement de sable dans le carter qu’Hayduke ne parvint pas à y réinsérer la jauge jusqu’au fond. Il la raccourcit d’un coup de pince. Voilà. Circuit d’huile plein de sable. Il monta dans la cabine, essaya de dévisser le bouchon du réservoir d’essence. Pas moyen. Marteau, burin : le bouchon se décoinça, Hayduke le dévissa puis enrichit le diesel de quatre bouteilles de bon Karo énergétique. Revissa le bouchon. S’assit sur le siège de l’opérateur et joua une minute avec les boutons et leviers.

— Tu sais ce qui serait chouette ? dit-il à Smith occupé à trancher une conduite de circuit hydraulique.

— Non, dis-moi.

— Ce serait de démarrer ce gros enfoiré, de le conduire jusqu’en haut de la crête et de le foutre dans le ravin.

— Ça nous prendrait la moitié de la nuit, ton truc, George.

— Mais ça serait chouette.

— Toute façon, on peut pas le démarrer.

— Qu’est-ce qui nous empêche ?

— Y a pas le bras de rotor d’alternateur. J’ai regardé. En général, quand ils laissent leurs monstres sur le chantier, ils démontent le bras de rotor.

— Ah ouais ? (Hayduke sort carnet et crayon de sa poche de chemise, allume sa torche, et note : bras de rotors.) Tu sais ce qui serait drôle ?

Occupé à annihiler tout lien physique entre la culasse et le circuit d’injection, Smith répondit :

— Quoi ?

— On pourrait enlever une goupille sur chaque chenille. Comme ça, dès que l’engin avancerait, il sortirait tout seul de ses putains de rails. Ça, ça les foutrait vraiment en rogne.

— George, ce tracteur-là risque pas de bouger d’un poil d’ici un bon petit bail. L’est pas près d’avancer du tout.

— D’ici un bon petit bail.

— C’est ce que j’ai dit.

— C’est bien le problème.

Hayduke descendit de la cabine et se rapprocha de Smith, là, sous la lumière noire des étoiles, occupé à ses humbles corvées, le minuscule halo de sa lampe torche pointé sur une vis de serrage d’un bloc-moteur lourd comme trois bus Volkswagen. Énorme dans la nuit, le Caterpillar jaune dominait les deux hommes avec la sublime indifférence d’un dieu, se soumettant à leur malicieuse médication sans laisser paraître le moindre frisson de sa peau émaillée. Le premier acompte pour un engin comme ça est d’environ 30 000 dollars. Que valaient les hommes ? Que valaient les hommes si l’on considérait les choses d’un point de vue chimico-physico-psychique un tant soit peu honnête ? Dans une nation de deux cent dix millions (210 000 000) d’unités ? De moins en moins cher, à mesure que les économies d’échelle induites par la production de masse feraient baisser le prix de revient à la pièce ?

— C’est le problème, répéta-t-il. Tous ces fils qu’on coupe ne feront que les ralentir, et pas les arrêter. Bon Dieu de bordel de merde, Seldom, on perd notre temps.

— Qu’est-ce qui te chagrine ?

— On perd notre temps.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Je veux dire qu’on devrait vraiment faire péter cet enfoiré. Celui-là et tous les autres. Je veux dire y foutre le feu. Les cramer.

— Ça serait de l’incendie criminel.

— Mais putain qu’est-ce que ça change ? Tu crois que c’est plus joli, ce qu’on est en train de faire ?

Tu sais foutrement que si les vieux Morrison-Knudsen(7) étaient là à nous regarder ils seraient bien contents de nous voir crever sous les balles de leurs sbires.

— Y vont pas être trop jouasses, t’as raison sur ce point. Y vont pas trop bien nous comprendre.

— Ils nous comprendront. Ils haïront nos putains de gueules.

— Y comprendront pas pourquoi on fait ça, George. C’est ça que je veux dire. Je veux dire qu’on sera mal compris.

— Non, on ne sera pas mal compris. On sera haïs.

— Faudrait peut-être qu’on explique.

— Faudrait peut-être qu’on bosse correctement. Qu’on arrête de faire dans l’inutilement subtil.

Smith ne dit rien.

— Allons-y. Détruisons cet enfoiré.

— Je sais pas, dit Smith.

— Allez, faisons-le frire dans sa graisse. Il se trouve que j’ai un petit tuyau à siphonner dans mon sac. Et il se trouve que j’y ai aussi une petite boîte d’allumettes. Tu vois, on se contente de siphonner un peu de diesel du réservoir, d’en asperger le moteur et la cabine, puis, disons, d’y jeter une allumette. Après, on laisse Dieu faire le reste.

— Ouais, j’imagine qu’Il le ferait, concéda Smith. Si Dieu avait voulu que ce bulldozer vive, Il n’aurait pas rempli son réservoir de diesel. Pas vrai ? Mais tu oublies Doc, George.

— Comment ça j’oublie Doc ? Depuis quand c’est lui le chef ?

— C’est lui qui signe les chèques. On a besoin de lui.

— On a besoin de son argent.

— Bon, d’accord, je vais te le dire autrement : j’aime bien le vieux Doc. Et j’aime bien sa petite dame tout pareil. Et je crois qu’on devrait se serrer les coudes. Qu’on devrait pas faire un truc où on s’est pas à l’avance mis d’accord tous les quatre. Ça te parle mieux, George ?

— Fin du sermon ?

— Fin du sermon.

Hayduke demeura silencieux un moment. Ils travaillèrent. Hayduke pensa. Au bout d’une minute, il dit :

— Tu sais quoi, Seldom ? Je crois bien que t’as raison.

— Un jour, y m’est arrivé de penser que j’avais tort, dit Seldom. Mais je me suis rendu compte ensuite que je m’étais trompé.

Ils finirent le D-9A. Le tuyau à siphonner et les allumettes restèrent dans le sac d’Hayduke. Pour le moment. Quand ils eurent fait tout ce qu’ils pouvaient faire pour ensabler, bloquer, boucher, mutiler et humilier leur premier bulldozer, ils passèrent au suivant, avec la fille. Smith lui posa le bras sur l’épaule.

— Alors, Bonnie, dit-il, ça te plaît, le travail de nuit ?

— C’est trop tranquille. Quand est-ce que ce sera à moi de saccager un peu ?

— On a besoin de toi pour faire le guet.

— Je m’emmerde.

— Te fais pas de bile pour ça, chérie. On va bientôt avoir suffisamment d’excitation pour nous tenir toi et moi jusqu’à la fin de nos jours. Comment tu penses que le vieux Doc s’en sort là-bas, tout seul avec sa solitude ?

— Très bien. Il passe déjà l’essentiel de sa vie tout seul dans sa tête.

Un autre engin géant émerge de l’obscurité devant eux. C’est un camion. Ils le taillent en rondelles. Au suivant. Bonnie observe les opérations depuis la cabine d’une pelleteuse. Au suivant ! Les hommes continuent leur ouvrage.

— Si seulement on pouvait démarrer ces fils de pute, dit Hayduke. On ferait pisser l’huile, on laisserait le moteur tourner. Ils se bousilleraient tout seuls et on avancerait beaucoup plus vite.

— Ouais, concéda Smith. Vidanger l’huile et laisser les moulins tourner. Y se serreraient plus raides qu’un cul de taureau en vol. Les gars auraient aucune chance de jamais décoincer ces bâtards.

— On peut quand même commencer à chaque fois par voir si ça démarre. (Joignant le geste à la parole, Hayduke monta dans la cabine d’un gros bulldozer.) Comment ça se démarre, ce truc ?

— Je te montrerai si on en trouve un qu’est prêt à tourner.

— On court-circuite le contact en rebranchant les fils ? Ça pourrait marcher ?

— Pas sur ce genre d’engin. C’est pas une bagnole, George, tu sais. Çui-là, c’est un D-8. C’est du très gros matériel industriel. C’est pas le bon vieux petit Massey-Ferguson que tu gares dans la grange à papa.

— Bon. Mais je suis prêt pour une leçon de conduite quand tu voudras.

Hayduke redescendit de la cabine. Ils se mirent au patient tamisage, poignée après poignée, de sable du triasique dans le carter, au cisaillage du circuit électrique, au tranchage des conduites de diesel et des liaisons hydrauliques arrière et avant, au versement de Karo dans les réservoirs. Pourquoi du Karo plutôt que du sucre tout simple ? se demandait Smith. C’est plus facile à verser, expliqua Hayduke ; ça se mélange mieux avec le diesel, ça bouche pas les filtres. T’es sûr de ça ? Nan.

Hayduke rampa sous le bulldozer à la recherche du bouchon de vidange. Il le trouva derrière un interstice du bas de caisse blindé, mais il avait besoin d’une grosse clé pour le desserrer. Ils tentèrent leur chance du côté de la boîte à outils de la cabine. Fermée. Hayduke fit sauter le cadenas d’un coup de burin. Elle contenait quelques ustensiles simples et massifs : une clef plate en fonte de quatre-vingt-dix centimètres de long ; toute une gamme d’énormes clefs à pipe ; une masse ; une clef à molette à manche de bois ; des boulons, des écrous, du chatterton, du fil électrique.

Hayduke prit la grosse clef plate en fonte, qui lui paraissait être de la bonne taille, et s’en retourna ramper sous le tracteur. Il peina un moment sur le bouchon, puis parvint à le décoincer et laissa couler l’huile. Le gros engin saignait ; son fluide vital s’épanchait par saccades pulsatives sur la poussière et le sable. Lorsque tout eut coulé, George revissa le bouchon. Pourquoi ? Simple automatisme : il croyait être en train de faire la vidange de sa jeep.

Hayduke émergea, maculé de poussière, de graisse et d’huile, en se massant un genou douloureux.

— Merde, dit-il, je me demande.

— Qu’est-ce qu’y a ?

— Est-ce qu’on le fait comme il faut, ce boulot ? C’est ça que je me demande. Demain matin, quand le conducteur va arriver, il va essayer de démarrer sa machine, et il ne se passera rien. Alors il va chercher et la première chose qu’il verra, ce sera tous les fils électriques qu’on a coupés, tous les tuyaux d’essence qu’on a sectionnés. Et ça ne sert à rien de verser du sable dans le carter ou de vidanger l’huile tant qu’ils font pas tourner le moteur. Mais quand ils répareront les fils et les tuyaux, ils vérifieront sûrement le reste. À commencer par le niveau d’huile. Là, ils verront que son réservoir est vide. Je me disais que si on voulait faire ce boulot de sabotage vraiment correctement, il faudrait peut-être qu’on masque un peu nos interventions. Je veux dire, qu’on se contente de trucs à la fois simples et sophistiqués.

— Ben ça, George, y a une minute tu voulais qu’on crame tous ces trucs.

— Ouais. Maintenant, je réfléchis dans l’autre sens.

— Ben c’est trop tard, là. On a déjà abattu toutes nos cartes. Autant continuer la partie comme on l’a commencée.

— Réfléchis un instant, Seldom. Ils vont tous arriver à peu près à la même heure demain matin. Ils vont tous démarrer leurs engins, ou essayer de le faire. Et y en a forcément un qui verra tout de suite qu’on a saboté les circuits. Je veux dire, les circuits des machines qu’on a déjà traitées. Mais imagine : sur les autres, on touche pas aux fils, on touche pas aux tuyaux, on les laisse en état de démarrer de manière que le sable et le Karo produisent tout leur effet. Là, il y a une chance qu’ils fassent le boulot qu’on attend d’eux. Qu’ils bousillent les moteurs. Qu’est-ce que tu dis de ça ?

Côte à côte, adossés à la chenille d’acier du Cat, ils s’observèrent l’un l’autre d’un air songeur dans la douce lumière des étoiles.

— Je regrette un peu qu’on ait pas pensé à tout ça avant, dit Smith. On a pas toute la nuit.

— Pourquoi on n’a pas toute la nuit ?

— Parce que je me dis qu’y vaut mieux qu’on soit à 80 kilomètres d’ici au lever du soleil.

— Pas moi, dit Hayduke. Moi, j’ai bien l’intention de traîner dans le coin pour voir comment ça va se passer. C’est une putain de satisfaction personnelle que je compte bien m’offrir.

Cri de chouette en provenance du bulldozer de Bonnie.

— Qu’est-ce que vous fabriquez, là-bas ? dit-elle. Vous vous croyez en pique-nique ou quoi ?

— OK, dit Smith, on va faire dans le simple. On va ranger nos pinces coupantes un moment et se concentrer sur les circuits d’huile et de carburant. Dieu sait que c’est pas le sable qui manque dans le coin. Y en a environ quinze mille kilomètres carrés.

Adjugé.

Ils se remirent au travail, avec méthode et célérité désormais : de machine en machine, ils versèrent du sable dans chaque carter et dans chaque ouverture menant à des pièces mobiles. Lorsqu’ils eurent vidé leur dernière bouteille de sirop Karo, ils versèrent du sable aussi dans les réservoirs d’essence, pour faire bon poids.

Ils progressèrent ainsi un engin après l’autre, s’enfonçant dans la nuit, avançant dans la file des machines. Chacun à son tour, Hayduke et Smith relayaient Bonnie au poste de guetteur, de manière qu’elle puisse participer pleinement aux opérations de terrain. L’esprit d’équipe : voilà ce qui avait fait de l’Amérique un aussi grand pays. L’esprit d’équipe et l’esprit d’initiative, voilà ce qui en avait fait ce qu’elle était aujourd’hui. Ils travaillèrent sur les Cats, ils opérèrent sur les pelleteuses, ils prodiguèrent leurs soins aux compresseurs Schramm, aux compacteurs Hyster, aux pelleteuses-chargeuses Massey, aux foreuses Joy Ram, au bulldozer Dart D-600 à roues, sans oublier la tracto-pelle solitaire John Deere 690-A, et puis ce fut à peu près tout pour la nuit. C’en fut à peu près assez pour la nuit. Les vieux Morrison-Knudsen avaient sûrement des tonnes d’engins à leur disposition, mais quelqu’un allait se payer une sacrée migraine au matin, quand le soleil se lèverait et que les moteurs se mettraient à tourner et que toutes ces petites particules de sable aussi corrosives que de la poudre d’émeri lanceraient l’assaut vengeur de la terre contre les parois des cylindres des violeurs de désert.

Lorsqu’ils atteignirent le bout du chantier de remblais et de déblais, haut sur la terre bourrelée en travers du lit de Comb Wash, lorsqu’ils eurent méticuleusement ensablé leur dernier spécimen d’engin de travaux public, ils s’assirent sur un tronc de genévrier pour se reposer. Aux étoiles, Seldom Seen jugea qu’il devait être 2 heures du matin. Hayduke était certain qu’il n’était que 11 h 30. Il voulait continuer, traquer les géomètres, arracher tous les piquets, bornes et drapeaux qu’il savait être là, à les attendre, dans la nuit, dans les espaces semi-sauvages qui s’étendaient au-delà du chantier. Mais Abbzug avait une meilleure idée : au lieu de détruire les marques des géomètres, proposa-t-elle, pourquoi ne pas plutôt les déplacer de manière que le chantier revienne à son point de départ au terme d’une immense boucle ? Ou de manière à l’emmener au bord, disons, de Muley Point, où les entrepreneurs se trouveraient face à un à-pic vertical plongeant dans les méandres de la San Juan River, 400 mètres plus bas.

— Leur donne pas de mauvaises idées, dit Hayduke. Ils seraient foutus de nous construire un autre putain de pont.

— Votre marquage de géomètre continue encore 30 kilomètres vers l’ouest, dit Smith.

Il était opposé aux deux idées.

— Alors on fait quoi ?

— J’aimerais bien me pieuter, dit Smith. Dormir un peu.

— Moi aussi, ça me plairait bien.

— Mais la nuit est encore jeune, dit Hayduke.

— George, dit Smith, on peut pas tout faire en une seule nuit. Faut qu’on passe reprendre Doc, qu’on retourne au camion et qu’on s’arrache d’ici. Faut pas qu’on soit dans le coin demain matin.

— Ils pourront rien prouver.

— C’est ce que disait Pretty-Boy Floyd. C’est ce que disaient Baby-Face Nelson et John Dillinger et Butch Cassidy et cet autre type, là, comment déjà… ?

— Jésus Marie Joseph, grommela Hayduke.

— Ouais, Jésus. C’est ce qu’ils disaient tous, et tu vois où ça les a menés. Au clou.

— C’est notre première grande nuit, dit Hayduke. On devrait bosser autant qu’on peut. On risque de plus avoir beaucoup d’opérations aussi faciles que celle-ci. La prochaine fois, ils auront mis des cadenas partout. Des pièges, peut-être. Et des vigiles armés, avec des VHF, des chiens.

Pauvre Hayduke : il gagna sur tous les points mais perdit son âme immortelle. Il dut céder.

Ils revinrent sur leurs pas, longeant les quiètes machines perfusées, stérilisées. Ces dinosaures de fer condamnés attendant patiemment que ce qu’il restait de nuit laissât place au dénouement de l’aube aux doigts de rose. L’agonie des segments serrés par des pistons enflés est peut-être, comme d’autres formes de sodomie, un crime contre nature aux yeux du deus ex machina. Qui sait ?

Un cri de chouette se fit entendre depuis ce qui leur semblait être un lieu lointain, vers l’est, du côté des ténèbres impénétrables de la saignée ouverte à la dynamite. Un court, un long, puis du silence. Puis de nouveau un court, un long. Le cri d’alerte.

— Doc est à son poste, dit Smith. Ça, là, c’est Doc qui nous parle.

Les deux hommes et la jeune femme restèrent immobiles dans le noir, les oreilles grandes ouvertes, les yeux scrutant la nuit. Le cri d’alerte se répéta, à deux reprises. Ici la chouette rayée solitaire, à vous.

Ils écoutaient. Des grillons nerveux grésillèrent dans les herbes sèches, sous les peupliers. Quelques colombes s’ébrouèrent dans la ramure.

Ils entendirent, d’abord très faiblement, puis de plus en plus fort, le murmure d’un moteur. Puis ils virent, derrière la saignée, un faisceau de phares tracer un arc. Un véhicule apparut. Deux yeux lumineux qui descendaient la côte au frein moteur.

— OK, dit Hayduke. On dégage le passage. On fait gaffe aux projecteurs et si y a une merde on se disperse et on décampe.

Compris. Pris au milieu du grand remblai, ils n’avaient aucun autre endroit où filer que par son flanc descendant. Ils dévalèrent la pente de terre et pierres roulantes jusqu’au chaos de gros rocs à sa base. Là, ils s’abritèrent en massant leurs contusions.

Le camion descendit la route, passa lentement sur le remblai, alla aussi loin qu’il put et s’arrêta parmi les engins regroupés tout au bout. Il resta là cinq minutes sans bouger, moteur coupé, phares éteints. Dans la cabine, le chauffeur sirotait du café dans un gobelet de thermos en écoutant la nuit, fenêtres ouvertes. Il alluma son projecteur gauche pour explorer de son faisceau le soubassement de route et le groupe d’engins. Pour autant qu’il pût juger, tout paraissait normal. Il redémarra, fit demi-tour et repartit par où il était venu, passant 15 mètres au-dessus des six oreilles à l’écoute, puis remonta la pente, s’engagea dans la saignée et disparut.

Hayduke remit son revolver dans son sac à dos, se moucha dans ses doigts et remonta le remblai jusqu’à la route. Smith et Abbzug émergèrent de l’obscurité.

— La prochaine fois, ils auront des chiens, dit Hayduke. Puis des mitrailleurs dans des hélicoptères. Puis du napalm. Puis des B-52.

Ils marchèrent dans la nuit, gravirent la longue côte qui s’enfonçait dans la saignée orientale. À l’écoute de l’appel de la chouette rayée barbue à lunettes et crâne chauve.

— Je ne crois pas que ça marche vraiment comme ça, dit Smith. Ce sont des hommes, eux aussi. Faut pas oublier ça, George. Si on oublie ça, on finira par être exactement comme eux, et ça nous mènera où ?

— Ils ne sont pas comme nous, dit Hayduke. Ils sont différents. Ils viennent de la lune. Ils sont capables de claquer un million de dollars rien que pour cramer un seul niakoué comme nous.

— Ben j’ai un beau-frère qu’est dans l’US Air Force. Il est sergent. Et une fois, comme guide, j’ai descendu le fleuve avec toute la famille d’un général. Ces gens-là sont plus ou moins humains, George, tout comme nous.

— Tu l’as rencontré, le général ?

— Non, mais y avait sa femme. Elle était chouette comme du bon pain.

Hayduke se tut et continua à marcher dans la nuit, un sourire sardonique aux lèvres. Surchargé d’eau, d’armes et d’outils, son sac à dos lui faisait le plus grand bien. Il était massif ; il était réel ; il était sérieux. Il se sentait aussi puissant qu’un pistolet, aussi dangereux que de la dynamite. Il se sentait rude, mauvais, dur et plein d’amour pour son contemporain. Et sa contemporaine, à savoir cette Abbzug, là, cette satanée Abbzug avec son satané blue-jean moulant et son grand pull informe qui échouait néanmoins à voiler tout à fait le balancement rythmique, en avant, en arrière, en avant, en arrière, de ses putains de protubérances mammaires libres de toute entrave. Bon Dieu, se dit-il, il faut que je bosse, moi. Il faut que je bosse !

Ils trouvèrent Doc assis sur un rocher au bord de la saignée, fumant son cigare visiblement inextinguible et interminable.

— Alors ? dit-il.

— Alors, dit Smith, eh ben j’dirais qu’on a fait de notre mieux.

— La guerre est déclarée, dit Hayduke.

Les étoiles les observaient d’en haut. Des prémonitions préliminaires de vieille lune modifiaient déjà les vastitudes orientales. Il n’y avait pas de vent, nul bruit autre que celui, raffiné par la distance en un fin chuchotement, de l’ample transpiration des forêts de montagne, des buissons de sauge, des genévriers, des pins pignons qui s’étendaient sur 150 kilomètres de plateau semi-aride. Le monde hésitait. Attendait quelque chose. Au bord du lever de la lune.