MÉFIEZ-VOUS LES UNS DES AUTRES (1957)

 

Encore un univers paranoïaque à mettre à l’actif de monsieur Dick. Mais cette fois nous quittons les rives de la psychose individuelle pour retrouver les sociétés bien immondes qu’il se plaît à décrire, celles de Ubik ou de Robot blues. Dans ce texte, comme dans Robot blues, il s’agit de faire la chasse au différent, à l’étrange, au « fou », à travers un système social de contrôle qui a rétabli la chasse à l’homme. Et, bien entendu, les mutants de l’histoire ne savent souvent pas qu’ils sont différents des autres. Il est en fait permis de penser que cette nouvelle, datée de 1957, porte pour Dick les traces du maccarthysme, époque encore récente de l’histoire des États-Unis et qui avait perturbé le ménage de l’auteur. Ici, comme dans l’Œil dans le ciel, Dick ne sait d’ailleurs visiblement pas très bien de quel côté de la barrière il se situe, mettant en scène une attitude assez bizarre face au persécuteur. C’est cette hésitation entre l’identification avec l’agresseur ou avec l’agressé, avec la plaie ou le couteau, qui mènera à des thèmes aussi étonnants que ceux de Substance-mort (1977) où l’on verra un policier s’espionner lui-même grâce à des caméras disposées dans sa propre maison pour s’apercevoir bientôt que l’être qu’il contemple lui demeure étranger.

 

Lorsque Richards rentrait chez lui après son travail, il s’adonnait à une petite habitude secrète, une agréable série d’actions qui lui apportaient autrement plus de satisfactions que sa journée interminable de dix heures à l’Institut du Commerce. Il jeta sa serviette sur une chaise, releva ses manches, se saisit d’un arrosoir plein de liquide fertilisant et ouvrit d’un coup de pied la porte de derrière. La lumière froide de la fin d’après-midi l’accueillit et il foula avec difficulté le sol meuble, chargé d’humidité, du jardin, en direction de son cher trésor. Le cœur battant la chamade, il se demandait s’il avait poussé depuis ce matin.

Tout semblait aller pour le mieux ; la forme grandissait de jour en jour.

Il l’arrosa, arracha quelques feuilles flétries, bêcha un peu le sol, s’attaqua à des mauvaises herbes qui avaient réussi à envahir le carré magique, projeta du fertilisant un peu partout, puis recula pour surveiller son œuvre. Pas de satisfaction plus grande que celle procurée par l’activité créatrice. À son travail, il était un spécialiste grassement payé du système économique de l’Interplan ; mais il n’y rencontrait que des signes verbaux – et en plus ceux des autres ! Ici, il affrontait directement le réel.

Richards s’accroupit sur les talons et admira la forme magnifique. Le temps de la cueillette approchait : il était presque prêt, pratiquement développé. Il se pencha en avant pour tapoter les flancs déjà fermes.

Sous le soleil déclinant, le transport à grande vitesse brillait d’un éclat terne. Les hublots étaient formés et devenaient peu à peu translucides : quatre découpes pâles dans le fuselage de métal effilé. La cabine de contrôle commençait juste à bourgeonner au centre du châssis. Mais les ailes, avec leurs réacteurs, paraissaient complètes. L’écoutille et la sortie de secours n’étaient pas encore parvenues à l’existence ; ce ne serait plus long.

La satisfaction de Richards atteignit le délire. Plus de doute : le transport était pratiquement mûr. Dès demain peut-être, il pourrait le cueillir… et voler enfin.

 

Vers neuf heures, la salle d’attente était noire de monde et enfumée ; maintenant, à trois heures et demie, elle se retrouvait quasiment vide. Un à un les visiteurs avaient perdu courage et s’en étaient allés, abandonnant derrière eux des bandes magnétiques, des cendriers pleins de mégots puants, des chaises en désordre et un bureau-robot bourdonnant sans relâche dans son travail mécanique.

Mais, dans un coin, assise, droite comme un piquet, les mains bien serrées sur son sac, se tenait une dernière jeune femme sourde aux découragements réitérés par le bureau.

Celui-ci essaya une dernière fois. On approchait de quatre heures et Eggerton partirait bientôt. Le bureau avait les nerfs électroniques particulièrement sensibles et il ne pouvait comprendre quel plaisir prenait un humain à attendre quelqu’un pour le voir mettre chapeau et manteau avant de sortir. Oui, c’était vraiment très énervant d’observer cette fille qui restait là depuis neuf heures, les yeux dans le vague, immobile. Sans même une vidéo ou des cigarettes pour passer le temps. Épure figée en attente.

— Écoutez, Madame, fit le bureau à voix haute. Personne ne pourra voir Mr Eggerton aujourd’hui.

La fille eut presque un sourire :

— Cela ne prendra qu’une minute.

Le bureau soupira.

— Quelle insistance ! Que désirez-vous ? Votre boîte doit faire des affaires grandioses avec des vendeuses comme vous… mais, je vous l’ai déjà expliqué, Mr Eggerton n’achète jamais rien. S’il est arrivé à son sommet, c’est en apprenant à mettre dehors les gens de votre espèce. Vous croyez sans doute que la vision ineffable de vos formes va vous valoir une grosse commande ? Vous devriez avoir honte de porter une robe pareille. Vous n’avez pas la tête à ça, ajouta-t-il sournoisement.

— Il me recevra, répondit la fille d’une voix faible.

 

* * *

 

Tout en répertoriant des formulaires d’un senseur indolent, le bureau chercha un double sens salace au verbe recevoir. Le résultat se révéla faible.

— Oui, je suppose qu’avec votre robe, vous recevrez… commença-t-il, mais la porte intérieure s’ouvrit à ce moment devant John Eggerton.

— Coupe-toi, ordonna-t-il au bureau ; je rentre chez moi. Règle-toi pour dix heures car je serai en retard demain matin. Il y a une réunion politique importante du Bloc Indus à Pittsburg et j’ai une ou deux choses à leur dire pendant qu’ils sont rassemblés.

La fille glissa silencieusement sur ses pieds. John Eggerton était un homme immense à la carrure de gorille ; peu soucieux de son apparence ou de ses vêtements, il portait une veste déboutonnée pendant lamentablement et tachetée de traces d’antiques repas. Une chemise sale sortait des manches. Pourtant, des yeux sombres, profondément enfoncés, cachaient une ruse acérée. Soupçonneux, il regarda approcher la fille.

— Monsieur Eggerton, dit-elle, avez-vous un instant ? Je voudrais discuter d’une chose importante avec vous.

— Je n’achète rien et je loue encore moins. (La voix d’Eggerton était bourrue de fatigue.) Jeune femme, retournez voir votre employeur et dites-lui d’envoyer la prochaine fois un technicien expérimenté, pas une lycéenne juste…

Eggerton était myope. Il ne vit la carte qu’elle tenait entre ses doigts que lorsqu’elle fut pratiquement à son niveau. Il se déplaça alors à une vitesse étonnante pour un homme de sa corpulence ; d’un coup, il envoya la fille s’écrouler dans un coin, puis passa d’un mouvement agile derrière le bureau-robot et disparut par une sortie secondaire. En quelques secondes, il avait déserté la pièce. Le sac de la fille venait juste de retomber sur le sol en projetant son contenu cliquetant sous les meubles. Elle hésita une seconde entre le ramasser et poursuivre l’homme, se décida avec un sifflement exaspéré à courir vers le hall où elle ne put que contempler vainement la lumière rouge de l’ascenseur qui filait, cinquante étages plus haut, vers le terrain d’atterrissage privé de l’immeuble.

— Merde ! fit la fille. Elle s’en retourna chercher ses affaires, complètement dégoûtée.

Le bureau tentait de se remettre de ses émotions.

— Pourquoi ne pas m’avoir dit que vous étiez une Immunisée ? fit-il d’une voix coléreuse. Sa rage augmentait sans cesse – l’indignation d’un bureaucrate. Je vous ai donné à remplir le formulaire s045 dont la ligne six requiert des informations spécifiques sur votre travail. Vous… m’avez trompé !

La fille ignora les récriminations du bureau et s’agenouilla pour mieux voir les objets éparpillés. Pistolet, bracelet magnétique, micro-collier relié au central, rouge à lèvres, clefs, miroir, quelques pièces de monnaie, mouchoir, le préavis de vingt-quatre heures destiné à John Eggerton. Elle allait avoir une belle réception à l’Agence quand elle reviendrait avec la nouvelle du fiasco. Eggerton avait même évité toute réaction orale qui aurait pu servir de preuve : la bobine magnétique dévidée sur le tapis restait vierge et inutile.

— Vous avez un patron malin, dit-elle au bureau dans un accès de l’âge. Toute une journée à rester dans cette pièce empuantie en compagnie de démarcheurs pour rien du tout.

— Je m’étonnais aussi de votre persistance, fit le bureau. Je n’avais jamais vu une vendeuse aussi têtue ; j’aurais dû voir venir le coup fourré. Vous l’avez manqué de peu.

— Nous l’aurons quand même, répondit la femme en sortant. Répétez-lui ça, quand il arrivera demain.

— On ne le verra plus ici, affirma le bureau pour ses seuls capteurs car elle était partie. Il ne reviendra pas. Pas avec tous les Immunisés accrochés à ses talons. La vie d’un homme pèse plus lourd que son travail, même un travail de cette importance.

La fille pénétra dans une cabine vidéo publique et appela l’Agence.

— Il s’est taillé, fit-elle à la femme au visage sombre qui était son supérieur immédiat. Il n’a pas touché le préavis ; je ne dois pas être très brillante pour ce travail de traque.

— A-t-il vu la carte ?

— Bien sûr, c’est à cause d’elle qu’il a décampé !

La femme griffonna quelques lignes sur un carnet.

— Techniquement, il est harponné. Nos avocats soutiendront le coup contre ses pairs ; je tiens le préavis de vingt-quatre heures pour distribué. Nous ferons comme s’il l’avait accepté. Maintenant qu’il est prévenu nous ne pourrons plus jamais l’approcher ; ses soupçons ont dû se transformer en délire de persécution. Quelle bêtise que vous ayez raté la mission… Appelez sa maison et donnez le préavis de culpabilité à son équipe, poursuivit-elle. Demain matin, nous l’enverrons aux journaux électroniques nationaux.

Doris coupa la communication, passa sa main sur l’écran pour effacer les résidus grésillants de son interlocutrice, puis appela le numéro personnel d’Eggerton. Elle donna au répondeur la proclamation officielle qui faisait d’Eggerton la proie légale de tout citoyen d’Interplan. Le répondeur avala mécaniquement l’information comme si c’était une commande pour dix mètres de tissu. La réponse austère de la machine attachée au devoir très vite la découragea encore plus. Elle abandonna la cabine publique et erra tristement le long d’une rampe métallique en direction d’un bar où elle devait retrouver son mari.

 

John Eggerton ne ressemblait pas du tout à un parakinésiste. Doris les imaginait plutôt jeunes gens au visage blafard, repliés sur eux-mêmes, l’esprit torturé, cachés dans des petits villages perdus, dans des fermes de l’arrière-pays. Eggerton était tellement puissant… Quoique, bien sûr, cela n’affectât pas ses chances d’être coincé par les tests appliqués à des sujets tirés au sort. Pendant qu’elle sirotait son cocktail, elle essayait de trouver des raisons autres que l’évidence qui pourraient pousser un homme comme John Eggerton à ignorer les précédents appels à passer des tests de routine, puis la semonce – amende assortie d’une peine de prison possible – et maintenant le dernier préavis.

Eggerton était-il donc un P-K ?

Son visage vacillait dans le sombre miroir du bar… Cercles de pénombre, succubes nébuleux, brume de désespoir comme celle qui couvrait Interplan. Cette image aurait bien cadré avec celle d’une jeune parakinésiste : yeux perdus dans des taches sombres, joues enfoncées, cheveux humides qui tombaient lourdement sur ses épaules fines, ongles trop longs et effilés. Mais ce n’était que le miroir ; il n’y avait pas de parakinésiste dans l’équipe principale. Pas encore, tout au moins.

Discrètement, son mari se glissa à côté d’elle, jeta son manteau sur un tabouret et s’assit.

— Comment cela s’est-il passé ? s’informa-t-il d’une voix douce.

Doris sursauta de surprise.

— Tu m’as fait peur !

Harvey alluma une cigarette et attira l’attention du barman.

— Du bourbon avec de l’eau. (Il se retourna timidement vers sa femme.) Ne te laisse pas abattre… il y aura d’autres mutants à repérer.

Il lui passa la feuille du journal électronique du soir.

— Tu le sais probablement déjà, mais ton bureau de San Francisco en a attrapé trois à la file. Chacun avec un talent unique ; il y en avait un avec la sympathique capacité d’accélérer le processus métabolique chez ceux qu’il n’aimait pas.

Doris approuva d’un geste absent.

— Nous l’avons appris par les synthèses de l’Agence.

Un autre pouvait marcher à travers les murs sans pour cela s’enfoncer dans le plancher. Un autre encore animait les pierres.

— Eggerton a-t-il réussi à s’enfuir ?

— Comme la foudre… Je ne me serais jamais attendue à des réactions aussi rapides venues d’un homme si gros. Mais peut-être n’est-il justement pas un homme. (Elle fit tourner son long verre glacé entre ses doigts.) L’Agence va annoncer le préavis public de vingt-quatre heures. J’ai déjà appelé sa maison… Cela donne une bonne avance à ses collaborateurs proches.

— Ils le méritent. Ils travaillaient pour lui, après tout ; ils ont priorité pour la rançon. En parlant ainsi, Harvey essayait d’être drôle, mais sa femme n’eut aucune réaction. Tu crois qu’un homme aussi corpulent et aussi connu pourra se cacher longtemps ?

Doris haussa les épaules. Le problème était simple avec les fugitifs ; ils se trahissaient en adoptant des comportements de plus en plus éloignés de la norme. Souvent, ils ne reconnaissaient même pas en eux leur différence fondamentale. Ils vaquaient à leurs occupations jusqu’à ce qu’on les démasque, par accident… C’étaient eux, les télékinésistes inconscients, qui avaient motivé la création des tests administrés à une population tirée au sort et celle de l’Agence des femmes immunisées. Il vint à l’esprit de Doris l’étrange pensée qu’un homme pouvait se croire P-K sans l’être, sous la poussée d’une crainte névrotique éternelle : celle d’être différent, anormal, séparé du groupe des humains moyens. Peut-être était-ce le cas d’Eggerton ? Souffrait-il d’une phobie envahissante d’être P-K, malgré toute sa puissance industrielle et son influence sociale ? Le cas existait… Tout comme il y avait de véritables paranormaux qui se promenaient tranquillement, insoucieux de leur étrangeté.

— Nous avons besoin d’un test véritablement valide, fit Doris à voix haute. Quelque chose qu’un individu peut s’administrer lui-même et être enfin certain.

— Mais ne le possédez-vous pas déjà ? Je croyais que vous arriviez à des certitudes une fois le type pris dans le filet.

— Si nous l’attrapons. Un sur dix mille. C’est beaucoup trop peu. (Elle repoussa brusquement son verre et se releva.) Rentrons chez nous. J’ai faim et je suis épuisée ; je voudrais me mettre au lit.

Harvey prit son manteau et paya la note.

— Désolé, chérie, mais nous sortons dîner ce soir. Un collègue de l’Institut du Commerce, un type appelé Jay Richards, nous invite. Je l’ai rencontré à une réception… Tu étais là d’ailleurs. Nous devons célébrer je ne sais trop quel événement.

— Célébrer quoi ? demanda Doris, irritable. Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?

— Il garde ça secret jusqu’après dîner, répondit Harvey en poussant la grande porte qui donnait sur la rue. Il nous fera la surprise. Allons, reprends courage… ça sera peut-être amusant.

 

Eggerton ne rentra pas directement chez lui. À toute vitesse, il fit des cercles autour des premières résidences bourgeoises qui entouraient New York, incapable de se décider à agir. Son esprit fléchissait sous les vagues de terreur, puis de colère. Sa première impulsion le poussait à voler droit vers ses propres terres pour y trouver une cachette. Mais la peur d’y rencontrer d’autres envoyés de l’Agence paralysait sa volonté. Le relais du préavis officiel lui parvint par son microcollier tandis qu’il hésitait encore.

Un coup de chance ! La fille avait donné son message à un des robots ; et les robots dédaignent les rançons.

Il atterrit sur un toit choisi au hasard dans la zone industrielle de Pittsburg. Personne ne l’avait repéré : encore sa veine. Il tremblait de tous ses membres en pénétrant dans le monte-charge pour sortir bientôt au niveau de la rue. Pendant les quelques secondes que dura la descente, il examina avec méfiance ses voisins serrés contre lui : un employé de bureau au teint livide, deux vieilles femmes, un jeune homme à la mine sérieuse et la jolie fille d’un quelconque officiel de rang mineur. Une masse amorphe et inoffensive ; mais il ne se faisait pas d’illusions : sitôt le préavis écoulé, ils se lanceraient à ses trousses comme une meute de bêtes avides. Et il ne pouvait les en blâmer. Dix millions de dollars faisaient beaucoup d’argent, même en ces temps d’inflation.

Il bénéficiait en théorie d’une période de grâce ; d’une journée, pendant laquelle il lui était encore possible de se rendre à l’Agence ; mais les préavis restaient rarement secrets. Les grosses légumes connaissaient certainement la nouvelle ; Eggerton arriverait chez un vieil ami qui le recevrait avec des larmes dans les yeux, lui offrirait un dîner réparateur où il n’aurait pas chipoté sur les vins. Des contacts seraient pris pour louer une retraite secrète sur Ganymède. Et puis le lendemain matin, on l’abattrait d’une balle entre les yeux.

Bien sûr il pouvait se cacher sur un de ses propres terrains, aux frontières de l’univers défriché ; mais il y serait vite repéré. Ses compagnies-bidons, les pavillons de complaisance qu’il maintenait pour des raisons fiscales lui donneraient une couverture un peu meilleure ; mais l’Agence les vérifierait tôt ou tard, si c’était nécessaire. L’intuition qu’il allait devenir la leçon de choses que l’Agence offrirait à Interplan faillit le rendre fou. Dans une bouffée d’agressivité, il pensa aux horreurs femelles qui le poursuivaient. Les femmes immunisées avaient toujours remué en lui des problèmes profondément inconscients d’origine infantile ; la simple pensée d’une culture matriarcale lui donnait envie de vomir. Et ces femmes-là aspiraient au pouvoir ou du moins à abattre les hommes puissants. L’idée lui vint alors que son numéro tiré au sort pour les tests avait peut-être été choisi par une main moins impartiale que le hasard. Après tout, supprimer Eggerton, c’était retirer un des piliers de soutènement du régime.

Intelligent… Rechercher les numéros d’identification des principaux dirigeants du Bloc Indus, les faire sortir de temps à autre. Les éliminer lentement un à un.

Au milieu du trottoir, il resta là un moment à ne savoir que faire. Le trafic urbain s’écoulait devant lui avec son vacarme habituel. Et si les dirigeants coopéraient tout simplement avec l’Agence en se présentant à la convocation ? La première fois, il suffisait de passer un examen de routine de ses pensées mené par le Corps officiel des Mutants – les castrats télépathes que la société tolérait pour les utiliser dans la lutte contre les autres paranormaux. La victime, qu’elle fût choisie ou tirée au sort, devait dénuder son esprit devant les laquais de l’Agence, se laisser triturer le cerveau dont le contenu était soigneusement répertorié. Et puis, les Fourches Caudines passées, il pouvait rentrer chez lui avec un certificat de normalité, sain et sauf. Mais cela présupposait une chose : que le dit industriel pût passer le sondage, qu’il ne fût pas un P-K.

La sueur couvrait le large front d’Eggerton. N’était-il pas en train de s’avouer par des voies insidieuses être parakinésiste ? Non, pas du tout. C’était une question de principe ; l’Agence n’avait aucun droit moral pour examiner la demi-douzaine de personnes dont le Bloc Indus soutenait tout le système Interplan. Sur ce point, chacun des autres dirigeants l’approuverait. Attaquer Eggerton, c’était s’en prendre au Bloc tout entier.

Il fit une prière fervente pour que les autres pensent comme lui. Hélant un taxi-robot, il ordonna :

— Emmenez-moi à l’immeuble du Bloc Industriel. Et si quelqu’un tente de nous arrêter, cinquante dollars vous murmurent de continuer.

 

Le hall gigantesque faisait résonner ses pas en écho sinistre dans la pénombre. La réunion ne commencerait pas avant plusieurs jours ; Eggerton erra sans but, montant et descendant les couloirs suivant un itinéraire désordonné : entre les rangées de fauteuils où s’assiéraient les équipes technologiques et cléricales des diverses unités industrielles ; devant les banquettes de plastique et d’acier où prendraient place les leaders eux-mêmes. Il monta sur l’estrade à partir de laquelle les orateurs s’adresseraient à la salle ; les lumières de secours le saluaient faiblement de son promontoire de marbre. La futilité de sa position sociale lui apparut tout à coup ; seul dans le hall face au vide, il comprit combien il était un exclu. Ses cris et ses hurlements ne feraient apparaître personne. Rien ne bougerait à son appel, pas même un robot, pas même un bureau. L’Agence restait en fait le gouvernement légal de l’interplan. En se heurtant à elle, il s’était retiré de toute société organisée… et contre une société entière toute sa puissance ne pouvait rien.

Il quitta le hall en courant, repéra un restaurant de luxe et se commanda un repas gargantuesque. Dans un délire glouton, il absorba des quantités énormes de nourritures importées, les plus rares ; il pouvait au moins prendre plaisir à ses dernières vingt-quatre heures. Pendant qu’il se gavait, il jetait des coups d’œil inquiets au personnel et aux autres clients du restaurant. Des séries de visages mornes et indifférents… une autre expression se peindrait très bientôt sur ce vide, car ils verraient son portrait accompagné de son numéro sur chaque journal électronique. La chasse serait ouverte ; elle concernerait des milliards de chasseurs, une seule proie. Rapidement il termina son repas et sortit du restaurant en regardant sa montre. Il était six heures du soir.

Pendant une heure, il épuisa son corps dans un supermarché pour bourgeois qui proposait des filles de toutes formes. Il se précipita d’appartement en appartement, ne prenant même pas le temps de regarder l’occupante pour laisser derrière lui un désordre chèrement payé. Brusquement, il cessa cette agitation frénétique et retrouva l’air glacial de la nuit. Jusqu’à onze heures, il se promena dans les jardins éclairés d’étoiles qui délimitaient les quartiers résidentiels de la ville, ombre parmi les ombres, les mains misérablement enfoncées dans les poches de sa veste, voûté par l’angoisse, épave à l’abandon. Quelque part au lointain, une horloge du quartier sonnait l’heure officielle. Vingt-quatre heures coulaient goutte à goutte et personne n’aurait pu colmater la fuite.

À onze heures trente, il cessa cette marche incertaine et se reprit assez longtemps pour analyser sa situation. Il fallait faire face : sa seule chance l’attendait dans le hall du Bloc Indus. Les équipes secondaires ne seraient pas encore arrivées, mais les dirigeants devraient déjà commencer à réserver leurs quartiers préférés. Sa carte-poignet lui indiquait qu’il avait dérivé à près de sept kilomètres du hall. Soudain, terrifié, il prit sa décision.

Eggerton retourna directement en taxi là où il était au début de la soirée, se posa sur le toit encore désert et descendit à l’étage résidentiel. Il n’était plus possible d’attendre ; c’était maintenant ou jamais !

— Entrez, John, invita Townsand à sa manière joviale. Mais son expression changea bientôt lorsque Eggerton lui eut décrit la situation depuis la scène dans son bureau.

— Vous dites qu’ils ont déjà envoyé le préavis final chez vous ? demanda Laura Townsand rapidement. Elle s’était tout de suite levée du divan où elle se tenait pour accourir vers la porte. Mais alors il est trop tard !

Eggerton plaça son manteau dans la penderie et s’enfonça dans un fauteuil.

— Trop tard ? Peut-être… Trop tard pour éviter le préavis ; mais je ne perds pas confiance.

Townsand et les autres dirigeants du Bloc Indus entourèrent Eggerton ; leurs visages exprimaient une certaine sympathie, de la curiosité ou une sorte d’amusement froid. « Vous vous êtes vraiment mis dans la mélasse, dit l’un d’entre eux. Si vous nous aviez prévenu avant le dernier préavis, nous aurions peut-être pu organiser quelque chose. Mais maintenant…»

Eggerton sentit le garrot se refermer sur son cou.

— Attendez, fit-il d’une voix rauque. Mettons les choses au point : vous êtes tout autant impliqués que moi ; c’est moi aujourd’hui et vous demain. Si je tombe…

— Calmez-vous, murmurèrent des voix. Parlons rationnellement ou pas du tout.

Eggerton se renfonça dans son siège qui s’habituait à son corps fatigue. Oui, un peu de rationnel serait un soulagement.

— Tel que je vois les choses, fit Townsand doucement, penché en avant, les doigts joints en un simulacre de prière, ce n’est pas vraiment une question de savoir si nous pouvons neutraliser l’Agence. Notre collectif est la pile électrique qui fait battre le cœur du système Interplan. Si nous retirons notre support économique à l’Agence, elle s’écroule. La vraie question est la suivante : Voulons-nous nous débarrasser d’elle ?

Eggerton émit une sorte de croassement :

— Bon Dieu, mais c’est elle ou nous ! Ne voyez-vous pas qu’ils se servent du système des tests pour nous détruire ?

Townsand lui lança un regard en biais puis continua à l’adresse des autres :

— Peut-être oublions-nous quelque chose. C’est nous qui sommes à l’origine de l’Agence ; nos prédécesseurs ont monté la structure des numéros d’identification et les bases des tests fortuits, l’utilisation de mutants préalablement castrés, le dernier préavis, la chasse… tout ! L’Agence sert à notre propre protection. Sinon les P-K pousseraient comme des mauvaises herbes et nous recouvriraient. Cela dit, il faut garder le contrôle de l’Agence… C’est notre instrument.

— Oui, approuva un autre dirigeant. Nous ne pouvons les laisser nous marcher sur les pieds ; Eggerton a raison sur ce point.

— Nous devons faire en sorte, continua Townsand, qu’un mécanisme quelconque existe toujours pour détecter les P-K. Si l’Agence disparaît, il nous faut une structure pour la remplacer. Alors, je vais vous dire quelque chose, John/ (Il regarda Eggerton, les yeux pensifs.) Si vous pouvez proposer un substitut, très bien, peut-être serons-nous intéressés. Mais si vous n’avez rien à dire, l’Agence restera telle qu’elle est. Depuis l’apparition du premier P-K, en 2045, les femmes se sont toujours révélées immunisées. Quoi que nous mettions en place, il faudra que ce soit des femmes qui le dirigent… Et nous retomberions vite sur l’Agence.

Il y eut un silence lourd.

De vagues lueurs d’espoir éclairèrent faiblement l’esprit d’Eggerton.

— Vous êtes d’accord avec moi sur le fait que l’Agence veut nous supprimer ? demanda-t-il. Alors, il faut nous défendre ! Il fit de grands gestes inutiles ; ses collègues le regardaient faire, avec des yeux de pierre et Laura Towsand versait calmement du café dans les tasses à moitié vides. Elle lui lança un clin d’œil de sympathie muette puis retourna à la cuisine. Un silence glacial fit comprendre à Eggerton que l’argument n’était pas assez fort ; il se cala contre son dossier et écouta avec résignation le sermon de Townsand.

— Je suis désolé que vous n’ayez pas jugé utile de nous prévenir que votre numéro était sorti, disait Townsand. À la première convocation, nous aurions pu faire quelque chose, mais pas maintenant. Sauf si nous désirons nous heurter à l’Agence dès maintenant… et je ne crois pas que nous soyons assez préparés. (Il pointa un doigt autoritaire sur Eggerton.) Vous savez, Eggerton, je crois que vous ne pouvez pas comprendre combien ces P-K sont dangereux. Vous les prenez sûrement pour des sortes d’aliénés mentaux, des hallucinés.

— Je sais ce qu’ils sont, répondit Eggerton d’une voix monocorde. Mais il ne put s’empêcher de continuer : N’ont-ils pas des hallucinations ?

— Ce sont des fous, mais ils ont la possibilité d’actualiser leur système illusoire dans l’espace-temps. Ils en déforment une zone réduite autour d’eux afin de la conformer à leur délire. Comprenez-vous ? Le P-K matérialise son hallucination. En fait, ce n’est pas une vraie hallucination, sauf pour un observateur qui prendrait un recul important et pourrait comparer la zone déformée avec le monde normal. Mais cela, le P-K ne le peut pas, puisqu’il est le centre du phénomène. Comme il s’emmène avec lui, l’espace gauchi bouge avec le P-K et jamais il ne rencontrera le monde des objets réels. Et puis il y a ceux qui sont vraiment dangereux, ceux qui s’imaginent que tout le monde peut faire bouger les pierres, se changer en animal ou transmuter les minéraux de base. Si nous laissons un P-K s’échapper, si nous le laissons se développer, se reproduire, fonder une famille, avec une femme et des enfants, nous permettons à cette faculté héréditaire de se propager… Elle devient une croyance de groupe, puis une pratique socialement institutionnalisée.

» Tout P-K est capable de fonder une société agencée autour de son pouvoir particulier. Le vrai danger reste pour nous, les non P-K, de devenir une minorité… un ilot rationnel dans un océan de folie. Dans ce monde nous serions les fous !

Eggerton se mordit les lèvres. La voix rêche et lancinante le rendait malade ; il sentait l’aile de la mort approcher de son corps, se préparant à se poser.

— En d’autres termes, murmura-t-il, vous refusez de m’aider.

— C’est vrai, répondit Townsand. Mais pas parce que nous ne voulons pas vous tirer d’affaire, plutôt parce que nous croyons les P-K plus dangereux que l’Agence. Trouvez-nous un moyen de les détecter sans passer par cette structure matriarcale et nous vous soutiendrons, mais pas avant. Il se pencha vers Eggerton et lui donna d’une main osseuse une tape d’encouragement sur l’épaule. Si les femmes n’étaient pas protégées de ce truc, nous n’aurions pas une chance. Vous voyez… ça pourrait être pire.

Eggerton se leva lentement.

— Bonne nuit…, dit-il.

Townsand se leva lui aussi. Il y eut un instant de silence gêné.

— Cependant, fit Townsand, nous pouvons annuler cette chasse qu’ils vous ont mise sur le dos. Il reste un peu de temps. L’annonce publique n’est pas encore sortie.

— Que dois-je faire ? demanda Eggerton d’une voix désespérée.

— Vous avez sur vous la version écrite de votre préavis ?

— Non ! La voix d’Eggerton se brisait sous la tension. J’ai fui le bureau avant qu’elle ait pu me la donner !

Townsand réfléchit.

— Connaissez-vous son nom ? Là où elle habite ?

— Non.

— Renseignez-vous. Retrouvez-la. Acceptez le préavis et remettez-vous-en à la grâce de l’Agence.

Eggerton tendit des mains implorantes :

— Mais cela veut dire que je leur serai lié jusqu’à la fin de mes jours !

— Vous vivrez, fit Townsand sur un ton neutre et sans émotion visible.

Laura Townsand apporta du café bouillant à Eggerton.

— Du lait ou du sucre ? demanda-t-elle gentiment, lorsqu’elle fut parvenue à attirer son attention. Ou les deux ? John, il faut prendre quelque chose de chaud avant de partir ; le voyage de retour est tellement long.

 

La fille s’appelait Doris Sorel. Son appartement était au nom de Harvey Sorel, son mari. Il n’y avait personne là-bas. Eggerton carbonisa la serrure, entra et fouilla les quatre petites chambres. Il retourna les tiroirs pleins de vieilles robes, vida une penderie en entassant les vêtements n’importe comment au milieu de la pièce. Dans la poubelle du bureau de travail, il trouva ce qu’il était venu chercher : un bout de papier pas encore incinéré, jeté là, froissé, une adresse gribouillée au nom de Jay Richards, plus une date, une heure et la mention Si Doris n’est pas trop fatiguée. Eggerton mit la note dans son portefeuille et sortit.

Il était trois heures trente du matin lorsqu’il les trouva. Il atterrit sur le toit du petit immeuble trapu de l’Institut du Commerce et descendit la rampe vers les étages résidentiels. Du bruit filtrait de l’aile nord : la réception continuait. Faisant une prière silencieuse, Eggerton posa la main sur la porte et déclencha l’analyseur.

L’homme qui ouvrit la porte était élégant, les tempes grises, la quarantaine. Un verre à la main, il regarda Eggerton les yeux vides, brouillés par la fatigue et l’alcool.

— Je ne me rappelle pas vous avoir invité… commença-t-il, mais Eggerton le repoussa et pénétra dans le salon.

La pièce était pleine. Des gens assis, debout, allongés, entretenant un bourdonnement sourd de mots et de rires. Des apéritifs, des divans confortables, des parfums aussi lourds que les robes des invitées, des murs aux couleurs toujours changeantes, des robots en train de servir les amuse-gueules, la cacophonie sourde des gloussements féminins provenant des pièces voisines aux lumières éteintes… Eggerton retira sa veste et commença à errer ici et là. Elle devait bien être quelque part ; mais où ? Il dévisageait chacun mais ne rencontrait que des yeux vagues, à moitié endormis, des bouches affaissées. Il abandonna donc le salon pour s’en aller explorer les chambres à coucher.

Doris Sorel se tenait près d’une fenêtre observant en silence les lumières de la ville, et lui tournant le dos, un bras appuyé au rebord.

— Oh, murmura-t-elle, en se tournant à demi. Déjà ?

Puis elle le reconnut.

— Je le veux, fit Eggerton. Le préavis de vingt-quatre heures ; je vais le prendre maintenant.

— Vous m’avez fait peur. Elle se leva en tremblant pour s’éloigner du grand rectangle de vide que décrivait la fenêtre. Depuis combien de temps êtes-vous là ?

— Je viens juste d’arriver.

— Mais… Pourquoi ? Vous êtes une personne très étrange, Mr Eggerton. C’est complètement fou. Elle eut un rire nerveux. Je ne vous comprends vraiment pas.

De l’obscurité, un homme approcha, la silhouette vaguement inscrite dans la tache claire de la porte.

— Voici ton Martini, chérie. Il aperçut tout à coup Eggerton et une expression malsaine apparut sur son visage abruti par l’alcool. Dégage, mon gars ; elle n’est pas pour toi.

En tremblant, Doris lui prit le bras.

— Harvey, voici l’homme que j’ai tenté de notifier aujourd’hui. Mr Eggerton, je vous présente mon mari.

Ils se serrèrent la main avec un sourire glacial.

— Où est-il, demanda carrément Eggerton. Vous l’avez sur vous ?

— Oui… Il est dans mon sac. Doris s’éloigna. Je vais le chercher. Vous pouvez venir avec moi si vous voulez. Elle retrouvait son vernis social. J’ai dû le laisser quelque part par là. Harvey, où est ce putain de sac ? Elle fouilla les ténèbres et trouva une petite forme qui projeta quelques reflets diffus. Oui, le voilà. Il était sur le lit.

Elle resta debout à allumer une cigarette pendant qu’Eggerton examinait le préavis.

— Pourquoi êtes-vous revenu ? demanda-t-elle.

Pour la réception, elle s’était habillée d’une chemise en soie qui lui descendait jusqu’aux genoux, de sandales, de multiples bracelets de cuivre, et elle avait planté une fleur lumineuse dans ses cheveux mais qui pendait maintenant lamentablement. Son chemisier était froissé et à moitié déboutonné. Elle semblait complètement épuisée, à l’image de ses vêtements. Elle chercha appui sur le mur de la chambre et continua, la cigarette entre les lèvres.

— Je ne vois pas en quoi cela fait une différence pour vous. Le préavis expire dans une demi-heure et les journaux seront immédiatement prévenus. Vos collaborateurs ont déjà appris la nouvelle. Mon Dieu que je suis fatiguée. Elle chercha son mari d’un regard impatient. Partons d’ici, lui dit-elle au moment où il s’approchait. Je dois travailler demain.

— Nous n’avons pas encore vu la surprise, fit remarquer Harvey Sorel d’une voix atone.

— Qu’il aille se faire foutre ! Doris prit d’un geste rageur son manteau dans la penderie. Pourquoi tout ce mystère ? Depuis cinq heures que nous sommes là et il ne l’a pas encore sortie de son chapeau ! Même s’il a mis au point le voyage dans le temps ou rendu les cercles carrés, je m’en balance. Plus rien ne m’intéresse à cette heure de la nuit.

Pendant qu’elle se frayait un chemin à travers la foule vers la sortie, Eggerton la rattrapa.

— Ecoutez-moi, haleta-t-il. La retenant par l’épaule, il continua : Townsand m’a dit que je pouvais m’en remettre à la grâce de l’Agence. Que…

La fille se dégagea.

— C’est votre droit selon la Loi. C’est exact. Elle se retourna avec colère vers son mari qui suivait péniblement. Alors ? Tu viens ?

— J’arrive, répondit Harvey dont les yeux injectés de sang révélaient l’indignation. Mais je vais dire au revoir à Richards et tu lui expliqueras que tu désires partir. Je ne vais pas prendre la chose à mon compte, tu te débrouilleras. Si tu n’as pas la décence sociale la plus élémentaire de dire au revoir à notre hôte…

L’homme aux tempes grises qui avait introduit Eggerton quitta un groupe d’invités et vint vers eux en souriant.

— Harvey ! Doris ! Vous nous quittez ? Mais vous ne l’avez pas encore vu. (Il semblait atterré.) Il faut rester encore un peu.

Doris ouvrit la bouche pour dire une insanité mais son mari prévint l’incident d’une voix implorante.

— Montrez-le-nous maintenant, John. S’il vous plaît, nous avons assez attendu.

Richards hésita. D’autres personnes se levaient avec difficulté pour s’attrouper autour d’eux.

— Allez, ça suffit, faisaient des voix. Finissons-en.

Après un moment d’indécision Richards concéda du terrain.

— D’accord.

Il savait bien qu’il les avait fait mijoter assez longtemps. Dans le groupe des invités blasés de tous les plaisirs, fatigués par trop de paroles et d’alcool, un frisson d’attente presque fiévreuse se propagea. Richards leva le bras en un geste dramatique ; il essayait de tirer encore quelques gouttes de la situation.

— C’est le moment, les amis ! Suivez-moi dans le jardin. Il est là-bas.

 

— Je me demandais où il l’avait caché, fit Harvey en emboîtant le pas à son hôte. Viens Doris.

Il lui saisit le bras et la traîna derrière lui. Les autres se bousculaient sur le long chemin qui passait par la cuisine vers la porte du jardin.

La nuit était glaciale. Un vent coupant comme des échardes de givre les faisait frissonner tandis qu’ils avançaient en trébuchant dans les ténèbres, essayant de percer le rideau funeste qui s’était abattu devant leurs yeux. John Eggerton sentit un poids léger le bousculer : c’était Doris qui venait de se dégager de son mari d’un geste sauvage. Elle le dépassa et il tenta de garder le contact avec la tache blanche de son chemisier. Elle se fraya un chemin rapide dans la foule des invités en direction du mur de clôture.

— Attendez, lança Eggerton. Ecoutez-moi. L’Agence va-t-elle m’accepter ? Il ne put s’empêcher de prendre un ton implorant. Puis-je compter là-dessus ? Le préavis sera-t-il annulé ?

Doris soupira.

— Oui. Si vous le voulez vraiment. Je vous emmènerai à l’Agence pour clore votre dossier ; sinon ils mettraient un mois avant de s’en occuper et vous seriez mort avant. Vous savez ce que vous acceptez, je suppose. Vous serez propriété de l’Agence pour le reste de vos jours. Vous êtes d’accord ?

— Je connais la loi.

— Vous désirez vraiment cela ? Elle parlait avec une curiosité distante. Un homme comme vous… J’aurais cru le contraire.

Eggerton essaya misérablement d’esquiver la question :

— Townsand m’a dit…, commença-t-il.

— Ce que je veux savoir, l’interrompit-elle, c’est pourquoi vous n’avez pas répondu à la première convocation ? Si vous étiez venu tout de suite… Rien de tout cela ne serait arrivé.

Eggerton ouvrit la bouche pour répondre. Il allait dire quelque chose sur l’amoralité du principe des tests, sur le concept d’une société libre, sur les droits de l’individu, les abus de l’État tout-puissant. Mais c’est à ce moment-là que Richards alluma les puissants projecteurs extérieurs de la maison qu’il avait spécialement dirigés pour l’occasion. Pour la première fois, son grand œuvre s’étala au regard de l’univers.

Il y eut un instant de silence abasourdi. Puis tout le monde s’enfuit en hurlant, immense débandade d’une foule de gens s’écrasant les uns les autres pour disparaître plus vite. Des visages stupéfaits, creusés de terreur, des formes gesticulantes s’efforçant de grimper au mur de plastique qui se renversa bientôt dans la rue pour libérer sa marée humaine. Un peu plus loin, des énergumènes déchaînés se répandaient dans le jardin du voisin.

Richards resta immobile, statue d’incompréhension auprès de son chef-d’œuvre. Dans l’éclat artificiel des projecteurs le transport rapide était magnifique, une véritable œuvre d’art. Il était parfaitement mûr, rien ne manquait à son équipement. Une demi-heure plus tôt, il s’était glissé secrètement dans le jardin avec une lampe-torche pour l’inspecter. Avec une excitation fébrile, il avait coupé la tige dont il était issu, le séparant ainsi de sa plante-mère. Puis, il avait fait rouler le transport à l’extrémité du jardin, s’était empressé de remplir les réservoirs et d’ouvrir l’écoutille. Il pensait ainsi faire une démonstration à ses invités émerveillés.

Sur la plante, apparaissaient déjà les embryons des futurs transports à divers stades de développement. Grâce à ses soins constants, la plante donnerait bien encore six vaisseaux en cette seule récolte.

Des larmes coulaient le long des joues fatiguées de Doris.

— Vous le voyez bien ? murmura-t-elle, désespérée. Il est tellement beau. Regardez-le, ainsi, devant nous. Elle se retourna pour ne pas voir. Pauvre Jay, ça va être terrible pour lui lorsqu’il va comprendre…

Richards observait d’un air incrédule les restes de son jardin déserté complètement retourné par la troupe en fuite. Il aperçut les silhouettes d’Eggerton et de Doris et s’avança d’un pas hésitant.

— Doris… (Il étouffait de désespoir.) Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que j’ai fait ?

Son expression changea soudain. L’étonnement disparut pour faire place à une terreur bestiale. Il comprenait pourquoi les invités avaient fui et ce que cela impliquait pour lui. Alors, il eut un sursaut de ruse insensée ; il se retourna avec maladresse pour courir en trébuchant vers son transport.

Eggerton le tua d’un seul coup à la base de la nuque. Accompagné par les hurlements stridents de Doris, il tira tour à tour sur chaque projecteur. Le jardin, le corps de Richards, la coque de métal luisant, se dissolvèrent dans l’obscurité congelante. Eggerton projeta la fille par terre, lui enfonçant le visage dans les vignes humides qui poussaient près du mur détruit.

Elle parvint au bout d’un moment à reprendre le contrôle de ses réactions et se colla en tremblant contre le sol, les bras serrés autour de la poitrine, agitée de mouvements de balancements incontrôlables qui se ralentirent peu à peu.

Eggerton l’aida à se relever.

— Toutes ces années sans que personne le soupçonne. Il gardait cela pour vous en faire la surprise… son grand secret.

— Vous vous en tirerez, disait Doris d’une voix si faible qu’elle en était presque inaudible. L’Agence vous blanchira ; vous l’avez arrêté. Encore sous le coup du choc, elle fouilla à l’aveuglette dans la nuit pour retrouver son sac et ses cigarettes éparpillées aux alentours. Il se serait enfui. Et cette plante. Qu’allons-nous en faire ? Elle retrouva son paquet et alluma immédiatement une cigarette. Qu’en faire ?

Leurs yeux s’habituaient à l’obscurité et pouvaient maintenant apercevoir la forme floue des feuillages éclairés par la lueur des étoiles.

— Elle ne vivra pas longtemps, répondit Eggerton. Elle fait partie de son hallucination et ne lui survivra pas.

En silence et encore effrayés, les invités commençaient à revenir lentement dans le jardin. Harvey Sorel, de sa démarche titubante, sortit des ombres protectrices et s’approcha, mal à l’aise, de sa femme. Au loin résonnait le cri d’une sirène de police automatique que les voisins avaient dû appeler.

— Voulez-vous venir avec nous ? demanda Doris à Eggerton d’une voix tremblante. Elle montra son mari : Nous allons nous rendre ensemble à l’Agence pour faire arrêter les poursuites. On peut arranger ça ; vous aurez tout au plus quelques années à passer au service où je travaille. Rien de plus.

Eggerton s’éloigna d’elle.

— Non, merci, fit-il. J’ai autre chose à faire. Peut-être plus tard.

— Mais…

— Je crois que j’ai ce que je voulais.

Eggerton essaya d’ouvrir la porte de la cuisine, puis entra dans l’appartement désert de Richards.

— C’est ce que je cherchai.

Il composa le numéro de Townsand, bien décidé à ne pas différer l’alerte. En trente secondes Laura fut réveillée par le signal insistant et secoua son mari, dont le visage bouffi de sommeil apparut bientôt sur l’écran.

— Nous avons notre nouveau standard dans la lutte contre les P-K, dit immédiatement Eggerton. Nous n’avons plus besoin de l’Agence. Nous pouvons leur tirer le tapis sous les pieds pour leur apprendre à ne pas trop nous observer.

— Quoi ? demanda Townsand d’une voix empreinte de colère, l’esprit encore embrumé de sommeil. De quoi parlez-vous ?

Eggerton répéta son affirmation, aussi calmement que possible.

— Mais alors ? qui nous surveillera ? grogna Townsand. Qu’est-ce que c’est que cette idiotie ?

— Nous nous observons les uns les autres, continua Eggerton patiemment. Personne ne passera entre les mailles de ce filet-là, et tout le monde sera concerné sans soi-disant « Immunisés ». Chacun d’entre nous sera le mètre étalon de l’autre. Richards ne pouvait se voir objectivement, mais cela m’était possible à moi qui ne suis pas Immunisé. Nous n’avons besoin de personne au-dessus de nous, parce que nous pouvons faire le travail seuls.

Townsand réfléchit, toujours de mauvaise humeur. Il bâilla, ramena sa robe de chambre en un geste frileux et jeta un coup d’œil amorphe à sa montre.

— Mon Dieu, qu’il est tard ! Vous avez peut-être touché à quelque chose d’intéressant… peut-être pas. Donnez-moi plus de détails sur ce Richards. Quelle sorte de P-K était-il ?

Eggerton lui expliqua l’affaire en long et en large.

— Vous voyez ? Il est resté toutes ces années sans savoir. Mais nous l’avons démasqué instantanément.

(La voix d’Eggerton montait en un crescendo excité.) Nous pouvons de nouveau conduire nous-mêmes notre propre société ! Consensus gentium. Nous avions, depuis toujours, notre standard de mesure et personne ne s’en est jamais aperçu. Chaque individu est faillible, mais le groupe ne peut se tromper. Vous auriez dû les voir tous fuir. Tout ce que nous avons à faire c’est de nous assurer que les tests sont passés par toute la population d’Interplan. Il faudra accélérer le processus, tester plus de gens, plus souvent. Ainsi tout le monde sera contrôlé un jour ou l’autre.

— Je vois, fit Townsand.

— Nous garderons bien sûr les mêmes télépathes pour faire sortir les pensées et le matériel préconscient. Mais les télépathes n’évalueront rien du tout : ce sera notre travail.

Townsand approuva mollement :

— Cela semble une bonne idée, John.

— Elle m’est venue dès que j’ai vu la plante de Richards. La certitude a été complète… instantanée. Comment pourrions-nous nous tromper ? Un système illusoire comme celui-là ne coïncide pas avec notre monde. Eggerton frappa la table de la main ; un livre de Richards tomba silencieusement sur le sol moqueté de l’appartement. Comprenez-vous ? Il y a une solution de continuité entre l’univers des P-K et le nôtre. Il suffit simplement de faire remonter le matériel associé au délire au grand jour. Là où nous pouvons le comparer à notre propre réalité.

Townsand resta silencieux un moment.

— Très bien, fit-il enfin. Revenez ici. Si vous arrivez à convaincre le reste du Bloc Indus, nous agirons. (Il avait pris sa décision.) Je vais les sortir du lit et les traîner ici.

— Parfait ! Eggerton tendit la main vers l’interrupteur de circuit. J’arrive tout de suite ; et merci !

Il courut à travers l’appartement jonché de bouteilles vides et de débris de toutes sortes, maintenant sinistre coque vide. Au fond du jardin la police examinait déjà les lieux, s’intéressant particulièrement aux plantes. Celle de Jay Richards mourait déjà, reprise à son existence éphémère par le décès de son créateur.

L’air de la nuit était toujours aussi froid, lorsque Eggerton émergea de la rampe de montée pour paraître sur le toit de l’Immeuble du Commerce. Des bruits de voix montaient faiblement, venus, semblait-il, d’un monde lointain ; le toit lui-même était vide, Eggerton boutonna soigneusement son lourd manteau, étendit les bras et s’éleva dans les airs. Il gagna de l’altitude et de la vitesse en virant à angle droit dans la direction de Pittsburg.

Il s’épanouit, avalant à larges goulées l’air extraordinairement frais et pur tout en poursuivant un vol silencieux à travers la nuit. Excité et satisfait, il revoyait les événements récents. Il avait repéré immédiatement Richards… c’était évident. Comment aurait-il pu se tromper ? Un homme qui faisait pousser des vaisseaux de transport dans son jardin ne pouvait être qu’un fou.

C’était tellement plus simple de battre des bras !

 

Misadjustment.

Traduction de Marcel Thaon.