LA PLANÈTE IMPOSSIBLE (1953)

 

Une petit vignette émouvante sur l’avidité qui pousse les hommes à détruire ce qu’ils aiment. La planète originaire est brisée par la guerre, vidée de tous ses contenus miniers par des exploitants sans vergogne. Devenue poubelle de l’Univers, elle ne sert même pas de leçon de chose à ses descendants. Car l’histoire se développe sur deux plans et le comportement du Capitaine envers sa passagère redouble l’indifférence des Terriens pour leurs origines. Philip K. Dick exploitera souvent le thème de l’homme meurtrier de son environnement – les exemples du Dr Bloodmoney ou de Seconde Variété (1953) viennent à l’esprit ; mais jamais avec cette nostalgie.

 

— Elle reste là sans bouger, fit Norton nerveusement. Il faut que vous lui parliez, capitaine.

— Qu’est-ce qu’elle veut ?

— Elle réclame un ticket. Elle est sourde comme un pot. Elle reste à vous regarder et refuse de s’en aller. Ça me rend nerveux.

Le capitaine Andrews se leva lentement.

— D’accord, je vais la voir. Faites-la entrer.

— Merci.

Norton lança au vide du couloir.

— Le capitaine va vous parler. Venez !

Il y eut un mouvement à l’extérieur de la cabine de contrôle. Un éclair métallique. Le capitaine Andrews repoussa son travail et attendit.

— C’est là. (Norton réapparut.) De ce côté. Exactement.

Derrière Norton venait une vieille femme minuscule et toute ridée, accompagnée d’un robant(22) étincelant, immense serviteur robot qui la soutenait du bras. Le robant et la petite vieille pénétrèrent lentement dans la pièce.

 

— Voilà ses papiers. (Norton glissa un dossier sur la table des cartes, la voix tendue.) Elle a trois cent cinquante ans. Une des plus vieilles de l’univers qui marche encore. Elle vient de Riga II.

Andrews feuilleta doucement le registre. Devant le bureau, la vieille femme resta debout, sans un mot, les yeux figés sur un objet invisible derrière le capitaine. Des yeux bleu pâle, comme de la porcelaine de Chine antique.

— Irma Vincent Gordon, murmura Andrews. Il releva les yeux. Est-ce exact ?

La vieille ne répondit pas.

— Elle est complètement sourde, monsieur, expliqua le robant.

Andrews grommela et retourna à sa lecture. Irma Gordon avait été parmi les premiers colons du système de Riga. Origine inconnue. Probablement née sur un des vieux vaisseaux sublumiques, en plein espace. Il eut une étrange impression. Que la petite créature fanée avait vu de siècles ! Quels changements !

— Elle veut voyager ? demanda-t-il au robant.

— Oui, monsieur. Elle est venue directement de chez elle acheter un ticket.

— Peut-elle supporter le voyage ?

— Elle a déjà fait le chemin de Riga à ici, Fomalhaut IX.

— Où veut-elle aller ?

— Sur Terre, monsieur, fit le robant.

— La Terre ! (La mâchoire d’Andrews en tombait de stupéfaction. Il jura entre ses dents.) Que voulez-vous dire ?

— Elle désire se rendre sur la Terre, monsieur, répéta le robant.

— Vous voyez ? intervint Norton, complètement folle.

Agrippant les bords du bureau de toutes ses forces, Andrews s’adressa à la femme.

— Madame, je ne peux pas vous vendre un ticket pour la Terre.

— Elle ne vous entend pas, fit remarquer le robant.

Andrews trouva un morceau de papier sur lequel il écrivit en capitales :

JE NE PEUX PAS VOUS VENDRE UN TICKET POUR LA TERRE

Il le tint en l’air. Les yeux de la vieille femme bougèrent comme elle étudiait le message. Ses lèvres se convulsaient.

— Pourquoi pas ? dit-elle enfin d’une voix semblable au crissement ténu des feuilles caressées par le vent.

Andrews griffonna une réponse.

LENDROIT NEXISTE PAS

Il ajouta en caractères plus appuyés :

MYTHE LÉGENDE JAMAIS EXISTÉ

Les yeux décolorés de l’ancêtre laissèrent les mots et se reportèrent sur Andrews. Le regard était fixe, le visage sans expression. Le capitaine commença à se sentir mal. Près de lui, Norton suait à grosses gouttes.

— Jésus, murmura-t-il. Débarrassez-nous d’elle ou elle va nous porter malheur.

Andrews s’adressa au robant :

— Ne pouvez-vous pas lui faire comprendre ? La Terre n’existe pas. Cela a été prouvé mille fois déjà. Il n’y a pas de planète originaire. Tous les savants sont d’accord pour dire que la vie humaine est apparue en même temps dans tout l’univ…

— Elle désire aller sur Terre, répéta patiemment le robant. Elle a trois cent cinquante ans et ils ont cessé de lui donner son traitement de soutien. Elle veut visiter la Terre avant de mourir.

— Mais c’est un mythe ? explosa Andrews.

Sa bouche s’ouvrit et se referma plusieurs fois, mais les mots ne sortaient plus.

— Combien vous dois-je ? fit la vieille femme. Combien cela coûte-t-il ?

— Je ne peux pas ! hurla Andrews. Il n’y…

— Nous avons un kilo de positifs, fit le robant.

Andrews se figea brusquement.

— Un millier de positifs !

Il était devenu blanc d’étonnement. Toute couleur avait quitté son visage aux mâchoires serrées.

— Combien ? répéta la vieille. Combien ?

— Est-ce que ce sera suffisant ? demanda le robant.

Pendant quelques instants, Andrews avala sa salive en silence, puis retrouva soudain la voix.

— Bien sûr, fit-il, pourquoi pas ?

— Capitaine ! protesta Norton. Vous êtes devenu fou ? Vous savez bien que la Terre n’existe pas ! Putain de Dieu, comment pourrions-nous ?…

— Bien sûr que nous l’emmènerons !

Andrews reboutonna lentement sa veste, les mains agitées de tremblements.

— Nous l’emmènerons dans n’importe quel coin de l’univers. Dites-lui cela. Pour mille positifs, nous serons très heureux de faire le voyage de la Terre. D’accord ?

— Bien sûr, fit le robant. Elle a fait des économies pendant des dizaines d’années dans l’attente de ce jour. Elle va vous donner le kilo de positifs tout de suite. Elle les porte sur elle.

— Écoutez, fit Norton. Vous pouvez attraper vingt ans avec ce coup. Ils vous supprimeront votre permis de vol et votre carte de citoyen, et puis…

— Taisez-vous.

Andrews activa le cadran du radioguide intersystème. Les fusées grondèrent et tressautèrent sous leurs pieds. Le gros vaisseau avait atteint l’espace.

— Je veux la bibliothèque principale de Centaure II, fit-il dans le micro.

— Même pour un millier de positifs, vous n’y arriverez pas. Personne ne le peut. Ils se sont fatigués à chercher la Terre pendant des générations. Des vaisseaux du Directoire ont visité les planètes les plus piquées des vers de la…

Le radioguide cliqueta :

— Ici Centaure II.

— Les renseignements.

Norton agrippa le bras d’Andrews.

— S’il vous plaît, capitaine. Même pour deux kilos de positifs…

— Je désire les informations suivantes, dit Andrews dans le micro-caméra. Tous les renseignements connus concernant la planète Terre, berceau légendaire de la race humaine.

— Aucun fait connu, répondit, après un décalage la voix détachée du moniteur de la bibliothèque. Le sujet est classé dans la série « métarenseignements ».

— Quels sont les bruits invérifiables, mais persistants, qui circulent encore ?

— La plus grande partie des légendes concernant la Terre se sont perdues durant le conflit Centaure-Riga de 4-B883a. Ne survivent que des fragments selon lesquels la Terre est, suivant la source, une grosse planète entourée d’un anneau et de trois lunes ; une planète petite et dense avec un seul satellite ; le premier d’une série de dix corps planétaires tournant autour d’une naine blanche…

— Quelle est la légende la plus répandue ?

— Le rapport Morrison de 5-C2 Ir a analysé la somme des entrées ethniques et subliminales de la légende. Le résumé final note que la Terre est généralement considérée comme une petite planète, la troisième d’un système de neuf, avec une seule lune. À part ces éléments, rien d’autre ne se répète de manière significative.

— Je vois. La troisième planète d’un système de neuf. Une seule lune.

Andrews coupa la communication et l’écran s’assombrit.

— Alors ? fit Norton.

Andrews se leva rapidement.

— Elle connaît probablement par cœur toutes les légendes sur la question.

Il montra le plancher de l’index, le quartier des passagers était en dessous.

— Je veux prendre tous les renseignements possibles.

— Pourquoi ? Qu’allez-vous faire ?

Andrews ouvrit le Référentiel des Étoiles, fit courir un doigt sur l’index et libéra le chercheur qui fit bientôt jaillir une carte.

Il l’attrapa pour l’introduire dans le pilote-robant.

— Le système d’Emphor, murmura-t-il, plongé dans ses pensées.

— Emphor ? Nous allons là-bas ?

— D’après la carte, il existe quatre-vingt-dix systèmes qui correspondent à la description. Des quatre-vingt-dix, Emphor est le plus proche. Nous nous dirigeons en ce moment vers lui.

— Je ne comprends pas, protesta Norton. Emphor est une région de petit commerce. Emphor III n’est même pas un repère de classe D.

Le capitaine Andrews lui fit une grimace entendue.

— Emphor III ne possède qu’une lune et se trouve en troisième position à partir de son soleil. Il a huit compagnons planétaires. C’est tout ce que nous voulons. Quelqu’un en sait-il plus sur la Terre ? (Il jeta un regard vers le sol.) Est-ce qu’elle en sait plus ?

— Je vois, fit Norton lentement. Je commence à comprendre votre raisonnement.

 

Emphor III tournait lentement au-dessous du navire spatial. Un globe d’un rouge terne entouré de nuages blafards, à la surface brûlée et corrodée, interrompue par les restes congelés d’anciennes mers. Des falaises érodées et craquelées montaient encore bravement à l’assaut du ciel. Les plaines absolument plates avaient perdu leur sol et s’étendaient, carcasses désolées, nues sous le soleil. D’immenses gouffres perçaient la surface du sol çà et là, comme une multitude de plaies béantes.

Norton fit une grimace de répulsion.

— Regardez ça. Reste-t-il quelque chose de vivant là-dessous ?

Le capitaine Andrews fronça les sourcils.

— Je n’avais pas réalisé qu’elle était tellement esquintée. (Il se dirigea brusquement vers le pilote robant.) Il devrait théoriquement y avoir un rayon-guide quelque part en bas. Je vais essayer de m’amarrer.

— Un rayon de guidage ? Vous voulez dire que cette poubelle est habitée ?

— Il reste quelques Emphorites. Un genre de colonie commerciale dégénérée. (Andrews consulta la carte.) Des navires marchands passent parfois de ce côté. Le contact avec cette région est demeuré vague depuis la guerre Centaure-Riga.

Le couloir résonna de sons lointains qui se rapprochèrent. Le robant étincelant et Mme Gordon émergèrent dans la cabine de contrôle. Le visage de la vieille femme luisait d’excitation.

— Capitaine ! Est-ce… Est-ce la Terre qu’on voit là-bas ?

— Oui, madame, fit Andrews avec un signe de tête affirmatif.

Le robant conduisit Mme Gordon près du vaste écran d’observation. Le visage de la vieille femme se convulsa ; des soubresauts d’émotion bouleversaient ses traits décrépits.

— Je ne peux pas croire qu’il s’agit de la Terre. Cela semble impossible.

Norton jeta un regard perçant à Andrews.

— C’est la Terre, affirma Andrews, évitant les yeux de Norton. La Lune devrait apparaître bientôt.

La forme rabougrie ne répondit pas. Elle s’était retournée.

Andrews prit contact avec le guidage et le pilote programma le robant. La fusée frémit et commença alors à tomber comme une pierre, tirée par le rayon venu d’Emphor.

— Nous atterrissons, fit Andrews à la vieille femme, lui touchant l’épaule.

— Elle ne peut pas vous entendre, monsieur, rappela le robant.

Andrews grommela ;

— Eh bien, elle peut voir.

La surface grêlée, détruite, d’Emphor III montait rapidement sous eux. Le vaisseau pénétra dans la ceinture de nuages puis émergea, survolant une plaine dénudée qui s’étendait à perte de vue.

— Qu’est-ce qui leur est arrivé ? demanda Norton à Andrews. Une guerre ?

— Oui. Des bombes. Et la planète est très vieille. Les cratères sont probablement dus à des déflagrations. Quelques-unes des longues tranchées ont peut-être été creusées par des équipes de recherches minières. On dirait qu’ils ont vraiment épuisé tous les filons. Le citron n’a plus que l’écorce.

Une rangée de montagnes brisées, aux sommets érodés, fila sous le vaisseau sans qu’ils aient l’occasion de les examiner. Ils approchaient maintenant des résidus d’un océan. L’eau noire et insalubre battait sous leur coque : une vaste mer débordant de sel et de débris, aux rivages enfouis sous des monceaux d’immondices qui montaient la garde comme un rempart autour des flots.

— Pourquoi tout est-il tellement dégradé ? demanda soudain Mme Gordon. (Le doute se lisait sur ses traits.) Pourquoi ?

— Que voulez-vous dire ? fit Andrews.

— Je ne comprends pas. (Elle fixait d’un regard incertain la surface qui défilait sous eux.) Ça ne devrait pas ressembler à cette désolation. La Terre est verte. Verte et vivante. Des masses vivifiantes d’eau très bleue et…

Sa voix se perdit dans des abîmes insondables.

— Pourquoi ?

Andrews prit un papier qui traînait sur la table et écrivit :

LES OPÉRATIONS COMMERCIALES ONT FINI PAR ÉPUISER LA SURFACE

Mme Gordon étudia les mots, les répétant à voix basse. Elle eut une sorte de spasme qui secoua son corps fragile et desséché.

— Épuiser… (Sa voix s’éleva en une plainte aiguë.) Ça ne doit pas être comme ça ! Je ne le veux pas !

La robant lui prit le bras.

— Elle ferait mieux de se reposer. Je vais la ramener à ses quartiers. Prévenez-nous lorsque vous aurez atterri, s’il vous plaît.

— Bien sûr, approuva Andrews, mal à l’aise, pendant que le robant conduisait la vieille femme hors de la cabine.

Elle essayait de se raccrocher au garde-fou de l’écran de vision, le visage tordu par la peur et la stupéfaction.

— Quelque chose ne va pas ! pleurait-elle. Pourquoi faut-il que tout soit comme cela ? Pourquoi…

Andrews se détendit, le corps soudain léger.

— Bon Dieu !

Il alluma une cigarette en tremblant.

— Quel raffut pour une si petite personne.

— Nous sommes presque arrivés, fit Norton d’une voix glacée.

 

* * *

 

Ils sortirent avec précaution dans un vent terrible qui les cinglait sans cesse. L’air avait une mauvaise odeur – aigre et acre à la fois. Comme une cargaison d’œufs pourris. Le vent amenait du sable et du sel dans leur figure.

Quelques kilomètres plus loin dormait la mer épaisse. Ils pouvaient l’entendre clapoter faiblement avec des bruits gluants. Quelques oiseaux passèrent dans le ciel, leurs longues ailes battant sans un son.

— Quel endroit déprimant, murmura Andrews.

— Ouais, je me demande ce qu’en pense la vieille dame.

Sur l’échelle de sortie apparut le robant éclatant qui portait à moitié la vieille femme. Celle-ci bougeait avec des mouvements hésitants, chancelants, serrant très fort le bras du robant dont le métal semblait indestructible. Un instant, elle tituba… puis descendit jusqu’au sol accidenté.

Norton secoua la tête :

— Elle n’a pas bonne mine. C’est l’air et le vent.

— Je sais.

Andrews revint vers Mme Gordon et le robant.

— Comment va-t-elle ? demanda-t-il à celui-ci.

— Pas bien du tout, répondit le robant.

— Capitaine, murmura la vieille femme.

— Oui ?

— Vous devez me dire la vérité. Est-ce… Est-ce vraiment la Terre ?

Elle observait attentivement ses lèvres.

— Vous le jurez ? Jurez-le !

Elle criait, terrorisée.

— Bien sûr que c’est la Terre ! jeta rapidement Andrews d’un ton irrité. Je vous l’ai déjà dit. Nous sommes sur Terre.

— Rien ne ressemble à la Terre. (Mme Gordon se raccrochait à la réponse d’Andrews, prise de panique.) Ça ne ressemble pas du tout à cette planète. Est-ce vraiment la Terre, capitaine ?

— Oui !

Son regard s’échappa vers l’océan. Une étrange expression clignotait sur son visage fatigué, brûlant ses yeux usés d’une soudaine passion.

— Est-ce de l’eau ? Je veux la voir.

Andrews se retourna vers Norton.

— Sortez le glisseur et conduisez-la où elle le désire.

Norton se recula avec colère :

— Moi ?

— C’est un ordre !

— Très bien.

Norton revint à contrecœur vers le vaisseau. Andrews alluma une cigarette et attendit, pensif. Bientôt le glisseur descendit de la soute, soufflant du sable dans leur direction.

— Vous pouvez lui montrer tout ce qu’elle veut, dit-il au robant. Norton vous conduira.

— Merci, monsieur, fit le robant. Elle vous en sera reconnaissante. Elle a attendu toute sa vie de se retrouver sur Terre. Elle se souvient des récits de son grand-père sur le pays. Elle pense qu’il est venu de la Terre, il y a bien des siècles. Elle est très vieille, elle est la dernière survivante de sa famille.

— Mais la Terre n’est qu’un…

Il se rattrapa à temps.

— Je veux dire…

— Oui, monsieur. Mais elle est si vieille et a attendu tellement longtemps !

Le robant se tourna vers la vieille femme et la conduisit délicatement vers le glisseur. Andrews les regarda partir d’un œil morne, se frottant le menton et une grimace aux lèvres.

— On y est, fit la voix de Norton à l’intérieur du glisseur.

Il ouvrit l’habitacle et le robant y introduisit sa protégée avec précaution. La porte coulissante se referma sur eux.

Un moment plus tard, le petit appareil fila comme une flèche sur le sel entassé, vers l’immonde océan clapotant.

 

Norton et le capitaine Andrews faisaient inlassablement les cent pas le long du rivage. Le ciel s’assombrissait. Des nappes de sable bondissaient vers eux avec l’aide du vent sempiternel. Les étendues de boue empestaient dans les dernières lueurs du jour. Au loin, rendue floue par la distance, on pouvait vaguement apercevoir une ligne de collines dans le silence et les brumes.

— Continuez, fit Andrews. Qu’a-t-elle fait ensuite ?

— Rien du tout. Elle est sortie du glisseur avec son robant. Je suis demeuré à l’intérieur. Ils sont restés à regarder l’océan. Au bout d’un moment, la vieille a renvoyé le robant dans l’appareil.

— Pourquoi ?

— Je ne sais pas. Elle voulait être seule, je suppose. Elle a attendu encore un moment, continuant à scruter les eaux. Puis elle a fait quelques pas sur la plage. Le vent se levait et l’eau envoyait de petites vaguelettes vers ses pieds. Tout d’un coup, elle est tombée comme une masse. Elle s’est affaissée comme un tas de chiffons sur le sable cendreux.

— Et alors ?

— J’étais encore sous le coup de la surprise que le robant avait déjà sauté à terre et courait dans sa direction. J’ai couru après lui en criant, mais il était entré dans l’eau pour disparaître aussitôt. Il s’est englouti dans la boue et la saleté. (Norton frissonna.) Avec le corps de la vieille.

Andrews jeta sa cigarette d’un geste rageur. Elle roula longtemps, tache rouge derrière eux.

— Quelque chose d’autre ?

— Rien de spécial. Tout est arrivé tellement vite. Il y a un instant, elle était là, à regarder l’eau. Et puis, l’instant d’après, elle cassait comme une branche morte. Et le robant plongeait au fond de l’eau avant que j’aie pu réagir. C’est comme si elle n’avait jamais existé.

Le ciel était presque noir, maintenant. De grands nuages passaient sur les étoiles si lointaines, dans cette région de l’univers. Nuages faits d’exhalaisons malsaines venues des marais et de particules de détritus. Une bande d’immenses oiseaux coupait l’horizon d’un vol muet.

La Lune montait au-dessus des collines. Un globe dénudé à l’éclat maladif à peine jaunâtre. Comme un vieux parchemin.

— Rentrons dans le navire, proposa Andrews. Je n’aime pas cet endroit.

— Je n’arrive pas à comprendre le pourquoi de cette histoire. Cette vieille femme…

Norton secoua la tête.

— Le vent. Des toxines radioactives. J’ai vérifié par Centaure II. La guerre a dévasté le système tout entier, laissant la planète à l’état d’épave mortifère.

— Alors, nous n’aurons pas…

— Non, nous n’aurons pas à répondre de sa mort.

Ils continuèrent à marcher un moment en silence.

— Nous n’aurons rien à expliquer. C’est déjà trop évident. Toute personne qui arrive ici, en particulier si elle est vieille…

— Pas un individu sain d’esprit ne viendrait ici, coupa Norton d’une voix amère. Tout particulièrement une personne âgée.

Andrews ne répondit pas. Il avançait, la tête baissée, les mains dans les poches. Norton suivait en silence. Au-dessus d’eux la Lune prit un éclat plus brillant comme elle quittait les brumes pour entrer dans un carré de ciel clair.

— Au fait, fit Norton dont la voix était froide et distante derrière Andrews. C’est le dernier voyage que je fais avec vous. Dans le vaisseau, j’ai rempli une requête officielle de transfert de licence.

— Oh ?

— Je préfère vous prévenir. Vous pouvez d’ailleurs garder ma part des positifs.

Andrews rougit et accéléra le pas, creusant un écart avec Norton. La mort de la vieille femme l’avait secoué. Il alluma une autre cigarette et la jeta aussitôt.

Et puis merde, quoi ! Ce n’était pas sa faute. Elle était tellement âgée. Trois cent cinquante ans. Sénile et sourde. Une feuille flétrie emportée par le vent. Par le vent empoisonné qui griffait et labourait sans fin le visage ruiné de la planète.

Le visage ruiné. Cendre et sel : détritus sans poubelle. La ligne brisée des collines croulantes. Et le silence. Le silence éternel. Rien que le vent et le bruit mou des eaux denses et stagnantes. Les oiseaux noirs dans le ciel.

Quelque chose brillait. Quelque chose juste devant ses pieds, dans la cendre. Reflétant la pâleur uniforme de la Lune.

Andrews se pencha et fouilla dans l’obscurité. Ses doigts se refermèrent sur quelque chose de dur. Il ramassa le petit objet circulaire et l’examina.

— Étrange, dit-il.

Ce ne fut que loin dans l’espace, filant une route grondante vers Fomalhaut, qu’il se souvint du disque.

Il se glissa hors de son fauteuil, devant le panneau de contrôle, et chercha dans ses poches.

Le disque était usé et mince. Terriblement vieux. Andrews le frotta pour qu’on pût observer sa surface. Une impression quasiment effacée – forme vague, rien de plus. Il le retourna. Un jeton ? Une rondelle de mécanicien ? Une pièce de monnaie ?

Sur son envers étaient tracées des lettres sans suite. Une ancienne écriture maintenant oubliée. Il tint le disque dans la lumière jusqu’à ce qu’il déchiffre les lettres :

 

E PLURIBUS UNUM(23)

 

Il haussa les épaules, jeta l’antique morceau de métal dans un vide-ordure et reporta son attention vers la carte stellaire et le retour au pays natal…

 

The Impossible Planet.

Traduction de Marcel Thaon.