LABYRINTHE DE MORT

 

Quelques réflexions sur la vie et l’œuvre de Philip K. Dick

 

Philip K. Dick tient une place très spéciale dans le cœur des amateurs de science-fiction français, où, depuis 1968, il tend à représenter l'essence même du genre, ce qui le distingue des autres régions de la création littéraire, une qualité de merveilleux et d’horreur impossible à oublier une fois rencontrées. Car bien plus que le leitmotiv des thèmes cycliques, ce qui lie Ubik, le Dieu venu du Centaure, Docteur Bloodmoney, le Maître du Haut-Château et les impose à notre souvenir, c’est le caractère visionnaire de certaines scènes, ce réalisme terrible, quasi hallucinatoire, qui les fait se dresser devant nous, fantasmes des ténèbres de l’inconscient amenés à la lumière scintillante d’un bloc chirurgical. Ce que d’autres chuchoteraient en un souffle demandant au lecteur de fermer les yeux de son imagination, Philip K. Dick le hurle, le décrit dans les plus petits détails. Quelquefois un livre médiocre sera sauvé par quelques pages flamboyantes où l’auteur retrouvera sa verve glaciale, comme ce Prisme du néant ou le verbeux Deus Irae, ouvrages sans fin qui s’éclairent de temps à autre du souffle de la vérité. Et les plus grands Dick ne sont qu’une suite d’épisodes plus vrais qu’un cauchemar qui nous laissent avec l’impression d’être passés près de cette créature monstrueuse et fascinante qu’évoque D. H. Lawrence dans un poème cité en exergue de Galactic Pot-Healer :

 

« Et en vérité j’étais effrayé, des plus effrayés,

Mais bien plus honoré encore

Que de la porte obscure de la terre cachée,

Il dût chercher mon hospitalité. »

 

Que serait Simulacres sans l'horreur de la transformation de Richard Kongrosian, qui voit ses organes internes se perdre dans l'environnement ? Ubik sans la dégradation des choses et des gens qui rassemble le groupe des morts-vivants de Joe Chip en une masse craintive assiégée par la mort ? Sans ces appels téléphoniques où les craquements d’une ligne vide servent d’interlocuteur ? Comment ne pas se souvenir de la longue série de cauchemars qu’est le Dieu venu du Centaure ? La fausse mort de Roni Fugate reste encore une de nos pages dickiennes favorites : Léo Bulero croit être sorti du monde hallucinatoire contrôlé par le dieu venu du Centaure, alors qu’il reste enfermé dans un univers-gigogne où l’illusion cède la place au faux-semblant, où la pensée est toute-puissante à modifier l’environnement. Il se retrouve donc à son bureau où il va se laisser aller à une explosion de fureur envers ce qu’il croit être sa collaboratrice. Le résultat en sera effroyable :

« Derrière lui, il entendit un bruit rauque et grinçant, une inspiration pareille à un râle et une voix chevrotante et perçante, évoquant le cri d’un oiseau effrayé : Oh ! Mr Bulero… (…) Il se retourna et vit Roni Fugate, ou plutôt ce qui se trouvait à l'endroit qu’elle occupait tout à l'heure. Une toile d’araignée, des filaments d’une substance fongoïde enroulés sur eux-mêmes pour former une colonne fragile et vacillante… Il vit la tête aux joues caves, aux yeux inertes et mous comme une gelée flasque d’où suintaient des larmes visqueuses, des yeux qui voulaient lancer un appel mais ne savaient où se tourner car ils ne voyaient pas. » (Ed. fr. 1969, p. 97.)

C’est en fait cette qualité hallucinatoire du récit qui fera pardonner à l'auteur son style à l’emporte-pièce, fait de phrases extrêmement courtes, et sa construction souvent vacillante. Philip Dick nous décrit avec les mots de tous les jours une scène que d'autres sauraient ornementer de virevoltes langagières et qu’il nous sert dans son horreur crue. Mais, faut-il qu’il soit passé près de la mort pour nous la présenter si bien…

 

ECHOS DUNE VIE DANS LŒUVRE

 

Il semblerait que Philip K. Dick n’ait pas eu à guetter l’horreur longtemps et qu’elle l’attendait près de son berceau, prête à creuser le petit être d’un vide que l’œuvre future tenterait de remplir.

Philip Kindred Dick naît le 16 décembre 1928 au 7812 Emerald Avenue, à Chicago (U.S.A.), dans la maison de ses parents, Joseph Edgar Dick et Dorothy Grant Kindred dont il porte le nom de jeune fille pour second prénom. Si l'on remarque que le patronyme que lui a donné son père est aux États-Unis le diminutif de Richard, un élément d’importance apparaît déjà : Dick garde en lui le poids de la lignée maternelle, alors qu’il n’a du côté paternel, pour se soutenir, qu’une semblance de prénom. Nous en trouverons l’écho aussi bien dans le jeu de l’auteur avec les noms et son amusement à en inverser constamment l'ordre – nous aurons peut-être l’occasion d’y revenir – que dans les difficultés d’identification des héros dickiens, toujours incertains de leur innocence et prêts à absoudre leurs monstrueux ennemis, bien incapables de connaître leur place ou leur désir.

Mais si Philip K. Dick porte sa mère à l’intérieur de son nom, il ne va pas tarder à perdre un être plus proche encore, presque un alter ego. Car Philip ne vient pas seul, il y a avec lui une petite sœur jumelle, Jane Kindred (encore) Dick, qui ne survivra pas longtemps. L’auteur raconta le drame un soir de septembre 1977 à Metz, et Jacques Goimard en rendit compte dans Métal hurlant n°24. Il semblerait que les bébés, gardés chez les parents, aient mal supporté le lait de la mère et que celle-ci les ait littéralement laissés mourir de faim pendant plus de quinze jours, ne se décidant à les amener à l'hôpital qu’à la dernière extrémité. Seul le petit Philip devait en réchapper.

De la catastrophe, Dick avoue porter les traces psychiques à ce jour. Quelques années de psychanalyse lui ont appris qu’il gardait la culpabilité d’avoir survécu à son double féminin dans ses comportements les plus quotidiens : dans l’impression constante par exemple d’avoir une dette envers les autres qui le mène à laisser envahir son appartement par des étrangers qui s’installent là en pays conquis, à ne pas porter plainte quand on le vole, à se sentir en insécurité partout hors de chez lui. Nous reparlerons plus loin des conséquences du traumatisme prématuré sur la vie de l’auteur, mais une constatation s’impose d’emblée : Jane vit dans l'œuvre de son frère, souvent de manière déguisée, bienfaisante, mais le plus souvent persécutrice. C’est elle qui fournit le thème du célèbre Père truqué (1954) : fils d’une mère insectoïde et d’un père détruit, un double avide du héros pousse dans la nuit boueuse du jardin, là où vont finir les immondices. C’est elle qui apparaît dans Docteur Bloodmoney (1965) avec le personnage d’Edie Keller, la petite fille qui porte dans son ventre un frère jumeau, à qui elle raconte (par télépathie) les plaisirs de la nourriture et les couleurs d’un univers qu’il ne pourra jamais contempler. C’est elle qui organise le scénario d'Ubik (1969) : sa thématique sous-jacente (« Suis-je mort ? Suis-je vivant ? mais aussi le clivage des personnages quasi divins entre un jeune semi-vivant qui dévore le reste d’existence des autres pour survivre (Jory) et une présence féminine providentielle toujours attentive à protéger le menace (Elia-Myra), à lui redonner vie et chaleur grâce au vaporisateur Ubik.

Mais Philip K. Dick aura bien d’autres inspirations à prendre encore dans ses souvenirs d’enfance. Son père et sa mère sont des fonctionnaires fédéraux aux tâches évocatrices : Joseph s’occupe du secours aux paysans frappés par la crise de 1929, mais il ne symbolise pas pour eux la providence, plutôt le bras séculier de la justice divine. Le gouvernement américain payait en effet une prime pour chaque cochon abattu (c’était la surproduction) et Joseph Dick devait s’assurer que les animaux étaient effectivement détruits. Il faisait donc le tour des fermes, égorgeait les cochons et les enterrait. La loi était sauve et les mains de Joseph couvertes de sang. Dorothy, elle, s’occupait d’un travail plus intellectuel aux résonances très dickiennes : censurer les textes officiels des porte-paroles du gouvernement pour les maintenir dans le droit fil de la vérité des monopoles. La mère qui donne la vie devenait ici la femme toute-puissante, maîtresse de la vérité et de l’illusion. C’est ici que prend source un des thèmes favoris de l’auteur : l’impossibilité à distinguer réel et imaginaire, vérité et mensonge, simulacre et original. À la lisière entre l’objectif et le fantasme, il est possible de faire comme Mme Dick, falsifier les nouvelles, créer un personnage entièrement fictif et qui pourtant bouleversera l’histoire de l’humanité, comme dans Si Cémoli n’existait pas… (1963). Mieux : ne pourrait-on imaginer un gouvernement où tout serait tellement truqué que même les dirigeants du pays seraient acteurs ou mécaniques ? C’est le pays de Simulacres (1964). Plus effroyable encore, ne sommes-nous pas tous prisonniers d’un monde hallucinatoire créé de toutes pièces par un dieu malfaisant ou un rêveur paranoïaque ? C’est ce que l'Œil dans le ciel (1957) ou le Dieu venu du Centaure nous feront vivre.

Mais tout cela constituait le futur du petit Dick qui dans l’immédiat se voyait déménagé d'une ville à l’autre au gré des nominations de ses parents. D’abord Chicago pour les premières semaines d’existence ; puis Washington pendant quelques années ; enfin Berkeley pour le reste de l'enfance, en un petit cercle californien qui sera le cadre privilégié des romans de l’âge adulte. Lorsqu’il a quatre ans, les parents divorcent et Dorothy garde son fils avec elle. Philip K, Dick ne reverra plus qu’épisodiquement son père, jusqu’à la rupture totale en 1945, Joseph n’ayant pas pardonné à son fils de désapprouver Hiroshima, au point de refuser même de rencontrer ses petits-enfants. Philip se souviendra de lui comme d’un homme autoritaire et terrifiant qui avait fait la guerre de 1914 comme engagé volontaire et aimait à se parer d’un effroyable masque à gaz – représentation avant terme des stigmates de Palmer Eldritch – pour faire peur à son fils, mais était aussi étrangement angoissé : il avait tellement peur des tremblements de terre qu’il se sauvait dans la rue chaque fois qu’un poids lourd ébranlait la maison.

Philip K. Dick resta donc seul avec sa mère qui évita de se remarier jusqu’à ce que son fils soit majeur, mais cette proximité n’évite pas à cette femme d’être jugée sévèrement, « Encore pire que mon père », nous disait Dick un jour de Dorothy, après avoir décrit ledit père comme un admirateur des nazis qui aurait aimé voir exterminer tous les Juifs, Japonais et autres races détestables. Cette mère fut pour lui une créature froide, cruelle, hypocondriaque, incapable de s’intéresser à autre chose qu’à l’argent et moins que tout à son fils, sauf pour le contrôler. Un cocktail de Mlle Reiss, la paranoïaque de l'Œil dans le ciel, et du père de Définir l'humain (1955).

En 1943 se situe le souvenir-écran qui consomme la rupture psychique entre Philip K. Dick et sa famille, l’idéologie de son pays, l’opinion de la foule californienne en général : aux actualités d’une séance de cinéma sont projetées les images (venues du front) de la prise par les troupes américaines d’une île dans le Pacifique. Une partie de la conquête se fait au lance-flamme et l'on voit un Japonais brûler vif. Dans l’obscurité la masse exulte, s’esclaffe, applaudit au massacre des petits macaques jaunâtres. Philip est atterré. Il sort de la salle écœuré, mais incapable de partager cette nausée avec sa mère ou ses amis qui deviennent sans rémission des étrangers pour lui. La même année, il va choisir l’allemand comme langue vivante au lycée. Peut-être doit-on voir là, chez cet homme profondément pacifiste, l'origine d’une certaine sympathie pour les Japonais qui apparaît clairement dans le Maître du Haut-Château (1962), et même les racines de cette étrange fascination pour le nazisme qui lui fera souvent mettre en scène des personnages hitlériens.

En attendant, Philip K. Dick commence à s’intéresser au socialisme. Il entreprend des études de philosophie à l'université de Berkeley, mais, en pleine guerre froide, se fait renvoyer pour « communisme », appartenance idéologique qu’il dénie violemment. Il traîne alors de-ci de-là et semble s’engager dans une carrière liée à la musique qu’il adore : responsable du rayon « classique » dans un magasin de disques et programmateur d’une émission de « grande musique » à une station radio de San Mateo. C’est au milieu des enregistrements qu’il découvre sa première femme, avec laquelle il va vivre quelque temps dans un studio sans cuisine, en compagnie d’un chat, Magnificat. Mais le virus de la science-fiction veillait en lui depuis longtemps ; il le révèle lui-même en 1953, dans une interview du magazine Imagination :

« Un jour où, très jeune, je farfouillais dans le présentoir de magazines d’un drugstore, je tombai sur un titre en dessous des bandes dessinées : STIRRING SCIENCE STORIES. Le confondant plus ou moins avec POPULAR SCIENCE(1), je l’achetai et rentrai chez moi en le lisant. C’était une découverte extraordinaire : l'exploration du microcosme, l'humanité aux dimensions de l’univers, le voyage dans le temps. Pas de limite. Notre environnement social était transcendé. La science-fiction était faustienne ; elle emmenait l’homme au-delà de lui même. »

Mais c’est un Philip K. Dick encore austère qui commence à vendre des récits de science-fiction en 1952. Sur une photo de l’époque, il nous regarde d’un œil sévère et vaguement méfiant : il désire, selon ses propres termes, « conduire le genre vers plus de conscience sociale et de responsabilité », et ne cessera pas, jusqu’en 1962, d’écrire d’énormes romans de littérature générale qu’il ne parviendra jamais à placer. C’est que – outre ses idées libérales – il a d’autres raisons de rester ancré au social : sa femme est un membre important du parti radical américain, alors en odeur méphitique auprès des autorités avec l’essor du maccarthysme. Et la persécution vient vite : Dick raconte que le F.B.I. rentra bientôt en contact avec lui pour lui demander de surveiller sa femme, avec menaces de rétorsion en cas de refus, au point qu’il feignit d’accepter. Il reçut ainsi pendant un an et demi des visites d’agents fédéraux venus le sonder et apprit avant la lettre à jouer les simulacres de patriote ; on trouve dans l'Œil dans le ciel une représentation fantasmée des événements de cette époque.

Sous l’influence de ses premiers intérêts, de sa femme et du F.B.I., Philip K. Dick restait fermement intéressé par l'évolution politique du pays. C’est évident dans son premier livre. Loterie solaire (1955), beaucoup moins dans la multitude de petites histoires dont il noyait tous les magazines de l’époque, même s’il est possible de voir dans le Père truqué une allégorie du maccarthysme. Dans Loterie solaire, la structure est essentiellement politique et répond à la description qu’en fait Gérard Klein dans son article Philip K. Dick ou l'Amérique schizophrène (Fiction, n°182) : les monopoles ont pris le pouvoir et contrôlent les individus comme s’ils n’étaient que des objets. Pour les amuser et leur faire perdre la conscience claire de leur aliénation, les trusts ont prévu un jeu à l’échelle mondiale, caricature sardonique où le hasard tient lieu de démocratie. Chaque citoyen a une « carte de pouvoir » qui lui permet de participer à la gigantesque loterie d’où sortira le nom du futur président. Égalité totale, semble-t-il : chacun a une chance, infime, mais égale de gagner. Mais égalité truquée en vérité, car pour travailler, il faut céder sa carte aux monopoles qui regroupent les parcelles de pouvoir en même temps que les ouvriers. Et même si le hasard daignait désigner un humble citoyen, les cartels auraient vite fait de récupérer le poste chancelant : dans le code de la loterie est inscrit le droit de payer des assassins pour hâter la marche des ans et éviter qu’un président ne s’éternise. Les monopoles ont donc toutes les cartes en main, les dés sont pipés et la solution ne peut venir que d’une révolte sociale ou d’une action individuelle qui viendrait briser le carcan de la fausse liberté, en battant les cartels à leur propre jeu démagogique. Et c’est bien l’histoire de Loterie solaire, celle d’un homme qui refuse les lois truquées pour retrouver sa liberté :

« J’ai joué le jeu pendant des années (…). La plupart des gens le jouent toute leur vie durant. Puis j’ai compris que les règles étaient telles que je ne pouvais gagner. Qui continuerait à jouer dans ces conditions ? (…) À quoi bon jouer quand le jeu est truqué ? (…) (Alors j'ai) créé de nouvelles règles (…) et j’ai travaillé à les mettre sur pied. » (Pp. 172-173.)

Loterie solaire est donc un roman politique, pamphlet passionné dénonçant les distorsions constantes infligées au réel par le pouvoir, son contrôle de l’information, sa manière de faire accepter au peuple sa propre aliénation comme si elle allait de soi. Poussé par le support de la conviction, il imagine une fin optimiste : la victoire est possible ; les monopoles ne sont pas tout-puissants. Plus jamais dans l’œuvre de Dick la solution ne sera aussi claire, aussi peu infectée par les angoisses de l’incertitude et de la dépression.

Le réel marche mal : pour vivre de sa plume, Dick est obligé de multiplier les récits mal rétribués et donc de ne pas penser outre mesure à la qualité de l'écriture. Il espère pourtant en un éclatement de la science-fiction sur des marchés plus rémunérateurs. 1957 : le premier satellite. Le public va-t-il enfin reconsidérer son attitude envers le genre ? Non ; au contraire, le marché s'écroule, les magazines meurent, les tarifs stagnent pendant que le coût de la vie ne cesse d’augmenter. Il ne reste bientôt plus que les grandes revues : Fantasy and Science-fiction, Astounding/Analog, avec à sa tête un John Campbell, moins dickien que jamais, le très favorable Galaxy qui fait face à des difficultés financières et doit ralentir les parutions, peu d’autres, bien peu d’autres…

Dick essaie alors de se reconvertir dans le roman, mais la littérature générale ne se vend toujours pas et la vie de couple bat de l’aile malgré la naissance d’une fille. Lorsque nous l’interrogeons sur sa femme de l'époque, il répond :

« C'était une psychotique meurtrière. Elle me faisait peur ; deux fois elle a tenté de me tuer. Je crois qu’elle est enfermée dans une institution psychiatrique, mais je n’en suis pas sûr. » Et son premier enfant ? « Presque aussi folle que sa mère. Je ne la vois plus jamais. » Pris dans la fréquentation quotidienne de la maladie mentale, Dick laisse peu à peu dériver son œuvre des préoccupations politiques vers le psychisme individuel en passant par des hybrides comme l’Œil dans le ciel – fait d’épisodes raccrochés en wagons – ou le Temps désarticulé (1959), son dernier roman de la période(2).

Le Temps désarticulé essaie encore de repérer les responsables au-dehors : Ragle Gumm souffre de ce qui a toutes les apparences d’un délire paranoïaque ; il croit être persécuté par la ville tout entière. On essaie de le contrôler : on lui cache la vérité ; l’univers entier tourne autour de son personnage. Mais cette conjonction symptomatique de la mégalomanie (tout le monde me regarde) et de l’agressivité projetée au-dehors (tout le monde m’en veut) se révèle bientôt trompeuse. Ragle Gumm a raison : le gouvernement utilise ses qualités de précognition pour s’assurer un avantage dans la guerre qui fait rage et dont il est tenu soigneusement à l’écart par mesure de protection. Le politique et le psychologique s’entrecroisent ici ; une certaine qualité de réel menaçant prend encore le pas sur l'imaginaire.

C’est le moment que choisit Mme Dick pour s’enfuir en emportant leur fille. Resté seul, Philip plonge dans sa première dépression grave(3) et cesse d’écrire. Nous voici arrivés à un des carrefours, une de ces places désolées qui jalonnent la vie de notre auteur et trouvent pour symptôme évident le départ de la femme du moment flanquée de la progéniture, mais se conjuguent avec des difficultés financières et des problèmes physiques sur lesquels il nous faudra revenir. À chaque fois, écrasé de tous côtés, Dick ne peut plus trouver le courage de créer et cette impossibilité à produire ne sert qu’à l'enfoncer plus encore. Pourtant, la retraite du début des années soixante sera fructueuse : un nouveau Philip K. Dick en sortira, plus adulte, plus maître de son art trempé dans la souffrance de tous les jours.

En 1962, le phénix fait paraître le Maître du Haut-Château, qui a un succès immédiat aux États-Unis et remporte le Hugo du meilleur roman l’année suivante. Après dix ans de dédain de la critique. Dick semble atteindre la célébrité. Mais ce roman qui révèle enfin l'écrivain que nous connaissons, délivré des limites de la mode et du marché de la science-fiction, restera profondément incompris du public américain qui le confond avec un des avatars du « qu’arrivera-t-il si ? ». Ici : « Que serait-il arrivé si l'Allemagne hitlérienne avait gagné la guerre(4) ? » Le succès vient ici de la méconnaissance ; prendre le Maître du Haut-Château pour une aventure qui se déroule dans un univers parallèle, c’est bien confondre Jérôme Bosch avec le Journal de Mickey. Tout ce qui fait l’intérêt du livre est ici escamoté : la réflexion sur le statut du réel et de l’illusoire. L’univers du Haut-Château est bien parallèle au nôtre et ses habitants rêvent d’un espace meilleur qui ressemble beaucoup à celui que nous connaissons mais ne peut lui être superposé(5). La raison en est claire : aucun de ces mondes n’a plus de réalité que les autres, et c’est une force tierce qui tient le contrôle de la perception : le Yi king millénaire, mais plus encore, peut-être, ce livre idéal qu’a écrit le maître du Haut-Château et qui se trouve correspondre point par point avec le lieu étranger de Mr Tagomi. Cette situation, nous pouvons la comprendre comme un dernier écho politique (on nous contrôle même notre réel), ou une méfiance absolue face à la vie (tout est faux, en particulier le sourire des autres), ou encore une tentation mystique (il existe un monde meilleur). Nous préférons rapprocher ce roman du métier de Dorothy Smith évoqué plus haut : par l’écriture, on peut créer du réel. Le Maître du Haut-Château devient alors une sorte de rêve mégalomane dans lequel un écrivain détient les clefs de l’univers et son livre est plus vrai que l’environnement insupportable. En 1962, Philip K. Dick est déjà en route vers le divin…

Ces considérations, les lecteurs américains ne les feront certes pas, et ils recevront comme une gifle les œuvres suivantes de l'auteur, qui comptent parmi ses plus grandes. Entre 1963 et 1964, Dick produit en effet avec fièvre et des jaillissements de son génie sortiront Nous les Martiens, Simulacres, les Clans de la lune Alphane et surtout le Dieu venu du Centaure, Au sommet de sa forme, l'auteur va se lancer dans le dédale confus de ses fantasmes. Il va nous offrir le fond de son psychisme, ce lieu le plus secret où chacun garde la part psychotique de sa personnalité ; l'agressivité, la peur d’être contrôlé et le désir de détruire, la haine pour les figures de pouvoir apparaîtront avec acuité, avec l'aide de la drogue qui abaisse bien des barrières et prend maintenant une place prépondérante.

En 1975, Philip K. Dick, angoissé par des poursuites possibles et submergé par sa haine paranoïde du régime de l'époque, niera toute prise de drogue, ce que certains naïfs s’empresseront de croire. Ils auront bien tort. Un des problèmes de l'auteur est justement qu’il ne peut écrire sans aide artificielle. Privé de stimulant, il reste vide et déprimé, incapable de remplir l’espace menaçant de la feuille blanche. Depuis 1952, il lui faut donc des doses importantes d’amphétamines qui le mettent dans un état d’excitation maniaque propice à la création à jet continu(6) et aux lendemains d’écritures où, de l'encre, il ne reste que le noir. Et même si le speed n’est pas une drogue dure, il n’est pas sans retentissements funestes sur l’organisme, retentissements que l’auteur passera son temps à nier consciemment : il racontait il n’y a pas bien longtemps que les pilules qu’il prenait à la douzaine ne faisaient d’effet que sur son psychisme ; que son foie en effet détruisait ces substances ayant qu’elles puissent atteindre le cerveau(7). Manière d’avoir l'ivresse en refusant l'alcoolémie…

Malheureusement, acceptée ou non, la drogue fera son œuvre délétère et Dick en ressentira bientôt les effets. Le Dieu venu du Centaure, qui prend sa base dans l'effet de drogues imaginaires, le préfigure : une seule dose suffit pour que K. Priss(8) enferme dans un monde hallucinatoire-gigogne dont il est impossible de s’extraire. On a beau ensuite taper contre les murs de l’illusoire, le terme est la mort. Dans une de ses plus belles créations, Dick nous a fait ici toucher au piège parfait qu’est la drogue avec son cortège d’hallucinations : terriblement tentante car frappée au sceau de la toute-puissance – oubli du monde réel de l'aliénation – mais aussi terriblement dangereuse car elle enferme dans une dépendance irrémédiable. Il doit d’ailleurs être rappelé que, malgré la précision surnaturelle des visions, Dick n’avait pas encore pris de L.S.D. à l’époque.

Il est bien entendu que le thème nouveau de la drogue éliminant une entrave logique supplémentaire, les romans de l’auteur en profitaient pour faire éclater plus encore l’objectif, si bien que les lecteurs ou les héros des récits ne savaient plus du tout distinguer le réel de l’imaginaire, le vrai du faux, l’ennemi de l’ami, et même leur propre place dans l’univers : un des thèmes dickiens favoris sera toujours de laisser planer un doute sur le statut du sujet, qui en viendra à douter de l’existence de son propre corps comme dans les si beaux textes que sont la Fourmi électronique et Do Androids Dream of Electric Sheep ? (dans la version originale seulement). Cette incertitude, cette angoisse sur la possibilité même de la vie ne plairont pas beaucoup aux États-Unis où l’on aime bien les héros positifs et la simplicité. Sous un tir de barrage de critiques incompréhensives qui semblaient avoir emprunté notre terrible cartésianisme, les livres de Dick retournèrent à l’anonymat d’où ils ne sont pratiquement plus sortis. Même Judith Merrill, grande prêtresse de la New Wave anglaise à l’époque, se permit de dédaigner le Dieu venu du Centaure, qu’elle gratifia d’un méprisant : « Plus plein de trous logiques qu’un fromage » ; elle montrait là combien ses intérêts avant-gardistes tenaient plus de la mode que du besoin interne. Encore une fois, la gloire n’était pas passée loin…

Pendant ce temps, notre auteur s’était remarié, avait produit un deuxième enfant et comme par hasard le couple brinquebalait de triste manière. Dick décrit sa compagne des années soixante comme froide et coléreuse ; toujours en train de parler d’argent, toujours en train de vouloir se placer dans la « bonne société californienne ». Or, d’argent, il n’y en avait pas beaucoup, et de bonne société non plus car notre auteur acceptait de moins en moins de sortir de chez lui, se laissant aller à des angoisses hypocondriaques sur l’état de son corps. En attendant, le conflit familial servait de modèle aux innombrables querelles de ménage qui parsemèrent les œuvres de l’époque et tout particulièrement En attendant l'année dernière (1965) ou Dedalusman (1965). Ces notations psychologiques viennent plus que jamais remplacer les visées politiques à l’intérieur de l’œuvre et font écho aux préoccupations de Dick qui, dégoûté par le monde extérieur, a cessé de voter depuis les assassinats de Kennedy et Martin Luther King.

Quelque temps, un équilibre semble atteint. Dick reste enfermé dans sa petite parcelle de Californie et écrit. Mais la fin de la seconde période créatrice approche. Elle s’achève sur un dernier feu d’artifice dont Ubik sera le bouquet. Dans ce livre, Philip K. Dick atteint un équilibre quasi parfait entre l’ordre et la créativité. Il arrivera ainsi à organiser le jaillissement de ses fantasmes (plus lugubres que jamais) en une structure linéaire qui avancera, sans faillir, vers la conclusion. Les digressions qui gênent quelques lecteurs du Dieu venu du Centaure ont ici disparu et il ne reste que l'essentiel : l’inquiétude absolue sur la vie et la mort, la description inexorable d’un monde en décomposition. Ubik est peut-être ainsi le chef-d’œuvre de Philip K. Dick, en tout cas le roman qui allie avec le plus de bonheur la cohérence et le jaillissement de l’horreur.

Ces corps qui se traînent en perdant la chaleur de leur vie, cet environnement qui se décompose, ces supports de toute une vie partis en escarbilles, nous les retrouverons dans Au bout du labyrinthe (1970), véritable testament de l'auteur et témoignage sur son état psychique du moment. Car, en 1969, la vie de Philip K. Dick s’écroulait. Couvert de dettes, il voit sa seconde femme partir avec l’enfant – répétition d’un traumatisme connu –, mais cette fois le somatique fait défaut à son tour : l’organisme miné par les amphétamines, le foie en capilotade, la tension incroyablement élevée, il doit entrer à l’hôpital en proie à des fantasmes de morcellement. « J’avais l’impression que mon corps partait en morceaux, que le gouvernement voulait ma mort. Alors je me suis fait soigner, puis j’ai décidé de m’enfuir des U.S.A. sans espoir de retour et d’aller mourir au Canada. »

L’épisode vaut d’être détaillé : il nous montre pourquoi nous avons perdu un grand écrivain durant plusieurs longues années et comment, aujourd’hui même, rien n’est encore résolu.

Début 1970, Philip K. Dick est en crise. Ce n’est pas tellement sa vie sentimentale qui le chagrine (il commence à s’habituer aux abandons après la perte de deux légitimes et de quelques fugitives, et d’ailleurs il est de nouveau amoureux)(9) mais plutôt l’impossibilité d’écrire. Privé des bonnes amphétamines favorables à son moral mais ennemies de son foie, il ne sait où donner de la tête. Ses livres contenaient son angoisse et servaient à l’élaborer, à rendre la vie plus supportable : sans eux la terreur fait retour dans le quotidien et il faut la contenir telle quelle. Que décider ? Se perdre dans l'anonymat ? Laisser dévorer sa vie par les autres ? Il tombe amoureux d’une jeune fille plus ou moins fantasque, accueille chez lui des hordes de jeunes bizarroïdes et des drogués qui dorment par terre et repartent avec des morceaux de son mobilier ou de sa chaîne hi-fi. Un peu d’argent arrive encore de recueils de nouvelles ou de vieux manuscrits remis au goût du jour(10), mais surtout de l’étranger qui devient la source principale de ses revenus. Peu à peu une nouvelle organisation des fantasmes va se mettre en place : elle ressemble étrangement au monde de Ragle Gumm dans le Temps désarticulé ; mais il ne s’agit malheureusement plus d’une fiction. Parmi la foule des visiteurs, se trouve un personnage mystérieux – agent de la Brigade des stupéfiants, provocateur, mythomane ou héros dickien sorti du futur Substance mort (1977) – qui semble espionner notre auteur et le pousser à commettre des délits. Et puis, le 17 novembre 1971, l'angoisse se transforme en certitude : Philip K. Dick rentre chez lui, à San Rafaël, pour trouver son appartement dévasté. La pièce principale offre une vision de catastrophe atomique. Le coffre blindé qui protégeait ses lettres personnelles et ses manuscrits a éclaté sous le souffle de puissants explosifs. Sur ce drame aux origines obscures va se construire l’apparence d’une élaboration paranoïaque. Laissons Dick parler de cet épisode et le magnifier en un quasi-délire dans ce passage d’une lettre à Paul Williams, le brillant journaliste de Rolling Stone :

« Des choses horribles me sont arrivées depuis la dernière fois que je t’ai vu. Quelqu’un a failli m’avoir l’an dernier ; je suis rentré chez moi pour trouver mes fichiers déchiquetés par du plastic ou quelque autre explosif militaire, les fenêtres brisées, les serrures forcées, toutes mes affaires de valeur disparues, ma chaîne stéréo, mes lettres d’affaire, mes talons de chèques. Ma correspondance personnelle jonchait le sol au miheu de tas de gravats (...) Je n’ai plus jamais osé vivre là-bas (…). Je recevais des coups de téléphone terribles me menaçant de faire pire. Deux policiers sont arrivés, ont pris des tas de photos, posé des tonnes de questions ; il y eut une arrestation quelque temps plus tard : celle d’un type des Panthères Noires, retrouvé en possession d’un pistolet que j’avais acheté quelque temps auparavant pour me protéger, sachant que le coup approchait (…) Il y avait des traces de grosses bottes de combat dans les décombres. Ils étaient plusieurs (…) C’était une sorte de raid militaire (…), La police m’a dit : "Vous feriez mieux de partir avant d’attraper une balle dans le dos. Ou pire…" Alors j’ai obéi ; je me suis enfui jusqu’au Canada et n’ai plus jamais remis les pieds à San Rafaël.

» Il y avait deux personnages particulièrement hostiles qui tournaient autour de moi à l’époque, mais je voyais en eux des agents de la brigade des stupéfiants et ne les craignait pas trop. Je me trompais (…). Ma peur était terrible. Ils m’ont dit que j’allais mourir. "Tu ne vivras pas jusqu’à ta conférence de Vancouver(11). Quelqu’un viendra dire ton discours à ta place en se faisant passer pour toi." Le seul souvenir de ces instants me fait encore trembler (…)

» J’ai été pris dans le jeu mortel de personnes monstrueuses : j’ai vu des armes, des explosifs, des silencieux – ils m’ont fait chanter, m’ont terrorisé, (…) ont même essayé de me faire commettre un meurtre, en disant que c’était la seule manière de me sauver la vie. Mais je me suis enfui…» (11 novembre 1972).

On sait depuis sa postface à En attendant l'année dernière (CLA., 1968) que Philip K. Dick n’attache pas une importance démesurée au réel : qu’il pense que chaque individu transporte son univers avec lui et que ce que nous appelons « réalité » constitue le résidu des subjectivités intriquées. Cet épisode douloureux voit l'irruption des angoisses dickiennes les plus paranoïdes dans l'environnement : non seulement il ne peut plus rester tranquille à mijoter dans sa sauce psychique, mais encore il tient à ce que l'extérieur se révèle aussi persécuteur que prévu… Philip K. Dick va alors basculer du côté du trop-plein de réel : plus besoin d’écrire, il suffit de vivre l’horreur. Et lorsque le dedans et le dehors tendent à se confondre, on n’est pas loin du délire.

Dick part donc se cacher chez son ami, l'écrivain Avram Davidson, qui note chez lui un curieux calme, presque une satisfaction au milieu de la terreur. Rien de bien étrange à cela ; les ennemis sont maintenant dehors, là où l'on peut nommer des responsables, fuir des objets réels par des actes véritables. Tout va donc mieux que d’habitude. Bien plus tard, notre écrivain dira que « depuis que la police ne s’intéresse plus à (lui), la vie ne vaut plus la peine d’être vécue ».

Il part donc pour le Canada, passe par la Convention de science-fiction de Vancouver, y donne un discours-testament, y tombe amoureux d’une jeune fille, se fait plaquer de nouveau et tente de se suicider pour la énième fois ; finalement il se fait désintoxiquer dans une immonde institution pour toxicomanes : X-Kalay. Dans l’enfer de la thérapie, il trouvera l’inspiration de Substance mort et son atmosphère désespérée, puis rentrera aux U.S.A. à l'appel de l’Université de Fullerton (Californie) où tous ses manuscrits inédits restaient entreposés(12). À peine descendu de l’avion, il a le coup de foudre pour une étudiante venue l’attendre et le carrousel recommence…

Quelques mois morcelés après, Dick épouse Tessa, une autre étudiante qui a bientôt un enfant de lui et lui permet de se reconstruire quelque peu en chassant de la maison la foule des écornifleurs. L’écriture repart tant bien que mal ; il terminera le Prisme du néant, commencé en 1969 et brisé net par la crise, mais l’inspiration vient mal. Il semble en fait revenir à ses premières amours et le Prisme du néant nous semble proche de Loterie solaire : les préoccupations politiques sont au premier plan ; on retrouve une Amérique policière dont Richard Nixon est le maillon le plus amène ; hallucinations et fantasmes ne font qu’une discrète apparition. C’est que l’attention de l’auteur est toute portée sur l’extérieur : la situation de son pays en particulier. Signe de cette nouvelle allégeance à l’apparence de réalité : la conversion de Dick au christianisme. Lui, qui avait été toute sa vie profondément agnostique, se met à croire en Dieu, à se couvrir de croix qu’il porte autour du cou (mais sous sa chemise). Les dieux sont eux aussi passés des livres à l’environnement.

Lorsque nous rencontrons Dick en 1975, la politique s’est déjà confondue avec le mysticisme en un alliage étonnant. Nous apprendrons en effet que c’est notre créateur qui a fait éclater l’affaire du Watergate pour se débarrasser de Nixon qui devenait dangereux pour la nation. De toute évidence, c’est ce dernier qui avait orchestré le cambriolage de la villa dickienne. Mal lui en avait pris ; d’une poussée bien placée, Dieu l’avait envoyé s’écraser dans la fosse à purin où finissent les présomptueux.

Deux ans plus tard, les théories se sont sédimentées et Dick arrive à Metz pour le Festival de science-fiction bardé d’un long discours : Si vous trouvez ce monde mauvais, vous devriez en voir quelques autres, ébauche d’un magnifique roman de science-fiction malheureusement présenté comme vérité révélée sur Dieu à un public ébahi et peu compréhensif. Le blizzard soufflait à Metz et dans les premiers commentaires des « autorités » science-fictionnesques. Les braves gens choqués auraient dû prendre cette œuvre avec la distance qui manquait à son auteur : comme le creuset d’un nouveau livre. Ce serait la moindre des choses que d’accorder à cet ancien ennemi du réalisme le droit de changer d’idéologie comme de femmes ou de récits…

En attendant les mouvements internes, Dick a beaucoup bouleversé autour de lui : comme de bien entendu Tessa et son petit garçon sont partis dans une explosion de violence provoquant deux crises cardiaques consécutives chez notre auteur(13) qui s’est consolé avec l'ancienne petite amie de Norman Spinrad. Puis, à Metz, l'éclair, la rencontre d’une Française aussitôt adorée, le projet de venir s’installer en France…

Là-dessus Dick hésita, tergiversa, s’angoissa de quitter les alentours de Los Angeles, jusqu’à dépenser l’argent du billet d’avion dans un supermarché en une brusque orgie alimentaire. Aux dernières nouvelles, il se trouvait très déprimé au chevet d’une jeune amie mourante, et bloqué dans le cheminement de son dernier livre To Scare the Dead/V.A.L.I.S, qui devrait voir un retour attendu aux thèmes divins.

Un dernier commentaire s’impose : nous croyons le sens de l’humour assez développé chez Philip K. Dick – il nous l'a maintes fois prouvé dans ses livres – pour lui éviter de se laisser définitivement figer dans des idéologies d’allégeance à un réel qui n’est que le support méconnu des projections psychiques. Trop de textes nous ont appris son amour de la liberté, son désir de laisser flotter son imagination autour de ses angoisses, pour que les charmes du mysticisme nous privent du plaisir de le retrouver dans ce qu’il fait de mieux : l’évocation quasi hallucinatoire des cauchemars qui hantent ses nuits. Des œuvres comme Deus Irae n’ont déjà que trop souffert de ses réticences temporaires : tout ici se passe comme si Dick avait peur d’imaginer. Il laisse traîner l’action, fait sans cesse appel à des garants, bourrant les pages d’interminables citations de philosophes allemands qui flottent là, étrangers au corps du texte, écueils sur lesquels vient se briser l'attention du lecteur. Même le remarquable Substance-mort ne parcourt qu’un espace imaginaire étriqué, à l'exemple de son héros dont le destin débouche sur le vide interne et l’existence végétative. Au bout de la drogue, plus de fantasme, donc plus de vie.

 

PHILIP K. DICK, LA SCIENCE-FICTION ET NOUS...

 

Nous allons maintenant nous attacher à dégager la place de Philip K. Dick dans la littérature de science-fiction et en particulier pour ce qui est de notre pays(14).

Lorsque Philip K. Dick commence à écrire, il progresse avec la vague de la seconde révolution dans le genre, celle qui a pris naissance à l'orée des années cinquante et que personnifie le magazine Galaxy. Si la science-fiction moderne est née en 1938 dans les pages d'Astounding avec l'aide de John Campbell, elle garde au cours des années quarante une rigidité de bon aloi, due aux prétentions scientistes de son rédacteur en chef qui voyait les manuscrits trop littéraires d’un œil maussade et s’empressait de les retourner à leurs auteurs. C’est ainsi que les élaborations romantiques comme la Cité et les Astres (A.C. Clarke) ou les Chroniques martiennes (R, Bradbury) iront se perdre dans les pages de Thrilling Wonder Stories. L’heure du fantasme n’était pas encore venue et la technique – même la plus approximative – régnait en maîtresse, avec ses fascinants appareillages, figures des pouvoirs divins promis aux Terriens pour les prochaines décennies. Un Dick n’aurait pu trouver sa place dans cette littérature de l'optimisme machiniste.

John Campbell gardait tout de même en son cœur un certain goût pour le rêve, mais il l’avait tenu à l’écart de ses préoccupations scientifiques, dans le ghetto d’une revue fantastique qu’il publiait : Unknown. Une merveille, haut lieu de la modernité, où les écrivains désireux de donner libre cours à leur imagination venaient réinventer le fantastique, l’épopée fantastique (heroic fantasy) et ce qui sera vingt ans plus tard la spéculative fiction. Dans les pages d'Unknown parut en août 1942 ce qui aurait pu être le premier chef-d’œuvre de Dick, Hell Is For Ever(15), sous la plume d’Alfred Rester. Cet auteur, dans une veine horrifique que malheureusement il allait bientôt abandonner, nous donnait le premier exemple des univers subjectifs dickiens, un texte magnifique, prototype de L'Œil dans le ciel.

Un groupe de pervers, las d’une existence monotone, s’assemble dans un bunker pour une petite fête. Afin de redonner quelque piment à la vie, ils imaginent de faire mourir leur hôte de peur et montent une farce horrifique qui doit trouver son apogée dans l’apparition du diable en personne. Le diable apparaît bien à leur appel, mais c’est la véritable entité maléfique qui se présente à eux, les félicite de leur ingéniosité et leur propose en récompense de les envoyer chacun dans un univers différent qui sera à l’exacte image de leurs désirs les plus secrets. C’est ainsi que nous visiterons chaque création imaginaire successivement : lieux de perfection, lieux de mort où resteront enfermés leurs maîtres. L’univers dont le dieu ne peut que produire des monstres, car ses créatures émergent à son image. Celui d’où la mort a été chassée et qui contrecarre toutes les tentatives de suicide jusqu’à une scène finale à l’horreur inégalée, digne d’inspirer Brian de Palma et ses giclées sanglantes. Philip K. Dick nous avouera aimer beaucoup ce texte, plus proche encore de son génie que les ouvrages de Van Vogt auxquels on se plaît habituellement à le ramener.

Puis vient 1945 et la bombe atomique. Hiroshima, le projet d’une technologie de rêve au service de tous s’écroule. Ce sont les bombes inventées par la science-fiction qui perforent la réalité, pas les merveilles du bien-être. La foi en la science vacille : le progrès vaut-il des centaines de milliers de morts ? Le premier retour de flamme est une élaboration paranoïaque proche de la réaction qu’aura Dick en 1970 : les auteurs se mettent à croire en leur don de divination, croyance alimentée par les célèbres enquêtes de la C.I.A. chez Astounding. Puis l’inspiration semble s’éteindre, la joie de l’invention se perdre et les dernières années de la décennie seront lugubres, d’autant plus qu'Unknown est mort avec les économies de papier nécessaires à l'effort de guerre.

1950 est l'année du renouveau. Le soleil se lève sur la science-fiction et c’est un soleil double : The Magazine of Fantasy and Science-Fiction a commencé sa carrière en 1949 avec des projets classiques mais, sous la baguette d’Anthony Boucher, va bientôt explorer les possibilités spécifiquement littéraires du genre. Et surtout Galaxy, dirigé par H. L. Gold – un ancien de Unknown –, va révolutionner le marché. Pour la première fois la science-fiction va oser se moquer d’elle-même et de la science en faisant une place très vaste à l’humour et à la satire. Les thèmes sociaux sont au premier plan avec des réflexions sur le développement des conditions de vie dans le futur proche : l’exemple parfait en est Planètes à gogo de F. Pohl et C.M. Kornbluth (Galaxy, juin-août 1952). La science est évoquée avec une nouvelle méfiance dans les œuvres de F. Leiber comme Appointment Tomorrow (juillet 1951). Le monde du psychisme est un nouveau thème vedette avec les premiers essais d’utilisation de la psychanalyse par Alfred Bester (L'Homme démoli, Galaxy, janvier-mars 1952).

H. L. Gold adore le rire acide (ceux qui ont lu son texte du Fiction spécial, n°3 n’en seront pas étonnés) ; il va favoriser l'émergence de toute une génération d’humoristes et aider la carrière d’auteurs en somnolence : c’est ainsi que William Tenn, Damon Knight et surtout Robert Sheckley en viendront à personnifier l’esprit bien spécifique, pétillant et sophistiqué, de l'école de Galaxy. C'est dans cette ambiance que Philip K. Dick commencera à écrire et c’est à côté des noms précités que nous devons le ranger. L'humour d’un Sheckley, Dick le cultive(16) : un texte comme Colonie (Galaxy, juin 1953), avec son horreur proche de Richard Matheson, le montre bien : dans une histoire absolument effroyable – des explorateurs sont entourés d’extraterrestres mortels qui se camouflent en objets familiers –, l'auteur va promener un sourire sardonique et, lorsque la chute sera venue, le dernier Terrien absorbé par un faux astronef de secours, le lecteur ne pourra qu’admirer l’ingéniosité des monstres multiformes. Ce réalisme glacé, Damon Knight et W. Tenn le connaissent bien et les pages du Galaxy de l'époque en étaient pleines. (Quatre en un, février 1953 ; Son voyage durera dix mille ans, avril 1952 ; Party of the Two Parts, août 1954.)

Même des auteurs secondaires comme Peter Phillips ou Frank M. Robinson(17), des écrivains venus d’autres horizons tels Walter M. Miller jr(18) se mettaient de la partie, produisant des textes brillants, dans la veine goldienne. En ce sens, Philip K. Dick est aussi un produit de son environnement culturel et il nous faut remercier Galaxy d’avoir su créer un marché, produire une demande pour des textes qui allaient permettre, dix ans plus tard, l’émergence d’un auteur mature.

Philip K. Dick ne réservait cependant pas toute sa production à Galaxy. Celle-ci était trop abondante et souvent fort proche du fantastique – ce que même Galaxy n’était pas encore prêt à accepter : quelques-uns des plus beaux textes de l’auteur atterrirent donc au Magazine of Fantasy and Science-Fiction, en particulier le Sacrifié (1953) et le Père truqué (1954).

Car Dick se démarque de l'école Galaxy par un sens de l'horreur, une proximité entre l'angoisse et le sujet, peu courants en science-fiction – genre distancié s’il en est un. On le comprendra mieux en comparant un texte typique de Robert Sheckley(19) à son équivalent dickien : par exemple Protection (Sheckley, avril 1956) et le Sacrifié. Dans Protection, un extra-terrestre invisible sauve un Terrien d’un accident et lui propose une sauvegarde aussi constante que gratuite. Incapable de refuser un cadeau, notre héros acceptera l’offre pour s’en repentir bientôt… Il est alors trop tard : la sentinelle aux aguets a éveillé l'attention de bêtes aux noms aussi pittoresques que leurs intentions sont angoissantes et elles se pressent autour de la chambre du pauvre homme qui n’ose plus sortir, même plus faire les gestes de la vie quotidienne de peur de déclencher le hallali. Un éternuement clôturera le drame.

Cette nouvelle est proche du Sacrifié : un héros est menacé par des fourmis intelligentes et croit trouver une protection auprès des araignées, mais il n’est que le pion bientôt sacrifié d’une lutte séculaire entre les deux espèces.

Dans les deux cas, le personnage principal est dévoré par des ennemis quasi anonymes ; pourtant Sheckley nous fait rire et Dick frissonner. Ce dernier nous fait partager le sort du héros condamné, nous oblige à suer à grosses gouttes avec lui. Et c’est à la littérature fantastique qu’il prend le processus que Sigmund Freud (1919) appelait l’inquiétante étrangeté et qui nous fait apparaître des événements intensément étrangers comme proches de nous, terriblement familiers, aussi connus que l'horreur du cauchemar, celui d’il y a trois ans qui nous a réveillés en hurlant et qui revient aujourd’hui avec ce texte(20).

En 1953, H.L. Gold sortit Beyond, l’équivalent renouvelé d'Unknown : ce fut une joie de courte durée. Enfin les tendances fantastiques de l’auteur allaient pouvoir s’exprimer dans un vaste cadre, libre des conventions du genre gothique comme de la science-fiction : il sort ainsi dans cette revue un de ses plus beaux textes de l’époque, En ce bas monde (1954), dont H.L. Gold triturera le dénouement pour le rendre plus horrible. Qui pourrait oublier cette histoire d’un homme fuyant devant un monde qui se met à ressembler à sa fiancée morte ? Philip K. Dick aurait pu produire d’autres récits de la même veine si Beyond n’avait fait faillite l’année suivante. Les États-Unis n’étaient pas encore prêts pour le fantastique moderne.

Avec l'étiolement régulier de l’école Galaxy après 1955, la disparition ou l’hibernation de ses principaux auteurs, Philip K. Dick restera seul sur la place ; seul à évoluer, seul à mûrir, seul à réussir le passage de la nouvelle au roman. Et c’est ainsi qu’il survit, porteur de l’esprit des années cinquante, cette ironie et ce goût de l’angoisse si doux au palais des gourmets.

Sans l’engouement pour les œuvres de Philip K. Dick en France à partir de 1968, il est probable qu’il serait resté un auteur du passé pour les critiques américains, un fossile du temps de Gagarine. C’est sa gloire à l’étranger et les efforts de quelques admirateurs comme Ursula Le Guin ou Brian W. Aldiss qui provoquèrent le regain d’intérêt de ces dernières années et poussèrent les éditeurs à ressortir les principaux ouvrages. Si bien que Dick peut dire qu’il n’a jamais été aussi à l'abri du besoin qu’aujourd’hui.

Mais pourquoi cette percée tardive en France et de l'époque bien particulière qu’elle occupe. Dick chez nous, c’est 1968. Une date qui résonne en chacun et une coïncidence qui n’en est peut-être pas une : en mai 1968, une jeunesse a cessé de se reconnaître dans sa société qui est devenue celle des autres, des étrangers, des tenants séniles du pouvoir. La France était devenue une masure à raser car nulle entreprise de ravalement ne pourrait jamais réparer ses fissures. De ce mouvement de révolte est sortie une réaction dans des lieux plus insérés mais aussi opprimés de la structure sociale, prenant par surprise les appareils de partis toujours fascinés par le statu quo et la crainte de l'écroulement. Les hiérarchies aiment les hiérarchies… En fait, 1968 reste l'équivalent de la prise de conscience des Prestonites dans Loterie solaire, refusant un jour d’obéir à des lois qui les aliènent absolument. Et 1968, c’est aussi l'année où Loterie solaire paraît en France dans Galaxie bis. La coïncidence ne nous semble pas fortuite : Philip K. Dick venait de l'étranger nous restituer notre désir ; nous signifier que notre souffrance pouvait être pensée, élaborée ; que quelqu’un, quelque part, l’avait déjà fait (dès 1955 !).

Le cheminement de l’œuvre de Philip K. Dick dans ses avatars français ne fera que suivre le mouvement de repli psychique après la débâcle de juin : mise en scène de la régression dans À rebrousse-temps (CLA, 1968) ; fuite de la responsabilité sociale (En attendant l'année dernière, CLA, 1968) ; échappée dans les illusions de la drogue (le Dieu venu du Centaure, Galaxie bis, 1969). Ces livres viennent élaborer dans l’espace protégé de la littérature ce qui ne pouvait se résoudre ailleurs. Et c’est ainsi, nous semble-t-il, qu’il est devenu une figure quasi mythique en tant que contenant nos espoirs et nos angoisses.

C’est une réflexion amère de penser que les romans de Philip K. Dick, quelques années auparavant, auraient pu passer aussi inaperçus que les Mondes divergents à leur première parution (1959), que le talent ne suffit pas à l’affaire et que les conditions idéologiques doivent préparer l’arrivée d’un écrivain. Ainsi, dans le cas de Dick, tous les éléments convergeaient vers la réussite. D’abord une situation sociale proche de ses textes, mais aussi un marché en développement rapide avec la création de collections comme Galaxie bis, puis Ailleurs et Demain, qui venaient fournir aux récits des lieux pour apparaître. Et encore l’engouement d’Alain Dorémieux – alors rédacteur en chef de Fiction et seul maître du CLA après le départ de Jacques Sadoul – pour Philip K. Dick. Ce goût était probablement l'écho d’une problématique personnelle ; il allait se révéler payant pour l’auteur américain, après que Dorémieux eut maintes et maintes fois annoncé son admiration pour Dick dans les pages de Galaxie, puis que Gérard Klein se fut joint à la fête dans un article de Fiction, D’être si bien préconçu, l'objet-Dick allait venir se placer là où nous l’attendions et où il reste encore aujourd’hui : représentant ultime d’une science-fiction au confluent du politique et du fantasme, témoin de la lutte entre la poussée vers l’action et la tentation de repli narcissique ; mais aussi juge féroce des sociétés monopolistes d’État, simulacres d’humanité pour un peuple d’insectes besogneux.

Peut-être quelqu’un d’autre aurait-il pu tenir ce rôle ; un auteur français par exemple, encore plus à même de rendre compte d’un état d’aliénation latent dans le pays. Nous croyons d’ailleurs connaître cet homme des occasions ratées : c’est André Ruellan alias Kurt Steiner, le seul écrivain à s’être trompé d’époque comme de marché d’édition. En 1959, Kurt Steiner public le 32 juillet, magnifique épopée dickienne dans un monde subjectif où ses connaissances médicales le guident avec sûreté. En 1960, Aux armes d’Ortog, plus classique, mais encore onirique dans la description d’un monde d’après la catastrophe. Mais ces œuvres viennent trop tôt et, publiées au Fleuve Noir, elles disparaîtront des librairies en quelques mois. L’auteur ne reprendra sa fresque interrompue qu’en 1969, avec Ortog et les Ténèbres, formidable création d’un monde hallucinatoire, et son commentaire des événements de 1968, les Enfants de l'histoire, qui n’auront pas l'écho qu’ils méritaient dans le même temps où la gloire de Philip K. Dick allait grandissante.

Ironie du sort, tout se passera comme s’il fallait que la vérité nous vienne du dehors et qu’un Américain serve de révélateur au malaise interne. Les Américains eux-mêmes ne feront d’ailleurs pas autrement qui refuseront d’écouter la voix de Dick leur parler de leur pays et choisiront de projeter leurs angoisses chez les autres en faisant le succès d’une série d’ouvrages où la destruction latente sera exportée Europe. Un exemple du processus reste le bel ouvrage de Robert Silverberg, les Ailes de la nuit (1968), réflexion désabusée sur la décrépitude à travers la visite de villes déchues : Rome, Paris, Jérusalem, toutes moins américaines les unes que les autres !

Étranger en sa terre natale, Dick restera prophète en France ; tout au moins s’il cesse de se prendre pour le porte-parole de Dieu en ce bas monde ou même la seconde incarnation du Christ ressuscité comme ses dernières créations le laisseraient craindre(21).

 

ET LE LIVRE D OR

 

Nous avons conçu ce Livre d'Or comme une encyclopédie de la thématique dickienne. En toute équité, le « meilleur » de l'œuvre dickienne devrait comporter, outre les textes de ce recueil, des œuvres que nous avons écartées, généralement parce qu’elles sont trop connues : le Père truqué ; Colonie ; le Sacrifié ; Adjustment Team ; En ce bas monde ; Simulacre ; De mémoire d'homme ; la Fourmi électronique ; A Little Something For Us Tempunauts, d’autres encore.

Nous avons préféré ne prendre que des titres inédits au moment du choix (1977) et les grouper pour reconstituer l'univers dickien en quatre grandes touches, quatre aspects des paysages internes de l'auteur qui visent à un portrait fidèle. Dans cette tentative, nous avons choisi d’exclure, faute de place, l’aspect « divin » du personnage : les nouvelles de la toute-puissance où un être quasi idéal intervient dans le cours de l’action. Les lecteurs intéressés pourront se référer à Adjustment Team ou la Foi de nos pères.

Vont donc apparaître successivement :

Après la catastrophe’ : le fléau atomique est passé sur le monde, laissant derrière lui décombres et pourriture. Des ruines sortent les monstres, mutants issus de l'union contre nature de la civilisation avec la fission atomique. Les derniers humains cherchent à survivre, quelquefois aidés par des extra-terrestres compatissants, mais inefficaces. De l’autre bout de l'univers, les descendants des Terriens font pèlerinage sur la planète morte. Ici comme ailleurs, de Docteur Bloodmoney aux Chaînes de l’avenir, l’enfer a amené le changement, changement corporel, mais surtout changement dans les mentalités qui exacerbent leurs qualités comme leurs défauts, devenant les épures d’elles-mêmes, lorsqu’elles ne s’inversent pas.

L’Univers piège : dans cette partie, le monde des objets tout entier semble ligué contre la présence de l’homme, cet indésirable. Les récoltes pourrissent, l’eau s’empoisonne, les maisons s’écroulent pour faire reculer les colons trop audacieux. Puis le réel lui-même change de forme pour revêtir un aspect persécuteur : les boutiques qui jalonnent la vie de tous les jours s’effacent, les enseignes connues disparaissent. L’homme se retrouve solitaire, abandonné dans un monde étranger, et il se laisse aller à sa terreur. Même sans K-Priss, l’univers piège s’est refermé.

Les Voies de la psychose : nous nous rapprochons ici du monde interne et abordons les rapports entre le réel et l’illusoire. Les héros de ces récits croient être sains d’esprit (ou tout le contraire) et se trompent : ils déforment le réel au gré de leurs désirs et cherchent à y englober leur environnement humain. Les autres sont déments ; les autres leur en veulent en complotant contre eux. Et la conclusion de Dick est paradoxale : fous ou lucides, nos personnages sont dans la même situation et, d’être rêvée, la persécution n’en a pas moins d’effet. Alors, nous nous habituerons à plonger dans la psychose de tous les jours, là où le fantasme et la perception ne peuvent se désintriquer, où le voisin au grand sourire se révèle être notre pire ennemi, où il faut une méfiance sans relâche pour survivre. Zone mortelle d’où l’esprit ne revient pas indemne.

Fragments en devenir : C’est le lieu des romans en gestation. On sait que Philip K. Dick aime reprendre ses anciens récits pour les développer en œuvres complètes, mélangeant parfois plusieurs nouvelles pour arriver au travail terminal. Nous traquerons là les signes du futur et ils nous donneront parfois des indications passionnantes sur des voies abandonnées en cours de route par l'auteur. Nous visiterons les prémisses de Poupée Pat avant son départ pour Mars ; les jeunes années de Jim Briskin, avant son élection à la présidence des États-Unis ; un univers parallèle où l’effet Hobart d’À rebrousse-temps a pris une direction surprenante, enfermant des morceaux d’Amérique dans un cercle temporel.

Puissent ces quatre voyages esbaudir la foule science-fictionnesque française en attendant les romans dickiens des années quatre-vingts. Les plus beaux, bien sûr…