AU TEMPS DE POUPÉE PAT (1963)
Encore un univers parallèle. Il s’agit cette fois du précurseur du Dieu venu du Centaure qui inverse la situation de base du célèbre roman. Dans le Dieu venu du Centaure, les colons envoyés sur Mars par l’O.N.U. jouent à un jeu, Poupée Pat, pour tromper leur ennui. Ils ont construit une sorte de gigantesque modèle Barbie où évoluent des poupées qui leur rappellent le bon vieux temps de la Terre. Ici nous sommes sur notre propre planète après une guerre atomique qui lui a donné un visage désolé très martien, et ce sont les survivants qui jouent à la poupée pour retrouver un ersatz de leur confort perdu. Mais la situation de Au temps de Poupée Pat ne s’arrête pas à une simple inversion, et Philip K. Dick nous fait ici l’étude d’un temps où les parents sont devenus infantiles et les enfants précocement adultes. Un temps où des vaisseaux de secours martiens sont reçus dans le mécontentement comme une trop bonne mère qui gave son enfant. Un temps où on doit réapprendre à se débarrasser des tabous sur la sexualité, car les poupées – et Poupée Pat tout particulièrement – doivent être préservées de l’amoralité. Les héros de cette nouvelle auraient poussé des cris d’horreur s’ils avaient pu se retrouver l’année suivante pour suivre leurs alter ego du Dieu venu du Centaure dans leur univers de drogue et de partouzes. Pauvre Poupée Pat ! Tu auras vite grandi…
À dix heures du matin, le bruit terrifiant de la sirène familière fit dégringoler Sam Regan de son lit et il se retrouva sur le sol à lancer des insultes contre M. BonSoin là-haut. Il savait bien que le vacarme était délibéré ; M. BonSoin tournait dans le ciel en lançant des appels stridents pour s’assurer que les Veinards – et non la faune locale – recueilleraient bien les colis d’assistance qu’il allait larguer.
On y va, on y va, cria Sam Regan dans sa tête tout en enfilant ses bleus anti-poussière, ses grosses godasses, et en se dirigeant sans se presser vers la rampe de sortie. Toujours rageur à cause de son sommeil perdu, il ralentit encore le pas et fut bientôt rejoint par plusieurs autres Veinards tout aussi en colère.
— Qu’est-ce qu’il arrive tôt aujourd’hui, se plaignit Tod Morrison. Et je parie qu’il n’y aura que des clous, du ciment, de la farine, du lard fumé – rien d’intéressant comme des bonbons bien doux.
— Nous devrions lui être reconnaissant, rétorqua Norman Schein.
— Reconnaissant ! Tom s’arrêta brusquement et le regarda fixement. RECONNAISSANT ?
— Eh oui, répondit Schein. Que crois-tu que nous mangerions s’il n’était pas là ? S’ils n’avaient pas repéré les nuages, il y a dix ans.
Tom s’excusa d’une voix maussade.
— Tu as raison, mais je n’aime pas les voir arriver si tôt le matin. En fait leur présence ne me dérange pas vraiment.
Schein poussa de l’épaule le couvercle qui chapeautait la rampe en ajoutant :
— Quelle tolérance de ta part, mon brave Tod ! Je suis sûr que les bonshommes là-haut seraient contents de t’entendre.
Sam Regan fut le dernier à sortir à la surface ; il n’aimait pas du tout être à l’extérieur et tenait à le faire savoir. Personne ne saurait l’obliger à quitter son Trou à Veinards où la sécurité restait à peu près assurée. C’était son affaire et il remarqua, d’ailleurs, que ses collègues en Veine étaient demeurés nombreux sous le sol, certains que ceux qui étaient assez bêtes pour sortir leur ramèneraient bien quelque chose.
— Ça brille, remarqua Tod en clignant des yeux sous le soleil froid.
M. BonSoin luisait au-dessus de leurs têtes, se détachant sur le ciel gris, tel un objet oscillant au bout d’un fil sur un fond de feutrine. Bon pilote, décida Tod. Il, ou plutôt « il », descend doucement, naturellement, sans se presser ni craindre de collision. Tod fit un grand geste de bienvenue ; encore une fois le vacarme assourdissant retentit, l’obligeant à se couvrir les oreilles. Hé, assez plaisanté, se dit-il. Le bruit cessa aussitôt. M. BonSoin était fatigué.
— Fais-lui signe de lâcher son cadeau, proposa Norm Schein à Tod. C’est toi qui as le fanion.
— Tout de suite, fit Tod qui commença à agiter laborieusement le fanion fourni par les créatures martiennes il y avait des années. À droite, à gauche ; à droite, à gauche.
Un projectile sortit du ventre de l’astronef, ouvrit ses stabilisateurs et tomba en vrille vers le sol.
— Et chiez ! lança Sam Regan, dégoûté. Encore des saletés ; il n’y a pas de parachute.
Il s’en retourna, désormais indifférent devant la suite des événements.
Que le premier étage semble désolé aujourd’hui, pensait Sam en observant le paysage dégradé. À droite, une maison à moitié élevée, qu’un des habitants du Trou semblait décidé à construire à partir des résidus récupérés dans Vallejo, une quinzaine de kilomètres au nord. La poussière radioactive ou un quelconque animal prédateur avait dû coincer le type et le réduire à l’état d’ossements, et son travail restait à jamais inachevé. Sam remarqua qu’une couche particulièrement épaisse de précipité s’était déposée depuis la dernière fois, jeudi ou vendredi dernier, il ne se rappelait plus bien. La sale poussière, pensa-t-il. Il ne reste que des rochers, des morceaux de détritus, de la poussière à l’infini. Le monde est devenu un objet malpropre que personne ne se préoccupe d’essuyer. Et toi ? demanda-t-il en silence au M. BonSoin martien qui tournait encore dans le ciel. N’as-tu pas une technologie sans limite ? Ne pourrais-tu arriver un beau jour avec un chiffon d’un million de kilomètres carrés et rendre à notre Terre l’éclat du neuf ?
Ou plutôt, continua-t-il pour lui-même, l’éclat du vieux. Rends-nous le bon vieux temps ; celui dont les enfants se moquent. Cela nous ferait bien plaisir. Essaye ça au lieu de chercher des idées alambiquées pour nous aider.
M. BonSoin continuait à tracer des cercles pour chercher un message tracé dans la poussière par les Veinards en détresse. J’écrirai ça un jour, continua-t-il à rêver. APPORTER CHIFFON POUR NETTOYER NOTRE CIVILISATION. D’accord, M’sieur BonSoin ?
Soudain le vaisseau partit comme une flèche, très probablement pour rejoindre sa base sur la Lune ou même son chez-soi martien.
Du Trou béant d’où les trois hommes étaient sortis, émergea la tête de Jean, la femme de Regan, protégée du soleil grisâtre et éblouissant par un bonnet. Elle fronça les sourcils et cria dans leur direction :
— Quelque chose d’important ? De nouveau ?
— J’ai peur que non, répondit Sam.
Le colis de secours avait atterri et Sam Regan s’avança dans sa direction en soulevant des nuages de poussière. La coque avait été éventrée sous le choc et il pouvait déjà apercevoir les containers répandus sur le sol. Cela ressemblait à des paquets de sel ; deux tonnes de sel… On ferait aussi bien de les laisser là pour donner de l’occupation aux animaux du désert, décida Sam. Il se sentait encore plus découragé.
Comme ces créatures étaient inquiètes pour leur sort. Mais leur désir de bien faire prenait des détours étranges. Ils faisaient en sorte que la chaîne de survie entre leur planète et la Terre ne soit jamais interrompue, mais ils en faisaient trop. Ils doivent s’imaginer que nous passons nos journées à manger, réfléchit Sam.
Mon Dieu… Le Trou était plein à craquer de nourriture. Pourtant cela avait été un des plus petits abris publics de la Californie du Nord.
— Hé ! cria Schein, arrêté près du projectile, qui regardait à l’intérieur du fuselage béant. Je crois que je vois quelque chose d’utilisable.
Il trouva dans la poussière une vieille barre de métal rouillé – il fut une époque où elle avait dû servir à renforcer les immeubles en béton des anciens temps – avec laquelle il frappa les flancs de l’objet pour mettre en marche le mécanisme d’ouverture. Celui-ci se déclencha et débloqua la portion arrière du projectile dont le contenu s’étala bientôt devant leurs yeux.
— On dirait des radios là-dedans, remarqua Tod. Des transistors. Tirant pensivement sa courte barbe, il continua. Nous pourrions peut-être les utiliser dans nos Combinés.
— Le mien a déjà une radio, se plaignit Schein.
— Eh bien, tu pourrais en faire une tondeuse à gazon automatique, proposa Tod. Tu n’en possèdes pas, non ?
Il connaissait très bien le combiné Poupée Pat des Schein ; les deux couples avaient souvent joué ensemble car leurs combinés étaient presque semblables.
— Va pour les radios, intervint Sam Regan, je sais quoi en faire.
Son combiné avait besoin d’un ouvre-garage électronique que Tod et Schein possédaient déjà. Son retard était considérable.
— Au travail, approuva Schein. Laissons la bouffe ici et n’emportons que les radios. Si quelqu’un s’intéresse au reste il n’a qu’à venir le prendre lui-même avant que les chaiens n’aient tout mangé.
Les deux hommes hochèrent la tête et se mirent à traîner vers le Trou les objets utilisables du projectile. Les précieux modèles Poupée Pat, les magnifiques miniatures, allaient encore grandir en beauté et en précision.
Assis les jambes croisées avec sa pierre à aiguiser, le petit Timothy Schein – dix ans, et pleinement conscient de ses responsabilités – effilait son couteau d’une main experte. À côté, son père et sa mère se querellaient avec les Morrisson, faisant régner un vacarme désagréable dans leur portion de dortoir. Ils jouaient encore à Poupée Pat. Comme d’habitude.
Combien de fois par jour sortent-ils leur jeu idiot ? se demanda Timothy. On dirait qu’ils n’arrêtent jamais. Il trouvait cette occupation ennuyeuse au possible, mais les grands en étaient passionnés. Ses amis le lui disaient bien, même ceux des autres Trous : le monde adulte semblait jouer à Poupée Pat toute la journée – et ne s’arrêtait que tard dans la nuit.
Sa mère lança très fort.
— Poupée Pat va au supermarché dont la porte s’ouvre automatiquement devant les gens. Regardez. (Une pause.) Vous voyez, elle a glissé devant Poupée Pat qui se retrouve à l’intérieur.
— Elle pousse une petite voiture, ajouta le père de Timothy, soutenant sa femme.
— Mais non, intervint Mme Morrisson. Vous vous trompez ; elle donne sa liste d’achats à l’épicier qui va chercher les denrées.
— Vous en êtes resté aux petites boutiques de banlieue, expliqua sa mère d’un ton condescendant. Nous avons affaire ici à un véritable supermarché. L’œil électrique nous le dit bien.
— Je suis sûre que toutes les épiceries avaient des portes automatiques, s’entêta Mme Morrisson dont le mari faisait des bruits approbateurs. Les voix devenaient maintenant coléreuses ; une dispute mesquine de plus avait éclaté. Comme chaque fois.
Ah, qu’ils se fassent cunguer, dit Timothy, utilisant le mot le plus ordurier de son vocabulaire. Que pouvait bien être un supermarché, d’ailleurs ? Il testa la lame de son couteau – fabriquée à partir d’un morceau de casserole trouvé dans les ruines – et sauta sur ses pieds. Un moment plus tard, il courait silencieusement dans le couloir et tapotait suivant le code convenu à la porte du dortoir des Chamberlain.
Fred, un autre garçon de dix ans, répondit.
— Salut. Prêt à monter ? Je vois que tu as bien aiguisé ton vieux couteau ; qu’allons-nous attraper d’après toi ?
— Pas de chaiens, en tout cas, répondit Timothy. Quelque chose de mieux ; j’en ai assez de bouffer du chaien. Le goût est trop poivré.
— Tes parents jouent à Poupée Pat ?
— Ouais.
Fred continua :
— Maman et papa sont déjà partis depuis longtemps jouer avec les Benteley.
Il lança un regard de côté à Timothy dans les yeux duquel il reconnut son propre désappointement au sujet de leurs parents. Bon Dieu, le sale jeu avait probablement envahi le monde, maintenant. Tous les parents de l’univers devaient s’y être mis. Ce ne serait pas étonnant.
— Comment se fait-il que tes parents y jouent tout le temps ? demanda Timothy.
— Pour la même raison que les tiens, répondit Fred sèchement.
Timothy hésita, puis dit :
— Oui, pourquoi ? Je ne comprends pas ce qui les pousse ; je te pose la question, réponds-moi.
— Eh bien, c’est parce que… Fred s’arrêta au milieu de sa phrase. Demande-leur. Allez, viens ; montons au premier étage et chassons. Ses yeux brillaient de plaisir. Voyons ce que nous pouvons tuer aujourd’hui.
Très vite, ils avaient escaladé la rampe, débloqué le couvercle, et se retrouvaient tapis à la surface, au milieu des rochers poussiéreux. Ils examinaient attentivement l’horizon, en quête de proies. Le cœur de Timothy battait à se rompre ; c’était son moment préféré, l’air et le ciel, la première vision de l’espace incommensurable. La sensation n’était jamais la même. La poussière était plus épaisse aujourd’hui et prenait un ton de gris inhabituel, plus sombre, plus dense ; mystérieux.
Recouverts d’un dépôt toujours plus important, des colis parsemaient le sol ici et là, résidus des livraisons précédentes laissées à l’abandon. Personne ne viendrait jamais les chercher. Timothy remarqua un nouveau projectile arrivé là le matin. La plus grande partie de sa cargaison était encore visible à travers la coque déchirée. Les adultes avaient dédaigné les trois quarts de l’aumône martienne aujourd’hui.
— Regarde, souffla Fred.
Deux chaiens – chats ou chiens mutants ; personne ne savait vraiment – étaient visibles. Ils reniflaient le projectile d’un museau méfiant, attirés par le contenu abandonné.
— Ils ne nous intéressent pas, décida Timothy.
— Celui-ci a pourtant une bonne tête et il est bien gras, fit remarquer l’autre d’une voix plaintive. Mais c’était Timothy qui avait le couteau ; lui n’avait qu’une corde avec un écrou au bout, arme légère qui pouvait tuer un oiseau ou un petit animal à distance – mais se révélait sans intérêt devant un chaien qui pesait en général six bons kilos, quelquefois dix ou même plus.
Haut dans le ciel, un point brillant se mouvait à grande vitesse ; Timothy savait que c’était un vaisseau d’assistance qui apportait des secours à un autre Trou à Veinards. Quel travail, pensa-t-il. Ces Messieurs BonSoins n’arrêtaient pas d’aller et de venir. C’était d’ailleurs indispensable, sinon les grandes personnes mourraient de faim. Comme ce serait triste ! pensa-t-il, ironique. Une catastrophe.
Fred plaisanta :
— Fais-lui un signe, il nous lancera peut-être un paquet.
Il fit une grimace à Timothy et tous deux se mirent à rire.
— Bien sûr, continua Timothy sur la lancée. Voyons voir ; qu’est-ce que je veux ? Ils se remirent à rire à l’idée de pouvoir désirer quelque chose. Les deux garçons possédaient tout le premier étage, aussi loin que leurs yeux pouvaient porter… Ils étaient plus riches que M. BonSoin, et c’était plus qu’il ne fallait, bien plus.
— Crois-tu qu’ils soient au courant pour nos parents ? demanda Fred. Qu’ils sachent que les grands transforment leurs colis d’assistance en cochonneries pour Poupée Pat ? Je suis certain qu’ils ne connaissent même pas l’existence de Poupée Pat et n’ont jamais vu une de ces poupées, sinon ils seraient fous de rage.
— Tu as raison, approuva Timothy. Leur colère serait telle qu’ils arrêteraient immédiatement toute livraison. Il chercha le regard de Fred.
— Aïe, aïe ; nous ferions mieux de ne pas les prévenir ou ton père te frapperait encore, et moi avec.
L’idée restait quand même fascinante. Il imaginait la terrible surprise, puis la fureur des créatures attentives. Quel rire ce serait d’assister à la scène, de voir la réaction de l’être martien à huit membres qui concentrait tant de charité dans son corps déformé. L’organisme céphalopode univalve quasi-mollusque qui essayait depuis tant d’années de relever la race humaine déclinante en tremblerait de toute sa gelée. Voilà comment on récompensait sa bonté : par une occupation intensément inutile, stupide, qui voyait leur aide abandonnée telles des ordures. L’imbécile jeu de Poupée Pat, unique souci de tous les adultes.
De toute manière, il serait bien difficile de les prévenir ; il n’y avait pratiquement aucune communication entre l’humanité et l’organisation charitable martienne. Leurs races étaient trop différentes. Les actes, les offrandes, portaient peut-être un sens commun… mais pas les mots, pas les simples signes. De plus…
Un gros lapin brun sauta sur la droite, près de la maison à moitié construite. Timothy sortit immédiatement son couteau.
— Quel morceau ! cria-t-il tout excité. Allons-y ! et il se mit à courir sur le sol caillouteux, suivi, à quelques pas, de son camarade. Ils gagnèrent lentement du terrain sur le lapin ; la course était une occupation de tous les jours pour ces garçons et ils filaient comme des flèches.
— Lance le couteau ! hurla Fred qui haletait et Timothy leva le bras, s’arrêta pour viser, puis projeta de toute ses forces l’arme effilée. Ce qu’il avait fabriqué et qu’il possédait de plus cher.
Il transperça la bête à l’endroit des organes vitaux et elle s’écroula dans un nuage de poussière.
— Je parie que nous en tirerons un dollar ! s’exclama Fred, qui faisait des sauts de joie. Rien que la peau… elle vaut bien un demi dollar, cette putain de peau !
Ensemble, ils coururent vers le cadavre du lapin ; il fallait faire vite avant qu’un faucon à queue rouge ou une chouette solaire ne tombe du ciel gris pour leur voler leur proie.
Norman Schein se pencha pour ramasser sa Poupée Pat et lança d’une voix atone :
— J’abandonne ; j’en ai marre de jouer.
Désolée, sa femme protesta :
— Mais nous avions réussi à faire descendre Poupée Pat jusqu’au centre de la ville dans sa nouvelle Ford convertible, à la faire se garer et mettre une pièce dans le parcmètre. Elle a fait ses courses et se trouve maintenant dans la salle d’attente de son psychanalyste en train de lire Fortune – nous sommes bien en avance sur les Morrisson ! Pourquoi abandonner maintenant, Norm ?
— Nous n’arrivons pas à nous mettre d’accord, grommela Norman. Tu dis que les analystes demandaient vingt dollars de l’heure et je me rappelle parfaitement qu’ils se faisaient payer dix dollars. Personne n’aurait de client à vingt billets ! Alors, tu pénalises notre camp pour une idée idiote. Les Morrisson acceptent le tarif de dix dollars, n’est-ce pas ? fit-il aux époux Morrisson qui se tenaient accroupis de l’autre côté du combiné qui regroupait leurs deux ensembles Poupée Pat.
Helen Morrisson demanda à son mari :
— Tu allais plus que moi chercher de l’aide analytique ; es-tu certain qu’elle ne coûtait pas plus cher ?
— En fait, j’allais surtout à des thérapies de groupe, répondit Tod. À la clinique d’hygiène mentale de l’État, à Berkeley, et ils vous facturaient selon votre fortune. Mais Poupée Pat va voir un psychanalyste privé.
— Il va falloir demander à une partie neutre, proposa Helen à Norman Schein. Je suppose que nous allons être obligés de suspendre le jeu. Il vit qu’elle lui faisait aussi les gros yeux d’avoir, par son insistance, gâché leur plaisir pour le reste de l’après-midi.
— Peut-être pourrions-nous laisser le combiné en place ? proposa Fran Schein. Ce serait aussi bien ; nous pourrions alors continuer après dîner.
Norman Schein baissa les yeux sur l’ensemble de leurs deux jeux, avec ses magasins de luxe, ses rues bien éclairées bordées d’automobiles magnifiques garées de toute part, toutes neuves, toutes luisantes ; la maison à plusieurs niveaux elle-même où Poupée Pat vivait et où elle recevait parfois Léonard, son chevalier servant. La maison attirait toujours son regard ; c’était elle le centre de l’univers du combiné de tous les combinés, les plus dissemblables soient-ils.
La garde-robe de Poupée Pat par exemple, dans le placard de la maison, l’énorme penderie de la chambre à coucher. Ses pantalons en lamé, ses shorts ultra courts en coton blanc, son maillot de bains deux pièces à pois verts, ses tricots en laine frisotée… Et là, dans la chambre elle-même, la grosse chaîne haute-fidélité, la longue collection de trente-trois tours disposés dans un meuble à étagères…
Il fut une époque où la vie était comme cela ; absolument comme cela. Dans l’ancien temps qu’ils s’efforçaient de préserver. Norman Schein se rappelait encore sa collection de disques ; et il avait possédé un jour des vêtements presque aussi chics que ceux de Léonard, vestes en cachemire et costumes de tweed ; chemises de sport italiennes et souliers fabriqués en Grande-Bretagne. Il n’avait jamais eu de Jaguar XKE comme Léonard, mais tout de même une belle Mercedes Benz de 1963, qu’il utilisait pour aller travailler.
Nous vivions, en ce temps-là, pensait-il. Comme Poupée Pat et Léonard le font à notre place maintenant. La réalité reléguée au passé.
Il demanda à sa femme, en lui montrant le réveil-radio près du lit de Poupée Pat.
— Tu te souviens de notre horloge-radio Sony ? Comment elle nous réveillait chaque matin au son de la musique classique. C’était toujours la même station en modulation de fréquence, KSFR$1 $2 L’émission s’appelait « Les fanas de Wolfgang » et durait de six heures du matin à neuf heures, chaque jour de la semaine.
— Oui, répondit Fran en hochant la tête légèrement. Tu avais l’habitude de te lever avant moi. Je savais que j’aurais dû sortir du lit, te faire frire ton bacon et te préparer du café noir, mais il était tellement agréable de se laisser aller au farniente, de rester allongée une demi-heure supplémentaire en attendant que les enfants se réveillent.
— Se réveillent ? Quelle bêtise ! Ils étaient debout avant même que j’ouvre l’œil, rétorqua Norm. Tu ne te souviens pas ? Ils se traînaient dans le salon pour regarder la série des « Trois Nigauds » à la télévision jusqu’à huit heures. Ensuite, je me levais et je leur préparais des céréales avant de partir travailler en ville, à l’usine Ampex.
— C’est vrai, soupira Fran. La télévision.
Leur combiné Poupée Pat ne possédait pas d’appareil TV car ils l’avaient perdu avec les Regan la semaine précédente et Norm n’avait pu encore en reconstruire un assez ressemblant pour le remplacer. Aussi, au cours du jeu, prétendaient-ils que l’appareil « était chez le réparateur ». Ils parvenaient ainsi à expliquer comment Poupée Pat pouvait manquer d’un ustensile aussi indispensable à l’existence.
Norm se laissa aller à ses pensées. Participer à ce jeu, c’est vraiment comme de retourner là-bas, avant la guerre. C’est pour cela que nous jouons, je suppose. Il se sentait plein de honte, mais ce sentiment fut bientôt remplacé par le désir pressant de jouer encore un peu.
— Continuons, fit-il soudain. J’accepte de voir le psychanalyste facturer les séances vingt dollars à Poupée Pat. D’accord ?
— D’accord, répondirent les Morrisson à l’unisson, et ils s’accroupirent tous pour reprendre leur jeu interrompu.
Tod Morrisson avait pris sa Poupée Pat dont il caressait les cheveux blonds – celle des Schein était une brunette – et il tripotait les boutons de sa robe.
— Qu’est-ce que tu fais ? demanda sa femme.
— Elle a une jolie robe, répondit-il, embarrassé. Tu as un bon coup d’aiguille.
— Tu as déjà rencontré une fille qui ressemblait à Poupée Pat au bon vieux temps ? intervint faorm.
Tod Morrisson répondit d’une voix sombre :
— Oh non. Mais j’aurais bien aimé. J’en voyais de magnifiques, surtout lorsque je vivais à Los Angeles pendant la guerre de Corée. Malheureusement, je ne suis jamais parvenu à en connaître personnellement. Bien sûr, il y avait aussi des chanteuses fantastiques comme Peggy Lee ou Linda Ronstadt… avec des corps superbes, un peu comme Poupée Pat.
— Joue ! ordonna Fran avec vigueur.
Et Norm, dont c’était le tour, s’empara du gobelet et jeta les dés.
— Onze, annonça-t-il. Cela permet à mon Léonard de quitter le garage où sa voiture de sport est en réparation, et de se diriger vers le champ de courses.
Il déplaça sa poupée Léonard.
Plongé dans ses pensées, Tod Morrisson commenta :
— Tu sais, j’étais l’autre jour en train de tirer des denrées périssables déposées par les autres… Bill Ferner était là, et il m’a appris quelque chose d’intéressant. Il paraît qu’il a rencontré un Veinard qui habite un Trou situé là où existait Oakland. Et tu sais à quoi ils jouent là-bas ? Pas à Poupée Pat. Ils n’en ont jamais entendu parler.
— À quoi peuvent-ils bien jouer, alors ? demanda Helen.
— Ils ont une poupée entièrement différente. Tod fronça les sourcils et continua : Bill dit que les Veinards de Oakland l’appellent Connie Companion. Bizarre, hein ?
— Une poupée Connie Companion, répéta Fran doucement. Quel nom étrange. Je me demande à quoi elle ressemble. Est-ce qu’elle a un petit ami ?
— Évidemment, répondit Tod. Son nom est Paul. Connie et Paul. Tu sais, nous devrions descendre jusqu’à Oakland un de ces jours, voir à quoi elle ressemble et comment elle vit. Nous apprendrions peut-être quelques trucs à ajouter à nos combinés.
— Nous pourrions jouer contre eux, proposa Norman.
Intriguée, Fran intervint :
— Une Poupée Pat pourrait-elle affronter une Connie Companion ? Est-ce possible ? Je me demande ce qu’il adviendrait.
Elle ne reçut aucune réponse ; car nul ne savait encore.
Pendant qu’ils dépeçaient le lapin, Fred dit à Timothy :
— D’où vient le nom de « Veinards » ? Il est très laid. Pourquoi l’utilisent-ils ?
— Un Veinard est une personne qui a survécu à la guerre atomique, expliqua Timothy. Par hasard. Un coup de veine. Tu comprends ? Parce que presque toute la population de la planète y est passée ; il devait bien y avoir des milliers de personnes avant.
— Qu’est-ce qu’une « veine » alors ? Je sais que le sang…
— Avoir de la veine. Être veinard, c’est quand le hasard vous a épargné.
Timothy ne pouvait en dire plus car c’était les limites de son savoir.
Fred continua d’une voix pensive :
— Mais toi et moi nous ne sommes pas des veinards puisque nous n’étions pas nés lors de la catastrophe.
— C’est vrai, approuva Timothy.
— Alors, celui qui m’appellera Veinard recevra mon poing sur la gueule.
— Et « Monsieur BonSoin » vient d’une autre origine, expliqua encore Timothy. C’est un mot composite qui rappelle les colis d’assistance ou de premiers secours que les avions lançaient sur les régions sinistrées après les grands désastres naturels. Ils venaient apporter de l’aide aux malheureux. Et nous sommes aux bons soins des Martiens qui nous maintiennent en vie.
— Je sais cela, rétorqua Fred. Je ne t’avais rien demandé.
— Eh bien, je te l’ai dit quand même. Il faut apprendre la vie aux jeunes générations, se moqua gentiment Timothy.
Les deux garçons continuèrent à dépecer leur lapin.
Jean Regan demanda à son mari :
— As-tu entendu parler de cette poupée, Connie Companion ?
Elle jeta un coup d’œil sur toute la longueur de la table de contreplaqué pour s’assurer que les autres familles ne pouvaient les entendre.
— Sam, fit-elle, je l’ai appris d’Helen Morrisson ; qui le tient de son mari ; qui se l’est fait dire par Bill Ferner, je crois. C’est donc vrai probablement.
— Qu’est-ce qui est vrai ?
— Que dans le Trou à Veinards d’Oakland, ils ne possèdent pas de poupée Pat, mais une Connie Companion… Alors, il m’est venu à l’idée que notre ennui, le vide que nous ressentons tous devant notre existence, disparaîtrait peut-être si nous connaissions Connie et son mode de vie. Elle nous permettrait sans doute de pas mal renouveler notre propre combiné pour… Elle réfléchit un instant. Pour le rendre complet.
— Je n’aime pas beaucoup ce nom, fit Sam Regan. Connie Companion ; cela fait poule de bas étage. Il prit une cuillère de purée de céréales sans goût – résolument utilitaire – que M. BonSoin lâchait depuis quelque temps au-dessus de leurs têtes. Et pendant qu’il en avalait difficilement une bouchée, il pensa : Je parie que Connie Companion ne mange pas des horreurs pareilles ; je parie quelle s’empiffre de cheeseburgers, avec plein de sauces, à une cafétéria du genre chic ; plantes vertes et tout le bazar.
— Et si nous allions faire un tour là-bas ? proposa Jean, pleine d’espoir.
— Quoi ? Aller chez les trous du cul d’Oakland ? D’abord ce sont des étrangers ; ensuite c’est à vingt-cinq kilomètres du bord le plus éloigné de notre Trou à Veinards !
Il la regardait, les yeux ronds.
— Mais c’est très important, s’entêta-t-elle. Et Bill dit qu’un Veinard d’Oakland a fait seul tout le voyage, en quête de composants électroniques ou quelque chose comme ça… Alors, s’il y est arrivé, nous le pouvons aussi. Nous avons les combinaisons antipoussière qu’ils nous ont larguées. Nous y arriverons, j’en suis sûre.
Le petit Timothy Schein, assis avec sa famille, l’avait entendue et il intervint :
— Madame Regan, Fred Chamberlain et moi nous ferions le voyage si vous nous payiez. Qu’en pensez-vous ?
Il donna un coup de coude à Fred qui se tenait près de lui.
— N’est-ce pas Fred. Pour cinq dollars seulement.
Le visage sérieux, Fred se retourna vers Jean.
— Nous pourrions vous avoir une Connie Companion pour cinq dollars chacun.
— Mon Dieu ! fit Jean Regan, outragée, et qui laissa tomber le sujet.
Mais elle recommença sa litanie après dîner, lorsque le couple fut seul dans ses quartiers.
— Sam, il faut que je la voie, explosa-t-elle. Sam prenait son bain hebdomadaire dans sa baignoire en tôle zinguée, il était donc forcé de l’écouter. Maintenant que nous savons qu’elle existe, il faut que nous jouions contre un des Veinards d’Oakland. Tu peux au moins m’accorder ça, non ? S’il te plaît.
Elle faisait les cent pas dans leur petit réduit délimité par des rideaux, les mains serrées l’une contre l’autre.
— Connie Companion a peut-être un standard téléphonique et un aéroport avec une grosse piste d’atterrissage, et la télé en couleur, et un restaurant français où ils servent des escargots, comme celui où nous sommes allés juste après notre mariage… Il faut que je voie son combiné.
— Je ne sais pas trop, fit Sam en hésitant. Quelque chose dans Connie Companion me met mal à l’aise.
— Qu’est-ce que ça peut bien être ?
— Je n’en sais rien.
Jean lança d’une voix amère :
— C’est parce que tu sais bien que son combiné est bien plus élaboré que le nôtre, et que Poupée Pat n’est rien à côté d’elle.
— Peut-être, murmura Sam.
— Si tu n’y vas pas ; si tu n’essaies pas d’entrer en contact avec quelqu’un d’Oakland, un autre le fera quelqu’un de plus ambitieux te battra sur le poteau. Norman Schein par exemple ; ce n’est par un trouillard comme toi.
Sam ne dit rien ; il continua à tremper dans son bain. Mais ses mains tremblaient.
Un M. BonSoin avait récemment largué des caisses de pièces métalliques, des assemblages mécaniques compliqués qui paraissaient destinés à former une calculatrice. Pendant plusieurs semaines, les calculatrices – si c’était bien leur fonction – étaient restées au milieu du trou, abandonnées dans leurs caisses, mais Norman Schein avait maintenant trouvé une utilisation à l’une d’entre elles. Il était en train d’adapter les plus petits rouages à une poubelle automatique pour la cuisine de Poupée Pat.
Muni d’outils spéciaux minuscules – inventés et construits par les habitants des Trous à Veinards – indispensables à l’élaboration de l’environnement de leur chère poupée, il s’affairait à son établi. Totalement absorbé dans son travail, il réalisa soudain en sursautant que Fran était derrière lui depuis quelques instants à l’observer.
— Je deviens nerveux quand on me regarde, fit remarquer Norm en prenant un rouage minuscule avec une pince.
— Écoute, commença Fran. J’ai pensé à quelque chose. Cela te donne-t-il une idée ? fit-elle en plaçant devant lui un des transistors trouvés la veille.
— Cela me fait penser à l’ouvre-garage automatique dont on a déjà parlé, répondit Norm d’une voix irritée. Il continua son œuvre, plaçant d’une pince experte les petites pièces dans le tuyau d’écoulement de l’évier de Poupée Pat ; un travail aussi délicat demandait le maximum de concentration.
Fran reprit, imperturbable :
— Cela suggère qu’il doit y avoir des émetteurs de radio quelque part sur Terre, sinon M. BonSoin ne nous les aurait jamais envoyés.
— Et après ? murmura Norman, indifférent aux efforts de sa femme.
— Peut-être notre maire en a-t-il un ? Peut-être que notre Trou pourrait le sortir du placard et s’en servir pour appeler les Veinards d’Oakland ? Des représentants de leur Trou pourraient rencontrer les nôtres à mi-chemin et nous éviter vingt-cinq kilomètres de marche à pied.
Norman ralentit son travail ; il reposa les pinces et répondit lentement :
— Tu as peut-être raison.
Mais si leur maire, Hooker Glebe, possédait un émetteur, les laisserait-il s’en servir ? Et si oui…
— Nous pouvons au moins essayer, insista Fran. Nous n’y perdrons rien.
— D’accord, se décida Norm en se levant de sa table.
* * *
Le petit homme au visage rusé, habillé d’un uniforme, le maire du Trou à Veinards de Berkeley, « Tête d’Épingle », écouta en silence Norman Schein parler, puis eut un sourire plein de sagesse et de malice.
— Bien sûr que j’ai un émetteur radio… Je l’ai toujours eu. D’une puissance de cinquante watts. Mais pourquoi voulez-vous tellement entrer en contact avec le Trou à Veinards d’Oakland ?
Sur ses gardes, Norman répondit :
— C’est mon affaire.
Hooker Glebe répondit d’une voix pensive :
— Je vous en laisse l’utilisation pour quinze dollars.
Le choc fut rude et Norman en recula d’un pas.
Bon Dieu ; c’était tout l’argent que sa femme et lui avaient conservé pour jouer à Poupée Pat où chaque billet serait indispensable. L’argent restait le nerf du jeu ; il n’y avait pas d’autre critère permettant de dire qui avait gagné et qui avait perdu.
— C’est beaucoup trop, fit-il tout haut.
— Alors, disons cinq, proposa le maire en haussant les épaules.
À la fin, ils arrivèrent à se mettre d’accord sur six dollars et demi.
— Je prendrai moi-même contact radio avec eux, fit Hooker Glebe. Vous ne sauriez pas vous débrouiller tout seul. Cela va demander du temps. Donnez-moi l’argent tout de suite.
Il tendit la main et Norman le paya de mauvaise grâce.
Hooker ne parvint pas à établir le contact avant la fin de l’après-midi. Rayonnant d’auto-satisfaction, il apparut chez les Schein au milieu du repas.
— C’est fait, annonça-t-il. Au fait, vous saviez qu’il y avait neuf Trous à Veinards près d’Oakland ? Cela m’a surpris. Lequel voulez-vous joindre ? J’ai celui qui répond au nom de code de Vanille Rouge. (Il ricana.) Ce sont de sales teignes méfiantes dans le coin, là-bas. J’ai eu du mal à obtenir une réponse.
Norman Schein laissa là son assiette encore pleine et courut vers les quartiers du maire qui s’essoufflait derrière lui.
L’émetteur était en effet allumé et on entendait le crépitement des parasites dans son petit haut-parleur. Norman s’assit maladroitement devant le micro.
— J’ai juste à parler ? demanda-t-il à Hooker.
— Dites seulement. Ici Trou à Veinards « Tête d’Épingle », j’appelle. Répétez ça deux ou trois fois jusqu’à ce qu’ils répondent. Ensuite vous pourrez parler librement.
Le maire tritura les contrôles de l’appareil en prenant l’air important et occupé par une technique complexe.
— Ici Trou à Veinards « Tête d’Épingle », hasarda Norm dans le microphone.
Presque aussitôt une voix claire tomba du haut-parleur :
— Ici Vanille Rouge qui répond.
Le son était dur et glacial, absolument étranger. Hooker avait raison.
— Avez-vous une Connie Companion dans votre Trou ?
— Absolument, répondit le Veinard d’Oakland.
— Alors je vous défie, jeta Norman qui sentait les veines de son cou gonfler sous la tension. Ici nous jouons à Poupée Pat ; nous la confronterons à votre Connie. Où pouvons-nous nous rencontrer.
— Poupée Pat, répéta l’autre. Oui, j’ai entendu parler d’elle. Qu’est-ce que vous seriez prêts à mettre en jeu ?
— Chez nous, nous jouons surtout de l’argent papier, répondit Norman qui sentait bien qu’il était en train d’esquiver la question.
— Nous avons des tonnes de billets dans notre Trou, lui fut-il répondu d’une voix coupante. Cela ne nous intéresse pas. Quoi d’autre ?
— Je ne sais pas.
Il se sentait coincé, écrasé par l’angoisse d’avoir à parler à quelqu’un sans le voir. Il n’était pas habitué à ce mode de communication. Il pensa : Ce n’est pas humain, les gens devraient toujours être face à face pour pouvoir connaître l’opinion de l’autre sur son visage.
— Rencontrons-nous à mi-chemin, proposa-t-il. Nous pourrons en discuter. Pourquoi pas au Trou à Veinards de Berkeley, qu’en pensez-vous ?
Son interlocuteur répondit :
— C’est trop loin. Vous voulez que nous traînions notre Connie Companion tout ce chemin ? Le combiné est trop lourd et quelque chose pourrait facilement lui arriver.
— Non, juste pour parler des règles et de l’enjeu.
Pensif, le Veinard d’Oakland fit :
— Oui, je suppose que nous pourrions arranger ça. Mais il faut que vous compreniez ceci : nous prenons notre Connie Companion très au sérieux ; vous feriez bien d’être préparés à parler affaires avec nous et à proposer du solide.
— Nous le ferons, l’assura Norman.
Pendant ce temps, le maire, Hooker Glebe, n’avait pas arrêté de tourner la manivelle du générateur, transpirant, le visage blanchâtre d’épuisement. Il faisait des gestes désespérés pour engager Norman à finir sa conversation.
— Rendez-vous au Trou de Berkeley, dans trois jours. Envoyez vos meilleurs joueurs, ceux qui ont le plus grand, le plus authentique des combinés. Nos environnements pour Poupée Pat sont de véritables œuvres d’art.
La voix à l’autre bout de la ligne se fit méprisante :
— Nous le croirons lorsque nous le verrons. Après tout, nous avons, à Oakland, des charpentiers, des électriciens, des maçons, pour construire les combinés. Je parie que vous ne savez pas faire grand-chose.
— Plus que vous ne croyez ! lança Norm, furieux, avant de poser le microphone.
Il s’adressa à Hooker Glebe qui avait immédiatement cessé ses efforts :
— Nous allons les battre. Attendez qu’ils voient un peu le vide-ordure automatique que je construis pour ma Poupée Pat. Saviez-vous que, dans l’ancien temps, des gens n’avaient même pas cet accessoire à leur disposition ?
— Je m’en souviens, dit Hooker, maussade. Eh, dites, je trouve que vous en avez eu un peu trop pour votre argent ; vous m’avez baisé à parler si longtemps.
Il regardait Norm avec une telle hostilité que celui-ci en frémit intérieurement. Après tout, le maire du Trou avait la possibilité de chasser tout Veinard sans explication. Leur loi était claire à ce sujet.
— Je vous donnerai en compensation la bouche d’incendie que je viens juste de finir, proposa Norman. Dans mon combiné, elle se place au coin du bloc d’immeubles où habite Léonard.
— Très bien, se réjouit Hooker, son hostilité oubliée. Le désir l’avait remplacée. Allons l’examiner, Norm. Je suis sûr qu’elle s’adaptera parfaitement à mon combiné ; une bouche d’incendie était juste ce qu’il fallait pour compléter mon premier pâté de maisons, là où j’ai mis la boîte aux lettres. Grand merci.
— De rien, soupira Norm, philosophe.
Quand Norman revint de son voyage de deux jours au Trou à Veinards de Berkeley, il avait le visage tellement lugubre que sa femme devina aussitôt que tout n’allait pas pour le mieux dans les pourparlers avec Oakland.
Le matin même, M. BonSoin avait largué des dizaines de cartons d’un breuvage synthétique ressemblant à du thé. Elle en prépara une tasse, attendant avec appréhension les nouvelles venues du sud.
— Nous avons passé notre temps à discutailler, expliqua Norman, assis, complètement épuisé, sur le lit que toute la famille – mari, femme et enfants – partageait. Ils ne veulent pas d’argent, ils refusent les biens de consommation, parce que les autres leur en envoient sur la tête autant qu’à nous. Ça va mal !
— Qu’est-ce qu’ils veulent, alors ? demanda Fran.
— Tout simplement Poupée Pat elle-même.
Il y eut un silence.
— Ce n’est pas possible ! fit-elle enfin.
Norm reprit :
— Mais si nous gagnons, nous prenons Connie Companion.
— Et les combinés, que deviennent-ils ?
— Chacun garde le sien. Ils s’intéressent à Poupée Pat, pas à Léonard ou au reste.
Fran protesta :
— Mais que pourrions-nous faire sans Poupée Pat ?
— Je peux en construire une autre en prenant mon temps, dit Norm. Il reste encore beaucoup de thermoplastique et de cheveux artificiels ici, et j’ai toute une palette de couleurs différentes. Cela prendrait au moins un mois, mais j’y arriverais. Le travail serait pénible, mais… (Ses yeux brillaient.) Ne reste pas fascinée par le mauvais côté de la chose ; imagine ce que ce serait de gagner une Poupée Connie Companion. Et je crois que c’est possible ; leur délégué semblait rusé, dur comme dirait Hooker à juste titre, mais pas vraiment de la race des Veinards. Pas vraiment en bons termes avec le hasard, si tu vois ce que je veux dire.
— C’est mal de jouer Poupée Pat, insista Fran. Mais, si tu décides d’y aller… (Elle parvint à esquisser un petit sourire.) Je te suivrai. Et si tu gagnes Connie Companion, qui sait ? Tu seras peut-être élu maire à la mort de Hooker. Imagine ; avoir la poupée de quelqu’un d’autre – pas seulement ses atours, les ustensiles de son environnement, l’argent, mais la poupée elle-même.
— Je gagnerai, dit simplement Norman. Parce que je suis extrêmement Veinard.
Il la sentait vivre en lui, la même veine qui l’avait conduit à travers les bombes à hydrogène sans une blessure, et qui l’avait maintenu en vie depuis. « On l’a ou non, songea-t-il. Et je l’ai. »
Sa femme demanda :
— Est-ce que nous ne devrions pas prier Hooker de réunir tous les habitants du Trou pour voter et envoyer les deux meilleurs joueurs d’entre nous ? Pour être plus sûrs de gagner ?
— Écoute, expliqua Norman Schein, d’une voix emphatique, c’est moi le meilleur joueur et j’y vais. Et toi aussi ; nous formons une bonne équipe, il ne faut pas la briser. De toute manière, deux personnes ne sont pas trop pour porter le combiné.
Il devait bien peser trente kilos.
* * *
Son plan lui paraissait sensé. Mais il n’y eut pas plus tôt fait allusion devant les autres habitants du Trou à Veinards « Tête d’Épingle » que la tourmente commença. Ils passèrent une journée entière en querelles.
— Vous ne pouvez pas traîner votre combiné sur tout ce chemin seuls, fit remarquer Sam Regan. Prenez de l’aide ou utilisez un véhicule de transport. Une charrette par exemple.
Il jeta un regard noir à Norman.
— Et où irais-je trouver une charrette ? demanda celui-ci.
— On pourrait peut-être transformer autre chose, répondit Sam. Je vous y aiderai de mon mieux. En fait, j’irais bien avec vous comme je l’ai dit à ma femme. Mais quelque chose dans cette histoire me préoccupe. (Il donna une claque dans le dos de Norman.) J’admire votre courage à tous les deux, Fran et toi, de partir comme cela dans l’inconnu. J’aimerais en avoir autant dans le ventre.
Il paraissait malheureux.
À la fin, Norm se décida pour une brouette. Le couple se relaierait pour la pousser et ils n’auraient ainsi rien de plus à porter sur eux que leur nourriture et leur eau. Sans oublier les couteaux pour se protéger des chaiens.
Tandis qu’ils disposaient soigneusement les éléments de leur combiné dans la brouette, leur petit garçon Timothy se glissa auprès d’eux.
— Emmène-moi, papa, supplia-t-il. Pour un demi-dollar je vous servirai d’éclaireur et vous protégerai. Je vous aiderai aussi à attraper de la nourriture pendant le voyage.
— Nous nous débrouillerons très bien tout seuls, décida son père. Reste ici dans le Trou ; tu y seras plus en sécurité.
L’idée de voir son fils participer à une aventure aussi historique l’ennuyait profondément. C’était quasiment… un sacrilège !
— Fais-nous la bise pour nous souhaiter bon voyage, demanda Fran à Timothy avec un sourire chaleureux, mais bref.
Puis son attention retourna à la brouette et à son chargement.
— J’espère qu’elle ne se renversera pas, fit-elle à Norman d’une voix angoissée.
— Aucune crainte à avoir. Si nous sommes prudents.
Il se sentait plein de confiance.
Quelques instants plus tard, ils commencèrent à faire rouler la brouette le long de la rampe qui menait au premier étage. Le voyage vers le Trou à Veinards de Berkeley avait commencé.
À un kilomètre de leur objectif, Fran et lui se retrouvèrent en train de buter sur les projectiles vides de M. BonSoin, puis sur d’autres bien moins vides : image renouvelée de leur propre environnement. Norm Schein eut un long soupir de soulagement ; le voyage n’avait pas été si difficile, après tout ; sauf que ses mains étaient couvertes d’ampoules à force d’agripper les bras métalliques de la brouette, et que Fran s’était foulé la hanche au point d’avancer en traînant douloureusement. Mais tout avait été moins long que prévu et il se sentait plein d’entrain.
Un visage apparut devant eux, tapi à ras des cendres. Un garçon. Norm lui fit des signes de la main et appela.
— Hé, petit !… Nous venons du Trou « Tête d’Épingle » ; nous sommes censés rencontrer ici un groupe d’Oakland… Vous avez entendu parler de nous ?
Sans répondre, le garçon tourna les talons et disparut.
— Rien à craindre, fit Norm à sa femme. Il va prévenir son maire. Un brave vieil homme nommé Ben Fennimore.
Plusieurs adultes apparurent bientôt et s’approchèrent, l’air méfiant.
Soulagé, Norm posa les bras de la brouette dans la cendre, et s’essuya le visage couvert de sueur avec son mouchoir.
— L’équipe d’Oakland est-elle déjà arrivée ? cria-t-il.
— Pas encore, répondit un vieillard immense, porteur d’un brassard blanc et d’une casquette agrémentée d’ornements. Vous vous appelez Schein, n’est-ce pas ? fit-il en plissant les yeux. C’était Ben Fennimore. Déjà là avec votre combiné ?
Les Veinards de Berkeley s’étaient maintenant regroupés autour de la brouette, poussant des cris d’étonnement devant la complexité et la magnificence du combiné. L’admiration se lisait sur leurs visages.
— Ils jouent à Poupée Pat par ici, expliqua Norm à sa femme. Mais… (Il baissa la voix.) Leurs combinés sont très primitifs. Juste une maison, une penderie, une voiture… Ils n’ont aucune imagination.
Une veinarde de Berkeley demanda à Fran d’une voix songeuse.
— Et vous avez fait tous les meubles vous-mêmes ? Émerveillée, elle se retourna vers un homme. Tu as vu ce qu’ils ont accompli, Ed ?
— Oui, répondit l’homme en hochant la tête. Dites, pourrons-nous voir le tout disposé sur une table ? Vous allez le monter dans notre Trou, n’est-ce pas ?
— C’est exact, répondit Norman.
Les Veinards de Berkeley les aidèrent à pousser la brouette sur le dernier kilomètre, et bientôt ils descendirent la rampe vers le puits sous la surface.
— C’est vraiment un très gros Trou, fit remarquer, en connaisseur, Norman à Fran. Il doit bien y avoir deux mille personnes par ici. C’est sur l’emplacement de l’ancienne Université de Californie.
— Je comprends, répondit simplement Fran, toute intimidée à l’idée de fouler un sol étranger ; c’était la première fois depuis des années – en fait, depuis la guerre – qu’elle voyait d’autres gens que son petit groupe familier. Et il y en avait tellement d’un seul coup. Beaucoup trop pour elle ; Norm la sentit se recroqueviller et se presser contre lui de terreur.
Lorsqu’ils eurent atteint les quartiers de vie et commencé à décharger la brouette, Ben Fennimore s’avança vers eux et leur souffla :
— Je crois qu’on a repéré les types d’Oakland ; je reçois un rapport sur des mouvements aperçus au premier étage. Préparez-vous. Il ajouta : Nous vous soutenons, bien entendu, parce que vous êtes pour Poupée Pat comme nous.
— Avez-vous déjà vu une poupée Connie Companion ? demanda Fran.
— Non, Madame, répondit Fennimore avec courtoisie. Mais nous en avons entendu parler, étant si près d’Oakland. Je peux vous dire une chose… On dit que la poupée Connie Companion est un peu plus vieille que Poupée Pat. Vous savez… plus, hum, plus mûre, expliqua-t-il. Je désirais seulement vous prévenir.
Norm et Fran se regardèrent.
— Merci, fit Norm lentement. Nous devrions en effet être aussi prêts que possible. Que savez-vous de Paul ?
— Oh, il n’a pas grand poids, les rassura Fennimore. Connie dirige tout ! je ne crois même pas que Paul ait un appartement à lui. Mais vous feriez mieux d’attendre jusqu’à ce que les Veinards d’Oakland arrivent. Je ne voudrais pas vous tromper… Mon savoir ne provient que de « on-dit », vous comprenez ?
Près d’eux, un autre Veinard de Berkeley intervint :
— J’ai vu Connie une fois et elle est bien plus vieille que Poupée Pat.
— Quel âge donneriez-vous à Poupée Pat ? demanda Norman à l’homme.
— Oh, je dirais dix-sept ou dix-huit ans.
— Et Connie ?
Il attendit, assez tendu.
— Oh, elle pourrait même bien avoir vingt-sept ans.
Ils entendirent des bruits derrière eux. Plusieurs autres personnes apparurent, suivies de deux hommes portant une plate-forme sur laquelle s’étalait un magnifique combiné qui impressionna fort Norman.
C’étaient les Veinards d’Oakland. Ils ne jouaient pas par couples hétérosexués, mais se présentaient à deux hommes au visage dur, aux yeux fixes et lointains. Ils firent un bref salut de la tête en direction du couple Schein, puis déposèrent leur fardeau avec la plus extrême prudence sur la plate-forme où reposait déjà le premier combiné.
Derrière eux apparut un troisième personnage qui portait une boîte de métal ressemblant à un panier repas. À sa vue, Norm sentit qu’elle servait à protéger Connie Companion. Le Veinard d’Oakland sortit une clef et ouvrit la boîte.
— Nous sommes prêts à commencer le jeu immédiatement, dit le plus grand des hommes. Comme nous l’avions convenu à notre précédente rencontre, nous utiliserons une roulette au lieu de dés, pour éviter au maximum la tricherie.
— C’est d’accord, dit Norm. Il tendit une main hésitante. Je m’appelle Norman Schein, et voici ma femme, Fran, qui joue avec moi.
Celui qui semblait le chef répondit :
— Je suis Walter R. Wynn, et voici mon partenaire, Charley Dowd. L’homme qui porte la boîte s’appelle Peter Foster. Il ne jouera pas et gardera seulement notre combiné.
Wynn fit des yeux le tour de l’assemblée, semblant dire : « Je sais que vous préférez Poupée Pat. Mais je m’en fous ; je n’ai pas peur. »
Fran intervint :
— Nous sommes prêts à jouer, M. Wynn.
Sa voix était faible, mais assurée.
— Où est l’argent ? demanda Fennimore.
— Je suppose que nos deux équipes ont apporté assez de billets, répondit Wynn. Il sortit plusieurs milliers de dollars en petites coupures et Norman fit de même. Vous comprenez bien que l’argent ne comptera pas autrement dans le jeu que comme moyen de savoir où nous en sommes des pertes et des gains.
Norm hocha la tête ; il savait parfaitement que seules les poupées comptaient maintenant. C’est à ce moment qu’il aperçut pour la première fois Connie Companion.
Foster était en train de la placer dans sa chambre à coucher avec des gestes de mère poule. Norman en eut le souffle coupé. Elle était bien plus vieille que Poupée Pat ; la différence frappait au premier coup d’œil. Mais bien plus impressionnante encore était son apparence quasi vivante, sculptée et non moulée. Elle attestait son origine naturelle. Au lieu de couches de thermoplastique, elle était faite de bois travaillé, puis peint à la main. Ses cheveux semblaient véritables.
Norman en resta bouche bée.
— Que pensez-vous de Connie ? demanda Walter Wynn, un petit sourire aux lèvres.
— Très… impressionnante, concéda Norman.
Les Veinards d’Oakland étudiaient maintenant Poupée Pat :
— Thermoplastique moulé, fit dédaigneusement l’un d’entre eux. Chevelure artificielle. Mais de très beaux vêtements ; entièrement cousus à la main de toute évidence. Intéressant ; nos renseignements étaient exacts. Poupée Pat n’est pas adulte, tout juste une adolescente.
Le compagnon mâle de Connie apparut ; on le disposa à côté d’elle, dans la chambre à coucher.
— Attendez une minute, intervint Norman. Vous mettez Paul, si c’est bien son nom, dans la chambre de Connie ? Ne doit-il pas démarrer de son propre appartement ?
Wynn répondit :
— Non, puisqu’ils sont mariés.
— Mariés !
Fran et Norman le regardèrent, stupéfaits.
— Bien sûr. C’est pour cela qu’ils vivent ensemble. Vos poupées ne le sont pas ?
— N-non, bégaya Fran. Léonard est le chevalier servant de Pat, mais… (Sa voix s’éteignit.) Norm, fit-elle en étreignant le bras de son mari, je ne le crois pas ; je pense qu’il nous mène en bateau pour avoir un avantage au départ. Parce que s’ils partent du même endroit…
Norm dit à voix haute :
— Hé, les gars, écoutez. Ce n’est pas juste de prétendre qu’ils sont mariés.
Wynn répondit :
— Nous ne « prétendons » pas qu’ils sont mari et femme. Leur nom est Connie et Paul Lathrope, du 24, Place Adren, à Piedmont. Ils se sont mariés il y a un an ; n’importe qui vous le confirmera.
Il semblait très calme.
« Peut-être dit-il la vérité », pensa Norman. Il était abattu.
— Regarde-les ensemble, dit Fran en s’agenouillant devant le combiné pour mieux observer les poupées. Dans la même chambre, en haut de la même maison. Regarde ! Norm, regarde ! Il n’y a qu’un seul grand lit ! Les yeux exhorbités, elle le prit à témoin : Comment Poupée Pat et Léonard peuvent-ils se mesurer à eux ? (Sa voix tremblait.) C’est immoral !
— Vous avez un type de combiné entièrement différent du nôtre, se plaignit Norman à Walter Wynn. Fondamentalement différent, vous le voyez vous-même. Il désigna son propre combiné. J’insiste pour que, dans ce jeu, Connie et Paul ne vivent pas ensemble et ne soient pas considérés mariés.
— Mais ils le sont, intervint Foster. C’est un fait. Regardez ; leurs vêtements sont dans la même penderie. (Il leur montra l’endroit.) Et dans les mêmes tiroirs de la commode. (Il leur fit aussi vérifier.) Et jetez un coup d’œil dans la salle de bains. Deux brosses à dents. Marquées Lui et Elle. Dans le même présentoir. Vous pouvez constater que nous n’inventons rien.
Il y eut un silence.
Fran parla alors, d’une voix éraillée :
— S’ils sont vraiment mariés, vous voulez dire… qu’ils ont… qu’ils sont… intimes ?
Wynn leva un sourcil, puis hocha la tête.
— Bien sûr, pourquoi se seraient-ils mariés, autrement ? Vous y voyez un inconvénient ?
— Poupée Pat et Léonard n’ont jamais… commença Fran qui ne put finir.
— Bien sûr que non, approuva Wynn. Ils ne font que sortir un peu ensemble. Nous le savons.
Fran dit :
— Nous ne pouvons jouer dans ces conditions. C’est impossible. Elle reprit le bras de son mari. Rentrons tout de suite au Trou « Tête d’Épingle »… s’il te plaît, pour moi, Norman.
— Attendez, l’arrêta brusquement Walter Wynn. Si vous ne jouez pas, cela signifie que vous nous abandonnez la partie. Et Poupée Pat avec.
Les trois hommes semblaient d’accord et – Norm le remarqua tout de suite – plusieurs Veinards de Berkeley hochaient la tête dans l’assemblée, en particulier Ben Fennimore.
— Ils ont raison, fit Norman à sa femme d’une voix lasse.
Il lui passa les bras autour des épaules.
— Nous serions obligés de l’abandonner. Il vaut mieux tenter le coup, ma chérie.
— Oui, répondit Fran d’une voix atone qui semblait monter d’un puits sans fin. Jouons.
Elle se pencha pour lancer la roulette d’une main indifférente. La roue s’arrêta sur le six.
Tout sourire. Walter Wynn s’agenouilla pour tenter sa chance. Il sortit un quatre.
La partie avait commencé.
Caché derrière le contenu éparpillé et pourrissant d’un antique colis de M. BonSoin, Timothy Schein les vit avancer lentement sur la surface cendreuse, poussant leur brouette devant eux. Ils paraissaient complètement épuisés.
— Salut ! hurla Timothy en courant vers eux, rempli de joie de les revoir. Ses parents lui avaient beaucoup manqué.
— Salut, fils, murmura son père avec un signe de tête. Il abandonna les bras de la brouette et s’arrêta pour s’essuyer avec un mouchoir.
Fred Chamberlain arrivait maintenant à toute allure en haletant.
— Hello, M. Schein. Hé, vous avez gagné ? Vous avez écrasé les Veinards d’Oakland ? Je suis sûr que vous leur avez flanqué la pilée. Non ?
Il les regardait l’un après l’autre, impatient.
D’une voix basse, Fran répondit :
— Oui, Freddy. Nous avons gagné.
Norm ajouta.
— Regarde dans la brouette.
Les deux garçons s’empressèrent d’obtempérer et ils découvrirent au milieu des meubles de Poupée Pat une nouvelle créature. Plus grosse, plus pleine, plus adulte que Pat. Ils la dévisageaient, et elle scrutait inlassablement le ciel gris. « Voilà donc cette Connie Companion, se dit Timothy ! Sapristi ! »
— Nous avons eu de la chance, expliqua Norm. Plusieurs personnes étaient déjà sorties du Trou et se rassemblaient autour d’eux pour écouter. Jean et Sam Regan, Tod Morrisson et sa femme Helen, puis leur maire, Hooker Glebe lui-même, qui s’avançait en se dandinant, tout excité, le visage rougi par l’effort inhabituel pour lui.
Fran continua :
— Nous avons sorti une carte « Votre dette est annulée » juste au moment où nous devions le plus, cinquante mille dollars. Cela nous a remis à égalité avec les adversaires. Puis nous avons tiré une carte « Avancez de dix cases » qui nous a amenés juste sur le Gros Lot, du moins dans notre combiné. Ça a été alors une querelle incroyable avec les autres, parce que sur le leur, la case était un « Impôt exceptionnel sur le Train de Vie ». Mais nous avions heureusement sorti un chiffre impair, si bien que nous nous retrouvions sur notre propre terrain. (Elle soupira.) Je suis bien contente d’être de retour à la maison. C’était dur, Hooker ; c’était un jeu terrible.
Hooker Glebe eut un sifflement admiratif.
— Allons les gars, regardons la poupée Connie Companion. Il demanda à ses propriétaires : Puis-je la prendre pour la leur montrer ?
— Bien sûr, répondit Norm, un sourire paternel aux lèvres.
Hooker prit Connie Companion.
— Qu’est-ce qu’elle est réaliste ! fit-il en la dévisageant. Les vêtements me semblent en dessous de notre standard habituel. Ils ont l’air faits à la machine.
— C’est vrai, acquiesça Norm. Mais elle est sculptée, pas moulée.
— Oui, je vois. Hooker retourna la poupée dans tous les sens. Un beau travail. Elle est… hum… plus plantureuse que Pat. Qu’est-ce que c’est que ce costume qu’elle porte ? Du tweed, ou un tissu du même genre ?
— C’est un habit de travail, expliqua Fran. Nous l’avons gagné avec ; c’était accepté à l’avance.
— Vous comprenez, elle a un travail, reprit Norman. Elle est psychologue consultante pour une firme qui fait des études de marché. Elle s’occupe de déterminer les préférences des consommateurs. Une position importante et très bien payée… Elle gagne vingt mille dollars par an, si je me rappelle bien ce qu’a dit Wynn.
— Bon Dieu ! lança Hooker. Et Pat qui n’a même pas fini son lycée. (Il semblait décontenancé.) Eh bien, je suppose qu’il est normal qu’ils nous dépassent en certaines matières. Ce qui importe, c’est votre victoire. Son sourire jovial lui revint : Poupée Pat a triomphé ! cria-t-il en tendant Connie à bout de bras pour que tout le monde puisse l’apercevoir. Regardez, les amis, ce que Norm et Fran nous ont rapporté !
Norm intervint :
— Fais attention à elle, Hooker.
Sa voix était ferme.
— Quoi fit Hooker, étonné. Et pourquoi, Norm ?
— Elle attend un bébé.
Il y eut soudain un silence glacial. Seule la cendre bougeait doucement sous le vent autour d’eux. Aucun autre son.
— Comment le savez-vous ? demanda Hooker.
— Ils nous l’ont dit. Les Veinards d’Oakland nous l’ont appris. Et nous avons gagné aussi ceci… après de longs palabres arbitrés en fin de compte par Fennimore.
Il chercha dans la brouette dont il tira une petite pochette de cuir qui contenait un nouveau-né rose parfaitement sculpté :
— Nous l’avons emporté aussi parce que Fennimore a décidé que, techniquement, il faisait encore partie du corps de Connie.
Hooker regarda le petit être sans répondre.
— Elle est mariée, expliqua Fran. Mariée à Paul. Ils n’en sont plus à se donner seulement des rendez-vous. Elle est enceinte de trois mois, nous a dit M. Wynn. Il ne nous a prévenus qu’après notre victoire ; il n’en avait pas envie, mais il s’est senti obligé.
Je crois qu’ils avaient raison ; cela n’aurait servi à rien de garder ça secret.
Norm compléta :
— En fait, il y a aussi un modèle réduit d’embryon…
— Oui, coupa Fran. Il suffit d’ouvrir Connie pour voir…
— Non, fit Jean Regan. S’il vous plaît. Ne dites plus rien.
Hooker se fit l’écho de la demande :
— Non, madame Schein, arrêtez. Il recula de plusieurs pas...
Fran reprit, inconsciente de la situation :
— Cela nous a choqués, nous aussi, au premier abord, mais…
— Voyez-vous, s’interposa Norman. C’est très logique ; et vous devez suivre la logique. Même Poupée Pat…
— Non ! cria Hooker, furieux. Il ramassa une pierre dans la cendre à ses pieds. Non ! Il leva le bras. Arrêtez tous les deux ! Arrêtez de parler !
Les Regan avaient imité le maire et sans un mot tenaient maintenant des morceaux de rocher.
Fran dit enfin :
— Norman, il faut que nous partions d’ici.
— Vous avez raison, approuva Tod Morrisson. Et sa femme hocha la tête, le visage fermé.
— Retournez à Oakland ! ordonna Hooker. Vous ne vivrez plus ici. Vous êtes différents d’avant. Vous avez changé.
— Oui, fit lentement Sam Regan. J’avais raison d’avoir peur. Il demanda à Norman Schein : Quelle est la difficulté du voyage vers Oakland ?
— Mais nous ne sommes allés que jusqu’à Berkeley. Chez les Veinards de Berkeley. Il semblait complètement stupéfait. La situation lui échappait et il cherchait à comprendre. Mon Dieu, fit-il. Nous ne pouvons tout de même pas faire demi-tour comme ça et recommencer à pousser cette brouette jusqu’à Berkeley… nous sommes crevés. Nous avons besoin de nous reposer !
Sam Regan proposa :
— Et si quelqu’un d’autre poussait ? Il rejoignit les Schein. Je pousserai, vous me guiderez, Schein. Il tourna la tête vers sa propre femme qui ne bougeait pas. Et il ne lâcha pas sa pierre.
Timothy pinça le bras de son père.
— Je peux venir ce coup-ci, papa ? S’il te plaît.
— D’accord, répondit Norm, à moitié pour lui-même. On ne veut plus de nous ici, eh bien nous irons ailleurs. Il se retourna vers sa femme. Allons-y. Si Sam pousse la brouette je crois que nous pourrons atteindre Berkeley avant la nuit. Sinon, nous dormirons à la belle étoile ; Timothy nous aidera à nous protéger des chaiens.
Fran répondit :
— Je crois qu’on ne nous en laisse pas le choix. Son visage était livide.
— Et prenez ceci, dit Hooker en tendant le petit bébé sculpté. Fran Schein l’accepta et le remit tendrement dans sa matrice de cuir. Norman remit Connie Companion dans la brouette et ils s’apprêtèrent à partir.
— Ça arrivera ici un jour ! lança Norman au groupe de ses anciens amis. Oakland est un peu en avance sur vous, c’est tout.
— Allez, fit Hooker. Partez !
Norm hocha la tête et s’apprêta à saisir les bras de la brouette. Mais Sam Regan le repoussa et s’en empara.
— Allons-y ! fit-il.
Les trois adultes marchaient groupés, pendant que l’enfant filait devant en éclaireur, le couteau prêt à parer à toute attaque animale. Ils avançaient vers le sud sans dire un mot, parce qu’il n’y avait plus rien à dire.
— Quelle tristesse que ça se soit passé comme cela, dit enfin Norman lorsqu’ils eurent parcouru deux kilomètres et que le Trou à Veinards « Tête d’Épingle » eut définitivement disparu.
— Peut-être pas, le consola Regan. C’est peut-être mieux ainsi.
Il ne semblait pas du tout déprimé, alors que c’était lui qui avait le plus perdu de tous. Son foyer, sa femme. Il avait abandonné son existence. Et il survivait.
— Heureux de t’entendre, fit Norm d’une voix maussade.
Ils continuèrent en silence, chacun pris dans ses pensées.
Au bout d’un moment, Timothy dit à son père :
— Tous ces gros Trous à Veinards vers le sud… Là-bas, il y a plein de choses nouvelles à faire, n’est-ce pas ? Je veux dire qu’on ne reste pas assis toute la journée à jouer à ce jeu.
Il l’espérait bien.
Son père répondit :
— Je suppose que tu as raison.
Au-dessus de leur tête, un vaisseau de M. BonSoin passa en sifflant à une vitesse inouïe, puis disparut presque aussitôt ; Timothy le regarda un moment d’un œil indifférent. Il y avait beaucoup trop à espérer du futur immédiat. Beaucoup trop à regarder sur le sol et en dessous, pour se préoccuper du ciel.
Son père murmura :
— Ces types d’Oakland, leur jeu, leur poupée si particulière leur ont appris quelque chose. Connie devait grandir et eux avec. Elle les a forcés à devenir adultes. Nos Veinards n’ont jamais rien appris de semblable de Poupée Pat. Je me demande s’il le feront un jour. Poupée Pat aurait dû changer comme Connie qui a dû un jour lui ressembler. Il y a longtemps.
Ennuyé par le monologue philosophique de son père, Timothy fila devant… Qui s’intéressait au comportement des poupées et à leurs états d’âme ? Il cherchait plutôt quelque chose d’intéressant dans l’étendue ouverte devant leur groupe. Un signe, une chance à exploiter, les prémices du futur pour lui et ses parents… et pour monsieur Regan, aussi.
— Pressez-vous, cria-t-il en se retournant. Et Norman Schein parvint à lui rendre un sourire fatigué en guise de réponse.
The Days of Perky Pat.
Traduction de Marcel Thaon.