JEU DE MALCHANCE (1964)
1964. Le grand cru dickien. L’année du Dieu venu du Centaure, de Simulacres, mais aussi des Clans de la lune alphane ou de Cantate 140. 1964, c’est encore la période florissante de la saga martienne de l’auteur, ce moment où il construit par petites pierres l’image d’un monde mortellement inhumain où les colons devront se trouver des passe-temps pour survivre.
Dans cette série ressortent les deux sommets que sont Nous les martiens et le Dieu venu du Centaure. Dans l’un, les colons, confrontés au piège du sable et de l’aridité, verront s’ouvrir devant eux la possibilité de fuir dans la psychose et son cortège d’hallucinations. Dans l’autre, ce sera la drogue qui fournira la possibilité aux pionniers de quitter leur monde de tristesse et de monotonie.
Jeu de malchance fait partie de cette série martienne et ses héros se retrouvent eux aussi confrontés au problème de l’ennui, qui voit le même jour miteux recommencer à l’infini. Heureusement, ils ont la chance de recevoir des visites : celles, par exemple, de forains extra-terrestres venus les distraire. Mais la chance tournera bientôt au désespoir dans un des textes les plus dépressifs de l’auteur.
Bob Turk traînait un réservoir de deux cents litres d’eau venue du canal vers sa plantation de pommes de terre, lorsqu’il entendit le terrible grondement, leva les yeux vers la brume réverbérante de l’après-midi martien et aperçut le gros vaisseau Interplan.
Il gesticula dans tous les sens. Puis l’inscription sur les flancs du navire devint visible et il s’arrêta brusquement : dans son cœur, à la joie se mêlait à présent de l’inquiétude. Car la grande coque grêlée qui descendait en ce moment sur un pilier de flammes se trouvait être un cirque interstellaire, venu sur la quatrième planète pour faire des affaires.
Les lettres disaient : LES ENTREPRISES DE SPECTACLE « ÉTOILE FILANTE » ONT LE PLAISIR DE PRÉSENTER : MONSTRES, MAGICIENS, PROUESSES TERRIFIANTES ET JOLIES FILLES !
Les deux derniers mots étaient peints deux fois plus gros que les autres.
« Je ferais bien d’aller prévenir le conseil », songea Turk. Il laissa là son réservoir d’eau et trotta prestement en direction du quartier des boutiques, mais bientôt il dut ralentir car il haletait, ses poumons menant une lutte aléatoire pour transformer l’air pauvre et raréfié de ce monde artificiellement colonisé. La dernière fois qu’une fête foraine avait rendu visite à leur zone, ils s’étaient fait voler presque toute leur récolte. Les forains avaient accepté le paiement en nature et s’étaient envolés, laissant derrière eux quelques inutiles figurines en papier mâché. Ils s’étaient juré de ne plus se laisser prendre. Et pourtant...
Et pourtant il ressentait un désir au plus profond de son être : le besoin d’être amusé, d’aller voir un spectacle distrayant. Toute la colonie ressentait la même attirance : la folle envie du bizarre. Et, bien sûr, les forains le savaient, se nourrissaient de leur faiblesse. Turk pensa : « Si seulement nous arrivions à garder la tête froide, à ne leur donner que les grains excédentaires, du crin, de la toile, pas ce qui est absolument nécessaire à la vie… À ne pas régresser à un stade infantile. » Mais la vie de la colonie était si monotone ! Transporter l’eau, combattre les insectes, réparer les clôtures, rafistoler sans cesse les machines agricoles robots semi-automatiques qui leur permettaient de survivre… Ce n’était pas suffisant ; il manquait… la culture. Le grandiose.
— Hé, appela Turk quand il atteignit la propriété de Vince Guest ; celui-ci menait sa charrue-un-cylindre, une clef anglaise à la main.
— Tu entends le bruit ? Voilà de la compagnie ! Encore un spectacle forain, comme celui de l’an dernier… tu te souviens ?
— Pour ça oui, je me souviens, fit Vince sans lever la tête. Ils m’ont pris toutes mes courges. Saleté de saltimbanques !
Sa figure était devenue noirâtre.
— C’est une autre troupe, expliqua Turk continuant à haleter. Je ne l’ai jamais vue ; ils arrivent dans une fusée bleue qui a l’air d’avoir fait le tour de l’univers. Tu sais ce que nous allons faire ? Rappelle-toi notre plan !
— Quel plan ! fit Vince en se retournant.
— Tu ne peux nier qu’il ait du talent, babilla Turk qui essayait autant de se convaincre lui-même que Vince Guest. Il parlait pour oublier sa propre peur. Très bien, il est vrai que Fred est à moitié débile, mais son talent est réel ; nous avons essayé cela un million de fois et je ne sais vraiment pas pourquoi nous ne l’avons pas fait l’an dernier. Mais nous nous sommes organisés depuis, et ils vont voir.
Levant la tête, Vince fit :
— Tu sais ce que ce con de gosse va faire ? Il s’engagera chez les forains ; il nous laissera tomber et se servira de son talent pour nous baiser. On ne peut pas lui faire confiance.
— Moi, je lui fais confiance, répondit Turk avant de continuer sa route vers les bâtiments de la colonie, les structures grises et érodées qui s’étendaient tristement devant lui. Il pouvait déjà voir le président du Conseil, Hoagland Rae, affairé dans sa boutique. Hoagland louait des machines prêtes à rendre l’âme aux colons et ils dépendaient tous de lui. Sans les mécaniques de Hoagland, sans ses outils décatis, pas un mouton ne serait tondu, pas un agneau ne perdrait sa queue. Il ne fallait pas s’étonner après cela que Hoagland soit devenu leur chef politique et économique.
Sortant sur le sable caillouteux, Hoagland mit ses mains en visière devant ses yeux, puis essuya son front dégoulinant avec un mouchoir plié avant de saluer Bob Turk.
— C’est une autre troupe ? demanda-t-il d’une voix basse.
— Exact, répondit Turk dont le cœur battait dans la poitrine. Et nous pouvons les avoir, Hoag ! Si nous jouons serré ; je veux dire qu’une fois que Fred…
— Ils vont se méfier, fit Hoag en réfléchissant. D’autres colonies ont dû déjà se servir des pouvoirs psi pour essayer de les battre. Ils ont peut-être un de ces… comment les appelle-t-on… de ces anti-psi avec eux. Fred est un PK, et s’ils lui collent sur le dos un anti-psi…
Il fit un geste résigné.
— Je vais dire aux parents de Fred d’aller le chercher à l’école, haleta Bob Turk. Cela paraîtra naturel de voir des enfants arriver aussitôt. Fermons l’école cet après-midi pour perdre Fred dans la foule. Tu vois ce que je veux dire ? Il n’a pas l’air différent, à mes yeux tout au moins.
Il ricana.
— C’est juste, approuva Hoagland d’un ton digne. Le garçon de Costner à l’air tout à fait normal. Oui, nous allons essayer. De toute façon cela a été voté et nous devons obéir à la voix publique. Va sonner la cloche du rassemblement des surplus, que ces forains puissent admirer nos bons produits… Je veux voir empilés ici toutes les pommes, les noix, les choux-fleurs, et les courges, et les citrouilles. (Il désigna le lieu de livraison.) Tout cela sera accompagné d’une liste complète en quatre exemplaires dans au plus une heure.
Hoagland sortit un cigare, l’alluma difficilement à la flamme ténue d’un briquet. L’air raréfié de Mars n’aimait pas la chaleur.
— Et que ça saute !
Bob Turk repartit aussitôt.
Ils marchaient dans leurs pâturages du sud, parmi les moutons à tête noire qui mâchaient l’herbe dure et sèche, lorsque Tony Coster demanda à son fils.
— Tu penses pouvoir y arriver, Fred ? Sinon, dis-le. Tu n’es pas obligé.
En plissant les yeux, Fred Costner pouvait presque voir les baraques de la fête foraine, alignées devant le grand vaisseau bleu. Grosses bannières étincelantes, bandes de métal souple qui dansaient dans le vent, couleurs violentes des stands… Et la musique enregistrée, où étaient-ce des instruments réels ?
— Bien sûr, murmura-t-il. Je peux me débrouiller ; je me suis exercé tous les jours depuis que M. Rae m’en a parlé.
Pour appuyer ses dires, il fit s’élever un rocher devant eux dans les airs, le tint un instant en suspension, puis le laissa retomber d’une masse dans leur direction avant qu’il s’arrête brusquement et retourne à l’herbe brune, sèche comme du foin. Un mouton regarda la scène avec des yeux inexpressifs, et Fred se mit à rire.
Une petite foule venue de la colonie, pour la plupart des enfants, s’était déjà mise en route et approchait maintenant des baraques que des ouvriers finissaient de monter. Fred remarqua tout de suite la machine à barbe-à-papa qui s’affairait à produire ses boules de coton hydrophile colorées, l’odeur du popcorn, le merveilleux gnome en costume de clochard qui traînait une gerbe de ballons remplis d’hélium et aux couleurs chatoyantes.
Son père lui dit doucement :
— Ce que tu dois rechercher, Fred, c’est le jeu qui offre les prix les plus intéressants.
— Je sais, répondit-il en commençant à sonder les stands.
Il pensait : « Nous n’avons pas besoin de poupées qui disent maman. Ou de boîtes de véritable sel marin. »
Quelque part au milieu de la fête devait se tenir le véritable gros lot. Peut-être au tir au fusil, ou à la loterie, ou à la table de bingo. Mais en tout cas, il était quelque part. Il le sentait, il le reniflait. Et ses pas se faisaient de plus en plus rapides.
D’une voix faible et tendue, son père lui dit :
— Hum, je vais peut-être te laisser chercher, Freddy.
Tony venait d’apercevoir une estrade où se contorsionnaient des filles plus ou moins déshabillées et ses yeux ne pouvaient plus quitter le spectacle. Une des danseuses avait déjà… mais le grondement d’un camion détourna l’attention de Tony qui oublia la fille aux gros seins et à la culotte microscopique. C’était le véhicule qui amenait les produits de la colonie pour les échanger contre des tickets.
Le garçon s’avança vers le camion en se demandant combien Hoagland Rae avait décidé de risquer ce coup-ci, après la terrible déculottée de la dernière fois. La cargaison semblait très importante et il en ressentit de l’orgueil… De toute évidence, la colonie lui faisait pleinement confiance.
C’est alors qu’il huma la puanteur typique des psis.
Elle provenait d’un stand à droite et il se tourna dans cette direction. C’était le jeu que les forains essayaient de protéger avec leurs psis. Celui qu’ils pensaient ne pouvoir se permettre de perdre. Il découvrit une tente dans laquelle un des monstres servait de cible aux clients. Fred s’arrêta à la porte, fasciné, car il n’avait jamais vu de créature pareille. Il s’agissait d’un des très rares sans-tête.
Comme son nom l’indiquait bien, le sans-tête n’avait rien au-dessus des épaules et les organes des sens – yeux, nez, oreilles – avaient migrés vers d’autres parties du corps en un processus commencé bien avant la naissance. La bouche, par exemple, s’ouvrait au milieu de la poitrine, et un œil luisait à chaque épaule. Le sans-tête était déformé, mais pas impotent, et Fred ressentit du respect pour cet être. Le sans-tête pouvait voir, sentir, écouter aussi bien que quiconque. Mais quel était son rôle exact dans le jeu ?
Au milieu de la baraque, le sans-tête se tenait dans un panier suspendu au-dessus d’un récipient d’eau. Derrière celui-ci, Fred aperçut une cible et le gros tas de balles de base-ball, ce qui rendait la règle évidente : si la cible était touchée par un projectile, le sans-tête tombait dans l’eau, à la grande joie des spectateurs. C’était pour empêcher que cela se produise que les forains avait érigé leur barrière psycho-kinétique. La puanteur était effroyable à l’intérieur, mais il ne pouvait pas dire d’où elle venait – du sans-tête, du meneur de jeu ou d’une troisième personne cachée.
Le meneur, une jeune femme maigre qui portait des pantalons, un pull et des chaussures de tennis, tendait une balle à Fred.
— Prêt à jouer, mon bon ? demanda-t-elle avec un sourire moqueur, comme s’il était impensable qu’il joue et gagne.
— Je réfléchis, répondit Fred qui étudiait les lots.
Le sans-tête pouffa de rire et sa bouche de poitrine fit :
— Avec quoi pourrait-il bien réfléchir ? Quelle vantardise !
Il rit encore et Fred se sentit rougir jusqu’à la nuque.
Son père la rejoignit.
— C’est ici que tu veux jouer ? demanda-t-il comme Hoagland Rae apparaissait à son tour.
Les deux hommes entourèrent le garçon et tous les trois se mirent à observer les prix. Cela ressemblait à des poupées. Cela en avait tout au moins l’apparence ; petites formes vaguement masculines alignées sur des étagères à la gauche du meneur de jeu. Fred se creusait la cervelle pour essayer de deviner les raisons qui pouvaient pousser les forains à tellement protéger ces objets sans valeur. Il se rapprocha encore, essayant désespérément de mieux voir…
Hoagland Rae le prit à part et lui dit d’une voix inquiète.
— Même si nous gagnons, Fred, à quoi cela va-t-il nous avancer ? Rien de tangible, rien d’utile, des figurines en plastique. Les autres colonies nous riront au nez si nous leur amenons ces trucs en monnaie d’échange.
Il avait l’air désappointé ; les coins de ses lèvres s’affaissaient en une grimace désabusée.
— Je ne crois pas que ce soit de vraies poupées, répondit Fred. Mais je n’ai aucune idée de leur utilisation. Alors, laissez-moi essayer, Monsieur Rae ; je sais que c’est le bon endroit.
Les forains se chargeaient inconsciemment d’en faire la publicité.
— Je te laisse décider, fit Hoagland Rae, toujours pessimiste ; il échangea un coup d’œil avec le père de Fred, puis donna une tape d’encouragement sur l’épaule du garçon. Allons-y, décida-t-il. Fais de ton mieux, mon gars.
Leur groupe, auquel s’était maintenant joint Bob Turk, s’avança dans la baraque où se tenait toujours le sans-tête, les épaules aux yeux brillants.
— Alors, vous vous êtes décidés, braves gens ? demanda la fille décharnée au visage de pierre en lançant une balle en l’air et en la rattrapant.
— Tiens.
Hoagland tendit à Fred une enveloppe qui contenait le résultat de la vente de leurs produits sous forme de tickets à jouer – la totalité de l’échange réalisé. Désormais tout leur avoir concentré en quelques centimètres.
— Je vais essayer, dit Fred à la fille en lui tendant un ticket.
Celle-ci sourit en montrant des petites dents acérées.
— Fais-moi boire la tasse ! criait le sans-tête. Fous-moi à l’eau et gagne un beau prix !
Il pouffa de nouveau, visiblement aux anges.
La même nuit, dans l’atelier derrière son magasin, Hoagland Rae se prépara, une loupe d’horloger fixée devant l’œil droit, à examiner une des figurines gagnées par le fils de Tony Costner à l’entreprise de spectacle « Étoile filante ».
Quinze autres poupées étaient rangées contre le mur à l’autre extrémité de l’atelier.
Avec une pince minuscule, Hoagland arracha l’arrière du pseudo-jouet et découvrit à l’intérieur une multitude de fils tout entremêlés.
— Le garçon avait raison, dit-il à Bob Turk qui se tenait derrière lui fumant à petites bouffées angoissées une cigarette d’ersatz de tabac. Ce n’est pas une poupée. Toute la carcasse est truquée. Cela pourrait bien être une possession de l’ONU volée par les forains ; peut-être même un microrob. Ces mécanismes spéciaux autonomes dont le gouvernement se sert pour un million de missions qui vont de l’espionnage à la chirurgie prosthétique pour les anciens combattants.
Sur ces mots, il ouvrit en tremblant un peu de la face antérieure de la figurine.
Encore des circuits, faits d’éléments miniaturisés presque invisibles à la loupe. Hoagland abandonna sa tâche ; après tout, ses capacités se limitaient à réparer les moteurs de véhicules pour la récolte. Les faucheuses, les batteuses étaient son univers d’une tout autre dimension et d’une bien moindre complexité que ces microcosmes artificiels. C’était trop pour lui. Il se demanda encore une fois ce que la colonie pourrait bien faire de son gain. Le revendre à l’ONU ? Et pendant ce temps, la fête foraine aurait replié ses tentes et se serait envolé. Pas moyen de leur faire avouer à quoi pouvaient bien servir les microrobs.
— Peut-être que ça marche et que ça parle ? suggéra Turk.
Hoagland chercha un interrupteur sur la figurine et ne trouva rien. Des ordres verbaux ? se demanda-t-il.
— Marche ! ordonna-t-il à voix haute.
La figurine resta inerte.
— Je crois que nous avons déniché quelque chose, fit Turk. Mais… (Il fit un geste ample.) Cela prendra du temps ; il nous faudra nous armer de patience.
Ils feraient peut-être bien de porter une figurine à M-ville, là où travaillaient les véritables professionnels, les ingénieurs, les experts en électronique, les réparateurs de toutes sortes. Mais il préférait le faire lui-même ; il n’avait pas confiance dans les habitants de la seule zone urbaine de la planète colonisée.
— Ces forains ont eu vraiment l’air bouleversé quand nous n’avons pas arrêté de gagner, ricana Bob Turk. Fred a dit qu’ils utilisaient constamment leurs propres psis et que ça les a décontenancés de voir…
— Moins fort, fit Hoagland.
Il avait trouvé la source d’énergie de la figurine. Il suffisait maintenant de suivre le circuit jusqu’à une coupure. Une fois celle-ci trouvée, la figurine se mettrait en marche dès que le circuit serait fermé ; c’était – ou plutôt cela paraissait – aussi simple que cela.
Il trouva rapidement le point d’interruption sous la forme d’un commutateur microscopique, déguisé en boule de ceinture. Hoagland Rae exultait lorsqu’il actionna le petit mécanisme avec sa pince fine comme une aiguille. Il allongea la poupée sur son établi et attendit.
La mécanique bougea. Elle chercha dans une sorte de sac qui pendait à sa ceinture et en tira un tout petit tube qu’elle pointa sur Hoagland.
— Attendez, fit celui-ci d’une voix faible.
Derrière, Turk poussa des gémissements tout en cherchant précipitamment un abri. Quelque chose explosa au visage de Hoagland, une lumière qui le repoussa en arrière ; il ferma les yeux et hurla de terreur. Nous sommes attaqués ! essaya-t-il de crier, mais sa voix ne produisit aucun son. Il n’entendait plus rien. Il pleurait des larmes inutiles dans des ténèbres sans fin. En tâtonnant, il chercha une présence secourable…
L’infirmière officielle de la colonie se penchait sur lui en lui passant une bouteille d’ammoniac sous le nez. Il grogna et parvint à lever la tête, à ouvrir les yeux. Il était étendu sur le sol de l’atelier, entouré d’un cercle de gens aux visages soucieux, parmi lesquels Bob Turk dont l’expression était la plus tourmentée.
Hoagland arriva à murmurer :
— Ces poupées ou je ne sais trop quoi nous ont attaqués ; soyez prudents.
Il se retourna sur le côté pour essayer de voir la rangée de figurines qu’il avait si soigneusement disposées.
— J’en ai mis une en marche trop vite, marmonna-t-il. J’ai fermé le circuit et elle s’est mise à bouger. Maintenant nous savons comment faire.
Il eut alors un haut-le-corps de surprise.
Les poupées avaient disparu.
— Je suis allée chercher mademoiselle Beason, expliqua Bob Turk. Et lorsque je suis revenu, elles étaient toutes parties. Je suis désolé.
Il paraissait très malheureux, comme si toute la responsabilité de l’affaire lui incombait.
— Mais tu étais blessé ; peut-être mort…
— Ça va, fit Hoagland en se relevant ; la tête lui faisait mal et il avait envie de vomir. Tu as fait pour le mieux. Trouvez ce fils de Costner et amenez-le ici ; il nous faut son opinion. Rae ajouta : Eh bien, je crois que nous nous sommes fait avoir pour la seconde année consécutive. Mais ce coup-ci, c’est pire.
Et il pensa pour lui-même : « Car cette fois nous avons gagné. Au moins l’an dernier nous nous étions contentés de perdre. »
Il avait le pressentiment que des jours sombres s’annonçaient.
Quatre jours plus tard, Tony Costner arrachait des mauvaises herbes dans son jardin planté de courges, lorsqu’un mouvement sous le sol attira son attention ; il tendit doucement la main vers sa fourche, pensant : « C’est une de ces taupes martiennes, là-dessous ; elle mange les racines de mes plantes ; je vais l’attraper. »
Il leva la fourche et attendit un nouveau tressautement dans la terre pour enfoncer violemment les dents dans le sol sans consistance.
Sous la surface, quelque chose couina de peur et de douleur. Tony Costner agrippa une pelle et se mit à retirer le conglomérat de terre et de sable. Il atteignit bientôt un tunnel au milieu duquel gigotait encore une masse de fourrure à l’agonie. Comme son expérience le lui avait enseigné, c’était une taupe-M, les yeux voilés par la mort, les crocs immenses découverts par un rictus.
Par pitié, il l’acheva, puis s’agenouilla pour l’examiner car un éclair métallique venait d’accrocher son regard.
La taupe-M portait un harnais.
Le harnais était bien sûr artificiel ; il était disposé bien confortablement autour du cou épais de l’animal. Presque invisibles, des fils fins comme des cheveux en partaient pour disparaître sous le cuir à hauteur du crâne.
— Mon Dieu, fit Costner en ramassant la taupe et son harnais. Il se tenait maintenant debout à ne savoir que faire, plein d’une angoisse inutile. Il lia tout de suite l’événement à l’affaire des poupées ; c’est elles qui se cachaient dans le coin et avaient construit ce système électronique. Hoagland avait raison, la colonie était sous le feu de l’ennemi.
Il se demanda ce qu’aurait fait la taupe si elle avait pu poursuivre son chemin.
Elle avait certainement un objectif. Son tunnel menait… à sa maison !
Plus tard, dans l’atelier de Hoagland. Celui-ci avait ouvert avec précautions le harnais pour inspecter son contenu.
— Un transmetteur, fit Hoagland qui respirait très fort, comme si son asthme infantile était revenu. De courte portée. Probablement un kilomètre. Ils dirigeaient la taupe grâce à lui et un signal retour devait les prévenir des progrès réalisés dans la marche. Dans le cerveau les électrodes sont probablement implantées dans les centres du plaisir et de la douleur… Le contrôle est ainsi assuré. (Il jeta un coup d’œil à Tony Costner.) Tu aimerais avoir un harnais comme cela sur toi ?
— Pour ça non, répondit Tony en frissonnant.
Tout d’un coup, il aurait aimé être de retour sur Terre, même surpeuplée ; il regrettait la pression incessante de la foule, la masse des hommes et des femmes qui se poussaient sur les trottoirs de ciment, au milieu de jaillissements de lumières. Il comprit soudain en un éclair qu’il n’avait jamais aimé la vie sur Mars. « Nous sommes bien trop seuls, pensa-t-il. J’ai fait une connerie. Mais c’est ma femme qui m’a forcé à venir. »
Il était toutefois un peu tard pour changer d’avis.
— Je crains qu’il nous faille nous résoudre à prévenir la police de l’ONU, fit Hoagland d’une voix atone. À pas traînants, il alla vers le téléphone mural, actionna la manivelle, puis composa le numéro des urgences. Il se justifia devant Tony sur un ton mi-coupable, mi-coléreux : « Je ne peux plus prendre la responsabilité de la situation, Costner ; elle est devenue incontrôlable. »
— C’est aussi de ma faute, répondit Tony. Quand j’ai vu cette fille qui avait enlevé son soutien-gorge et…
— Bureau de la sécurité régionale de l’ONU, déclara le téléphone, assez fort pour que Tony Costner l’entende.
— Nous avons des ennuis, commença Hoagland.
Il expliqua alors les événements survenus depuis l’arrivée des Entreprises « Étoile filante » et leurs conséquences. En parlant, il s’essuyait le front de son mouchoir, les yeux hagards, avec une expression fatiguée et soudain vieillie, celle d’un homme qui a grand besoin de repos.
Une heure plus tard, la police militaire se posa au milieu de l’unique rue du camp. Un homme d’âge moyen, revêtu de l’uniforme de l’ONU, sortit de l’hélicoptère ; il portait une mallette et arborait un air préoccupé tandis qu’il observait la foule qui l’attendait dans la lumière jaunâtre de fin d’après-midi ; Hoagland Rae était placé stratégiquement au premier rang. Il prit la parole :
— Vous êtes le général Mozart, je suppose.
Et il tendit à l’homme une main hésitante.
— C’est exact, répondit l’officier aux traits lourds, en acceptant une poignée de main rapide. Puis-je voir l’artefact, s’il vous plaît ?
Il semblait assez méprisant ; visiblement la foule triste de cette colonie martienne l’ennuyait et personne n’en ressentait les effets plus que Hoagland Rae. Son impression d’échec et ses tendances dépressives avaient maintenant envahi son univers intérieur.
— Bien sûr, mon général.
Hoagland montra le chemin de son magasin, et ils pénétrèrent bientôt dans l’arrière-boutique.
Après avoir examiné le cadavre de la taupe, son harnais et le système de contrôle électronique, le général Mozart conclut :
— Il est probable que vous avez gagné des artefacts qu’ils auraient préféré ne pas perdre, Monsieur Rae. Leur véritable destination n’était probablement pas cette colonie.
Une fois de plus, son visage fut traversé d’une vague de dégoût mal déguisé ; qui irait se soucier de cet endroit ?
— Mais plutôt – ici je fais une simple hypothèse – la Terre et ses régions plus peuplées. Malheureusement pour eux, votre utilisation inopinée des phénomènes psi dans le jeu… (Il s’arrêta brusquement de parler et regarda l’heure.) Nous allons inonder les champs alentours de gaz arsine ; vous et vos concitoyens devrez évacuer toute la région dès ce soir ; nous vous fournirons les moyens de transport. Puis-je utiliser votre téléphone ? Je vais demander les avions. Rassemblez les habitants pendant ce temps.
Il regarda Hoagland sans le voir, souriant à des réflexions internes, puis alla appeler son bureau à M-Ville.
— Doit-on emmener aussi le bétail ? demanda Rae. Nous ne pouvons le sacrifier.
Il se demandait comment il arriverait à faire pénétrer tous ses moutons, ses chiens, ses bovidés dans le transport de l’ONU au milieu de la nuit. « Quelle merde », pensa-t-il pour la millième fois.
— Bien entendu, répondit le général Mozart d’une voix sèche, comme si Rae était une sorte de débile profond.
Le troisième bouvillon à pénétrer dans l’avion de l’ONU portait un harnais autour du cou ; le policier militaire posté à l’entrée de la soute le repéra, l’abattit sans délai et appela Hoagland pour qu’il fasse dégager la carcasse.
Accroupi près du cadavre du bouvillon, Hoagland Rae examina le harnais et son circuit. Comme pour la taupe martienne, un fin réseau de fils connectait le cerveau de l’animal à l’être – quel qu’il fût – qui avait installé le dispositif et qui ne devait pas se trouver loin, un kilomètre au maximum. « Que devait donc faire cette bête ? s’interrogea-t-il en coupant la liaison entre le crâne et le harnais. Tuer quelqu’un à coups de cornes ? Ou… écouter les conversations. » La seconde hypothèse était la plus probable ; le transmetteur du harnais produisait un bourdonnement audible ; il fonctionnait constamment, absorbant les moindres sons du voisinage. « Ils savent donc que nous avons fait appel à l’ONU, songea Hoagland. Et que nous avons déjà repéré deux de leurs espions. »
Il avait l’intuition profonde que cela signait l’arrêt de mort de la colonie. La région serait bientôt un champ de bataille entre les militaires de l’ONU et… eux. Les entreprises « Étoile Filante », hum ! D’où venaient-ils ? Pas du système solaire, évidemment.
Un valet de pique – un des membres tout de noir vêtu de la police secrète à l’ONU – mit un genou à terre près de Rae et lui dit :
— Ne vous désespérez pas. Cette affaire va leur porter un coup terrible ; nous n’avons jamais pu prouver jusqu’ici que ces fêtes foraines étaient hostiles. Vous les avez empêchés d’atteindre la Terre. Alors, reprenez courage, vous recevrez des renforts.
Il fit une grimace réjouie à Hoagland puis continua son chemin et disparut dans l’obscurité où l’attendait un tank de l’ONU.
« Oui, pensa Hoagland. Nous avons fait une fleur aux autorités. Et ils vont nous récompenser en arrivant en masse dans notre pauvre espace de vie. »
Il savait que sa colonie ne serait jamais plus la même, et cela, quelle que soit l’action du gouvernement. La petite ville n’était pas parvenue à résoudre seule ses problèmes ; elle avait été forcée d’en appeler à l’aide extérieure. De faire venir les gros bras. Et cela, c’était irréversible.
Tony Costner l’aida à traîner le cadavre du bouvillon sur le côté. Ils haletaient dans l’atmosphère pauvre en oxygène, sous le poids du corps encore tiède.
— Je me sens responsable, fit Tony lorsqu’ils s’arrêtèrent.
— Il ne faut pas, répondit Hoagland en secouant la tête. Et dis à ton gars de ne pas s’en faire.
— Je n’ai plus vu Fred depuis que l’affaire a éclaté, expliqua Tony d’une voix misérable. Il est parti terriblement perturbé. Je suppose que les types de l’ONU vont le retrouver ; ils sillonnent les alentours et ramènent tout le monde.
Il paraissait étrangement absent, comme s’il n’avait pu considérer la totalité de ses malheurs.
— Un policier m’a affirmé que nous pourrions rentrer dès l’aube. Que l’arsine aurait nettoyé le terrain. Crois-tu qu’ils aient déjà affronté une pareille situation ? Ils n’expliquent rien, mais ils ont l’air tellement efficaces ! Si sûrs de ce qu’ils font !
— Dieu seul le sait, répondit seulement Hoagland.
Il alluma un véritable cigare fait sur Terre, Optimo, et fuma dans un silence déprimé, observant un troupeau de moutons à tête noire qui montait dans le transport. Qui aurait pu penser que la classique « invasion de la Terre » prendrait cette forme ? Qu’elle commencerait dans une colonie minable avec des petits soldats-jouets, guère plus d’une douzaine, gagnés de haute lutte aux entreprises « Étoile Filante » ? Avec des extraterrestres qui n’avaient même pas l’intention d’envahir la ville, comme le disait très justement le général Mozart. Il avait fallu insister pour se faire attaquer ! Quelle ironie !
Bob Turk le rejoignit et fit à voix basse :
— Je pense que tu réalises que nous allons être sacrifiés. C’est évident. Le gaz tuera toutes les taupes, les rats et autres espions possibles, mais il ne tuera pas les microrobs pour la simple raison qu’ils ne respirent pas. L’ONU devra maintenir ici des escouades entières de valets de pique pendant des semaines, peut-être des mois. Cette nuit n’est que le début de l’offensive. Il se retourna, l’œil accusateur vers Tony Costner. Si ton gosse…
— Assez, fit Hoagland d’une voix cassante. Cela suffit. Si je n’avais pas farfouillé dans le circuit… vous pouvez m’accabler moi aussi, Turk ; en fait je serai très heureux de démissionner de mon poste. Tu peux mener la colonie sans moi.
Par un haut-parleur installé un peu plus loin une immense voix officielle tonna : « QUE TOUT LE MONDE SE PRÉPARE À EMBARQUER ! CETTE ZONE VA ÊTRE RECOUVERTE DE GAZ EMPOISONNÉ À 14.00. JE RÉPÈTE…» Et elle répéta plusieurs fois son message de mort pendant que le haut-parleur était orienté dans toutes les directions ; le son se répercuta en écho sinistre dans la nuit noire.
Fred Costner se frayait un chemin, trébuchant sur le terrain aussi peu familier qu’inégal. Sa respiration sifflait à chaque pas et cela ressemblait à un chant de désespoir et d’épuisement ; il ne cherchait pas à se repérer, ne regardait pas où il allait. Il ne voulait que s’enfuir. Il avait détruit la colonie et tous le savaient bien, Hoagland Rae le premier. À cause de lui…
Loin derrière, un voix amplifiée criait : « QUE TOUT LE MONDE SE PRÉPARE À EMBARQUER ! CETTE ZONE VA ÊTRE RECOUVERTE DE GAZ EMPOISONNÉ À 14.00. JE RÉPÈTE : QUE TOUT LE MONDE SE PRÉPARE…» Le vacarme ne s’arrêtait pas. Fred continua en trébuchant sur les pierres du terrain tout en essayant de chasser la voix de son esprit : il prenait la fuite devant elle.
La nuit sentait l’herbe sèche et les araignées ; il percevait la désolation de l’environnement. Il avait déjà dépassé le dernier périmètre de cultures ; les champs étaient maintenant derrière lui et il se trouvait sur une terre abandonnée qui n’avait jamais connu ni le soc du laboureur, ni les clôtures, ni même les pylônes d’observation. Mais ils noieraient probablement aussi ce coin-là ; les vaisseaux de l’ONU feraient le va et vient en versant le gaz arsine, puis arriveraient les troupes de choc, avec leurs masques à gaz, leurs lance-flammes, leurs détecteurs de métaux, afin de faire sortir les quinze microrobs qui avaient dû chercher refuge dans des tunnels souterrains ou des terriers à vermine. « Là où est leur véritable place, pensa-t-il. Dire que je me suis crevé à les gagner pour la colonie. Parce que les forains voulaient les garder, je croyais qu’ils avaient de la valeur. Pauvre con ! »
Il se demanda vaguement s’il existait pour lui un moyen de réparer le mal qu’il avait fait. Trouver les quinze microrobs, plus celui qui avait failli tuer Rae ? Il se mit à rire tout seul, c’était tellement absurde. Même s’il trouvait leur cachette – à supposer d’abord qu’ils soient tous au même endroit – comment ferait-il pour les détruire ? Ils étaient armés. Hoagland Rae s’en était tout juste tiré, et il n’en avait affronté qu’un.
Une lumière luisait devant lui.
Dans les ténèbres, il n’arrivait pas à identifier les formes qui se mouvaient aux abords de la lueur ; Fred s’arrêta et tenta de s’orienter. Des gens allaient et venaient. Il entendait des voix sourdes d’hommes et de femmes. Le bruit de machines en mouvement ! Il réalisa que l’ONU n’enverrait jamais des femmes dans une mission pareille. Ce n’était donc pas les autorités.
Une portion du ciel plein d’étoiles scintillantes, dans la lueur glauque de la Voie Lactée, était totalement noire. Fred comprit soudain qu’il voyait les contours d’un grand objet immobile.
Et si c’était une fusée posée droit sur sa poupe en attendant l’envol ? La forme y faisait penser.
Fred Costner s’assit en tremblant dans la glaciale nuit martienne, jurant tout bas devant la tâche difficile pour identifier ce que faisaient les formes affairées. Les forains étaient-ils de retour ? La forme noire était-elle le vaisseau des Entreprises « Étoile Filante » ? Une pensée bizarre lui vint : ils étaient en train de monter les baraques, les bannières, les tentes et les estrades. Les magiciens, les monstres et les filles dénudées se préparaient à entrer en scène au cœur du froid et de la nuit, dans cette zone désolée qui creusait un vide entre les colonies. Un simulacre désespéré de la vie foraine et de sa fête, sans spectateur pour applaudir. Sauf l’invité du hasard, lui-même. Et il ne pouvait plus supporter l’idée d’un spectacle pareil ; il en avait eu pour son argent, de la fête, de ses acteurs et… de ses lots.
Son pied heurta quelque chose.
D’un jaillissement de force psi, il la cloua au sol et la fit lentement approcher de lui ; il se baissa, l’attrapa des deux mains et serra jusqu’à sortir du néant une petite forme dure et gesticulante. Il reconnut avec effroi un des microrobs qui essayait frénétiquement se libérer. Mais Fred – presque par réflexe – tenait bon. « Le soldat-jouet se hâtait vers le vaisseau », pensa-t-il. Ils les ramassent pour que l’ONU ne les trouve pas. Ils s’en vont avec leur cargaison originale ; les simulacres de forains pourront mener à bien leurs plans.
La voix calme d’une femme lui dit, près de l’oreille :
— Posez-le, s’il vous plaît. Il désire s’en aller.
Il sursauta de surprise, et relâcha le microrob qui s’enfuit dans un froissement d’herbe. En une seconde il avait disparu. Devant Fred se tenait la fille maigre qui portait toujours le même pantalon et le même pull-over ; elle le regardait d’un air placide en lui projetant la lumière d’une lampe de poche dans les yeux. Fred parvint tout de même à distinguer ses traits tracés au couteau, sa mâchoire livide, ses yeux pâles et intenses.
— Hello, fit-il en trébuchant sur le mot ; il restait debout face à la fille dans une attitude défensive. Un peu plus grande que lui, elle lui faisait peur. Mais elle n’avait pas la puanteur familière des psis et Fred comprit qu’elle n’était pas son adversaire psychique de la semaine précédente. Il avait donc un avantage sur elle ; peut-être était-ce décisif.
— Vous feriez mieux de fuir le coin, commença-t-il. Vous n’avez pas entendu le haut-parleur ? Ils vont gazer toute la zone.
— J’ai entendu. (La fille l’observait.) C’est toi qui as gagné le gros lot, n’est-ce pas ? Tu es le maître du jeu, hein coco ? Celui qui a mis seize fois de suite notre anti-psi à la flotte. (Elle eut un rire gai.) Simon était furieux ; il en a attrapé un rhume et t’en tient responsable. J’espère que tu ne vas pas tomber sur lui.
— Ne m’appelez pas coco, fit-il comme sa peur diminuait encore.
— Notre PK, Douglas, dit que tu es fort. Tu l’as battu à chaque fois ; félicitations ! Alors, tu es content de tes gains ? Elle se remit à rire doucement, ses petites dents acérées luisant dans la lumière maigre. Tu en as eu pour ton argent ?
— Votre P-K ne vaut pas grand-chose, répondit Fred. Je n’ai pas eu le moindre mal à le battre alors que je n’ai aucune expérience de ce genre de travail. Vous pourriez faire beaucoup mieux.
— Avec toi peut-être ? Est-ce une offre de services ? Me fais-tu une proposition malhonnête, petit garçon ?
— Non ! hurla Fred, plein de honte et de dégoût, les oreilles en feu.
La fille continua :
— Il y avait un rat dans le mur de l’atelier de votre monsieur Rae et il nous a retransmis tout ce que vous disiez. Nous connaissions votre appel à l’ONU dès la première minute. Alors, nous avions tout notre temps pour reprendre… (Elle fit une pause.)… notre marchandise. Si nous en avions envie. Personne ne désirait vous faire de mal. Ce n’est pas de notre faute si votre mouche du coche de Hoagland Rae s’est débrouillé pour mettre son tournevis là où il ne fallait pas. N’est-ce pas ?
— Il a mis le cycle en marche prématurément. Ce serait arrivé un peu plus tard de toute manière.
Il refusait de la croire et la colonie restait pour lui dans son bon droit absolu.
— Et cela ne vous servira à rien de reprendre les microrobs, parce que l’ONU est maintenant prévenue et…
— Reprendre ? (La fille parut très amusée.) Nous ne reprenons pas les seize microrobs gagnés par vos pauvres hères. Nous finissons la livraison. Vous nous avez forcés à le faire. Le vaisseau débarque le reste de la cargaison.
Elle dirigea la lumière vers un point et dans un bref éclat il vit une horde de microrobs dégorgés par le navire qui tentaient de trouver un abri comme autant d’insectes photophobes.
Il ferma les yeux et gémit.
— Es-tu toujours tellement sûr de ne pas vouloir venir avec nous, demanda la fille d’une voix suave. Ça assurerait ton futur, coco. Autrement… (Elle fit un geste vague.) Qui sait ce qui adviendra de votre petite colonie et de ses pauvres habitants ?
— Non, répondit-il d’une voix ferme. Je ne viens toujours pas.
Lorsqu’il rouvrit les yeux, la fille avait disparu. Il la revit dans un rectangle de lumière près du vaisseau, en grande conversation avec le sans-tête Simon qui cochait quelque chose sur une feuille.
Fred se retourna et courut vers le campement et la police militaire de l’ONU.
Le général de la police secrète, grand, mince, vêtu de noir, expliqua :
— Je remplace le général Mozart qui est malheureusement mal équipé pour combattre la subversion interne ; c’est un militaire et rien d’autre.
Il ne tendit pas la main vers Hoagland Rae, mais se mit à faire les cent pas dans l’atelier en fronçant les sourcils.
— J’aurais mieux aimé être appelé dès la nuit dernière. J’aurais pu vous dire, par exemple, immédiatement quelque chose… que le général Mozart n’a pu saisir. (Il s’arrêta.) Vous comprenez, bien sûr, que vous n’avez pas vraiment battu les forains. Ils voulaient perdre ces seize microrobs.
Hoagland Rae hocha la tête en silence ; il ne restait plus rien à dire. Tout semblait maintenant très clair et le valet de pique avait certainement raison.
— Les apparitions précédentes de vaisseaux-fête foraine, continua le général Wolf, ont servi à vous préparer ; à faire mijoter la sauce. Ils ont fait le tour de toutes nos colonies. Ils savaient bien que vous vous seriez préparés cette fois-ci. Alors ils ont amené les microrobs et ont préparé leur psi à se lancer dans une fausse « bataille des esprits ». Et vous avez donc gagné !
— Tout ce que je veux savoir, fit Hoagland, c’est si nous allons être protégés.
Les plaines et les collines alentour fourmillaient maintenant de microrobs affairés ; il était même devenu dangereux de s’éloigner des bâtiments de plus de quelques pas.
— Nous ferons ce que nous pourrons. (Le général Wolf se remit à déambuler.) Mais de toute évidence votre sécurité n’est pas de première priorité. Ou d’ailleurs celle des autres colonies déjà investies. Nous devons nous préoccuper de la situation générale. Cette fusée a visité quarante campements dans les dernières vingt-quatre heures ; comment ont-ils pu aller si vite… (Il s’arrêta de parler.) Ils avaient tout préparé à l’avance, chaque épisode. Et vous avez cru les escroquer ! Il regardait Hoagland Rae, les yeux furieux. Chacune des quarante colonies a cru la même chose quand elles ont emporté leur brassée de microrobs.
— Je suppose que c’est notre punition pour avoir triché, fit Hoagland Rae, la tête basse.
— C’est votre punition pour avoir affronté seuls des intelligences extra-terrestres, répondit le général Wolf d’une voix dure. Il vaut mieux pour votre santé mentale le prendre comme je vous le présente. Et la prochaine fois qu’un navire d’un autre système se présente, n’essayez pas de concocter une stratégie pour les vaincre : appelez-nous.
Hoagland Rae hocha la tête.
— D’accord. Je comprends.
Il ne sentait en lui qu’une douleur sourde, même pas d’indignation ; ils méritaient tous cette volée de bois vert. S’ils avaient de la chance, la réprimande s’arrêterait là. Les vrais problèmes de la colonie étaient ailleurs.
— Qu’est-ce qu’ils veulent ? demanda-t-il au général Wolf. Essayent-ils de coloniser la région ? Ou est-ce une guerre économique pour…
— N’essayez pas de comprendre, répondit le général.
— P… Pardon ?
— C’est quelque chose qui vous dépasse, aujourd’hui comme demain. Nous savons ce qu’ils recherchent… et ils le savent aussi. Est-ce tellement important que vous soyez également au courant ? Votre travail est d’essayer de reprendre vos activités agricoles sitôt que possible. Et, si vous échouez, de retourner sur Terre vous reconvertir.
— Je vois, fit Hoagland en se sentant comme un enfant qui a essayé d’employer le langage de ses parents sans comprendre le sens des mots et qui s’est fait rabrouer.
— Vos enfants liront la synthèse des faits dans les livres d’histoire, continua Wolf. Cela vous suffira pour la prochaine génération.
— Très bien, fit Hoagland Rae, misérable. Il s’assit à son établi et commença sans enthousiasme à dévisser un châssis de tourelle de guidage venue d’un tracteur autonome en panne.
— Regardez, avertit soudain le général Wolf en tendant le doigt.
Dans un coin de l’atelier, presque invisible contre le mur poussiéreux, se tapissait un microrob aux aguets.
— Bon Dieu ! hurla Hoagland tentant d’atteindre son vieux pistolet, calibre 32, qu’il avait sorti et chargé pour semblable occasion.
Mais ses doigts n’avaient pas encore atteint la crosse que le microrob s’était déjà éclipsé. Le général Wolf n’avait pas bougé ; il semblait même assez amusé et contemplait, bras croisés, Hoagland qui faisait des efforts désespérés pour armer l’antiquité.
— Nous travaillons sur un dispositif central qui peut tous les détruire d’un coup, expliqua-t-il. En interrompant l’arrivée du courant. Il serait bien entendu absurde de les détruire l’un après l’autre ; nous n’y avons jamais songé. Toutefois… Il réfléchit un instant, l’air concentré. Il y a des raisons de penser qu’ils nous ont déjà devancés et qu’ils ont diversifié les sources de courant de telle manière que… Il haussa les épaules, philosophe. Enfin, peut-être trouverons-nous quelque chose à leur répondre à ce moment-là.
— Je l’espère, fit Hoagland Rae qui essaya de se remettre à la réparation de la tourelle.
— Nous avons pratiquement abandonné l’idée de tenir Mars, murmura Wolf à moitié pour lui-même.
Hoagland posa lentement son tournevis, et regarda l’agent secret, les yeux ronds.
— Il va falloir concentrer nos forces autour de la Terre, continua le général en se grattant pensivement le nez.
— Alors, il n’y a plus d’espoir, intervint Hoagland après une pause. C’est ce que vous nous faites comprendre.
Il n’était pas nécessaire de répondre et le valet de pique resta silencieux.
Penché sur la surface verdâtre et écumeuse du canal où bourdonnaient les mouches-bouteilles et les scarabées à la cuirasse luisante et noire, Bob Turk entr’aperçut du coin de l’œil la forme mouvante. Il se retourna brusquement, prit sa tige-laser, la leva en tirant tout aussitôt et détruisit – oh jour béni ! – un tas de réservoirs rouillés abandonnés là. Rien de plus. Le microrob avait déjà disparu.
En tremblant, il replaça la tige-laser dans son fourreau et reprit son examen de l’eau infestée d’insectes. Comme d’habitude les « robs » s’étaient activés toute la nuit ; sa femme les avait vus ; avait entendu leur bruit de petits rats, les crissements de leurs travaux. « Qu’avaient-ils encore fait ? » se demanda Bob Turk, lugubre. Il renifla longuement l’eau, portant toute son attention sur l’odeur.
Il lui semblait bien que l’odeur habituelle de l’eau stagnante avait subi un subtil changement.
— Merde, fit-il en se relevant.
Il se sentait impuissant. De toute évidence les « robs » avaient mis un quelconque contaminant dans l’eau. Il faudrait désormais analyser toute l’eau de consommation, et cela prendrait des jours. Entre-temps, qu’est-ce qui maintiendrait en vie ses pommes de terre ? Bonne question.
Dans une rage impuissante, il toucha son arme, priant pour avoir une cible, quelque chose sur quoi tirer… tout en sachant qu’il n’en aurait jamais une, pas même d’ici un millier d’années. Les « robs » sortaient toujours la nuit ; lentement, sûrement, ils recroquevillaient la colonie sur elle-même comme l’implosion d’une naine noire.
Dix familles avaient déjà renoncé et fait leurs bagages. Ils étaient retournés sur Terre essayer de reprendre une existence abandonnée.
Et bientôt ce serait son tour.
Si seulement il pouvait faire quelque chose. Se battre contre ces saloperies insaisissables. Il pensa : « Je donnerais n’importe quoi, je ferais l’impossible, pour avoir une chance de me venger. Je le jure. Je ferais des dettes, j’hypothéquerais tous mes biens, je me vendrais comme esclave ou n’importe quoi d’autre pour une simple chance de nous en débarrasser. »
Il était morose… Il s’éloigna du canal, les mains profondément enfoncées dans les poches de sa veste, lorsqu’il entendit le grondement du navire intersystème dans le ciel.
Pétrifié, il resta bouche ouverte à regarder en l’air, le cœur écrasé dans la poitrine. « Ils reviennent ? se demanda-t-il. Le vaisseau des entreprises "Étoile filante"… Vont-ils nous pourchasser encore, nous donner le coup de grâce ? » Se protégeant du soleil, il essaya de distinguer quelque chose. Il était incapable de courir, son corps était vide de toute réaction, pas même de panique instinctive, animale.
Comme une gigantesque orange, le navire descendait. Forme d’orange, couleur d’orange… Ce n’était pas la fusée tubulaire bleue des gens de l’« Étoile filante » ; il le voyait bien. Mais ce n’était pas non plus une production terrestre ; pas un navire de l’ONU. Jamais il n’avait assisté à pareille apparition et ce ne pouvait être qu’un envoyé d’un autre système planétaire. Sa forme le proclamait bien plus clairement que la coque bleue précédente. Personne ne semblait s’être soucié de camoufler le moins du monde son origine.
Et pourtant, des mots étaient peints en énormes lettres sur la coque, et c’était de l’anglais.
Ses lèvres se faisant l’écho de ses yeux, il lut le message pendant que le vaisseau sphérique allait se poser au nord-est de son point d’observation.
SIX COMPAGNIES DE JEUX ÉDUCATIFS
S’ASSOCIENT POUR VOUS APPORTER
UNE DÉBAUCHE DE JOIE ET DE FREDAINES !!!
Dieu du ciel ! C’était encore une fête foraine itinérante.
Il aurait voulu cesser de regarder, se retourner et s’enfuir. Et pourtant il ne le pouvait pas ; la vieille pulsion subsistait en lui, cette faim psychique, cette curiosité impossible à assouvir. Tout cela restait trop fort. Il continua donc à regarder et il vit les écoutilles s’ouvrir, les mécanismes autonomes semblables à des beignets aplatis commencer à renifler le sable.
Ils montaient le camp.
Son voisin, Vince Guest, le rejoignit et dit d’une voix rauque :
— Qu’est-ce que c’est ?
— Tu as des yeux, non ? Turk gesticula de façon frénétique. Sers-t-en !
Les auto-mechs érigeaient déjà la grande tente ; des banderoles colorées s’élevaient, battues par le vent, puis retombaient en pluie sur les baraques encore en pièces détachées. Et les premiers êtres humains – ou humanoïdes – émergeaient : hommes en habits clinquants, femmes en collants. Quelquefois bien moins que des collants.
— Putain ! arriva à dire Vince qui avalait sa salive. Tu as vu ces filles ? As-tu déjà vu des bonnes femmes avec une telle…
— Je vois bien, répondit Turk. Mais je ne remettrai jamais les pieds dans une de ces fêtes foraines étrangères, et Hoagland non plus. Aussi vrai que je m’appelle Robert Turk.
Qu’ils allaient vite en besogne ! Pas une seconde de perdue. Déjà, l’écho lointain d’une musique de carrousel leur parvenait par bribes de sons déformés. Et les odeurs. Le sucre candi, le popcorn et, à leur suite, quelque chose de plus subtil, l’odeur de l’aventure, la promesse de visions excitantes, l’attrait du défendu. Une femme à la longue natte rousse avait sauté, légère, sur une estrade ; elle portait un tout petit soutien-gorge agrémenté d’une touffe de soie autour de la poitrine. Elle commença à s’entraîner sous leurs yeux hypnotisés. Elle ondula de plus en plus vite, jusqu’à ce qu’emportée par le rythme, elle rejetât tout ce qu’elle portait encore. Étrangement, cette vision lascive leur sembla atteindre les plus hauts sommets de l’art ; être bien plus que la danse du ventre mal foutue habituelle. Quelque chose de très beau, de très vivant, semblait se dégager de ses mouvements. Les deux hommes étaient ensorcelés.
— Je… je ferais mieux d’aller chercher Hoagland, parvint à dire Vince après un silence.
Déjà, quelques colons, parmi lesquels des enfants, avançaient presque en état de transe vers la ligne des stands et les bannières colorées qui ondulaient maintenant en haut de mâts, contre le triste ciel martien.
— Je vais m’approcher pour jeter un coup d’œil, fit Bob Turk, pendant que tu vas le chercher.
Il avança lentement vers la fête, puis de plus en plus vite, faisant bientôt voler le sable dans sa course.
Tony Costner proposa à Hoagland :
— Allons au moins voir ce qu’ils ont à nous offrir. Tu sais bien que ce ne sont pas les mêmes ; ils ne sont pas responsables de nos malheurs ; ils ne nous ont pas déversé sur la figure ces saletés de connerie de micro-robs… Tu dois bien comprendre ça.
— Oui. Et peut-être est-ce encore pire, répondit Hoagland. Pourtant, il se tourna vers le garçon. Qu’en penses-tu, Fred ? lui demanda-t-il.
— Je veux y aller, dit Fred Costner d’une voix décidée.
— D’accord, approuva Hoagland en hochant la tête. Ça me convient. Nous ne risquons rien à regarder, aussi longtemps que nous garderons en mémoire l’avertissement du valet de pique. Ne nous imaginons plus que nous pouvons les rouler.
Il déposa sa clef anglaise, quitta son établi pour aller chercher sa veste doublée de fourrure.
En arrivant à la fête foraine, ils s’aperçurent que les jeux de hasard étaient placés comme d’habitude en avant des baraques de monstres ou des stripteases. Fred Costner se rua en avant, laissant le groupe des adultes à la traîne ; il humait l’air, laissant pénétrer en lui les senteurs. Il écouta la musique, vit derrière la loterie le premier spectacle de phénomènes. Il s’agissait justement de son abomination favorite, celle qui lui rappelait les fêtes de son enfance, mais celle-ci était supérieure. C’était un sans-corps. Il reposait tranquillement sur un coussin, dans le soleil martien de midi : une simple tête avec de beaux cheveux, des oreilles, des yeux intelligents. Dieu seul savait comment il pouvait rester en vie… Mais Fred sentait intuitivement que l’être était réel.
— Venez voir Orphée, la tête sans corps visible ! criait un hâbleur de service dans un mégaphone à un groupe – surtout des enfants – qui regardait bouche bée. Comment vit-il ? Comment se nourrit-il ? Comment bouge-t-il ! Montre-leur, Orphée !
L’homme jeta une poignée de nourriture – Fred ne pouvait pas voir exactement quoi – vers la tête ; celle-ci ouvrit une bouche énorme, effrayante, et parvint à attraper la plus grande partie des morceaux. Le bateleur se mit à rire et continua son baratin. Le sans-corps roulait avec effort sur lui-même pour s’approprier les fragments manqués.
« Drôlement bon », pensa Fred.
— Eh bien, fit Hoagland en arrivant à sa hauteur. As-tu repéré un jeu dont nous puissions tirer profit ? (Sa voix était amère.) Tu as envie d’envoyer une balle sur quelque chose ?
Sans attendre de réponse, il commença à s’éloigner, petit homme, gros et fatigué, qui avait perdu bien trop souvent.
— Partons, fit-il aux autres adultes de la colonie. Partons d’ici avant que le démon ne nous reprenne…
— Attendez, dit soudain Fred.
Il venait de repérer la pestilence familière et presque agréable. Elle sortait d’une baraque située à sa droite et, vers laquelle il se dirigea aussitôt.
Une femme grassouillette, d’âge moyen, aux cheveux grisonnants, les accueillit à un stand « Lancez les anneaux ». Elle portait une brassée de cercles en osier.
Derrière Fred, son père disait à Hoagland Rae :
— On gagne la marchandise qu’on a réussi à entourer d’un anneau. Mais il faut que celui-ci descende complètement. (Il marcha lentement avec son fils dans cette direction.) C’est le jeu rêvé pour un psychokinétiste, murmura-t-il.
— Je te suggère cette fois-ci de mieux regarder les prix offerts. Regarde bien les cadeaux, rappela Hoagland Rae qui se joignit toutefois à eux.
Au premier coup d’œil, Fred ne put identifier les lots proposés. Ils semblaient tous semblables, masses compliquées de fils et de métal alignées sur plusieurs rangées bien droites. Il s’avança jusqu’à l’entrée de la baraque et la femme commença sa litanie, lui offrant une poignée d’anneaux pour un dollar ou quelque objet d’égale valeur.
— Qu’est-ce que c’est que ces trucs ? demanda Hoagland en plissant les yeux. J’ai… l’impression que ce sont des machines.
Fred répondit :
— Je sais ce que c’est.
Et il comprit : « Nous sommes obligés de jouer. Nous devons rassembler tous nos biens, jusqu’aux plus indispensables, pour les échanger : la moindre courge, le dernier coq, les moutons et les couvertures de laine.
» Parce que ceci est notre chance de salut. Celle qui sauvera peut-être la colonie. Que le général Wolf le sache ou non. Qu’il en soit content ou non. »
— Mon Dieu, murmura Hoagland. Ce sont des pièges.
— C’est vrai, monsieur, chanta la femme aux cheveux gris. Ce sont des pièges homéostatiques. Ils prennent eux-mêmes les décisions et font tout le travail. Vous les mettez simplement en marche et ils se lancent sur leur proie. Ils courent, ils courent, ils ne lâchent jamais jusqu’à avoir attrapé…» Elle leur fit un clin d’œil… vous savez quoi. Oui, vous savez ce qu’ils détruisent, monsieur, ces petites pestes que vous ne pourrez jamais écraser vous-même, qui empoisonnent votre eau, tuent votre bétail et ruinent lentement la colonie. Gagnez un piège, quelque chose d’utile, un objet de valeur, et vous verrez, vous verrez !!!
Elle jeta un anneau d’osier vers une des machines et il se ficha presque sur une des structures de métal lisse. Si elle l’avait lancé un peu plus adroitement, il se serait sûrement stabilisé sur la cible. C’était tout au moins l’impression donnée. Ils l’avaient tous ressenti dans leur cœur.
Hoagland s’adressa à Tony Costner et Bob Turk :
— Nous aurons besoin d’au moins deux cents de ces machines.
— Et pour cela, ajouta Tony, il nous faudra échanger tous nos biens. Mais cela vaut la peine ; au moins nous ne serons pas complètement balayés de la surface de la planète. (Ses yeux brillaient.) Allons-y, vite.
Il demanda à Fred d’une voix excitée.
— Peux-tu essayer ce jeu. Penses-tu pouvoir gagner ?
— Je… crois, répondit Fred. Bien que, quelque part, tout près, un anti-psi se préparât à le contrecarrer. Mais il savait que l’autre ne serait pas assez fort. Presque, mais pas tout à fait.
On aurait presque dit un fait exprès.
A Game of Unchance.
Traduction de Marcel Thaon.