SOUVENIR-ÉCRAN (1959)
Ce texte, qui date de 1959, est une sorte de réplique à Dans la coque, puisqu’il s’agit une fois de plus d’un héros en proie à des problèmes qu’il croit psychologiques ; qui vient même chercher une aide spécialisée pour s’en sortir par les voies du psychisme, et qui va se retrouver confronté à l’horreur : la réalité de son monde quasi hallucinatoire. Ici, ce sera l’image contraignante qui aura raison face aux explications psychologiques. Le désir et ses travestissements terrifiants prennent le pas sur le réel, parvenant à l’existence, même si celle-ci n’est que potentielle.
D’un autre point de vue, il serait intéressant d’intégrer Souvenir écran dans l’anthologie des récits de Philip K. Dick sur les psychanalystes, aux côtés d’Egon Superb – le magnifique thérapeute de Simulacres –, du Dr Sourire et autres spécialistes de la psyché, souvent robots, qui hantent les pages des grands textes dickiens. D’habitude, l’analyste est présenté chez Dick comme bien intentionné, mais intensément avide d’argent – on se rappellera la machine croqueuse de monnaie de Quelle chance d’être un Blobel ! Ici, Humphrys sera gentiment raillé dans ses réflexions intérieures très « professionnelles » et complètement à côté du problème, mais il est implicite dans un récit intensément humain. Pauvre chose fragile confrontée au destin inexorable.
L’analyste prit le premier la parole : – Je suis Humphrys, l’homme que vous êtes venu voir.
Comme le visage du patient reflétait toujours angoisse et hostilité, Humphrys continua :
— Si vous voulez, je peux vous raconter une blague sur les psychanalystes. Cela vous détendrait-il ? Je peux aussi vous rappeler que la Sécurité Sociale s’occupe directement de me régler mes honoraires ; vous n’aurez donc pas à débourser un centime. Ou vous citer le cas du psychanalyste Y. qui s’est suicidé l’an dernier, écrasé d’angoisse à l’idée d’avoir fraudé sur ses impôts.
À regret, le patient sourit.
— J’en avais entendu parler. Alors, même les psychologues sont faillibles ?
Il se leva et tendit la main.
— Mon nom est Paul Sharp. C’est ma secrétaire qui vous a contacté. J’ai un petit problème ; vraiment rien d’important, mais j’aimerais l’éclaircir.
L’expression de son visage révélait l’importance terrifiante du petit problème ; laissait même entendre que, faute de solution, celui-ci le détruirait.
— Veuillez entrer, fit cordialement Humphrys en ouvrant la porte de son cabinet, que nous puissions nous asseoir tous les deux.
Enfoncé dans un fauteuil bien moelleux, Sharp étendit les jambes devant lui.
— Pas de divan, observa-t-il.
— Le divan a disparu dès 1980, répondit Humphrys.
Les analystes d’après-guerre ont assez confiance en eux-mêmes pour se confronter à leurs patients sur un pied d’égalité.
Il offrit un paquet de cigarettes à Sharp, puis se servit.
— Votre secrétaire ne m’a rien dit de précis ; juste que vous désiriez une consultation.
Sharp demanda prudemment :
— Puis-je être franc ?
Humphrys répondit avec fierté.
— Je suis tenu par une obligation. Si une part quelconque du matériel produit pendant la cure tombe entre les mains des agences de sécurité, je perds approximativement dix mille dollars en lingots du Blocouest… du dur, pas l’espèce de papier-monnaie qui se dégrade tout le temps.
— Ça va, dit Sharp qui commença aussitôt. Je suis économiste et je travaille au Ministère de l’Agriculture, au bureau des Dégâts de guerre. Je me promène autour des cratères radioactifs pour repérer ce qui vaut la remise en valeur. (Il se reprit.) En vérité, j’analyse les rapports sur les destructions atomiques et j’en tire des recommandations. J’ai, par exemple, proposé d’amender les régions agricoles situées autour de Sacramento ainsi que la zone industrielle qui entoure Los Angeles.
Malgré lui, Humphrys fut impressionné. Devant lui se trouvait un homme d’un rang assez élevé au gouvernement pour participer aux décisions. Quelle étrange sensation de le voir venir quêter une thérapie, comme des milliers de citoyens angoissés avant lui !
— Ma belle-sœur a eu une jolie surprise avec l’amendement de Sacramento, commenta Humphrys. Elle possédait là-haut un petit verger de noyers, avant la guerre. Le gouvernement a ramassé la cendre, reconstruit la maison et ses dépendances ; il lui a même replanté quelques douzaines d’arbres. Si l’on oublie sa blessure à la jambe, elle vit aussi bien qu’auparavant.
— Nous sommes contents de notre projet Sacramento, fit Sharp.
Des gouttes de sueur avaient commencé à couler sur son visage, laissant des traînées sur son front pâle et lisse. Ses mains tremblaient en tenant la cigarette.
— Bien sûr, j’ai pris un intérêt personnel au travail en Californie du Nord. Je suis né là-bas, près de Petaluma, la grande pondeuse d’où sortaient des milliers d’œufs chaque jour…
Sa voix s’éteignit en un gargouillement rauque.
— Humphrys, murmura-t-il, que vais-je faire ?
— Donnez-moi d’abord plus de détails.
— J’ai… (Sharp fit une grimace vide.) J’ai une sorte d’hallucination. Elle dure depuis des années, mais elle a empiré ces derniers temps. J’ai essayé de m’en débarrasser par la force de la volonté, mais… Il fit un geste nerveux. Elle revient, plus forte, plus intense à chaque fois.
Les enregistreurs audio et vidéo, cachés dans le bureau de Humphrys, tournaient silencieusement.
— Décrivez-moi cette hallucination, proposa l’analyste. Peut-être pourrai-je alors vous dire pourquoi elle vous poursuit.
***
Fatigué après une longue journée de travail, il se retrouvait dans la solitude de sa chambre encore à examiner une série de rapports sur des mutations de carottes. Une variété à l’aspect externe indiscernable des légumes normaux envoyait des familles entières de l’Oregon et du Mississippi à l’hôpital, dans d’horribles convulsions accompagnées de fièvre et d’une perte partielle de la vue. Pourquoi spécialement l’Oregon et le Mississippi ? Les feuillets étaient suivis de photos montrant la mutation terrible : des images de carottes à l’apparence banale. L’analyse se terminait par une description exhaustive de l’agent toxique et des recommandations pour la synthèse d’un antidote.
Sharp rejeta d’une main lasse le rapport et prit le suivant sur la pile.
D’après le second texte, le célèbre rat de Détroit avait fait son apparition à Saint-Louis et Chicago, se répandant rapidement dans les étendues cultivées et infestant les fermes qui avaient remplacé les villes détruites. Il avait vu une fois un rat de Détroit. Trois années auparavant ; en rentrant chez lui en pleine nuit, il avait ouvert la porte et entrevu dans l’obscurité une forme qui détalait. S’emparant d’un marteau, il s’était mis à déplacer tous les meubles jusqu’à ce qu’il le trouve. L’énorme rat gris s’était interrompu dans la longue tâche qui consistait à relier entre eux les murs du salon par une immense toile aux entrecroisements complexes. Comme le rat lui sautait à la gorge, il l’avait tué à coups de marteau. Un rat qui tissait des toiles comme une araignée… Quel monde étrange !
Il avait appelé l’équipe de dératisation et rendu compte la présence du spécimen.
Le gouvernement avait créé un ministère des Talents spéciaux pour utiliser les capacités des mutants, enfants de la guerre et de la radioactivité. Mais, s’était-il dit, le bureau n’était prévu que pour les humains et leurs talents télépathiques, précognitifs ou parakinétiques. Il aurait dû exister un service spécialisé dans les légumes et les rongeurs.
Dans son dos il perçut un son furtif. Il se retourna brusquement et se retrouva nez à nez avec un homme long et efflanqué, vêtu d’un imperméable terne, qui fumait tranquillement un cigare.
— Je vous ai fait peur ? demanda Giller en ricanant. Du calme, Paul. Vous avez l’air d’être sur le point de vous évanouir.
— J’étais en train de travailler, expliqua Sharp sur un ton défensif, cherchant à retrouver son équilibre.
— Je le vois, fit Giller.
— Je réfléchissais au problème des rats.
Sharp poussa son travail de côté.
— Comment êtes-vous entré ?
— La porte n’était pas fermée.
Giller retira son imperméable et l’envoya sur le divan.
— C’est vrai… vous avez tué un Détroit au beau milieu de cette pièce. (Il explora du regard le salon calme, à l’ameublement sobre.) Sont-ils vraiment dangereux ?
— Tout dépend où ils vous attrapent.
Sharp passa dans la cuisine où il trouva, au fond du réfrigérateur, deux bières. Il continua, tout en versant doucement le liquide :
— Ils feraient mieux de ne pas gaspiller le grain à distiller ce produit… Mais, puisqu’ils le font, ce serait une honte de ne pas le boire.
Giller accepta la boisson avec avidité.
— Cela doit être agréable d’être un gros bonnet et de posséder ce genre de-luxe.
Ses petits yeux sombres inspectaient tous les recoins de la cuisine, soupesant la valeur de chaque article.
— Vous avez un four et un frigo.
Il fit claquer ses lèvres en ajoutant :
— Et de la bière. Cela faisait des mois que j’en avais plus bu.
— Vous survivrez, répondit Sharp d’une voix sèche. Êtes-vous venu pour affaires ? Si oui, allez aux faits ; j’ai du travail qui ne peut attendre.
Giller commença par une ellipse :
— Je tenais juste à dire bonjour à un concitoyen de Petaluma.
— Le nom sonne comme une marque d’essence synthétique, répondit Sharp avec une grimace.
Giller parut ne pas apprécier particulièrement la plaisanterie.
— N’éprouvez-vous pas de honte à venir de la partie du pays qui, dans les temps meilleurs…
— Je sais, la capitale de l’œuf, l’anus pondeur de l’univers. Quelques fois je me demande… combien de plumes ont pu voler aux alentours le jour où la première bombe H a frappé notre ville ?
— Des milliards, fit Giller d’une voix morose. Certaines d’entre elles m’appartenaient. Mes poulets, mes poules. Votre famille possédait une ferme, n’est-ce pas ?
— Non, répondit Sharp, refusant l’identification. Elle tenait une pharmacie dans la rue principale. À un pâté de maisons du jardin public, près du magasin d’articles de sports.
Et il ajouta pour lui-même : « Vous pouvez aller vous faire foutre. Parce que je ne vais pas changer d’avis. Vous pouvez bien camper devant ma porte le reste de votre vie, cela ne vous avancera à rien. Petaluma n’est pas si important que ça. Et, de toute manière, les poulets sont morts. »
— Comment marche la reconstruction de Sacramento ? s’informa Giller.
— Pas mal.
— Les noyers repoussent ?
— Les noix dégringolent des oreilles des gens.
— Et les souris s’en donnent à cœur joie dans les monceaux de coquilles ?
— Des milliers.
Sharp sirota sa bière ; elle était de bonne qualité, sans doute aussi bonne qu’avant guerre. Il n’aurait pas su faire la différence parce qu’en 1980, l’année du conflit, il avait seulement six ans. Mais la bière gardait pour lui le goût du bon vieux temps : opulente et sans souci. Profondément satisfaisante.
— Nous avons calculé, fit Giller d’une voix rauque, une lueur avide au fond des yeux, que la région de Petaluma/Sonoma peut être reconstruite pour à peu près sept millions de Blocouest. Une misère par rapport à ce que vous avez déjà dépensé.
— Et la région de Petaluma n’est pas grand-chose en comparaison de ce que nous avons amendé, répondit Sharp. Croyez-vous que nous ayons besoin d’œufs et de vin ? Non, nous manquons de machines. C’est Chicago, Pittsburg, Los Angeles et Saint-Louis qui…
— Vous nous avez oubliés, coupa Giller.
Sa voix était celle du fanatique qui récite son credo journalier d’un ton monotone.
— Vous avez renié Petaluma, refusé vos origines… et votre devoir.
— Quel devoir ? Croyez-vous que le gouvernement m’emploie pour faire les couloirs des administrations en faveur d’une misérable zone rurale ?
Sharp était devenu rouge de colère devant l’outrage.
— En ce qui me concerne…
— Nous sommes votre peuple, continua Giller, inflexible. Et le peuple reste toujours prioritaire.
Lorsqu’il fut parvenu à se débarrasser de l’homme, Sharp se tint un moment dans l’obscurité à regarder le véhicule de Giller diminuer au loin. « Ainsi va le monde, se dit-il. Moi d’abord et merde à tous les autres. »
En soupirant il reprit le chemin vers la maison dont le porche était illuminé par une petite lampe. La lueur amicale du salon l’attendait derrière la fenêtre. Il frissonna dans l’air glacial et tendit la main pour saisir la rampe.
Alors, tandis qu’il montait maladroitement l’escalier, la chose horrible arriva.
Tout d’un coup les lumières cessèrent d’exister. Dans les ténèbres, la rampe de l’escalier disparut sous ses doigts. Un hurlement strident s’éleva, assourdissant, douloureux. Il tombait. Dans un effort frénétique, Sharp essaya de se raccrocher à quelque chose mais il ne trouva que l’obscurité et le vide autour de lui. Plus rien de tangible, pas de réalité, rien ; la chute dans le néant et le vacarme de ses propres cris de terreur.
— Au secours !
Il s’époumonait et le son revenait battre de façon dérisoire à ses oreilles.
— Je tombe !
Puis il se retrouva haletant, étendu, les bras en croix, sur la pelouse humide, agrippant de toutes ses forces des poignées d’herbe mélangée de poussière. À un mètre du porche… Dans la nuit, il avait raté la première marche, avait glissé, était tombé. Un événement banal… Les lumières avaient été cachées par la balustrade en ciment. La catastrophe intérieure n’avait pas duré plus d’une seconde et il n’était tombé que de sa propre hauteur. Du sang tachait son front : il s’était blessé en heurtant le sol.
Idiot ! Un incident aussi exaspérant qu’infantile.
Tremblant de tous ses membres, il se remit sur ses pieds et monta l’escalier. Dans la maison il chercha le soutien d’un mur, et il resta là, prostré, haletant, parcouru de frissons. Peu à peu, la peur se retira comme une vague lente et ses capacités rationnelles purent de nouveau fonctionner.
Pourquoi avait-il tellement peur de tomber ?
Il fallait faire quelque chose. C’était pire que jamais, pire même que la fois où, à son bureau, il avait trébuché en sortant d’un ascenseur et s’était mis à hurler de terreur devant un couloir plein de collègues.
Que lui arriverait-il s’il tombait vraiment ? Si, par exemple, il sautait d’une des rampes qui reliaient en plein ciel les principaux immeubles d’affaires de Los Angeles ? La chute serait bien sûr arrêtée par un des écrans de protection. Ce genre d’accident, qui arrivait tout le temps, n’avait aucune conséquence. Les gens s’en sortaient sans la moindre blessure. Mais pour lui… le choc psychologique serait peut-être fatal. Serait sûrement fatal : son esprit pour le moins éclaterait sous le stress.
Il nota dans son carnet mental : ne plus sortir sur les rampes. Quelle qu’en soit la raison. Déjà, il préférait les éviter, mais elles rejoignaient maintenant les voyages en avion sur la liste noire absolue. Depuis 1922 il n’avait plus quitté la surface de la planète ; et ces dernières années il tentait de ne pas monter au-delà de dix étages.
Mais s’il ne prenait plus les rampes, comment ferait-il pour atteindre ses propres archives ? Leur réserve n’était accessible que par les horribles ponts volants : l’étroit chemin métallique reliant les bureaux.
Inondé de sueur, terrifié, il se roula en boule sur le divan et se tint là longtemps, recroquevillé, à se demander comment il arriverait à conserver son travail, à continuer de survivre.
Oui, comment survivre sur la voie de la dégradation ?
Humphrys attendit quelques instants, mais son patient semblait avoir fini de parler.
— Cela vous aiderait-il de savoir que la peur de tomber est une phobie très commune ? demanda l’analyste.
— Non, répondit Sharp.
— Je suppose que c’est logique. Vous dites que le souvenir rapporté n’est pas le premier du genre ? Pourriez-vous retrouver l’origine des troubles ?
— J’avais huit ans. La guerre durait depuis deux ans. J’étais en terrain découvert, en train d’examiner le jardin potager. (Sharp eut un sourire à peine esquissé.) Même enfant, j’adorais faire pousser des plantes. Le réseau de San Francisco repéra le sillage d’un missile soviétique et les tours d’alerte se mirent à péter comme des chandelles romaines. J’avais pratiquement atteint l’abri. Je courus dans sa direction, levai le lourd couvercle et commençai à descendre l’échelle. Au fond, mon père et ma mère me hurlaient de me dépêcher. Je me pressai davantage.
— Et vous êtes tombé ? demanda Humphrys, attendant une confirmation.
— Non ; j’ai eu soudain très peur. Je ne pouvais plus avancer ; je restais figé, incapable de bouger. Ils criaient, m’imploraient de descendre vite. Ils voulaient visser le couvercle inférieur et ne pouvaient le faire tant que je restais entre les deux.
Avec une légère moue d’aversion, Humphrys reconnut :
— Je me souviens de ces vieux abris à deux étages. Je me demande combien de gens sont restés coincés là-dedans.
Il regarda attentivement son patient.
— Lorsque vous étiez enfant, aviez-vous entendu se colporter des histoires là-dessus ? Des anecdotes sur des personnes restées prisonnières sur l’échelle, incapables de monter ou de descendre ?
— Je n’avais pas peur d’être bloqué ! J’étais terrifié à l’idée de tomber… de basculer tête la première pour m’écraser en bas. (Sharp humecta ses lèvres desséchées.) Alors, j’ai pris le chemin inverse… (Son corps tout entier frissonna brusquement.) Et je suis remonté à l’extérieur.
— Pendant l’attaque ?
— Ils ont réussi à abattre le missile. Mais j’ai passé l’alerte à m’occuper de mes légumes. Quand tout fut terminé, mes parents m’ont donné une raclée incroyable.
L’esprit d’Humphrys forma les mots : origine de la culpabilité.
— La fois suivante, continua Sharp, j’avais quatorze ans. La guerre était finie depuis quelques mois. Nous sommes retournés chez nous voir ce qui restait de la ville. Plus rien n’était debout ; devant nous se creusait un cratère plein de cendres radioactives de plusieurs centaines de mètres d’épaisseur. Des équipes de travail rampaient dans les débris et je me tenais au bord du cratère pour les observer lorsque la peur est venue. (Il écrasa sa cigarette et se tint figé jusqu’à ce qu’Humphrys lui en offrît une autre.) J’ai quitté la région aussitôt après. Chaque nuit le même rêve revenait inlassablement : j’étais dans ce cratère et il devenait une bouche, une énorme bouche morte qui se refermait. Alors, j’ai préféré me faire prendre en stop par un camion militaire et descendre à San Francisco.
— Et la fois suivante ?
D’une voix irritée, Sharp reprit :
— Après, cela s’est mis à se produire constamment. Dès que je montais quelque part, dès que je prenais un escalier, même pour descendre… dans toutes les situations où je me trouvais au-dessus du sol, avec une vague possibilité de tomber. Mais être terrorisé à l’idée de prendre les trois marches qui mènent à ma propre maison… (Il s’arrêta une seconde, la bouche ouverte.) C’est trop, fit-il d’une voix brisée. Trois marches en ciment !
— D’autres épisodes particuliers, en dehors de ceux déjà mentionnés ?
— J’étais amoureux d’une jolie fille aux longs cheveux bruns qui habitait au sommet de l’immeuble Atcheson. Elle y est probablement encore ; je n’en sais rien. Je suis arrivé à grimper cinq ou six étages et puis… je lui ai dit bonne nuit et je suis redescendu.
Amer, il conclut :
— Elle a dû croire que j’étais fou.
— D’autres encore ? demanda Humphrys, notant avec satisfaction l’apparition des éléments sexuels.
— Une fois, j’ai dû refuser un travail parce qu’il fallait prendre l’avion. Il s’agissait d’inspecter de futures zones agricoles.
Humphrys expliqua :
— Au début de l’histoire de la psychanalyse, le thérapeute cherchait l’origine de la phobie. Maintenant il se demande : que fait-elle ? D’habitude, elle tire l’individu de situations qu’il déteste inconsciemment.
Lentement, une grimace dégoûtée apparut sur le visage de Sharp.
— Est-ce tout ce dont vous êtes capable ?
Déconcerté, Humphrys murmura :
— Je ne dis pas que je suis d’accord avec cette théorie ou qu’elle est nécessairement vraie dans votre cas. Mais, je suis prêt à affirmer au moins ceci : ce n’est pas de tomber dont vous avez peur. C’est de quelque chose que la chute vous rappelle. Avec un peu de chance nous devrions pouvoir déterrer l’expérience prototype dont votre peur n’est que le souvenir-écran, toucher au trauma originel.
Il se leva et alla chercher une sorte de tour où s’empilaient des miroirs électroniques.
— Ma lampe, expliqua-t-il en poussant l’appareil vers Sharp. Elle fera fondre les résistances.
Sharp regarda le mécanisme avec appréhension.
— Écoutez, murmura-t-il nerveusement. Je ne veux pas voir mon psychisme reconstruit. Je suis peut-être névrosé, mais je suis fier de ma personnalité.
— Cela n’aura aucun effet sur les structures profondes de votre être. (En se penchant, l’analyste brancha la lampe.) Cela permettra à tout un matériel inaccessible à la conscience de remonter. Je vais suivre votre ligne de vie jusqu’à l’incident dont vos symptômes sont un écho et un signe… trouver ce qui vraiment vous effraye.
Des formes noires flottaient autour de lui. Sharp hurla et se défendit farouchement, essayant de faire lâcher prise à la poigne qui enserrait ses membres. Quelque chose s’écrasa contre son visage. Il se plia en deux en toussant ; salive, sang et morceaux de dents brisées tachaient le sol. Il y eut une seconde de lumière aveuglante ; on l’observait.
— Est-il mort ? demanda une voix.
— Pas encore.
Pour vérifier, un pied s’enfonça dans le flanc de Sharp qui dans sa demi-conscience entendit ses côtes craquer.
— Il n’en a plus pour longtemps.
— M’entendez-vous, Sharp ? siffla une voix près de son oreille.
Il ne bougea pas. Corps étendu essayant de ne pas mourir. Esprit semi-lucide détaché le plus possible de la chose brisée, démantibulée, qui avait été son support.
— Vous croyez peut-être, reprit la voix, familière, intime, que je vais vous laisser une dernière chance. Mais c’est terminé, Sharp. Votre existence est derrière vous. Je vais vous expliquer ce que nous allons vous faire.
Haletant, il s’efforça de ne pas entendre, de ne pas sentir la destruction systématique de son corps. Espoir vain, car ses agresseurs savaient s’y prendre pour réveiller les nerfs tendus à l’extrême.
— Cela suffit, fit enfin la voix familière, quand leur travail fut terminé. Jetez-le à la poubelle.
Ce qui restait de Paul Sharp fut traîné vers une écoutille circulaire. Des ténèbres sans forme l’entourèrent, puis, horriblement, l’engloutirent. Chute, sensation rapide de tomber, mais cette fois il ne hurla pas.
Il ne lui restait plus d’organe qui lui permît de hurler.
Humphrys éteignit la lampe, se pencha pour essayer de réveiller la forme affaissée.
— Sharp ! ordonna-t-il d’une voix forte. Réveillez-vous ! Sortez de là !
L’homme grogna, cligna des yeux, s’étira. Son expression se figea en une grimace d’horreur, impossible à apaiser.
— Dieu, murmura-t-il, les yeux fixes, le corps toujours rigide de souffrance. Ils…
— Vous êtes de nouveau dans mon cabinet, fit Humphrys, lui-même ébranlé par la scène qu’il avait remontée hors du gouffre de l’inconscient. Il n’y a rien à craindre : vous êtes ici en sécurité. C’est fini depuis longtemps… un vestige du passé, vieux de plusieurs années.
— Fini, répéta Sharp d’une voix pathétique.
— Vous êtes revenu dans le présent. Comprenez-vous ?
— Oui, murmura Sharp. Mais, qu’était-ce ? Ils m’ont projeté dans quelque chose de noir. Et je suis tombé. (Il tremblait violemment.) Tombé !
— Vous êtes passé par une sorte d’écoutille, lui expliqua calmement Humphrys. On vous a battu et grièvement blessé… ils pensaient même vous avoir tué. Mais vous avez survécu et la preuve en est que vous êtes ici aujourd’hui. Vivant. Vous vous en êtes tiré.
— Pourquoi ont-ils fait ça ? demanda Sharp, brisé d’émotion, le visage affaissé, grisâtre, parcouru de soubresauts de désespoir. Aidez-moi, Humphyrs…
— Consciemment, vous ne vous rappelez rien de cette scène ou de son origine ?
— Non.
— Même pas une date approximative ?
— Non. Le visage et le corps de Sharp étaient déformés par des tics spasmodiques. Ils ont essayé de me tuer – ils m’ont vraiment tué ! Tout en s’efforçant de se relever il protesta : Rien de pareil ne m’est jamais arrivé. Sinon je m’en rappellerai. C’est un faux souvenir… quelqu’un a altéré mon esprit !
— Cela a été refoulé, répondit Humphrys fermement. Profondément enfoui par le choc et la douleur. Une forme d’amnésie dont les ratés filtrent d’une manière indirecte pour structurer votre phobie. Mais maintenant que vous vous en souvenez directement…
— Dois-je revenir ?
La voix de Sharp montait en une stridence hystérique.
— Dois-je me remettre sous cette saleté de lampe ?
— Il faut que tous les éléments remontent à la conscience, lui dit Humphrys. Mais pas d’un coup. Vous avez votre dose pour aujourd’hui.
Soudain soulagé, Sharp se laissa aller dans le fauteuil.
— Merci, fit-il faiblement.
Il se toucha le visage, tâta son corps et murmura dans un souffle :
— Dire que pendant toutes ces années j’ai laissé ce chancre corroder, grignoter petit à petit mon esprit, répandant sa pourriture…
— Il devrait se produire une certaine diminution des symptômes phobiques, lui dit le psychanalyste, au fur et à mesure que vous rencontrerez l’incident au grand jour, pour l’affronter les yeux ouverts. Nous avons fait des progrès puisque nous avons maintenant une idée de la peur réelle. Elle concerne des blessures physiques provoquées par des criminels professionnels. D’anciens soldats certainement ; ceux qui formaient des gangs de bandits pendant les premières années d’après-guerre. Je m’en souviens bien.
Un début de confiance éclaira le visage de Sharp.
— Pas difficile de comprendre ma peur de tomber, vu les circonstances. Étant donné ce qui m’est arrivé…
Il commença à se lever en tremblant.
Et poussa un cri grêle.
— Que se passe-t-il ? demanda Humphrys en s’approchant rapidement pour lui prendre le bras. Sharp sauta violemment en arrière, tituba et s’écroula dans le fauteuil, masse inerte.
— Que vous arrive-t-il ?
Sharp ouvrit la bouche, essayant vainement de parler, puis parvint à dire, dans un râle :
— Je ne peux pas me lever.
— Quoi ?
— Je ne tiens pas debout.
Sharp leva un regard implorant vers son analyste, terrifié et hagard.
— J’ai… peur de tomber. Docteur, maintenant je ne peux même plus rester debout !
Il y eut un long silence. Enfin, les yeux rivés au plancher, Sharp murmura :
— Si je suis venu chez vous, Humphrys, c’est parce que vous habitez au rez-de-chaussée. Quelle ironie, n’est-ce pas ? Je n’ai pas osé monter plus haut.
— Je vais devoir vous faire repasser sous la lampe, dit Humphrys.
— Je comprends. J’ai très peur.
Agrippant les accoudoirs de son siège, il continua :
— Allez-y. Que puis-je faire d’autre ? Il ne m’est même plus possible de sortir d’ici. Humphrys cette horreur va me tuer.
— Mais non. (Le thérapeute prépara l’appareillage.) Nous vous sortirons de là. Essayez de vous relaxer ; ne pensez à rien de particulier.
Il alluma le mécanisme et souffla :
— Cette fois je ne veux pas l’incident traumatique lui-même mais sa périphérie. L’expérience qui l’entoure. Le segment d’existence dont il fait partie.
Paul Sharp marchait doucement dans la neige. Devant lui, son haleine flottait dans un nuage d’une blancheur étincelante. À sa gauche s’élevaient les ruines déchiquetées d’immeubles détruits. Les carcasses couvertes de neige semblaient presque belles. Un moment, il s’arrêta, fasciné.
— Intéressant, fit un membre de son groupe de recherche, en remontant à la surface. Il pourrait dormir n’importe quoi – absolument n’importe quoi – là-dessous.
— D’une certaine manière, c’est magnifique, commenta Sharp.
— Vous voyez cette flèche ?
Le jeune homme montra d’un doigt emmitouflé quelque chose ; il portait toujours son costume renforcé de plomb. Ses compagnons et lui avaient exploré les zones encore radioactives. Leurs piolets s’alignaient sur le sol en une rangée régulière.
— C’était une église… dit-il à Sharp. Jolie, semble-t-il. Et de l’autre côté… (Il indiqua une masse informe de blocs écroulés.) C’était le syndicat d’initiative.
— La ville n’a pas été directement touchée, n’est-ce pas ? demanda Sharp.
— Elle a été encadrée par les bombes. Venez, descendez avec nous vous rendre compte de nos découvertes. Le cratère sur la droite…
— Non merci, interrompit Sharp en se reculant et montrant tous les signes de l’aversion la plus intense. Je vous laisse vous vautrer dans la cendre.
Le jeune expert jeta un regard intrigué à son patron, puis oublia l’incident.
— Sauf si nous tombons sur une difficulté imprévue, nous devrions pouvoir commencer l’amendement dans moins d’une semaine. La première étape sera, bien sûr, d’enlever la couche de scories solidifiées. Elle est déjà très craquelée… des plantes ont perforé la lave et le processus naturel de dégradation en a réduit une grande partie à l’état de conglomérat semi-organique.
— Bien, fit Sharp avec satisfaction. Je serais heureux de revoir quelque chose pousser dans ce désert après toutes ces années.
L’expert demanda :
— Comment était-ce avant la guerre ? Je n’étais pas né, vous savez. Je n’ai jamais connu que des espaces détruits.
— Eh bien, répondit Sharp en surveillant les étendues de neige. C’était une région agricole prospère. Ils faisaient pousser des pamplemoussiers près d’ici. Le pamplemousse de l’Arizona. La digue Roosevelt passait juste à côté.
— Oui, approuva le jeune homme. Nous en avons trouvé les ruines un peu plus loin.
— Ils cultivaient le coton. Et aussi de la laitue, de la luzerne, du raisin, des olives, des abricots… Le souvenir le plus intense de l’époque où je suis passé à Phoenix avec ma famille reste les grands eucalyptus de la rue principale.
— Nous ne retrouverons plus tout cela, fit l’expert tristement. Qu’est-ce que c’est que ce truc… des eucalyptus ? Jamais entendu parler de cette espèce.
— Il n’en reste plus un seul dans le pays, répondit Sharp. Il vous faudrait aller en Australie pour en voir.
Écoutant attentivement, Humphrys marqua quelque chose sur son carnet.
— Ça va, fit-il tout haut en éteignant la lampe. Revenez, Sharp.
Avec un grognement, Paul Sharp ouvrit les yeux et cligna sous la lumière.
— Que…
Il se redressa, bâilla bruyamment, s’étira, regarda autour de lui d’un œil atone.
— Quelque chose à propos d’un amendement. Je supervisais un groupe de Reconstructeurs. Je parlais à un jeune garçon.
— Quand avez-vous amendé Phoenix ? demanda Humphrys. Cela semble inclus dans le segment espace-temps principal.
Sharp fronça les sourcils.
— Nous n’avons jamais amendé Phoenix. C’est encore en projet. Nous espérons nous y mettre l’année prochaine.
— Vous êtes certain de ce que vous dites ?
— Bien sûr, c’est mon travail.
— Je vais être obligé de vous renvoyer là-bas, fit Humphrys en tendant la main vers la lampe.
— Qu’est-il arrivé ?
La lumière brillante s’alluma.
— Détendez-vous, ordonna Humphrys brièvement, un peu trop pour un homme censé savoir exactement ce qu’il faisait. En s’efforçant de ralentir son débit, il expliqua avec soin : Je veux que votre champ de vision s’élargisse. Focalisez sur un incident plus ancien, avant l’amendement de Phoenix.
Dans une petite cafétéria du quartier des affaires, deux hommes étaient assis à une table, face à face.
— Je m’excuse, fit Paul Sharp d’une voix impatiente, mais je dois retourner à mon travail.
Portant sa tasse de chicorée à ses lèvres, il en avala le contenu.
L’homme grand et mince repoussa loin de lui l’assiette vide et alluma un cigare en se calant contre le dossier de son siège.
— Cela fait déjà deux ans que vous nous faites traîner, fit Giller carrément. Je commence vraiment à perdre patience.
— Faire traîner ? (Sharp était à moitié levé.) Que voulez-vous dire ?
— Vous allez reconstruire une zone de culture… tout le coin de Phoénix. Alors ne me dites pas que vous vous en tenez à l’industrie. Combien de temps croyez-vous que ces gens pourront encore survivre ? Si vous n’amendez pas ces terres et ces fermes…
— Quels gens ? interrompit Sharp.
Giller cracha presque sa réponse :
— Ceux qui vivent à Petaluma, campant autour des cratères.
Sentant la consternation monter en lui, Sharp murmura :
— Je n’avais pas réalisé qu’il restait des gens là-bas. Je pensais que vous étiez tous partis pour les amendements les plus proches, San Francisco ou Sacramento.
— Vous n’avez même pas lu notre pétition. Je vous l’avais pourtant amenée personnellement, fit Giller doucement.
Sharp rougit.
— Non, c’est tout à fait exact. Et pourquoi le devrais-je ? Si des gens campent au milieu des ruines, cela ne change rien à la situation primitive ; vous devriez partir, sortir de ce piège. Cette région est morte. Il ajouta : Moi, je m’en suis tiré à temps.
Calmement, Giller répliqua :
— Si vous aviez possédé une ferme, vous seriez resté. Si votre famille était implantée là-bas depuis plus d’un siècle… Tenir une pharmacie est bien différent ! Les médicaments se ressemblent et vous pouvez exercer partout.
— Pareil pour les fermiers.
— Non, répondit Giller sans s’énerver. Votre propre terre, celle qui a nourri votre famille, possède une qualité unique. Nous continuerons à camper sur les lieux jusqu’à notre mort ou votre décision d’amendement.
Il se leva et commença à rassembler d’un geste mécanique l’addition et leurs deux chèques.
— Je suis désolé pour vous, Paul. Vous êtes privé de racines. C’est ce qui vous empêche de comprendre ; et c’est bien triste. Comme il remettait son manteau, il demanda : Quand pourrez-vous prendre l’avion jusque là-bas ?
— L’avion ! fit Sharp en écho, parcouru d’un frisson. Je n’irai nulle part en avion !
— Il faut que vous voyiez la ville une fois encore. Vous ne pouvez décider sans avoir vu ces gens et leur terrible vie.
— Non, fit Sharp, catégorique. Pas question de prendre l’avion pour Petaluma. Je peux prendre ma décision à partir de rapports écrits.
Giller réfléchit :
— Vous viendrez, déclara-t-il.
— Il faudra emmener mon cadavre !
Giller hocha la tête.
— Pourquoi pas ? Mais vous viendrez. Vous ne pouvez pas nous laisser crever sans même un regard. Vous devez avoir le courage de regarder votre œuvre de destruction en face. Il sortit un calendrier de poche et marqua une des dates. Le faisant glisser sur la table vers Sharp, il l’informa :
— Nous viendrons vous prendre à votre bureau. Je possède un avion qui nous a permis de venir jusqu’ici. Une belle mécanique.
En tremblant, Sharp examina le calendrier. Et, penché sur son patient flasque comme une poupée de chiffon, Humphrys l’imita.
Ainsi c’était vrai. Le traumatisme originel de son malade ne se trouvait pas enfoui dans le passé.
Sharp souffrait d’une phobie dont la cause l’attendait à six mois dans le futur.
***
— Pouvez-vous vous relever ? s’informa Humphrys.
Dans le fauteuil, Paul Sharp bougea faiblement.
— Je…, commença-t-il avant de retourner au silence.
— Cela suffit pour aujourd’hui, lui expliqua Humphrys d’une voix rassurante. Vous avez déjà beaucoup supporté, mais je voulais vous débarrasser du traumatisme même.
— Je me sens mieux maintenant.
— Essayez de vous lever.
Le thérapeute approcha et offrit son bras au patient qui essayait maladroitement de se redresser.
— Oui, fit Sharp en haletant. Ça s’est apaisé. Mais qu’est-ce que c’était que cette dernière séquence ? J’étais dans un café ou un restaurant avec Giller.
Humphrys prit un carnet de prescriptions sur son bureau. Je vais vous procurer un peu de repos. Sous la forme de pilules blanches à prendre toutes les quatre heures. Il griffonna quelques mots puis tendit la feuille à son patient. Cela vous aidera à vous détendre et calmera la tension nerveuse.
— Merci, répondit Sharp, d’une voix faible, presque inaudible. Il demanda ensuite : Vous avez recueilli beaucoup de matériel aujourd’hui, n’est-ce pas ?
— Pour ça oui, admit Humphrys le visage tendu.
Il ne pouvait rien pour Paul Sharp. L’homme n’avait plus longtemps à vivre maintenant… six petits mois. Bientôt Giller viendrait s’affairer sur son corps. Et c’était trop triste, car Sharp était un brave homme, gentil, consciencieux, dur au travail. Un bureaucrate dont la seule faute était d’essayer de faire honnêtement son travail.
— Qu’en pensez-vous, demanda Sharp, pathétique. Pouvez-vous m’aider ?
— Je… J’essaierai, répondit Humphrys, incapable de regarder son patient dans les yeux. Mais le problème est très grand.
— Il a mis longtemps à se développer, admit Sharp humblement. Debout près du fauteuil, il semblait racorni, minuscule, misérable ; plus du tout un officiel important, mais un pauvre individu isolé. Votre aide me sera tellement utile. Si cette phobie continue à augmenter, personne ne sait où elle s’arrêtera.
Humphrys demanda soudain :
— Ne pourriez-vous pas changer d’avis et accepter les demandes de Giller ?
— Je ne peux pas, répondit Sharp. Ce serait une mauvaise politique. Je suis totalement opposé aux passe-droits, et ce n’est rien d’autre que cela.
— Même si vous êtes né là-bas ? Si les demandeurs sont d’anciens amis et voisins ?
— Cela fait partie de mon travail. Je ne dois tenir aucun compte de mes propres sentiments ou de ceux des autres.
— Vous n’êtes pas un mauvais homme, avoua Humphrys involontairement. Je suis désolé…
Il s’arrêta brusquement.
— Désolé pourquoi ?
Sharp se dirigea d’un mouvement mécanique vers la porte de sortie.
— J’ai pris assez de votre temps. Je sais combien les analystes sont occupés. Quand dois-je revenir ? Puis-je revenir ?
— Demain.
Humphrys le guida à travers la salle d’attente jusqu’au couloir.
— Même heure, si cela vous convient.
— Merci de tout cœur, lui dit Sharp, soulagé. Vous ne pouvez savoir combien j’apprécie votre effort.
Dès qu’il fut seul dans son cabinet, Humphrys ferma la porte à clef et revint vers son bureau. Il prit le téléphone et composa un numéro d’une main tremblante.
— Passez-moi quelqu’un de votre équipe médicale, ordonna-t-il d’une voix cassante lorsqu’il eut le bureau des Talents spéciaux.
— Kirby à l’appareil, fit bientôt une voix au ton professionnel. Service de la recherche médicale.
Humphrys se présenta rapidement.
— J’ai un patient, dit-il, qui semble être un pré-cognitif à l’état latent.
Kirby tendit une oreille intéressée.
— De quelle région provient-il ?
— De Petaluma. État de Sonoma, au nord de la baie de San Francisco. Au sud…
— Nous connaissons bien cette région. De nombreux précogs sortent du coin. Une véritable mine d’or pour nous.
— Alors j’avais raison, fit Humphrys.
— Quelle est la date de naissance de votre patient ?
— Il avait six ans quand la guerre a commencé.
— Ah, jeta Kirby désappointé. Alors il n’a pas reçu une dose assez forte. Il ne pourra jamais développer un talent aussi totalement précognitif que les sujets sur lesquels nous travaillons.
— En d’autres mots, vous ne pouvez m’aider ?
— Les latents – ceux chez qui le pouvoir n’est que potentiel – surpassent terriblement en nombre les vrais Porteurs. Nous n’avons pas le temps de nous amuser avec eux. Si vous visitez la région vous en trouverez des douzaines comme votre patient. Imparfait, le talent n’a aucune valeur ; tout juste un embarras pour celui qui le possède et rien d’autre.
— Oui, c’est un lourd fardeau, approuva Humphrys avec ironie. L’homme ne se trouve plus qu’à quelques mois de sa mort violente. Depuis l’enfance il reçoit régulièrement des avertissements phobiques venus du futur. Au fur et à mesure que la catastrophe approche, la réaction s’intensifie.
— Il n’a pas conscience des visions précognitives ?
— Tout se passe entièrement à un niveau préconscient.
Kirby répondit après avoir réfléchi quelques instants :
— Vu les circonstances, cela vaut peut-être mieux comme cela. Ces sortes de choses semblent être fixées une fois pour toutes. S’il prenait conscience de la situation, il ne pourrait de toute façon rien y changer.
Le docteur Charles Bamberg, psychiatre consultant, quittait juste son cabinet lorsqu’il remarqua un homme assis dans la salle d’attente.
« Étrange, pensa Bamberg. Je n’ai plus de patient prévu aujourd’hui. »
Ouvrant la porte, il entra dans la salle d’attente.
— Vous désiriez me voir ?
L’homme enfoncé dans le fauteuil était long et mince. Il portait un imperméable de peau couleur havane, et il écrasa son cigare dès l’apparition de Bamberg.
— Oui, fit-il en se levant maladroitement.
— Avez-vous un rendez-vous ?
— Pas de rendez-vous. L’homme le regarda avec des yeux implorants. Je vous ai choisi… (Il eut un rire confus.) Eh bien, parce que vous êtes au dernier étage.
— Le dernier étage ?
Bamberg était intrigué.
— Qu’est-ce que cela a à voir avec votre cas ?
— Je… Eh bien, docteur, je me sens beaucoup mieux quand je suis en haut. Le plus haut possible.
— Je vois, fit Bamberg. « Une compulsion, pensa-t-il intérieurement. Fascinant. » Puis il reprit à voix haute : Et comment expliquez-vous cette impression de mieux être ?
— En vérité, ce n’est pas exactement que je me sente mieux, plutôt… Il se perdit dans des réflexions silencieuses. Puis-je entrer tout de suite, docteur ? Avez-vous une seconde à m’accorder ?
Bamberg jeta un coup d’œil à sa montre.
— D’accord, dit-il en faisant entrer l’homme. Asseyez-vous et parlez-moi de tout cela.
Avec gratitude, Giller prit un siège.
— Cela m’empêche de vivre, fit-il rapidement, d’un ton haché. Chaque fois que je vois des escaliers, j’ai une irrésistible compulsion à les escalader. Et l’avion – j’adore voler, traverser les airs, le plus haut possible. J’ai mon propre appareil ; je n’ai pas les moyens de me le payer, mais j’ai été obligé de l’acheter.
— Je vois, dit Bamberg avec cordialité. Eh bien, ce n’est pas bien terrible. Après tout, cette compulsion ne met pas en danger votre vie.
Désespéré, Giller répliqua :
— Oui, mais lorsque je suis là-haut… La mine lamentable, il avala sa salive et regarda Bamberg, les yeux brillants. Docteur, par exemple, lorsque je suis arrivé au sommet d’un immeuble, dans un bureau ou dans mon avion… je ressens une autre compulsion.
— Laquelle ?
— J’ai… Giller frissonna. – J’ai l’irrésistible tentation de pousser les gens.
— De pousser les gens ?
— Vers les fenêtres, oui. Dehors. Giller fit un geste très explicite. Que vais-je faire, docteur ? J’ai peur de tuer quelqu’un. Un jour j’ai poussé un petit monsieur rabougri… et une autre fois, j’ai fait tomber une fille qui se tenait juste devant moi sur un escalier roulant… elle s’est blessée.
— Je vois, fit Bamberg en hochant la tête. De l’hostilité refoulée qui revient en bouffées compulsives, pensa-t-il pour lui-même. Intriquée de défenses contre la génitalité. Rien de bien inhabituel. »
Il alla chercher sa lampe tapie dans le coin de la pièce.
Recall Mechanism.
Traduction de Marcel Thaon.