UNE SINÉCURE (1963)
Le texte suivant fait partie d’une série inachevée, fragments d’un roman jamais publié. Philip K. Dick lui écrira une suite, What we’ll do with Regland Park ? que nous avions prévue dans cette anthologie mais qui a dû être supprimée, faute de place. On y retrouve un héros qui sera plus tard le personnage principal de Cantate 140, puis de Brèche dans l’espace : Jim Briskin, avant qu’il ne soit nommé Président des États-Unis, dans son premier métier d’amuseur public célèbre – c’est-à-dire, ô ironie dickienne, de présentateur des nouvelles à la télévision.
Mais ce récit est encore bien autre chose qu’une avant-garde littéraire. Il annonce de manière étonnante tout un segment de l’histoire des États-Unis commencé juste après sa parution. En effet, Une sinécure, sorti en octobre 1963, nous semble traiter d’un problème jusqu’alors hypothétique et qui prendra toute son acuité le mois suivant : la mort d’un Président et son remplacement par un vice-président que le peuple ne connaît pratiquement pas. Lyndon Johnson en saura quelque chose peu après. Il met en scène également une lutte entre la presse et l’exécutif qui s’avérera devenir une réalité lors du Watergate. On en viendrait à croire les folles affirmations de prémonition dont est parsemé le discours de Philip K. Dick, à Metz (1977)…
Enfin, il nous sera permis de penser que Norman Spinrad aura trouvé ici un texte cher à ses goûts, sinon un modèle pour son futur Jack Barron et l’Éternité, dont le personnage central et l’argument de base sont si proches de cette petite allégorie politique.
Une heure avant son émission sur la sixième chaîne, l’empereur du ragot télévisé, le clown Jim Briskin, était assis dans son bureau, entouré de l’équipe de production. Ils commentaient les dernières nouvelles annonçant qu’une flotille de vaisseaux spatiaux d’origine inconnue et aux intentions peut-être hostiles avait été repérée à huit cents unités astronomiques du Soleil. La nouvelle était d’importance, bien entendu. Mais comment la présenter aux milliards de spectateurs disséminés sur trois planètes et sept lunes ?
Sa secrétaire, Peggy Jones, alluma une cigarette et s’inquiéta.
— Ne les alarmez pas, Jim-Jam. Allez-y en douceur.
Elle se renfonça dans son siège et se mit à feuilleter les bulletins reçus par leur station commerciale, en provenance d’Unicephalon 40-D.
La structure homéostatique, le grand résolveur de problèmes de la Maison-Blanche, le seul et unique Unicephalon 40-D, avait lui-même détecté l’ennemi potentiel. Fort de ses fonctions de président des États-Unis, il avait immédiatement envoyé des vaisseaux de réserve en première ligne tenir un front de guerre. Les inconnus semblaient venir d’un autre système solaire et allaient bientôt rencontrer nos propres navires éclaireurs.
— En douceur, répéta Briskin d’une voix sombre. Je fais une grimace et je leur dis : « Hé, les gars… c’est enfin arrivé, ce que nous craignions tous, la terreur atavique s’avère fondée. Ouaf, ouaf.
Il jeta un regard perçant à sa secrétaire.
— La Terre entière va s’en écrouler de rire ; Mars aussi peut-être. Mais les autres, ceux des lunes les plus lointaines risquent de ne pas apprécier. Car en cas d’attaque ce serait eux qui prendraient les premier coups.
— Non, ça ne les amusera pas, acquiesça le responsable de l’unité des programmes.
Lui aussi paraissait inquiet ; il avait de la famille sur Ganymède.
— Il doit bien y avoir une nouvelle plus gaie, demanda Peggy. Vous pourriez ouvrir l’émission avec. Cela ferait plaisir aux commanditaires. Elle passa le monceau de nouvelles à Briskin. Voyez ce que vous pouvez faire de ça. Vous connaissez ce qui marche : une vache mutante gagne le droit de vote après un procès en Alabama. Des trucs de ce genre.
— Je sais, approuva Briskin en commençant à examiner les coupures.
Il fallait renouveler le succès de la dernière fois, le coup du rouge-gorge mutant qui avait ému des millions de téléspectateurs : l’oiseau avait, à force de volonté patiente et tenace, appris à coudre. Un beau matin d’avril, à Bismark, Dakota du Nord, devant les caméras, il avait cousu à sa progéniture un nid protecteur.
Une nouvelle dominait le lot. Il n’eut pas besoin de lire plus avant pour le comprendre. L’atmosphère triste et grisâtre de l’actualité allait s’en éclairer et Briskin se détendit. La menace d’à huit cent u.a. n’allait pas ralentir les affaires.
— Écoutez ! lança-t-il avec un grand sourire. Le vieux Gus Schatz est décédé après une longue maladie.
— Qui est Gus Schatz ? demanda Peggy, étonnée. Le nom… il semble familier.
— C’est le type du syndicat, répondit Jim Briskin. Vous savez, la doublure du président envoyée à Washington par le syndicat il y a vingt-deux ans. Il est mort, et le syndicat… (Il lui envoya l’entrefilet extrêmement succinct.) Il va nommer une nouvelle doublure pour remplacer Schatz. Je crois que je vais aller l’interviewer. Ça risque d’être intéressant s’il sait parler.
— C’est vrai ; j’oublie tout le temps qu’il y a toujours un humain pour doubler Unicephalon en cas de panne. Mais est-ce déjà arrivé ?
— Non, répondit Ed Finerberg. Et cela n’arrivera jamais. Nous avons là encore une des petites mignardises du syndicat. Un type de plus se la coule douce aux frais des contribuables. C’est le véritable fléau de notre société.
Jim Briskin l’interrompit.
— Cela n’empêchera pas les gens de s’amuser pendant l’émission. La vie intime de la plus haute doublure du pays… Les raisons du choix syndical. Ses petites passions, nous allons les découvrir. Découvrir comment cet homme – quel qu’il soit – compte employer son temps pour ne pas devenir fou d’ennui, de désespoir. Le vieux Gus avait appris à relier les livres ; il collectionnait des vieux magazines rares sur les moteurs et les reliait en vélin doré sur tranche.
Ed et Peggy hochèrent la tête à l’unisson.
— Allez-y, le poussa Peggy. Vous arriverez à rendre le reportage intéressant, Jim-Jam ; vous rendriez n’importe quoi intéressant. Je vais appeler la Maison-Blanche ; vous croyez que le type est déjà arrivé ?
— Il doit probablement encore se trouver au quartier général du syndicat à Chicago, fit remarquer Ed. Essayez de téléphoner là-bas. Syndicat des fonctionnaires du gouvernement section-Est.
Peggy décrocha le téléphone et composa le numéro sans plus attendre.
À sept heures du matin, Maximilian Fisher entendit des bruits dans un demi-sommeil. Il leva la tête de l’oreiller, entendit la confusion grandir dans la cuisine, les cris stridents de sa logeuse, puis des voix masculines inconnues. L’esprit encore embrumé, il parvint à se redresser dans le lit en prenant les plus grandes précautions pour ne pas trop secouer sa lourde carcasse. Il ne se pressait pas ; le docteur avait ordonné de ne pas trop fatiguer son cœur déjà mal en point. Aussi prit-il son temps pour s’habiller.
Ils vont essayer de me soutirer une contribution à l’une de leurs bonnes causes, se dit Max. C’est dans la manière des types du syndicat. Un peu tôt quand même. Il ne se sentait pas inquiet. Je suis en règle, pensa-t-il fermement. Rien à craindre.
Lentement, il boutonna une chemise de soie d’un joli rose à rayures vertes, une de ses préférées. Ça me donne de la classe, pensa-t-il, tout en entamant un travail laborieux pour arriver à enfiler ses escarpins en authentique ersatz de daim. Soyons prêt à les affronter d’égal à égal, pensa-t-il, en repeignant ses cheveux clairsemés devant la glace. S’ils me secouent un peu trop, j’irai beugler chez Pat Noble à New York ; j’irai faire un esclandre à la bourse du travail ; c’est vrai, quoi, je ne vais pas supporter leurs conneries, moi un vieux syndicaliste.
Une voix cria de l’autre pièce :
— Fischer, habille-toi et sors de là. Nous t’avons trouvé un travail qui commence dès aujourd’hui.
Un travail ! Des sentiments contradictoires se bousculaient en Max qui ne savait pas trop s’il devait se réjouir ou s’attrister. Il vivait depuis un an des subsides du fonds de soutien du syndicat, comme la plupart de ses amis. L’impossible arrive quelquefois. Salauds, pensa-t-il ; et s’ils m’avaient fourgué un travail épuisant ? Un truc où il faut se courber toute la journée, courir partout. La colère montait en lui. Un piège à con ; pour qui ils se prennent ? Il ouvrit la porte et leur fit face.
— Écoutez, commença-t-il avant d’être interrompu par un des officiels.
— Prends tes affaires, Fischer. Gus Schatz s’est fait la malle et tu dois descendre à Washington D.C. reprendre le boulot de première doublure ; nous voulons que tu sois en place avant qu’ils n’abolissent le poste ou un coup fourré du même genre qui nous obligerait à la grève nationale et à des procès interminables. En fait, nous voulons que quelqu’un se glisse doucement dans la place encore chaude et y reste tranquillement, tu comprends ? Rendre la transition si naturelle que personne ne s’apercevra de la différence.
Max demanda immédiatement :
— Quel est le salaire ?
L’officiel lui lança un regard foudroyant :
— Tu ne participes pas aux décisions. On t’a choisi, tu obéis. Tu veux qu’on te supprime ta pension ? Être obligé de traîner par toute la ville pour trouver du travail ?
— Ah, arrête tes salades, protesta Max. Je peux prendre le téléphone et appeler Pat Noble…
Les officiels du syndicat commençaient à empaqueter des objets pris ici et là dans la pièce.
— Nous allons t’aider à faire tes affaires. Pat veux que tu sois à la Maison-Blanche pour dix heures ce matin.
— Pat ! répéta Max. Il était coincé. La grande trahison.
Les syndicalistes qui sortaient déjà les valises du placard se firent des sourires entendus.
En un rien de temps ils avaient quitté la maison et pris un monorail qui fila rapidement à travers les plaines du centre des États-Unis Maximilian Fischer regardait avec morosité le paysage défiler derrière les vitres ; il ne discutait pas avec ses accompagnateurs, préférant ruminer tout seul de sombres pensées. Que pouvait-il se rappeler du boulot de première doublure du pays ? La journée commençait à huit heures du matin – il avait lu ça quelque part. On disait aussi que des tonnes de touristes se pressaient chaque jour dans la Maison-Blanche pour jeter un coup d’œil à Unicephalon 40-D, en particulier beaucoup d’enfants des écoles… Et il ne pouvait pas sentir les enfants parce qu’ils se moquaient de lui à cause de son poids. Saloperie, il allait en voir arriver des millions en files ininterrompues car la doublure du président devait toujours se trouver sur les lieux. Il était requis par la loi de ne pas s’éloigner d’Unicephalon 40-D de plus de cent mètres, le dimanche comme les jours de semaine, le jour et la nuit. Où était-ce cinquante mètres ? De toute façon, il lui faudrait pratiquement passer sa vie assis dessus dans la crainte d’une panne. Je ferais peut-être bien de me renseigner plus avant sur la question, décida-t-il. Je vais prendre un cours télévisé sur l’administration du gouvernement, juste en cas.
Max demanda à l’officiel assis à sa droite :
— Écoute, camarade, sais-tu si j’ai quelque pouvoir à exercer dans ce travail ? Quelque chose à…
— C’est comme tous les autres boulots syndicaux, répondit l’officiel d’une voix lasse. Tu restes assis. Tu fais double emploi. Tu ne te rappelles plus comment c’était avant, quand tu travaillais ? Cela fait trop longtemps. Il se mit à rire et donna un coup de coude à son camarade. Tu entends ? Fischer veut savoir quelles seront ses responsabilités… Les deux hommes riaient maintenant.
— Je vais te donner un conseil, Fischer, fit le second en traînant sur chaque mot. Quand tu seras installé à la Maison-Blanche, lorsque tu auras vu ta chaise, ton lit, que tu auras fait les arrangements pour tes repas et ton blanchissage, tes passages à la télé, tu devrais te traîner vers Unicephalon 40-D pour geindre près de lui. Tu resterais là allongé par terre à te gratter et à piauler jusqu’à ce qu’il te remarque.
— Ta gueule, murmura Max.
L’officiel continua, sans merci :
— Ensuite tu dis quelque chose comme ça : « Hé, Unicephalon, écoute, je suis ton copain. » Tu lui chantes : « Gratte-moi dans le dos, j’te gratte le tien. » Il faudrait passer une loi pour que je…
— Mais qu’est-ce qu’il peut lui faire en échange ? demanda l’autre.
— Il peut l’amuser. Lui raconter l’histoire de sa vie. Comment il s’est sorti de la misère sociale et psychologique en regardant la télé sept jours sur sept, jusqu’à – surprise ! surprise ! – qu’il s’élève aux plus hauts sommets, qu’il mérite le travail (il ricana) de doublure du président.
Maximilian rougit, mais ne répondit rien ; il resta muet, à regarder fixement par la vitre du monorail.
Une fois à la Maison-Blanche, Maximilian découvrit sa petite chambre. Elle avait appartenu à Gus, et bien que les vieux magazines moisis eussent disparu il restait quelques reproductions épinglées sur les murs : une Volvo 1963 modèle S-122 ; une Peugeot 403 de 1957 et autres antiquités d’un âge oublié. Sur la bibliothèque trônait un modèle plastique fait main d’une Studebaker Starlight coupé de 1950 aux détails hallucinants de précision.
— Il était en train de la fabriquer quand il a passé l’arme à gauche, expliqua l’un des officiels du syndicat en posant la valise de Max. Il pouvait vous sortir n’importe quel détail sur ces engins d’avant la turbine – tout un savoir inutile sur les automobiles.
Max hocha la tête.
— Tu as une idée de ce que tu vas faire ? demanda l’officiel.
— Eh merde ! Comment voulez-vous que je le sache ? Donnez-moi le temps de me retourner.
Maussade, Max prit la Studebaker et examina sa carrosserie. Il avait envie de l’écraser, de faire éclater sa perfection miniature ; mais il reposa le modèle et s’en détourna.
— Fais une grosse balle avec des élastiques, proposa un des hommes.
— Quoi ?
— La doublure d’avant Gus, Louis je ne sais trop qui, collectionnait les élastiques. Il les enroulait les uns sur les autres pour en faire une boule de plus en plus grosse. À la fin de sa vie, elle était comme une maison. J’ai oublié son nom, mais la balle d’élastiques se trouve au Smithsonian de Washington.
Il y eut un remue-ménage dans le hall. Une femme d’âge moyen, aux vêtements aussi austères que la mine, réceptionniste de son métier, passa la tête par la porte et dit :
— Monsieur le président, un clown des actualités télévisées désire vous voir. Essayez de vous en débarrasser aussi vite que possible parce que nous avons plusieurs circuits touristiques aujourd’hui et certains de nos visiteurs voudront peut-être vous rencontrer.
— Très bien, répondit Max.
Le clown se présenta aussitôt. C’était Jim-Jam Briskin, la plus célèbre mauvaise langue du moment, et Max en fut très impressionné.
— Vous voulez me voir ? demanda-t-il à Briskin en bégayant. Vous êtes sûr que vous voulez me voir, moi ? Il ne pouvait imaginer représenter le moindre intérêt pour le comique. Essayant de faire bonne figure, il tendit la main et expliqua : Voici ma chambre, mais ce modèle réduit et ces reproductions appartenaient à Gus, mon prédécesseur. Je ne peux pas vous parler d’eux.
Briskin portait la célèbre perruque rouge feu qui lui donnait au naturel la même expression bizarre que sous le regard des caméras. Il paraissait toutefois plus âgé que l’image ne l’aurait donné à penser, mais cette caractéristique disparaissait sous le sourire magnifique de naturel et de gentillesse qui avait fait sa renommée : son insigne de bon aloi, la marque d’un homme équilibré, sympathique, à l’esprit caustique mais sans excès. Briskin était le type d’homme qui… Eh bien, pensa Maximilian, c’est le genre de gars qu’on aimerait avoir dans sa famille.
Ils se serrèrent la main. Briskin prévint :
— Vous êtes sur l’antenne, M. Max Fischer, ou plutôt M. le président, pour mieux choisir mes termes. Ici Jim-Jam qui vous parle. Au nom des milliards de téléspectateurs nichés dans les plus lointains recoins de notre système solaire, permettez-moi de vous poser quelques questions. Monsieur, quel effet cela vous fait-il de savoir que, si Unicephalon 40-D tombait en panne, même momentanée, vous seriez catapulté au poste le plus important jamais tenu par un être humain, celui de véritable président des États-Unis et non plus de doublure ? La responsabilité ne vous empêche-t-elle pas de dormir ?
Il fit une pause et sourit largement. Derrière lui se déchaînait le ballet des caméras, des techniciens lui envoyaient des projecteurs dans les yeux. Max clignait sans cesse des yeux et sentait la sueur lui couler dans le dos et sur tout le visage, au milieu de la fournaise. Il s’essuyait constamment au-dessus des lèvres.
— Quelles émotions vous étreignent en ces instants solennels ? demanda encore Briskin. Vous êtes à l’orée d’une tâche qui durera peut-être le reste de votre vie ; quelles pensées hantent votre esprit maintenant, dans cette Maison-Blanche ?
Max répondit après un instant d’hésitation.
— C’est… C’est une grosse responsabilité.
Il réalisa alors, il vit que Briskin se moquait de lui, qu’il pouffait d’un rire silencieux à un mètre de ses yeux. Car c’était un des gags dont il était spécialiste. Et sur toutes les lunes et les planètes habitées, les auditeurs le savaient aussi. Ils jouissaient de l’humour sardonique de Jim-Jam.
— Vous êtes un homme de forte taille, M. Fischer, continua Briskin sans attendre. Si je puis me permettre, je dirais même que vous êtes obèse. Prenez-vous assez d’exercice ? Je vous demande cela parce que votre nouveau travail va pratiquement vous confiner dans cette pièce, et je me demandais quels changements cela apporterait dans votre vie.
— Eh bien. Je pense, bien entendu, qu’un employé du gouvernement doit toujours être à son poste. Oui, ce que vous dites est vrai ; je devrai rester ici jour et nuit, mais cela ne me gêne pas. J’y suis préparé.
Jim Briskin reprit sans interruption le rythme des questions :
— Dites-moi, est-ce que… Il s’arrêta brusquement, se retourna vers les techniciens vidéo derrière lui et fit d’une voix étrange : Nous ne sommes plus à l’antenne.
Un homme affublé d’écouteurs s’avança vers eux.
— Je suis sur le circuit monitor ; écoutez. (Il tendit rapidement le casque à Briskin.) Unicephalon nous a coupé ; il émet à la place un flash d’informations.
Briskin porta les écouteurs à ses oreilles. Son visage se décomposa et il dit :
— Les vaisseaux repérés à huit cents u.a.s. sont hostiles. Il est en train de l’annoncer.
Il jeta un coup d’œil acéré à ses collègues ; la perruque flamboyante de clown était sur le point de tomber.
— Ils ont commencé à attaquer !
Dans les vingt-quatre heures, les extra-terrestres parvinrent, non seulement à s’infiltrer dans le système solaire, mais encore à profondément endommager Unicephalon 40-D.
La nouvelle frappa Maximilian Fischer de façon indirecte comme il prenait son dîner à la cafétéria de la Maison-Blanche.
— Monsieur Maximilian Fischer ?
— Ouais, fit Max en levant les yeux vers un groupe d’agents secrets qui venait d’entourer sa table.
— Vous êtes le président des États-Unis
— Des clous, répondit Max. Je suis la doublure du président ; c’est pas pareil.
Un des agents expliqua :
— Unicephalon 40-D est hors d’état de marche probablement pour un mois. Aussi, d’après la Constitution amendée, vous êtes le président et le commandant en chef des forces armées. Nous sommes ici pour vous protéger. L’homme fit un grand sourire grotesque que Max lui rendit. Comprenez-vous ? Le sens de mes paroles vous pénètre-t-il ? insista l’agent secret.
— Bien sûr, fit Max.
Il comprenait maintenant le bourdonnement de conversations qui avait accueilli son arrivée à la cafétéria, lorsqu’il avait pris son plateau. Cela expliquait pourquoi le personnel de la Maison-Blanche lui avait lancé des regards étranges. Il posa sa tasse de café, s’essuya lentement et délibérément la bouche avec sa serviette de papier, faisant semblant d’être absorbé par des pensées profondes. Mais son esprit n’était que vide.
— Nous devons vous prévenir que l’on vous attend immédiatement au bunker du Conseil de sécurité, reprit l’homme. Ils veulent que vous participiez aux dernières délibérations sur la stratégie à suivre.
Ils se dirigèrent bientôt vers l’ascenseur.
— La politique stratégique, murmura Max tandis qu’ils descendaient. J’ai quelques opinions sur la question. Il est grand temps de foutre la tannée à ces étrangers. Vous n’êtes pas d’accord ? (Les agents du service secret hochèrent la tête.) Oui, nous devons leur montrer que nous n’avons pas peur, continua Max. Pour sûr que nous en finirons vite ; nous balayerons ces cancrelats de notre maison.
Les autres partirent d’un rire approbateur.
Enchanté, Max donna un coup de coude au chef du groupe.
— Je pense que nous sommes trop forts pour eux ; les U.S.A. ont encore des dents.
— Faut leur dire, Max.
Et ils se mirent tous à rire très fort, Maximilian le premier.
Comme ils sortaient de l’ascenseur, un homme grand et très bien habillé les arrêta et fit d’une voix pressante :
— Monsieur le président, je suis Jonathan Kirke, le chargé des relations avec la presse de la Maison-Blanche ; avant que vous entriez ici pour conférer avec les responsables du C.S., je pense que vous devriez vous adresser à la nation qui attend tout entière votre intervention en cette heure funeste. Le public désire voir son chef. (Il tendit plusieurs feuilles de papier.) Voici un communiqué écrit spécialement par le Bureau consultatif sur la politique ; il met en place vos…
— Zobi, coupa Max en rendant le texte sans le lire. Je suis le président, pas vous. Je ne vous connais même pas. Kirke ? Cric ? Fric ? Jamais entendu ce nom. Montrez-moi où est le micro et je ferai mon propre discours. Ou faites venir Pat Noble ; il aura peut-être une bonne idée. (À ce moment, il se rappela que Pat avait fait le Judas avec lui, qu’il l’avait plongé dans la mélasse.) Non, lui non plus. Donnez-moi simplement le micro.
— C’est une période de crise, grogna Kirke.
— C’est juste. Alors, vous feriez aussi bien de me laisser seul. Vous vous tenez hors de mon chemin et je vous éviterai tout autant. N’est-ce pas ? (Il donna une tape amicale dans le dos de l’homme.) Nous ne nous en porterons que mieux.
Un groupe de gens munis de caméras de TV portables et de petits projecteurs s’approcha. Max repéra parmi eux Jim Briskin et son équipe.
— Hé, Jim-Jam ! hurla-t-il. Tu vois ! Je suis vraiment président maintenant !
Impassible, Jim Briskin s’approcha de lui.
— Je ne vais pas passer ma vie à enrouler des pelottes de fil ou à faire des modèles réduits de bateaux. Rien de tout cela, fit Max qui serra avec chaleur la main du clown. Merci de vos félicitations.
— Félicitations, fit au bout d’un instant Briskin d’une voix basse.
— Merci encore, répéta Max en écrasant la main de l’homme jusqu’à ce que les osselets craquent. Bien sûr, un jour ou l’autre ils répareront cette boîte à musique et je redeviendrai doublure. Mais… Il sourit alentour, plein d’allégresse, explorant du regard le couloir maintenant plein à craquer de gens de la télévision ou d’employés de la Maison-Banche venus là observer leur nouveau président. Il repéra aussi quelques gradés de l’armée et la horde sempiternelle des agents secrets.
Briskin remarqua :
— Vous avez une lourde tâche devant vous, M. Fischer.
— Ouais, approuva Max.
Quelque chose au fond des yeux de Briskin insinuait : Et je me demande si vous y arriverez ? Si vous êtes l’homme d’un tel pouvoir ?
— Bien sûr que j’y arriverai, déclara Max, sur la défensive, dans le micro de Jim-Jam, pour que toute la vaste audience entende.
— C’est possible, répondit celui-ci, le doute sur le visage.
— Hé, vous paraissez ne plus m’aimer tout d’un coup. Que se passe-t-il ?
Briskin ne répondit pas, mais ses yeux papillotèrent.
— Écoutez, menaça Max. Je suis le président maintenant et je peux faire fermer votre sale émetteur… Je peux vous envoyer le F.B.I. à la première heure. Pour votre gouverne, je renvoie immédiatement le ministre de la Justice, quel que soit son nom, et je le remplace par un homme que je connais, quelqu’un en qui je peux avoir confiance.
— Je vois, fit Briskin qui semblait moins flou.
Max vit apparaître sur son visage une sorte de conviction bizarre qu’il n’arriva pas à définir.
— Oui, continua le clown, vous pouvez décider tout cela, n’est-ce pas ? Si vous êtes vraiment président…
— Faites bien attention, menaça Max. Vous n’êtes rien comparé à moi, Briskin, même avec vos millions de spectateurs.
Il tourna alors le dos aux caméras et s’en alla d’une démarche majestueuse vers le bunker du Conseil de sécurité.
Quelques heures plus tard, tôt le matin, dans les tréfonds du Conseil national de sécurité, sous plusieurs mètres de béton et de plomb, Maximilian Fischer regardait la télévision à moitié endormi. Le poste répétait sans cesse en sourdine les dernières nouvelles : les services secrets avaient repéré l’arrivée de trente vaisseaux spatiaux étrangers supplémentaires dans le système solaire, ce qui portait le chiffre des ennemis à soixante-dix pour l’instant. Chacun était d’ailleurs suivi individuellement par les défenses en alerte.
Mais Fischer savait bien que ce n’était pas assez. Il serait bientôt obligé de donner l’ordre de contre-attaquer ; une responsabilité qui le faisait hésiter. Après tout, qui étaient-ils ? Personne à la C.I.A. ne pouvait le lui dire. Quelle était leur force ? Réponse tout aussi inconnue. Et – plus important encore – l’attaque serait-elle victorieuse ?
Sans compter les problèmes intérieurs. Unicephalon intervenait constamment dans les questions économiques, favorisant tel secteur en perte de vitesse, restreignant tel autre ; diminuant les taxes un jour, ou le taux d’intérêt… Avec sa mise hors service toute cette structure infiniment souple s’était écroulée du jour au lendemain. Mon Dieu, pensa Max tristement Qu’est-ce que je sais sur la lutte contre le chômage ? Comment puis-je dire à certaines usines de rouvrir et pas à d’autres ?
Il se tourna vers le général Tompkins, président de l’équipe de Commandement unifié, qui se tenait près de lui en train de lire des rapports sur le développement des défenses terriennes autour de la planète.
— Les vaisseaux sont tous en place, n’est-ce pas ? demanda-t-il.
— Oui, monsieur le président.
Max fit un grimace, mais le général ne semblait pas avoir pris un ton ironique ; il était tout au contraire plein de respect pour son supérieur.
— Très bien, murmura Max. Je suis content de l’entendre. Et vous avez tendu ce rideau de missiles au-dessus de nous de telle manière qu’il n’y ait aucune faille ? Je ne veux pas qu’il nous arrive la même chose qu’à Unicephalon.
— Nous sommes en régime Defcon Un, répondit le général. Depuis six heures du matin à notre fuseau horaire, le pied de guerre est général.
— Et ces vaisseaux stratégiques ? Il avait appris à employer cet euphémisme pour désigner leurs forces offensives.
— Nous pouvons lancer notre attaque à n’importe quel moment, fit Tompkins en jetant un regard vers ses collaborateurs pour chercher une approbation. Nous pouvons neutraliser chacun de leurs vaisseaux en même temps.
Max grommela :
— Vous n’avez pas de bicarbonate ?
La situation le déprimait terriblement. Quel travail et quels efforts, pensa-t-il. Toute cette saleté d’agitation – pourquoi ces cancrelats ne nous laissent-ils pas en paix ? Je veux dire, est-ce que nous devons vraiment faire la guerre ? Personne ne sait ce qui nous arrivera sur la figure par mesure de rétorsion ; on ne sait jamais avec les formes de vies extra-terrestres… elles sont totalement imprévisibles.
Il continua à voix haute :
— C’est ce dont j’ai peur. Les représailles.
Il soupira.
Le général Tompkins intervint.
— Toute négociation avec l’ennemi est hors de question, bien entendu.
— Alors, allez-y, se décida Max. Foutez-leur une raclée.
Il se leva pour aller chercher son bicarbonate.
— Je pense que vous faites un bon choix, dit encore le général Tompkins, et derrière lui, les conseillers civils hochèrent la tête à l’unisson.
— Je reçois une nouvelle assez étrange, fit l’un des conseillers en tendant à Max une bande de téléscripteur. James Briskin vient juste de déposer une plainte contre vous à la cour fédérale de Californie, sous le prétexte que vous n’avez pas été légalement élu président puisque vous ne vous êtes pas porté candidat.
— Vous voulez dire que je n’ai pas sollicité les votes de l’électorat ? Juste à cause de cela ?
— Oui, monsieur. Briskin demande à la Cour fédérale de vous destituer et a même annoncé sa propre candidature.
— QUOI ?
— Briskin prétend que vous devez non seulement vous porter candidat, mais encore le battre aux urnes. Et avec sa popularité, il pense, bien évidemment…
— Il a perdu la boule, fit Max qui commençait à s’inquiéter. Qu’est-ce que vous en pensez ?
Seul le silence répondit.
— De toute manière, l’affaire est décidée, reprit Max. Vous, les militaires, vous passez à l’action pour balayer l’ennemi du système solaire. Pendant ce temps… Il réfléchit un instant. Nous allons faire des pressions économiques sur les commanditaires de Jim-Jam, la bière Reinlander et l’Électronique Lemeilleur, pour les décider à retirer leur appui.
Les hommes assis à la longue table approuvèrent. Il y eut des bruits de papiers froissés pendant qu’ils rangeaient leur mallette ; l’entrevue était pour l’instant terminée.
Il a un avantage déloyal sur moi, se dit Max à lui-même. Comment puis-je me présenter alors que les chances ne sont pas égales ; lui parmi les personnalités les plus célèbres de la télévision, et moi, rien du tout ? Ce n’est pas juste ; je ne laisserai pas faire ça.
Jim-Jam peut se présenter s’il le veut, décida-t-il. Mais ça ne lui portera pas bonheur. Il ne va pas me battre, parce qu’il sera mort avant.
Une semaine avant les élections, Télétude, l’organisme spécialisé dans les sondages d’opinions interplanétaires, publia les dernières prévisions. Leur lecture rendit Maximilian Fischer encore plus déprimé que d’habitude.
— Regarde ça, fit-il à son cousin l’avocat Léon Lait qu’il avait récemment nommé ministre de la Justice. Il lui tendit le sondage.
Ses propres résultats étaient bien sûr lamentables.
Briskin gagnerait facilement au premier tour.
— Pourquoi des chiffres pareils ? demanda Lait.
Comme Max, c’était un homme corpulent, habitué aux travaux de doublure depuis des années et qui trouvait son nouveau poste excessivement difficile à tenir. Il n’était pas habitué au moindre effort physique et ne restait que par loyauté familiale envers Max.
— Est-ce parce qu’il a toutes ces stations télé derrière lui ? demanda-t-il en sirotant sa boîte de bière.
Max répondit d’une voix cinglante.
— Hé non, c’est parce que son nombril est fluorescent. Bien sûr qu’il mène grâce à la télévision, pauvre con… Il mène un battage d’enfer jour et nuit, se créant une image. (Il fit une pause lugubre.) C’est un clown. Il amuse les gens avec sa perruque rouge. Mais c’est bon pour un spécialiste des actualités, pas pour un président.
Trop abattu pour ajouter quelque chose, il retomba dans le silence.
Le pire n’était pas encore arrivé.
À neuf heures du soir, ce même jour, Jim-Jam commença un marathon de soixante-douze heures retransmis dans tout le pays. Un grand final pour emporter définitivement les suffrages et assurer son élection.
Dans sa chambre à coucher spéciale de la Maison-Blanche, Maximilian Fischer regardait, morose, la télévision, un plateau-repas sur les genoux.
Ce sale Briskin, pensa-t-il pour la millionième fois, débordant de colère.
— Regarde, lança-t-il à son cousin le ministre de la Justice qui était affalé dans un fauteuil moelleux non loin de lui. C’est l’hallali.
Il désigna l’écran de télé.
Léon Lait répondit en mâchant son cheeseburger :
— C’est abominable.
— Tu sais d’où il émet maintenant ? Du plus profond de l’espace, au-delà de Pluton. À partir de leur émetteur le plus éloigné que les types du F.B.I. ne pourront jamais annihiler, même en y mettant un millier d’années.
— Mais non, ils l’attraperont, essaya de le rassurer Léon. Je leur ai dit : « Vous devez réussir ; mon cousin le président vous l’ordonne. »
— Mais ça va prendre du temps, se plaignit Max. Léon, tu es vraiment trop lent. Je vais te dire quelque chose. J’ai un vaisseau de ligne qui attend dehors le Dwight D. Eisenhower, tout prêt à pondre son œuf. Tu sais le genre d’œufs qui éclatent en faisant beaucoup de bruit. Je n’ai qu’à dire un mot.
— Oui, Max.
— Et je n’arrive pas à le faire.
L’émission commençait à accélérer son rythme. Des projecteurs éblouissants ; Peggy Jones apparaît sur scène, belle à croquer, une robe pailletée lui moule le corps, laissant les épaules nues ; ses cheveux brillent comme une flamme. Et voici le strip-tease sophistiqué, comprit Max. Et avec une fille qui fait bon genre. Même lui se redressa sur son siège pour mieux voir. Ce n’était peut-être pas un vrai strip-tease, mais l’opposant se servait du sexe pour le combattre, lui. À l’autre bout de la pièce, le cousin avait cessé de mâchonner son cheeseburger ; le bruit de mâchoires s’était interrompu, puis avait repris lentement.
Sur l’écran, Peggy chantait :
C’est Jim-Jam dont j’suis fana
L’gars l’plus aimé des USA.
C’est Jim-Jam le plus sympa
Notre seul candidat.
— Mon Dieu, gémit Max. Et pourtant, elle le disait si bien, avec des mouvements onduleux de son long corps, qu’il ne pouvait pas vraiment la détester… Je crois qu’il me faut immédiatement donner l’ordre au Dwight D. Eisenhower de partir, fit-il, continuant à regarder.
— Tout ce que tu dis, Max, répondit Léon. Je peux te certifier que je te soutiendrai. Je ferai savoir que tu as agi dans la légalité. Tu n’as pas à t’inquiéter pour ça.
— Donne-moi le téléphone rouge, ordonna Max. C’est la ligne protégée que seul le commandant en chef utilise pour les instructions secrètes. Pas mal, hein ? (Il reçut le téléphone des mains du ministre de la Justice.) Je vais appeler le général Tompkins qui relaiera l’ordre au vaisseau. Pauvre Briskin, ajouta-t-il avec un dernier regard à l’écran. Mais c’est ta propre faute ; tu n’avais qu’à rester dans ton coin. Tu n’aurais pas dû me défier.
La fille à la robe argentée avait maintenant disparu et Jim-Jam la remplaçait. Max baissa un instant le téléphone pour regarder.
— Salut, mes braves amis, fit Briskin en levant les bras pour demander le silence.
Max savait bien que les applaudissements étaient enregistrés – nulle audience n’aurait pu suivre le clown dans sa cachette lointaine – mais l’illusion était parfaite. Le bruit diminua, puis s’enfla de nouveau. Briskin eut un sourire amical et attendit le silence.
— Tout est faux, grogna Max. Faux applaudissements, fausse audience. Ils sont malins, lui et son équipe. Sa cote monte déjà.
— C’est juste, approuva Léon. Je l’avais remarqué.
— Mes amis, disait Briskin d’une voix sobre devant le simulacre de public, comme vous le savez peut-être, au début le président Maximilian Fischer et moi-même nous entendions fort bien.
La main sur le téléphone rouge, Max pensa en lui-même que Briskin disait la vérité.
Briskin continua.
— Nous nous sommes définitivement séparés sur la question du pouvoir – l’utilisation de la force brutale, primitive. Pour Max Fischer, le poste de président n’est qu’un instrument, une mécanique qu’il veut utiliser comme extension de ses propres facultés pour satisfaire ses désirs inassouvis, répondre à ses propres besoins. Je crois honnêtement que sous bien des aspects ses intentions sont bonnes ; qu’il essaie souvent de reprendre la politique d’Unicephalon. Mais les moyens qu’il emploie pour y parvenir sont d’une qualité plus discutable.
— Ecoute-le, Léon, cria Max qui continua pour lui-même : Quoi qu’il dise, je ne me laisserai pas arrêter dans mon projet. Personne ne me barrera le passage, car je fais mon devoir. Je suis la voie tracée par mon poste et ses responsabilités. Si vous étiez à ma place, vous feriez la même chose.
Briskin continuait son monologue.
— Même le président doit obéir à la loi ; il ne lui est pas extérieur malgré toute sa puissance. Il resta silencieux quelques instants puis reprit lentement : Je sais qu’à cette seconde même, le F.B.I., obéissant aux ordres du suppôt de Fischer, Léon Lait, essaie de faire fermer cette station, d’étouffer ma voix. Encore une fois, Maximilian Fischer utilise la force, la puissance de la police nationale, à ses propres fins, la transformant en…
Max décrocha le téléphone. Une voix en sortit aussitôt :
— Oui, Monsieur le président. Ici le général Tompkins, C. des C.
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
— Une abréviation de chef des communications, armée 600-1000, monsieur. À bord du Dwight D. Eisenhower, prêt à recevoir vos ordres et à les relayer.
— Ah, oui, fit Max en hochant la tête. Écoutez, toutes les doublures, mes amis, m’entendez-vous ? Soyez prêts à recevoir mes instructions. (Il mit la main sur le récepteur pour parler à Léon qui avait terminé son cheeseburger et commençait une tarte à la fraise.) Comment puis-je faire ça ? En fait Briskin dit la vérité.
Léon répondit :
— Donne l’ordre à Tompkins. (Puis il rota et se tapota la poitrine du poing.) Excuse-moi.
Sur l’écran, Jim Briskin disait :
— Il est tout à fait possible que d’oser vous parler mette ma vie en danger. Car nous devons bien nous en rendre compte : nous avons un président qui n’hésiterait pas à employer la force meurtrière pour arriver à ses fins. C’est la tactique politique d’une tyrannie. Et c’est bien ce que nous subissons, une tyrannie en gestation au sein de notre société, pour remplacer le gouvernement rationnel et désintéressé de la structure homéostatique Unicephalon 40-D qui avait été élaborée, construite et mise en marche par quelques-uns des plus brillants esprits de notre temps ; des personnes dévouées à la préservation de notre patrimoine culturel. Toute cette somme d’efforts est en train de se transformer en une tyrannie absolue. Voilà qui est très triste, et c’est le moins que l’on puisse dire.
Doucement, Max dit :
— Maintenant je ne peux plus rien faire.
— Et pourquoi ? demanda Léon.
— Tu ne l’as pas entendu ? Il parle de moi. Je suis le tyran dont il décrit l’ascension. Jésus-Christ ! (Max raccrocha le combiné.) J’ai attendu trop longtemps.
— Je ne comprends pas, fit Léon. Qu’est-ce qui t’arrête, Max ?
— C’est difficile à expliquer, mais – putain de Dieu – cela prouverait qu’il a raison.
Je sais bien qu’il a raison, pensa Max. Mais le savent-ils eux ? Le public, mes concitoyens ? Je ne peux les laisser me découvrir. Ils doivent admirer leur président, le respecter. L’honorer. Pas étonnant que mes résultats soient si mauvais aux sondages de Télétude. Pas étonnant que Jim Briskin ait décidé de se présenter contre moi dès qu’il a su que j’étais en poste. Ils savent ce que je vaux vraiment ; ils le sentent. Ils sentent la vérité dans les mots de Jim-Jam. Je ne suis pas du calibre dont on fait un président.
Je ne suis pas digne de ma jonction.
— Écoute Léon, fit-il. Je vais quand même donner une raclée à Briskin et ensuite je démissionnerai. Ce sera mon dernier acte officiel. (Il reprit le téléphone rouge.) Je vais leur donner l’ordre d’écraser Briskin et ensuite quelqu’un d’autre pourra prendre mon poste. Celui pour qui le peuple votera. Même Pat Noble, ou toi ; je m’en fous. (Il tortilla le fil du combiné.) Hé, C. des C. ! fit-il à voix haute. Allez répondez.
S’adressant à son cousin, il le réprimanda :
— Laisse-moi un peu de tarte. Tu m’as pris la mienne.
— Bien sûr, Max, répondit Léon, obéissant.
— Il n’y a personne au bout du fil ? cria Max dans le téléphone. Il attendit. La ligne restait vide. Quelque chose ne va pas, lança-t-il à Léon. La communication est coupée. Encore ces extra-terrestres sûrement.
Il remarqua alors l’écran de télévision blanc et les craquements du haut parleur. Jim Briskin et son spectacle tonitruant avaient quitté les ondes.
— Que se passe-t-il ? cria Max. Qu’est-ce qu’ils sont en train de me faire ? Qui est responsable ? Il parcourait la pièce d’un regard effrayé. Je ne comprends pas.
Léon buvait un milkshake, le visage impassible, essayant désespérément de se montrer sûr de lui, de trouver des réponses aux questions de Max. Mais son visage adipeux était devenu blanc.
— Il est trop tard. Pour une raison ou pour une autre, il est trop tard, répétait Max qui raccrocha lentement. Je suis entouré d’ennemis, Léon. Des ennemis bien plus puissants que toi ou moi. Et je ne connais même pas leur identité.
Il resta assis en silence, devant la télévision qui jetait des reflets grisâtres sur son visage. Il attendait.
Le haut-parleur de l’appareil dit soudain : « Bulletin d’actualités semi-automatique, restez à l’écoute s’il vous plaît. »
De nouveau le silence.
Jim Briskin regarda Ed Finerberg et Peggy, attendant la suite.
— Camarades citoyens des États-Unis, commença brusquement une voix plate, sans modulation. L’interrègne est terminé et la situation est redevenue normale.
En même temps, apparaissaient des mots qui s’inscrivaient lentement sur l’écran de monitoring ; un ruban imprimé passant devant les caméras à Washington. Unicephalon 40-D était sorti de sa tombe pour intervenir à sa manière habituelle ; coupant le programme en cours et les querelles humaines, comme la Constitution le lui permettait.
La voix était une reconstruction synthétique quasi humaine ; l’organe vocal d’Unicephalon.
— La campagne électorale est nulle et non avenue, continua la structure homéostatique. Ceci constitue le point numéro un. Le président doublure, Maximilian Fischer est annulé et doit reprendre ses fonctions ; point deux. Point trois : nous sommes attaqués par des extra-terrestres qui ont envahi notre système solaire... Point quatre : James Briskin qui vous parlait sur cette antenne…
Nous y sommes, comprit Briskin.
Dans ses écouteurs, la voix impersonnelle, lisse comme un plateau, continuait :
… doit immédiatement arrêter son émission et se désister. Une injonction à comparaître devant la cour est déposée aujourd’hui même, lui demandant de faire la preuve de l’intérêt de toute activité politique supplémentaire de sa part. Dans l’intérêt public, nous lui demandons de prendre sa retraite politique.
Un sourire figé sur les lèvres, Briskin commenta pour ses deux assistants :
— Et voilà. C’est terminé. On m’a passé un bâillon. Je n’ai plus qu’à me taire.
— Vous pouvez mener l’affaire à la cour ; monter jusqu’à la juridiction suprême, proposa aussitôt Peggy. Ils ont déjà donné tort à Unicephalon dans le passé. Elle posa la main sur l’épaule de Jim-Jam, mais il eut un mouvement de recul. Mais est-ce que vous désirez vous battre ?
— Au moins, il ne m’a pas remis à ma place comme Fischer, se consola Briskin. Il se sentait épuisé. Je suis heureux de savoir cette machine de retour, fit-il pour rassurer Peggy. Nous revenons ainsi à la stabilité. Et c’est très bien comme cela.
— Qu’allez-vous faire, Jim-Jam ? demanda Ed. Retrouver la bière Reinlander et l’Électronique « Lemeilleur » pour essayer de reprendre votre émission habituelle ?
— Non, murmura Briskin. Certainement pas. Mais… Il ne pouvait se permettre de se taire totalement. Il ne pouvait le faire, même pour Unicephalon. C’était biologiquement impossible ; tôt ou tard, il se remettrait à parler, pour le meilleur ou pour le pire. Et, pensa-t-il, je parie que Max ne rentrera pas non plus dans son placard… Nous sommes coincés l’un comme l’autre.
Peut-être vais-je répondre à l’injonction de comparaître ; peut-être vais-je combattre. Une contre-plainte… Poursuivre Unicephalon 40-D devant les tribunaux. Jim-Jam Briskin, plaignant ; Unicephalon, accusé. Il sourit. J’aurais besoin d’un bon avocat pour ce procès. Quelqu’un de drôlement meilleur que le brave cousin de Max Fischer, son grand cerveau Léon Lait.
Il se dirigea vers le placard du petit studio d’où ils avaient préparé leur émission, prit son manteau et commença à l’enfiler. Il restait un long chemin à faire depuis cette résidence lointaine jusqu’à la Terre, et il voulait partir le plus vite possible.
Peggy le suivit pour demander :
— Vous ne reprenez pas du tout l’émission ? Vous ne finissez pas au moins la soirée ?
— Non.
— Mais Unicephalon va sûrement arrêter de transmettre, et que restera-t-il ? Une ligne vide, morte. Des ondes silencieuses. Ce n’est pas juste, Jim. Vous ne pouvez pas quitter la scène au milieu du numéro comme cela… Je ne peux y croire. Cela ne vous ressemble pas du tout.
Il s’arrêta à la porte du studio.
— Vous avez entendu ce qu’il a dit. Les instructions qui m’étaient destinées.
— Personne ne laisse un canal silencieux, rétorqua Peggy. C’est comme le vide que la nature abhorre, Jim. Si vous ne le remplissez pas, quelqu’un d’autre le fera. Regardez, Unicephalon va cesser d’émettre. Elle désigna le moniteur TV. Le ruban de mots s’était arrêté ; l’écran était une fois de plus assombri, parcouru seulement du mouvement sourd des électrons. Il est de votre responsabilité de le faire. Vous devez continuer et vous le savez bien.
— Le circuit est-il rétabli ? demanda Jim à Ed.
— Oui. Il s’est retiré. Tout au moins pour l’instant.
Sans un mot de plus, il fit un geste en direction de la scène vacante que visaient caméras et projecteurs. Il n’avait pas besoin d’insister.
Toujours affublé de son manteau, Jim Briskin commença à s’approcher de l’espace lumineux. Mains dans les poches, il entra dans le champ des caméras, sourit et commença :
— Chers amis, je crois que l’interruption est terminée. Tout au moins pour quelque temps. Aussi allons-nous continuer notre petit spectacle.
Le bruit des applaudissements enregistrés – manipulés par Ed Fineberg – s’éleva très fort, et Jim Briskin leva les mains pour ramener au calme l’auditoire inexistant.
— Quelqu’un parmi vous connaît-il un bon avocat ? demanda Jim-Jam, caustique. Si oui, mon numéro de téléphone est dans l’annuaire. Agissez vite avant que le F.B.I. ne réussisse à nous attraper dans notre demeure excentrée.
Dans sa chambre de la Maison Blanche, sitôt le message d’Unicephalon terminé, Maximilien Fischer se retourna vers son cousin Léon et fit :
— Eh bien, je suis destitué.
— Eh oui, Max, j’en ai peur, répondit celui-ci d’une voix lourde.
— Et toi aussi, insista Max. Ça va être le grand balayage ; tu peux être sûr de ça. Annulé. (Il grinça des dents.) Quelle insulte. N’aurait-il pu dire suspendu ?
— Je suppose que c’est sa manière de s’exprimer, soupira Léon. Ne te chagrine pas, Max ; rappelle-toi ton cœur malade. Tu as toujours le travail de doublure ; et c’est la plus haute position secondaire qui soit : président doublure des États-Unis. Souviens-t’en toujours. Tu as de la chance en fin de compte ; tu n’auras plus à te tourmenter, à t’épuiser au travail toute la journée.
— Je me demande si j’ai encore le droit de finir ce repas ? fit Max d’une voix lugubre en picotant de sa fourchette les aliments étalés devant lui. Son appétit avait brusquement disparu avec ses responsabilités, mais il revenait à présent de plus belle ; il choisit une salade du chef et en prit une énorme bouchée. Cela m’appartient encore, décida-t-il, en mâchant vigoureusement. Je continuerai à vivre ici et à manger à ma faim. N’est-ce pas ?
— Exact, approuva Léon, l’esprit procédurier en éveil. C’est écrit dans le contrat signé entre le syndicat et le Congrès ; tu te rappelles de l’époque. Nous ne nous sommes pas mis en grève pour rien.
— C’était le bon temps, ponctua Max. Il termina sa copieuse salade et s’intéressa à un verre de lait de poule. Quelle joie de ne plus avoir à prendre de décisions importantes ; il poussa un profond soupir et se laissa aller dans la pile de coussins qui le soutenaient.
Mais une pensée sournoise lui vint bientôt. D’une certaine manière, j’aimais bien commander. En fait, c’était… Il chercha à préciser. C’était différent de l’emploi de doublure ou d’être chômeur. Une sorte…
Une sorte de satisfaction intérieure, continua-t-il en son for intérieur. Voilà le mot. D’accomplir quelque chose par moi-même. La sensation lui manquait déjà ; il se sentait vide, coque sans contenu, comme si la vie avait perdu brusquement tout sens.
— Léon, appela-t-il. J’aurais pu continuer à rester président encore un bon mois sans que cela m’ennuie, tu comprends ? Ça m’aurait même plu.
— Je crois que je te comprends, marmonna Léon.
— Non, tu ne le peux certainement pas.
— J’essaye, Max. Crois-moi, fit le cousin d’une voix plaintive.
Plein d’amertume, Max avoua :
— J’aurais dû empêcher les techniciens de réparer Unicephalon. Tout au moins, bloquer les travaux quelque temps. Six mois peut-être.
— Il est trop tard pour y penser maintenant, fit remarquer Léon.
Est-ce si sûr ? se demanda Max en lui-même. Un accident est vite arrivé et Unicephalon pourrait s’en retrouver victime encore une fois. Un simple accident.
Il réfléchit en mangeant un morceau de tarte aux pommes avec une grosse tranche de fromage de tête. Plusieurs de ses connaissances pourraient se charger du travail… Et avaient déjà mené à bien des tâches similaires.
Un bon gros accident presque mortel. Si l’on pouvait employer ce mot avec une structure électronique, pensa-t-il. Une nuit, très tard, pendant que tout le monde dort et qu’il ne reste plus que lui et moi d’éveillés dans la Maison-Blanche. Si l’on veut bien regarder la vérité en face, les extra-terrestres nous ont montré le chemin à suivre.
— Regarde, Jim-Jam Briskin a repris son émission, cria Léon en montrant la télévision. Et en effet, la perruque flamboyante familière était de retour ; Jim Briskin était là qui lançait une plaisanterie bien acide, mais profonde en même temps. Quelque chose qui obligeait à s’y arrêter pour réfléchir.
— Hé, écoute, reprit Léon. Il se moque du F.B.I. ; aurais-tu pu imaginer qu’il se serait permis une chose pareille, maintenant. Ce type n’a peur de rien.
— Ne me dérange pas ; je pense, le rabroua Max qui se pencha pour éteindre l’appareil de télé.
Ses réflexions présentes ne souffraient pas d’être troublées.
Stand-by.
Traduction de Marcel Thaon.