LA PETITE VILLE (1954)

 

Ce texte au ton sinistre nous présente les deux versants du fantasme de toute-puissance. D’un côté, nous avons le plaisir du contrôle omnipotent, maniaque – au sens psychanalytique – de l’environnement. Les objets sont réduits à des jouets avec lesquels on s’amuse. L’impression de puissance est extraordinaire. Le sujet est alors le dieu d’un univers qui obéit à sa volonté. Mais il est seul avec son fantasme, car le trône n’a qu’une place.

De l’autre côté nous trouvons l’exacte contrepartie de l’hypertrophie de soi. Un phénomène qui ne peut se comprendre en dehors du premier volet de la tragédie : le sujet se met alors à craindre que l’autre lui fasse subir un sort à la mesure de la toute-puissance qu’il possède. Il va donc trembler d’être le jouet de son prochain, lequel devient ainsi son persécuteur. L’angoisse de cet épisode est horrible.

Entre les deux se trouve l’univers quotidien, celui que la plupart d’entre nous côtoient le plus souvent. Mais cette vie parait trop terne au tout-puissant qui préférera les affres de la persécution aux obligations sociales.

La Petite Ville, va mieux nous faire connaître ces tentations du psychisme, à travers l’aventure de Vernon Haskel, roi d’un univers grand comme une table.

 

Verne Haskel monta misérablement les marches du perron, son manteau traînant, lamentable, derrière lui. Il était épuisé. Épuisé et découragé. Et ses pieds lui faisaient très mal.

— Mon Dieu ! s’exclama Madge, tandis qu’il refermait la porte et enlevait difficilement son manteau et son chapeau. Tu es déjà rentré ?

Haskel jeta son porte-documents et commença à défaire ses lacets. Son corps se recroquevillait comme une poupée de chiffon. Il avait un visage grisâtre aux traits tirés.

— Dis quelque chose !

— Le dîner est prêt ?

— Non, il n’est pas prêt. Qu’est-ce qui ne va pas encore ? Une nouvelle algarade avec Larson ?

Haskel clopina jusqu’à la cuisine et se fit un mélange de soda et d’eau tiède.

— Partons d’ici, dit-il enfin.

— Partir où ?

— N’importe où. Loin de Woodland. À San Francisco, par exemple.

Haskel avala son soda, le corps flasque, vieux avant l’âge, soutenu par l’évier étincelant.

— Je me sens mal. Je ferais peut-être mieux d’aller revoir le docteur Barnes. Ah, comme j’aimerais qu’on soit vendredi pour être un peu tranquille demain !

— Que veux-tu manger ?

— Rien. Je ne sais pas. (Haskel haussa des épaules fatiguées.) N’importe quoi ! (Il s’affala sur la table de la cuisine.) Tout ce que je veux, c’est me reposer. Ouvre une boîte de ragoût. Ou de porc aux haricots. N’importe quoi.

— Je suggère que nous sortions au Steakhouse de Don. Le lundi, ils ont du bon aloyau.

— Non, j’ai assez vu de visages humains pour aujourd’hui.

— Je suppose que tu es trop fatigué pour me conduire chez Hélène Grant ?

— L’auto est au garage. Encore en panne.

— Si tu en prenais plus soin, nous…

— Que veux-tu que je fasse ? La transporter sous mon bras dans du papier cellophane ?

— Ne crie pas, Verne Haskel ! (Madge était rouge de colère.) Tu veux avoir à faire toi-même ton repas ?

 

Haskel se leva péniblement pour se traîner vers la porte de la cave.

— À plus tard.

— Où vas-tu ?

— Je descends.

— Mon Dieu ! cria sauvagement Madge. Ces trains ! Ces jouets ! Comment un adulte, un homme de la quarantaine…

Haskel ne répondit rien. Il était déjà au milieu de l’escalier, tâtonnant dans l’obscurité pour trouver le commutateur.

Le sous-sol était frais et humide. Haskel prit son képi de chef de gare pendu au crochet et le plaça sur sa tête. Il éprouvait de l’excitation et un vague renouveau de son énergie perdue. Il s’approcha à pas pressés de la grande table en contreplaqué.

Des voies de chemin de fer couraient partout dans la pièce. Sur le sol, sous la réserve à charbon, entre les tuyaux de la chaudière. Les voies convergeaient sur la table, montant par des rampes en pente douce soigneusement construites. La table elle-même était jonchée de transformateurs, de signaux, de commutateurs, de masses d’équipements reliés par une forêt de fils. Et…

Et la ville.

Devant ses yeux s’étalait le modèle réduit, parfaitement détaillé, d’une précision hallucinante, de Woodland, qu’il avait construit avec acharnement en peinant durant des milliers d’heures. Chaque arbre et chaque maison, chaque magasin, immeuble, rue, bouche d’incendie, était là. Une ville microcosmique, brillant de ses multiples facettes. Des années de travail pour produire un miroir de la réalité, en parfait état de fonctionnement. Un labeur commencé dès l’enfance ; et il se rappelait encore ses démêlés avec le bois et la colle, en revenant du lycée.

Haskel alluma le transformateur principal. Tout le long de la voie, des lumières se mirent à briller. Il envoya de la puissance à la grosse locomotive Lionel garée avec sa charge de wagons de marchandises.

L’engin commença à rouler doucement en faisant vibrer les rails, puis il prit de la vitesse et se transforma en un noir projectile de métal qui faisait s’embuer d’émotion les yeux de Verne. Celui-ci ouvrit un circuit, et la locomotive descendit une rampe, disparut dans un tunnel, puis quitta la table. Elle filait maintenant sous l’établi.

Ses trains. Et sa ville. Haskel se pencha sur les maisons et les rues miniatures, le cœur plein de fierté. Il l’avait construite… de ses seules mains. Chaque centimètre. Chaque centimètre de perfection. La zone urbaine tout entière. Il toucha le coin de l’épicerie de Fred. Pas un détail ne manquait. Même les fenêtres. L’étalage de fruits. Les étiquettes de prix. Le comptoir.

L’hôtel du Centre. Il caressa son toit plat. Le sofa et les fauteuils dans l’entrée. Il pouvait les apercevoir en plaçant un œil à la fenêtre.

Le drugstore de Green. Avec ses publicités pour les bains de pieds, ses quelques magazines. Le garage Frazier, spécialisé dans les pièces de rechange. Le restaurant Mexico-City. Vêtements Sharpstein. Le magasin de spiritueux de Bob. Le Billard des As.

Toute la ville. Il tendait d’immenses mains sur ses frêles édifices. Il l’avait construite. La ville était à lui.

 

Le train ressortit comme une flèche de sous l’établi. Ses roues passèrent sur un relais automatique et un pont obéissant commença à s’abaisser. Le train le traversa rapidement suivi de sa cargaison.

Haskel augmenta la puissance et le train prit encore de la vitesse en prévenant le voisinage d’un coup de sifflet strident. Il amorça un large tournant et cliqueta en rencontrant une voix transversale. Encore plus de vitesse ! Les mains de Haskel bloquèrent à fond le potentiomètre en un geste convulsif. Le train bondit en avant, fendant l’air dans sa course vertigineuse. Il tangua et tressauta en négociant un virage. Tout le courant passif. Le train n’était plus qu’une tache, grondante de vitesse, traversant la voie, les relais, les ponts, s’engouffrant sous les énormes tuyaux de la chaudière.

Il disparut dans la réserve à charbon. Puis ressortit, un instant après, agité de mouvements sauvages de balancement.

Haskel ralentit alors sa marche. Il haletait, une douleur dans les poumons. Il alla s’asseoir sur le tabouret de l’établi et il alluma une cigarette en tremblant.

Le train et la ville miniature lui donnaient d’étranges sensations. L’impression était difficile à exprimer. Il aimait les trains depuis toujours : les petites locomotives, les signaux lumineux, les gares, les tunnels. Déjà, enfant de six ou sept ans, il avait reçu son premier train en cadeau de son père. Une locomotive et quelques rails. L’engin était à vapeur ; un très vieux modèle. C’est à neuf ans qu’on lui offrit son premier train électrique véritable. Et deux relais.

Il construisit à partir de ce point originaire, année après année. Rails, locomotives, relais, wagons, signaux. Transformateurs plus puissants. Et les prémisses de la ville.

Il avait construit la ville très soigneusement. Pièce par pièce sans se presser. Tout d’abord, quand il était en cinquième, le dépôt du Pacifique-Sud. Puis la station de taxi d’en face. Le café où mangeaient les conducteurs. La Grande-Rue.

Et ainsi de suite. De plus en plus de maisons, de bâtiments, de magasins. Une ville complète qui poussait sous ses mains tandis que les années passaient. Il travaillait à son œuvre chaque après-midi, après l’école. Il collait, coupait, peignait, sciait.

Maintenant le travail était pratiquement terminé. Presque. Il avait quarante-trois ans et sa vie atteignait à la plénitude, à la maturité.

Haskel fit le tour de la grosse table en contreplaqué, se permettant quelques attouchements pleins de révérence : un magasin de-ci de-là. La boutique de fleurs. Le théâtre. Les PTT. La pompe à essence. L’entreprise de plomberie de Larson.

Oui, ça aussi. L’endroit où il travaillait. Son lieu d’esclavage. La miniaturisation parfaite de l’entreprise jusqu’au dernier détail.

Haskel cracha par terre. Jim Larson ! Salaud ! Depuis vingt ans qu’il trimait dans sa sale compagnie, jour après jour ! Et pour quoi faire ? Pour voir les autres lui passer devant. Les plus jeunes. Les petits favoris du patron. Les béni-oui-oui avec leurs belles cravates, leurs pantalons bien repassés et leurs sourires imbéciles.

La haine et la détresse montèrent en lui. Woodland n’avait fait que l’exploiter depuis quarante ans. Jamais il n’avait pu être heureux. Car toute la ville était contre lui. Mlle Murphy au lycée. Les soi-disant camarades d’école. Les fonctionnaires qui oubliaient de le servir, imitant en cela les employés de toutes les boutiques de la ville. Ses voisins. Les flics, les facteurs, les conducteurs d’autobus et les livreurs. Même sa femme. Même Madge.

 

Il n’avait jamais vraiment frayé avec la ville. La riche et coûteuse petite banlieue de San Francisco, au bas de la péninsule, passé le rideau de brouillard. Woodland puait trop la grande bourgeoisie. Trop de belles villas et de jardins bien taillés, et d’autos couvertes de chrome. Trop polie et collé monté. Depuis toujours. Aussi loin que sa mémoire remonte. À l’école. Son travail…

Les doigts de Haskel se refermèrent sur la petite bâtisse, le modèle réduit de l’entreprise Larson de plomberie-zinguerie. Dans un soudain accès de rage, il l’arracha et le projeta sur le sol avant de l’écraser à coups de talons, réduisant l’assemblage délicat de verre et de métal à une masse informe.

Bon Dieu ! Il tremblait de tous ses membres en regardant le cœur battant les restes de la catastrophe. Étranges émotions ; sentiments fous. Des pensées étrangères l’étreignaient. Il resta encore un long moment à observer la chose écrasée, près de son soulier. Les ruines de la plomberie Larson.

Il s’éloigna brusquement et, comme en transe, se remit à son établi où il se rassit, le buste rigide. Il approcha ses outils et choisit des matériaux, mettant en marche la perceuse.

En quelques minutes, ce fut terminé. Il travaillait rapidement, les doigts agiles et experts. Un nouveau modèle réduit se forma bientôt. Haskel peignait, collait ensemble des morceaux minuscules. Il traça des lettres microscopiques sur une enseigne et plaça un terrain vert.

Puis il porta avec précautions la miniature sur la table et la fixa à la place prévue. Celle qu’aurait dû occuper l’entreprise de plomberie détruite. Le nouvel immeuble brillait sous la lumière, encore humide et préservé de la poussière par sa nouveauté.

MORGUE DE WOODLAND.

Haskel se frotta les mains avec une satisfaction extatique. La plomberie était retournée dans les limbes. Oblitérée. Supprimée de la carte. Sous lui s’étendait Woodland, privée de son entreprise Larson. Une morgue la remplaçait. Ce ne serait pas une grande perte.

Les yeux de Haskel brillaient. Ses lèvres se convulsaient sous l’émotion, sous l’effet de l’éclatement libérateur. Il s’en était enfin débarrassé. D’un simple mouvement de fureur. En une seconde. Tout était simple… tellement facile.

Comment avait-il pu ne pas y penser ?

 

En sirotant un verre effilé de bière bien froide, Madge expliqua.

— Quelque chose ne va pas dans la tête de Verne. Je m’en suis surtout rendue compte hier au soir, quand il est rentré de son travail.

Le docteur Paul Tyler eut un grognement vague.

— C’est un grand névrosé. Complexe d’infériorité. Retrait psychique, introversion.

— Mais cela va de mal en pis. Lui et ses trains. Ces imbéciles de petits trains. Mon Dieu, Paul ! Sais-tu qu’il a une ville entière en bas, dans la cave ?

La curiosité de Tyler était éveillée.

— Vraiment ? Je ne le savais pas.

— Depuis que je le connais, je le vois descendre tout le temps au sous-sol. Je crois que tout a commencé dans son enfance. Tu imagines un adulte qui joue avec des trains ! C’est… C’est dégoûtant. Chaque nuit c’est la même chose.

— Intéressant. (Tyler se frotta le menton.) Il recommence chaque nuit, selon un rituel invariable ?

— Chaque soir. Hier, il n’a même pas dîné. Il est descendu directement, dès son arrivée ici.

Les traits réguliers de Paul Tyler se déformèrent en un froncement de sourcils. En face de lui, Madge était à moitié alanguie tout en sirotant sa bière. Il était deux heures de l’après-midi. La journée était chaude et ensoleillée. Le salon était agréable de manière peu ostentatoire. Tyler se leva soudain.

— Allons jeter un coup d’œil aux modèles réduits. Je ne savais pas qu’il était si atteint.

— Tu le veux vraiment ?

Madge releva la manche de sa robe d’intérieur en soie pour consulter sa montre.

— Il ne sera pas là avant cinq heures. Elle se leva et posa son verre. D’accord, nous avons largement le temps.

— Bien. Descendons.

Tyler prit le bras de Madge et ils s’enfoncèrent dans l’escalier de la cave, une étrange excitation leur faisant presser le pas. Madge alluma le sous-sol et ils s’approchèrent de la table en contreplaqué, en riant sous cape et en se lançant des regards nerveux, tels des enfants désobéissants.

— Tu vois ? fit Madge en pinçant le bras de Tyler. Regarde ça. Le travail d’une vie !

Tyler hocha lentement la tête.

— C’est sûr. (Il y avait du respect craintif dans sa voix.) Je n’ai jamais rien vu de pareil. Les détails… Il a du talent !

— Oui, Verne sait se servir de ses mains. (Madge montra l’établi.) Il achète constamment des outils.

 

Tyler fit lentement le tour de la table, se penchant de temps à autre pour mieux voir.

— Étonnant. Chaque maison. La ville toute entière est là. Regarde ! Voilà mon immeuble.

Il montra une bâtisse luxueuse, à quelques pâtés de maisons de la résidence des Haskel.

— Je suppose que tout est là, fit Madge. Imagine un adulte descendant ici pour jouer au train électrique !

— Le pouvoir.

Tyler fit rouler de la main une locomotive le long d’une voie.

— C’est cela qui attire les garçons. Les trains sont des machines énormes. Hautes et bruyantes. Elles fonctionnent comme des symboles sexuels phalliques. L’enfant voit le train se ruer sur les rails, effrayé par sa puissance invincible. Puis il reçoit un train-jouet. Un modèle comme celui-ci. Il peut le contrôler, le faire partir, s’arrêter, ralentir, accélérer. Le train répond à sa volonté.

Madge frissonna.

— Remontons : là-haut il fait chaud. Je commence à me geler.

— Mais lorsque l’enfant grandit, il devient plus fort, plus solide et il peut alors oublier son jouet pour maîtriser les objets réels. Avoir un contrôle réel sur son environnement. Une vraie puissance. (Tyler secoua la tête.) Pas cet ersatz, ce substitut. Bizarre et inhabituel, pour un adulte, d’avoir si peu progressé. (Il fronça les sourcils.) Je n’avais jamais remarqué cette morgue dans State Street.

— Une morgue ?

— Et ceci. Animaux familiers Steuben. Juste à côté de la station autoradios. Ce magasin n’existe pas. (Tyler essaya de se rappeler.) Qu’y a-t-il à cet endroit ? À droite de la boutique où tu as acheté ton antenne ?

— Fourrures de Paris.

Madge replia les bras autour d’elle.

— Brrrr. Allez viens, Paul. Remontons avant que je sois transformée en bloc de glace.

— D’accord, sang de navet, fit Paul en riant.

Il se dirigea vers l’escalier, toujours soucieux.

— Je me demande la raison de ces transformations. Animaux familiers Steuben. Jamais entendu parler de ça. Il doit connaître la ville par cœur. Mettre un magasin qui n’existe pas…

Il éteignit la lumière.

— Et la morgue. Qu’est-ce qui devrait être là-bas ? Tiens, mais…

— Laisse tomber, fit Madge qui était déjà en haut de l’escalier. Tu es presque aussi atteint que lui. Les hommes sont tous des enfants.

Tyler ne répondit pas. Il réfléchissait. Son assurance un peu méprisante l’avait quitté et il semblait nerveux, ébranlé par sa découverte.

Madge descendit les stores vénitiens. Le salon fut plongé dans une obscurité couleur d’ambre. Elle se laissa glisser sur le divan et attira Tyler auprès d’elle.

— Arrête de faire cette tête, ordonna-t-elle. Je ne t’ai jamais vu comme ça.

Ses bras fins lui entourèrent le cou et elle lui posa un petit baiser sur l’oreille.

— Je ne t’aurais pas laissé entrer si j’avais su que tu passerais ton temps à te préoccuper de lui.

Tyler grogna, visiblement mal à l’aise.

— Pourquoi m’as-tu accueilli dans ta maison ?

Madge augmenta la pression de ses bras. Son pyjama de soie fit un bruissement lorsqu’elle se blottit contre lui.

— Tu es bête, murmura-t-elle.

 

Le grand rouquin qu’était Jim Larson resta bouche bée de stupéfaction.

— Que voulez-vous dire ? Quelle mouche vous pique ?

— Je démissionne !

Haskel fourra le contenu de son bureau dans la malette.

— Vous serez bien aimable de m’envoyer mon mois directement à mon domicile.

— Mais…

— Otez-vous de mon chemin !

Verne Haskel repoussa son patron et sortit dans le hall. Larson était comme frappé par la foudre. Le visage de Haskel montrait un rictus figé. L’expression d’une momie. Une immobilité hiératique encore inconnue de Larson.

— Vous allez bien ? demanda ce dernier.

— Bien sûr.

Haskel ouvrit la porte principale de l’entreprise et disparut au-dehors. La porte se referma en claquant.

— Bien sûr que je vais bien, murmura-t-il pour lui-même.

Il se fraya un chemin à travers la foule des promeneurs de la fin d’après-midi, en marmonnant une diatribe silencieuse.

— Je vais bien, putain ! Je vais bien, salaud.

— Attention où vous allez, lança un ouvrier, le regard menaçant, car Haskel avançait comme un aveugle.

— Pardon.

Haskel continua sa route sans faire plus attention, serrant bien fort sa mallette. Au sommet de la rue en pente, il s’arrêta un moment pour reprendre haleine. Derrière lui, il pouvait encore voir la plomberie de Larson. Il eut un rire frêle. Vingt ans… effacés en une seconde. C’était terminé. Plus de Larson. Plus de travail monotone qui vous taraude jour après jour. Sans avenir, ni promotion. Routine et ennui. Mois sans fins. Tout cela au rancard. Place à une nouvelle vie !

Il pressa un peu plus le pas. Le soleil se couchait. Des automobiles passaient en sifflant près de lui ; des hommes d’affaires qui rentrent chez eux après le travail. Demain, ils reviendraient… mais pas lui. Ni demain, ni un autre jour.

Il s’engagea dans la rue de son domicile. La maison d’Ed Tildon dominait le paysage de son impressionnante structure de béton et de verre. Son chien sortit de la maison en aboyant. Haskel se hâta de passer son chemin. Le chien de Tildon. Il se mit à rire méchamment.

— Tu ferais mieux de prendre garde ! cria-t-il au chien.

Il atteignit enfin sa propre maison et escalada en courant les marches du perron. Arrivé en haut, il ouvrit la porte à toute volée. Le salon était sombre et silencieux. Il y eut des mouvements brusques. Des formes se séparant, s’éloignant vite du divan.

— Verne ! haleta Madge. Pourquoi rentres-tu si tôt ?

 

Verne Haskel jeta sa mallette sur le sol et posa sa veste sur une chaise. Son visage déjà ridé était déformé par l’émotion, transformé sous l’action de violentes forces intérieures.

— Qu’y a-t-il ? cria Madge en s’approchant de lui, l’air mal à l’aise, essayant de défroisser son pyjama. Il est arrivé quelque chose ? Je ne t’attendais pas si… (Elle s’arrêta de parler et rougit.) Je veux dire que…

Paul Tyler s’avança vers Haskel d’une démarche nonchalante.

— Salut, Verne, murmura-t-il, embarrassé. J’ai fait un saut chez vous pour dire bonjour et rendre un livre à votre femme.

Haskel hocha rapidement la tête.

— ’Soir.

Il se retourna et se hâta vers la porte de la cave, ignorant le couple hébété.

— Je suis en bas.

— Mais, Verne ! protesta Madge. Qu’est-il arrivé ?

Haskel s’arrêta un instant à la porte.

— J’ai quitté mon travail.

— Tu quoi ?

— J’ai quitté mon travail. Je me suis débarrassé de Larson. Il n’existera plus dorénavant.

La porte claqua.

— Mon Dieu ! hurla Madge, s’agrippant à Tyler dans un état de surexcitation hystérique. Il est devenu fou !

Arrivé à la cave, Verne Haskel alluma d’un geste impatient, mit son képi de chef de gare et tira le tabouret vers le grand rectangle de contreplaqué.

— À qui le tour ?

La maison de meubles Morris. Le magasin de luxe où les vendeurs morveux le regardaient de haut.

Il se frotta les mains joyeusement. Écrabouillés, les sales types au regard méprisant, engoncés dans leurs chemises cintrées, avec leurs cravates et leur gomina.

Il enleva le modèle réduit de la boutique de Morris et le disséqua soigneusement. Il travaillait avec fièvre et dans la plus grande hâte. Mais maintenant que le processus avait commencé, mieux valait en finir au plus vite. Un instant après, il collait deux petits immeubles à la place. Cireur Ritz. La boule de bowling de Pete.

Haskel eut un petit rire excité. Excellente succession à la boutique de meubles luxueuse et select. Un petit cireur et un bowling. Juste ce qu’elle méritait.

La Banque d’État de Californie. Il avait toujours détesté cet endroit. Ils lui avaient un jour refusé un prêt. Il arracha la banque.

La demeure fastueuse d’Ed Tildon. Son sale chien qui l’avait mordu à la cheville un après-midi. Il écrasa du poing le modèle réduit. Sa tête tournait. Il était tout-puissant.

Électroménager, appareils électriques Harrison. Ils lui avaient vendu une radio esquintée et n’avaient jamais pu la réparer. Adieu, magasin Harrison !

Tabac Joe. Ce merdeux lui avait refilé une fausse pièce en mai 1949. Bonsoir Joe !

La fabrique d’encre. Il haïssait l’odeur de l’encre. Peut-être une grosse boulangerie à la place. Il adorait le pain bien chaud et croustillant qui sort du four. Terminé pour la fabrique !

La rue des Ormeaux était trop sombre la nuit. Deux fois, il avait failli tomber. Quelques lampadaires supplémentaires seraient les bienvenus !

Pas assez de bars le long de la Grande-Rue. Trop de boutiques de modes, des robes, des chapeaux, des manteaux de fourrure hors de prix. Trop de choses pour les femmes. Il en arracha une poignée et les emmena vers l’établi.

 

La porte s’ouvrit lentement en haut de l’escalier. Madge apparut, pâle et effrayée.

— Verne ?

Il jura entre ses dents, impatient.

— Qu’est-ce que tu veux encore ?

Elle descendit les marches en hésitant. Tyler la suivait, suave et élégant dans son costume gris.

— Verne… tout va bien ?

— Bien sûr !

— As-tu… vraiment quitté ton travail ?

Haskel hocha la tête. Il commença à détruire la fabrique d’encre, ignorant ostensiblement sa femme et le docteur Tyler.

— Mais pourquoi ?

Haskel grogna impatiemment :

— Je n’ai pas le temps.

Le docteur Tyler semblait de plus en plus préoccupé.

— Dois-je comprendre que vous êtes trop occupé pour aller travailler ?

— C’est ça !

— Mais trop occupé à faire quoi ?

La voix de Tyler montait ; il tremblait de nervosité.

— À travailler ici sur votre ville ? À changer la réalité ?

— Foutez le camp, murmura Haskel.

Ses mains habiles montaient une jolie petite boulangerie qu’il assemblait avec amour, peignait en blanc, agrémentait d’une enseigne. Il termina son travail par un petit chemin de gravier et quelques bosquets. La mettant de côté, il commença un jardin public. Immense et tout vert. Woodland avait toujours eu besoin d’un parc. Il viendrait remplacer le Grand Hôtel.

Tyler obligea Madge à s’éloigner, la repoussant dans un coin de la pièce.

— Bon Dieu !

Il alluma une cigarette, les mains tremblantes. La cigarette tomba et alla rouler sous l’établi. Il l’ignora et en chercha une autre.

— Tu vois, tu vois ce qu’il fait ?

Madge secoua la tête sans répondre.

— Depuis combien de temps travaille-t-il à ce modèle réduit ? Depuis toujours ?

Madge acquiesça, livide.

— Oui, toute sa vie.

Les traits de Tyler se déformèrent.

— Mon Dieu, Madge. C’est assez pour vous rendre cinglé. J’ai peine à y croire. Il faut que nous fassions quelque chose.

— Que se passe-t-il ? gémit Madge. Que…

— Il se perd de plus en plus dans son fantasme.

Le visage de Tyler n’était qu’un masque d’incrédulité.

— Il descendait tous les jours ici. (La voix de Madge se brisa.) Ce n’est pas nouveau. Il a toujours désiré se retirer du monde.

— Oui, se retirer.

Tyler frissonna, serra les poings et se reprit. Il avança au milieu de la cave pour rencontrer Verne Haskel.

— Qu’est-ce que vous voulez ? murmura Haskel lorsqu’il remarqua sa présence.

Tyler se passa la langue sur les lèvres.

— Vous ajoutez des immeubles, n’est-ce pas ? Vous modifiez l’environnement ?

Haskel hocha la tête.

Tyler toucha la petite boulangerie d’un doigt tremblant.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? Du pain ? Où va-t-elle ?

(Il se déplaça autour de la table.) Je ne me rappelle pas l’avoir vue à Woodland. (Il se retourna brusquement vers Haskel.) N’essaieriez-vous pas d’améliorer la ville ? De réparer les erreurs ici et là ?

— Foutez-moi le camp d’ici, répondit Haskel d’une voix menaçante à force d’être calme. Tous les deux !

— Verne ! hoqueta Madge.

— J’ai beaucoup à faire. Vous pouvez amener des sandwiches vers onze heures. J’espère finir cette nuit.

— Finir ? demanda Tyler.

— Finir, répondit simplement Tyler qui se remit à son œuvre.

— Viens, Madge. Tyler la saisit par le bras et l’entraîna vers l’escalier. Sortons d’ici.

Il monta devant elle, ne se retournant que pour lui dire de se presser. Dès qu’ils furent dans le hall, Tyler referma soigneusement la porte derrière eux.

Madge se tamponna les yeux et cria :

— Il est fou, Paul ! Qu’allons-nous faire ?

Son ami réfléchissait.

— Calme-toi. Il faut que je réfléchisse.

Il se mit à faire les cent pas, une grimace dure sur le visage.

— Cela va arriver très vite. Il n’y a plus longtemps à attendre, pas après ce que nous avons vu. Certainement cette nuit.

— Quoi ? Que veux-tu dire ?

— Je parle de la régression massive. Il va se laisser happer par son monde substitutif, le modèle amélioré qu’il contrôle. Où il peut se cacher.

— Ne pouvons-nous faire quelque chose pour le sauver ?

— Faire quelque chose ? (Tyler eut un petit sourire.) Est-ce que nous le voulons ?

Madge sursauta.

— Mais nous ne pouvons simplement…

— Et pourquoi pas ? Cela résoudra peut-être notre problème. Nous aurions ainsi la solution longtemps cherchée. (Tyler lança un regard songeur à Mme Haskel.) C’est probablement le bon moment.

 

C’est bien après minuit, vers deux heures du matin, qu’il commença à mettre les dernières touches. Il était épuisé… mais alerte. Tout se passait très vite. Le travail était presque terminé.

Virtuellement parfait.

Il cessa un moment de trimer, examinant l’œuvre accomplie. La ville avait radicalement changé. Vers dix heures, il avait commencé les transformations structurales dans l’organisation des rues ; supprimé la plus grande partie des édifices publics, la maison des jeunes et le quartier des affaires.

À leur place s’élevaient maintenant un nouveau palais de justice, un commissariat de police et un immense jardin avec des fontaines éclairées sous les eaux. Le bidonville avait été rasé, ainsi que les maisons de la ville les plus délabrées et les rues les plus étroites. Celles-ci étaient maintenant larges et bien éclairées. Les maisons, petites et propres. Les magasins, modernes et plaisants, quoique sans ostentation.

Toutes les enseignes et autres formes de publicité avaient disparu ainsi que presque toutes les pompes à essence et l’immense zone industrielle. Autour de la ville s’étendait maintenant une campagne verdoyante. Arbres robustes et douces collines.

Le quartier riche avait changé. Il ne restait plus que quelques belles villas… celles des personnes sympathiques à Haskel. Le reste avait été ramené à de plus justes proportions : appartements rapetissés ; deux-pièces uniformément répétés ; maisons à un étage, avec chacune un garage.

Le palais de justice avait perdu son style rococo pour une apparence simple et basse, imitée du Parthénon, son monument préféré.

Dix ou douze personnes lui avaient fait vraiment du mal. Aussi, avait-il particulièrement étudié leurs nouvelles maisons. Des HLM miteux datant de la guerre, six familles par étage, à l’entrée de la ville ; là où le vent venu de l’embouchure des égouts portait d’effroyables odeurs de pourriture.

La maison de Jim Larson avait, elle, entièrement disparu. Pas de place pour Larson ! Il l’avait supprimé de l’existence. Le nouveau Woodland serait propre.

Voilà. Le travail était presque terminé. Presque.

Haskel étudia attentivement le modèle réduit. Tous les changements devaient être faits maintenant. Pas plus tard. C’était, à cette heure, la création du monde, l’instant du jaillissement. Ensuite, quand tout serait fini, rien ne pourrait plus être changé. Il fallait que l’inspiration le touche maintenant ; qu’il se décide… ou renonce.

 

Le nouveau Woodland avait fière allure. Propre et net… surtout très simple. La richesse avait été atténuée. La pauvreté adoucie. Tout ce qui était trop coloré, trop bruyant, trop visible, avait été transformé au profit d’une neutralité de bon aloi. Le versant affairiste de la ville s’était vu réduire, tandis que les espaces verts remplaçaient les usines. L’église était magnifique.

Il ajouta deux terrains de jeux pour les enfants, un petit cinéma au lieu de l’énorme cinérama du centre avec son enseigne lumineuse clignotante. Après réflexion, il enleva la plus grande partie des bars ajoutés tout à l’heure. Le nouveau Woodland serait une ville morale. Extrêmement morale. Peu de débits de boissons, pas de billard, pas de maison close. Par contre, une vaste prison pour accueillir les indésirables.

La tâche la plus dure avait été l’inscription microscopique sur la porte principale de la mairie. C’est pourquoi il l’avait laissée pour la fin : durant un temps infini, avec de multiples précautions, il avait peint les lettres l’une après l’autre en les ornant de fioritures invisibles à l’œil nu.

 

MAIRE

VERNON R. HASKEL

 

Quelques changements de dernière minute. Il donna aux Edward une Plymouth de 1939 à la place de leur nouvelle Cadillac. Ajouta encore quelques arbres au quartier ouvrier. Une caserne de pompiers supplémentaire. Une boutique de robes en moins. Il n’avait jamais aimé les taxis ; aussi, pris d’une soudaine impulsion, supprima-t-il la station de taxis pour la remplacer par un magasin de fleurs.

Haskel s’essuya les mains. Quelque chose d’autre ? Ou la ville était-elle complète… Parfait… Il en étudia chaque détail attentivement. Qu’avait-il oublié ?

Le lycée.

Il l’enleva et mit à sa place deux bâtiments plus petits à chaque extrémité de la ville. Un autre hôpital qui prit encore une demi-heure à compléter. Il commençait à être fatigué. Ses mains perdaient de leur agilité. Il s’essuyait plus souvent le front. Quelque chose d’autre ? Il s’affala sur son tabouret, épuisé, pour se reposer et réfléchir.

 

Tout était consommé. C’était complet. Une joie inexprimable le submergeait. Un éclatant cri de bonheur. Son œuvre avait atteint la perfection.

— Terminé !!! hurla Verne Haskel.

Il se leva en chancelant, ferma les yeux, étendit les bras et avança vers la table en contreplaqué. Agrippant l’air, les doigts étendus, avides comme une bouche, Haskel avançait, le visage aux traits tirés illuminé par l’exultation.

Au-dessus, Tyler et Madge entendirent le cri. Une explosion lointaine qui roula dans toute la maison comme une lame de fond. Madge en sursauta de peur.

— Qu’est-ce que c’était ?

Tyler prêta attention et entendit Haskel bouger au-dessous d’eux, au fond de la cave. Il écrasa aussitôt sa cigarette.

— Je crois que c’est arrivé plus tôt que je ne l’aurais cru.

— Que veux-tu dire ?

Tyler se leva.

— Il est parti, Madge. Dans son monde de fou. Nous sommes enfin libres.

Madge lui prit le bras.

— Peut-être sommes-nous en train de commettre une erreur. C’est si terrible. Ne devrions-nous pas essayer de faire quelque chose ? Le retirer de son trou… essayer de le ramener à la vie réelle.

— Le ramener ?

Tyler eut an rire nerveux.

— Je pense que nous en serions maintenant bien incapables. Même si nous le désirions. Il est trop tard. (Il avança rapidement vers la porte du sous-sol.) Viens !

— C’est horrible. Madge frissonna et le suivit à contrecœur. Comme j’aimerais que ce soit un rêve !

Tyler s’arrêta un instant.

— Horrible ? Il est plus heureux là où il est. Et toi aussi. Avant, tout le monde souffrait. Maintenant tout est bien.

Ils descendirent avec précaution les marches de l’escalier, s’enfonçant dans l’obscurité humide de la cave.

La cave était vide.

Tyler se détendit. Il était plein d’un soulagement mêlé de stupéfaction.

— Il est parti. Tout va bien. Tout a marché suivant mes prévisions.

 

— Mais, je ne comprends pas, répétait sans cesse Madge, tandis que la Buick de Tyler ronronnait dans les rues désertes de la nuit. est-il allé ?

— Tu le sais très bien, répondit Tyler. Dans son univers inconscient, bien sûr. (Il prit un virage en faisant crisser les roues.) Le reste devrait être assez simple. Quelques formalités à remplir. Rien de bien angoissant.

La nuit était glaciale et particulièrement noire. Pas une lumière ne brillait le long des boulevards, si l’on exceptait quelques becs de gaz solitaires. Au loin, le sifflet d’un train émit sa plainte sombre. Des rangées de maisons silencieuses se répétaient en un écho lugubre.

— Où allons-nous ? demanda Madge.

Elle se tenait recroquevillée contre la portière, le visage blanc, frissonnant sous son manteau.

— Au commissariat de police.

— Pourquoi ?

— Pour prévenir de sa disparition. Qu’ils sachent qu’il est parti. Il faudra attendre. Nous devrons patienter des années avant qu’il soit déclaré mort légalement. (Tyler se pencha vers elle et lui fit une petite caresse.) Nous nous débrouillerons en attendant, j’en suis sûr.

— Mais et… s’ils le trouvaient ?

Tyler secoua la tête, soudain en colère.

— Tu ne comprends donc rien ? Ils ne le retrouveront jamais… il n’existe pas ! Ou tout au moins pas dans notre monde. Il habite le sien. Son petit réduit narcissique grand comme une table !

— C’est impossible !

— Il a travaillé toute sa vie à ce projet. À construit sa ville idéale de ses propres mains. L’a fait accéder peu à peu à la réalité. Et maintenant il y a pris ses quartiers C’est ce qu’il avait toujours désiré. Il ne s’est pas contenté comme tout le monde de rêver à un lieu qui obéirait à ses pensées. Il l’a construit morceau après morceau. Et maintenant, il a tellement déformé son psychisme qu’il a plongé dans son monde comme dans une autre dimension. Et par là même, nous sommes débarrassés de lui.

Madge semblait enfin comprendre.

— Alors son délire était en quelque sorte réel. Il s’est vraiment dissous dans un univers de sa création. C’est ça ?

— J’ai mis un moment à comprendre. Mais certains philosophes le disaient déjà. L’esprit construit la réalité. Il la soutient, il la crée. Nous avons tous une perception commune de l’environnement que nous appelons réel. Mais ce n’est qu’une impression d’accord. Tout au plus un rêve collectif. Verne Haskel, lui, a tourné le dos à notre association de perceptions et il s’en est allé créer son propre espace de vie. Et il avait un talent extraordinaire, unique. C’est ce qui lui a permis, avec des milliers d’heures de travail, de réussir dans son entreprise. Maintenant, il est là-bas.

 

Tyler hésita et se renfrogna. Il serra plus fort le volant et accéléra. La Buick filait le long des rues sombres, dans l’immobilité grise de la ville.

— Il y a juste un point qui me chiffonne, continua-t-il. Une chose que je ne comprends pas.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Le modèle. Lui aussi a disparu. J’avais cru que Verne se fondrait en lui ou qu’il rétrécirait… quelque chose comme ça. Mais la petite ville elle-même a disparu. (Tyler haussa les épaules.) Ça n’a pas d’importance. (Il essaya de percer les ténèbres du regard.) Nous y sommes presque. Voici les Ormeaux.

C’est alors que Madge cria :

— Regarde !

À droite de l’automobile se dressait un petit immeuble trapu surmonté d’un écriteau bien visible dans l’obscurité :

 

MORGUE DE WOODLAND

 

Madge pleurait d’horreur. Dans un grondement de moteur en sur-régime l’auto fit un bond en avant, guidée par les mains engourdies de Tyler qui s’agitaient comme des automates. Une autre enseigne apparut brièvement, comme ils passaient devant la mairie.

 

STEUBEN : ANIMAUX FAMILIERS

 

La mairie était illuminée par des projecteurs masqués qui l’éclairaient d’une douce lumière indirecte. Un bâtiment aux lignes simples, basses. Un carré de blanc laiteux. Semblable à un temple de marbre grec.

Tyler arrêta sa voiture. Puis poussa un cri de terreur et fit brusquement demi-tour. Mais son réflexe était encore trop lent.

Les deux autocars de la police, peints en noir brillant, encadrèrent la Buick sans bruit. Quatre agents sévères en descendaient déjà.

Ils s’avancèrent lentement vers Tyler, sinistres et l’air compétent.

 

Small Town

Traduction de Marcel Thaon.