DANS LA COQUE (1954)

 

Ce texte de 1954 rassemble quelques idées chères à Philip. K. Dick, mais n’en occupe pas moins une position excentrée par rapport au fantasme qui structure toute son œuvre. En effet, dans la plupart des grands livres de l’auteur nous voyons un personnage qui arrive à ne plus croire le témoignage de ses sens, et pourtant se trouve avoir raison envers et contre toute logique. Ce qui devrait être délire ou hallucination passe à la réalité. Dans le Monde désarticulé (1959), par exemple, le héros souffre d’un symptôme paranoïde : il se croit espionné par toute une ville affairée à connaître ses faits et gestes. La suite de l’histoire montrera qu’il est vraiment observé sans relâche et que tous ses fantasmes persécutifs sont ancrés dans le réel.

Ici, nous assistons au renversement des données. Pour la première fois, Philip K. Dick nous présente un groupe de véritables paranoïaques. Psychotiques qui le resteront jusqu’au bout de l’histoire. Le problème est bien entendu qu’eux ne le savent pas… Alors, comme dans l’ancienne nouvelle de Fritz Leiber À perdre la raison (1944), c’est le nombre qui détermine la santé mentale. Quand la folie est la norme, la raison prend des couleurs de psychose.

Après cette brillante description d’un monde paranoïaque, Dick reprendra le même thème avec bonheur, neuf ans plus tard, dans les Clans de la lune Alphane (1964), roman malheureusement assez méconnu dont Dans la coque est le banc d’essai.

 

Le bruit réveilla O’Keefe instantanément. Il rejeta les couvertures, glissa de son lit de camp, décrocha le Mark B pendu au mur et écrasa du pied la boîte d’alerte. Des vagues d’ultra-sons déclenchèrent des sonneries stridentes dans toute la colonie. O’Keefe n’avait pas plutôt jailli de sa maison que des lumières s’allumaient déjà partout.

— Où est-ce, hurla Fisher qui rejoignit bientôt O’Keefe, encore en pyjama, le visage bouffi de sommeil.

— Là-bas, à droite.

O’Keefe sauta de côté pour laisser la place à un canon lourd que l’on sortait de son entrepôt souterrain. Des soldats apparaissaient au milieu des formes en vêtements de nuit. Sur la droite s’étendait le noir marais de brumes et de feuillages obèses, de fougères et d’oignons pulpeux, noyés dans le limon gluant qui recouvrait la surface de Bételgeuse II. Des lueurs phosphorescentes dansaient dans la nuit, voltigeant sur l’immensité de boue ; des lumières jaunâtres fantomatiques éclairaient un instant les ténèbres.

Horstokowski prit la parole :

— Je suppose qu’ils se sont approchés en longeant la route. Il existe un contrefort large d’une quinzaine de mètres de chaque côté, là où le marais a été comblé. Cela explique le silence de nos radars.

Une immense machine à fusion – que l’on appelait familièrement « la punaise » – avançait lentement en avalant des quantités de boue et d’eau sale qu’elle rejetait sous forme d’un ruban fumant de matière solide. Végétation et racines pourrissantes étaient sucées avec la couche superficielle de feuilles mortes. Travail efficace qui dégageait le terrain aux troupes de choc.

— Qu’est-ce que vous avez vu ? demanda Portbane.

— Je n’ai rien vu du tout, je dormais profondément. Mais je les ai entendus.

— Qu’est-ce qu’ils faisaient ?

— Ils s’apprêtaient à m’envoyer des gaz destructeurs du système nerveux. Je les ai entendus dérouler le tuyau de leur dévidoir portable et ouvrir le réservoir sous pression. Bon Dieu, j’étais dehors avant qu’ils aient pu serrer les joints !

Daniels s’approcha en courant.

— Vous dites que c’est une attaque aux gaz ? Il tira sur sa ceinture, essayant de détacher le masque à gaz. Ne restez pas plantés là… mettez vos masques !

— Ils ne sont pas arrivés à mettre en marche leur équipement, fit Silberman. O’Keefe a donné l’alarme à temps. Ils se sont retirés dans le marais.

— Vous en êtes sûrs ? demanda Daniels.

— Vous ne sentez rien, n’est-ce pas ?

— Non, admit Daniels. Mais ceux qui sont sans odeurs sont les pires. Vous ne savez pas que vous avez été gazé jusqu’à ce qu’il soit trop tard.

Il revêtit son masque pour plus de sécurité.

Quelques femmes apparaissaient maintenant près de l’alignement des maisons – formes maigres, aux yeux écarquillés dans l’éclat blafard des projecteurs. Des enfants rampaient derrière elles avec précaution.

Silberman et Horstokowski s’avancèrent, protégés par l’ombre du canon lourd.

— C’est intéressant, fit Horstokowski. Voilà déjà la troisième attaque au gaz ce mois-ci, à laquelle, il faut ajouter deux tentatives de poser des bombes dans le campement. Ils augmentent le rythme.

— Vous avez analysé la situation dans ses moindres détails, n’est-ce pas ?

— Pas besoin d’attendre la synthèse pour comprendre que la pression augmente tout le temps.

Hortokowski jeta un regard méfiant autour de lui, puis glissa à l’oreille de Silberman : « Peut-être y a-t-il une raison à la défaillance du radar. Il n’a pas réagi, alors qu’il est supposé être sensible aux plus petits mouvements, et même aux chauve-souris marteaux.

— Mais si l’on suit votre explication, ils ont pu prendre l’accotement et…

— J’ai dit ça pour faire diversion. Il y a quelqu’un qui les guide et envoie des interférences au radar.

— Vous voulez dire l’un d’entre nous ?

Horstokowski observait attentivement Fisher dans l’humidité glaciale de la nuit. À moitié invisible dans l’obscurité, Fisher s’était approché du bord de la route, là où la surface unie s’arrêtait brusquement pour laisser place à la vase et aux débris calcinés. Il s’était accroupi et fouillait le conglomérat.

— Qu’est-ce qu’il fait ? demanda Horstokowski.

— Il retire quelque chose de la vase, répondit Silberman d’une voix indifférente. Et pourquoi pas ? C’est son boulot de surveiller les environs, non ?

— Regardez, prévint Horstokowski. Quand il va revenir, il va faire comme si de rien n’était.

Fisher s’en retourna bientôt, marchant d’un pas rapide et essuyant la gadoue de ses mains.

Horstokowski l’intercepta au niveau des premiers bâtiments et lui lança :

— Vous avez trouvé quelque chose ?

— Moi ?

Fisher eut un petit sursaut d’étonnement et cligna des yeux. Rien du tout.

— N’essayez pas de me la faire ! On vous a vu à quatre pattes dans la mélasse en train de farfouiller.

— J’ai cru voir un objet métallique, c’est tout.

L’excitation faisait trembler Horstokowski, et l’emplissait d’une chaude certitude. Il ne s’était pas trompé.

— Crache le morceau ! hurla-t-il. Qu’avez-vous découvert ?

— J’ai cru voir une conduite de gaz, marmonna Fisher. Mais ce n’était qu’une racine. Une grosse racine dégoulinante d’humidité.

Il y eut un silence tendu.

— Fouillez-le, ordonna Portbane.

Deux soldats s’emparèrent de Fisher, qu’ils maintinrent pendant que Daniels et Silberman exploraient ses vêtements.

Ils firent rapidement tomber par terre le pistolet de sa ceinture, le couteau, le sifflet d’urgence, le mouchard relié au central d’observation, le compteur Geiger, le surveilleur de pouls et celui de tension, la trousse médicale et les papiers d’identité. Il n’y avait rien de plus.

Les soldats relâchèrent leur prisonnier qui ramassa ses affaires tristement.

Désappointé, Portbane reconnu :

— Non, nous n’avons rien trouvé… Désolé Fisher. Mais nous devons être extrêmement prudents. Tant qu’ils seront là-bas en train de préparer des plans contre nous, conspirant sans relâche, nous ne pourrons libérer notre attention.

Silberman et Horstokowski échangèrent un coup d’œil entendu et s’éloignèrent lentement.

— J’ai compris, murmura Silberman.

— Moi aussi, répondit Horstokowski. Il a caché quelque chose. Nous allons retourner la portion de terrain qu’il inspectait. Je crois que nous allons y trouver des choses intéressantes.

Il voûta ses épaules en une posture combative.

— J’ai toujours su que quelqu’un travaillait pour eux de l’intérieur. Un espion de la Terre.

Silberman sursauta :

— De la Terre ? C’est eux qui nous attaquent ?

— Bien sûr, qui d’autre ?

Le visage de Silberman reflétait l’incertitude.

— J’aurais cru que nos ennemis étaient autres.

Horstokowski fut outré par cette réponse :

— Qui, par exemple ?

Silberman secoua la tête.

— Je ne sais pas trop. J’ai plus pensé aux ripostes possibles qu’à l’identité des agresseurs. Je tenais pour acquis leur origine extra-terrestre, étrangère.

— Et que sont donc les singes-terriens pour vous ? lança Horstokowski sur un ton de défi.

 

La conférence hebdomadaire des Tendances rassemblait les neuf dirigeants du camp dans une salle de conférences blindée et souterraine. Des gardes armés protégeaient l’entrée, hermétiquement scellée dès que le dernier arrivant eût franchi le seuil et eût été soigneusement fouillé.

Le président du jour, Domgraf-Schwach, attendait, les sens en éveil, dans son profond fauteuil, une main sur la synthèse des Tendances, l’autre sur le bouton qui le projetterait dans un compartiment prévu à cet effet en cas d’attaque. Portbane avait commencé son inspection routinière de la pièce, fixant son attention sur tout le mobilier afin de détecter les yeux-micros. Daniels restait immobile, le regard fixé sur le compteur Geiger. Silberman était complètement enfoui dans une armure faite d’acier et de plastique, parcourue de filaments d’où sortaient en permanence des grésillements.

— Au nom de Dieu, qu’est-ce que c’est que cet accoutrement, Silberman ? demanda Schwach d’une voix irritée. Enlevez-le, qu’on vous voit un peu.

— Va te faire foutre, cracha Silberman dont les mots sortirent étouffés de la coque contournée. Désormais je porterai ceci chaque fois. Hier, quelqu’un a essayé de me piquer avec une aiguille imprégnée de bactéries.

Lanoir, qui était affalé dans son fauteuil et ronflait à moitié, revint brusquement à la vie.

— Des aiguilles imprégnées de bactéries ? Il sauta sur ses pieds et s’approcha rapidement de Silberman. Puis-je vous demander si…

— Éloignez-vous de moi ! cria Silberman, où je vous électrocute ! Foutez le camp !

Lanoir était fou d’excitation. Il haletait en expliquant :

— Rappelez-vous les deux tentatives que j’ai révélées la semaine dernière, au cours desquelles ils ont essayé d’empoisonner la réserve d’eau potable avec des sels métalliques. J’avais fait l’hypothèse que leur prochaine méthode serait d’utiliser des résidus bactériens, des virus filtrables que nous ne pourrions détecter avant le déclenchement de l’épidémie.

Il tira de sa poche une bouteille pleine de capsules blanches. Il en prit une poignée qu’il enfourna difficilement dans sa bouche.

Chacun des membres de l’assemblée était protégé par quelque appareillage. Celui choisi en fonction de l’expérience personnelle de son porteur, en fonction de ses craintes particulières. Mais la série des systèmes de défense se trouvait intégré dans une structure générale des Tendances. Seul Tate semblait relativement peu protégé. Il restait assis, tendu et livide, mais sans dispositif visible. Domgraf-Schwach le nota mentalement – le niveau de confiance de Tate était anormalement élevé. Cela suggérait qu’il se sentait à peu près en sécurité.

— Assez de parlotes, fit Domgraf-Schwach. C’est l’heure de commencer.

On l’avait choisi comme président par tirage au sort au moyen d’une loterie. Pas de traîtrise possible avec ce système. Et ce recours au hasard était indispensable dans une société isolée et autonome de soixante hommes et cinquante femmes.

— C’est Daniels qui va lire la synthèse des Tendances de la semaine, ordonna Domgraf-Schwach.

— Pourquoi faire ? demanda brutalement Portbane. C’est nous qui l’avons constituée. Nous savons tous ce qu’il y a dedans.

— Pour la raison habituelle, répondit Silberman. Afin de nous assurer qu’elle n’a pas été falsifiée.

— Lisez simplement la liste des faits ! fit Hortokowski à voix haute. Je préfère ne pas rester dans cette cave plus que nécessaire.

— Vous crevez de peur de voir quelqu’un boucher le passage ? railla Daniels. Il existe une demi-douzaine de sorties de secours. Vous devriez pourtant le savoir, c’est vous qui les avez fait installer !

— Lisez cette liste, demanda Lanoir.

Daniels s’éclaircit la voix.

— Durant les sept derniers jours, il y a eu en tout onze attaques ouvertes. La principale a touché notre nouveau pont de classe À qui a été saboté et détruit. Nous avons constaté que les entretoises étaient limées et que le ciment plastique était dilué. En fait, lorsque le premier camion s’est avancé sur le pont, l’ouvrage tout entier s’est écroulé, miné par la base.

— Nous savons cela, intervint Portbane qui semblait déprimé.

— Les pertes s’élèvent à six tués et à un équipement considérable détruit dans la catastrophe. Des troupes ont immédiatement ratissé la zone, mais les saboteurs s’étaient déjà échappés. Peu de temps après l’attaque, on découvrit un réservoir d’eau empoisonné par des sels métalliques. Les puits ont donc été comblés et l’on s’est empressé d’en forer de nouveaux. Toute l’eau passe maintenant par un système de filtres analyseurs.

— Je fais bouillir la mienne, ajouta Lanoir d’un air entendu.

— Tout le monde s’accorde pour dire que la fréquence et la sévérité des attaques augmente constamment.

Daniels désigna les panneaux muraux massifs où étaient inscrits divers chiffres et courbes résumant les événements des derniers mois.

— Sans notre écran antibombes et notre dispositif perpétuel de détection, nous serions débordés en une nuit. La vraie question est la suivante : qui sont nos ennemis ?

— Les Terriens, affirma Hortokowski.

Tate fit un geste de dénégation.

— Les Terriens, mes fesses ! Que viendraient faire les singes dans un endroit aussi perdu ?

— Nous y sommes bien, non ? rétorqua Lanoir. Et il fut un temps où nous étions Terriens.

— Jamais ! hurla Fisher. Nous vivions peut-être sur Terre, mais nous n’étions pas Terriens. Nous constituons une race mutante supérieure !

— Alors, qui sont-ils ? insista Hortokowski.

— D’autres survivants du vaisseau, proposa Tate.

— Qu’en savez-vous ? demanda Silberman. En avez-vous jamais aperçu un ?

— Nous n’avons retrouvé aucun vaisseau de sauvetage. Vous souvenez-vous ? Ils ont dû s’enfuir avec.

— S’il restait des survivants isolés, objecta O’Keefe, ils ne posséderaient pas tout l’appareillage et les armes que les autres utilisent. C’est une force entraînée et bien coordonnée. Nous n’avons pas réussi à les vaincre, ni même à en tuer un seul en cinq ans. Cela montre leur puissance.

— Nous n’avons pas essayé de les détruire, dit Fisher, seulement de nous défendre.

Un silence chargé d’électricité s’abattit sur les neuf hommes.

— Vous faites allusion au navire, fit enfin Horstokowski.

— Il sera bientôt sorti des marais, répliqua Tate. Alors nous aurons quelque chose à leur montrer… quelque chose dont ils se souviendront.

— Mon Dieu ! s’exclama Lanoir, dégoûté. Le vaisseau est une épave… le météore l’a complètement écrabouillé. Qu’est-ce que vous allez en faire lorsque vous l’aurez renfloué ? Impossible de l’utiliser sans le reconstruire complètement.

— Si les singes ont pu le faire, intervint Portbane, nous pouvons le réparer. Les outils et les machines nécessaires sont disponibles.

— Et la cabine de commande est enfin localisée, fit remarquer O’Keefe. Je ne vois pas pourquoi nous ne pourrions pas le renflouer.

Le visage de Lanoir changea brusquement d’expression.

— D’accord, je retire mon objection. Renflouons-le.

— Quelle est votre motivation soudaine, hurla Daniels, déchaîné. Vous essayez de nous faire un sale coup !

— Il prépare quelque chose, approuva Fisher d’une voix furieuse. Ne l’écoutez pas. Laissez cette saloperie là-dessous !

— Trop tard, dit O’Keefe. Cela fait plusieurs semaines qu’on le remonte doucement.

— Vous êtes dans le coup ! Daniels poussait des cris perçants. On nous prépare quelque chose !

 

L’appareil n’était plus qu’une ruine dégoulinante à la carcasse corrodée. La vase s’en écoulait en longs torrents sales pendant que les grappins magnétiques le transportaient du marais vers la surface calcinée préparée par les « punaises ».

Celles-ci tracèrent un chemin solide vers la cabine de commande. Des poutres en plastique armé furent glissées sous la coque maintenue surélevée par la grue. Un conglomérat d’algues et de mauvaises herbes, emmêlées comme des cheveux qu’on aurait oublié de peigner depuis des années, recouvrait la cabine ovoïde sous le soleil de cette fin, de matinée. Première lumière après cinq ans de ténèbres gluantes.

— Allez-y, entrez, fit Domgraf-Schwach, en lançant un regard avide.

Portbane et Lanoir s’avancèrent sur la surface fusionnée en direction de la cabine sauvée du marécage. Leurs lampes de poche projetaient des lueurs menaçantes sur les parois fumantes et les contrôles complètement incrustés. Des aiguilles livides se convulsaient dans les mares de liquide épais qui recouvraient le sol. La cabine n’était plus qu’un amas de métal tordu. Lanoir, entré le premier, fit un geste impatient pour inviter Portbane à le suivre.

— Étudiez ces appareils… C’est vous l’ingénieur.

Portbane abaissa sa lampe vers un tas de rouille hors de toute forme reconnaissable et pataugea dans les immondices pour atteindre les restes du panneau de contrôle, labyrinthe de machineries fondues, qui se tordaient et se recroquevillaient comme des sculptures modernes. Il s’accroupit devant et s’efforça d’arracher le châssis grêlé.

Lanoir força l’ouverture d’une armoire à fournitures d’où il retira des bandes audio-vidéo protégées dans du métal. Il renversa avec impatience une boîte d’où s’échappèrent des diapositives. Il en prit une poignée qu’il essaya d’identifier sous la lumière tremblotante.

— Voilà le carnet de bord. Je vais enfin pouvoir prouver que nous étions seuls à bord.

La silhouette d’O’Keefe apparut dans l’encadrement de l’écoutille déchiquetée.

— Comment ça marche ?

Lanoir l’écarta du coude pour regagner les poutrelles de support. Il y déposa un chargement de bandes et revint dans la cabine détrempée.

— Vous avez trouvé quelque chose dans les contrôles ?

— Étrange, murmura Portbane.

— Que se passe-t-il ? demanda Tate. Les dégâts sont trop graves ?

— Il y a un tas de fils et de relais. Pleins de cadrans, de circuits électriques et d’interrupteurs. Mais rien pour les actionner de la cabine.

Lanoir le rejoignit rapidement.

— Ce n’est pas possible !

— Pour faire des réparations, il faut enlever toutes ces plaques – pratiquement il faut démantibuler la structure pour arriver simplement à la voir. Personne ne pourrait contrôler le vaisseau d’ici. Il n’y a rien de plus qu’une coquille scellée sans solution de continuité.

— Le véritable centre de commandes est peut-être ailleurs, proposa Fisher.

— Ceci est sans aucun doute le mécanisme de guidage, fit Portbane en retirant un monceau de fils calcinés. Mais il était à l’intérieur. Ce sont des contrôles robots. Des circuits automatiques.

Ils se regardèrent.

— Alors, nous sommes prisonniers, dit Tate, déconcerté.

— Prisonniers de qui ? demanda Fisher d’une voix confondue.

— Des Terriens ! cracha Lanoir.

— Je ne comprends pas, murmura vaguement Fisher. Nous avons préparé le voyage entièrement, n’est-ce pas ? Nous nous sommes enfuis à travers les défenses de Ganymède.

— Écoutons les bandes, proposa Portbane. Voyons ce qu’elles contiennent.

Daniels coupa la tête rotative de la bande vidéo et redonna de la lumière.

— Voilà, fit-il. Vous avez pu constater par vous-mêmes que nous étions dans un navire-hôpital sans équipage, dirigé par un faisceau central situé sur Jupiter. Nous avons été frappés en pleine course par une météorite qui a traversé l’écran protecteur du vaisseau ; probablement à cause d’une erreur mécanique. Nous nous sommes écrasés sur cette planète.

— Et si le vaisseau avait continué son voyage ? demanda Domgraf-Schwach d’une voix faible.

— Eh bien, nous nous serions retrouvés dans l’hôpital principal de Fomalhaut IV.

— Repassez la dernière bande, exhorta Tate.

Le haut-parleur encastré dans le mur crachota quelques instants puis fit entendre une voix posée : « La distinction entre les syndromes paranoïaques et paranoïdes au sein des divers désordres psychotiques de la personnalité doit toujours rester présente à l’esprit lorsqu’on a affaire à ces patients. Le paranoïde garde la structure générale de son psychisme intacte. Si l’on ne s’approche pas du symptôme, il reste logique, rationnel et même brillant. On peut lui parler – il peut se décrire lui-même – il est conscient de son environnement.

« En fait, le paranoïde diffère des autres psychotiques par son orientation active vers le monde extérieur. Il s’écarte des soit-disant normaux par une série d’idées compulsives, faux postulats dont il tire infatigablement la matière d’un système de croyances ; idéologie logique et cohérente avec les présupposés de base. »

Les mains tremblantes, Daniels interrompit le défilement de la bande.

— Ces enregistrements étaient destinés aux autorités hospitalières de Fomalhaut IV. Elles étaient enfermées dans une armoire à fournitures. La cabine de contrôle elle-même était coupée du reste du vaisseau. Aucun d’entre nous ne pouvait l’atteindre.

Il remit en marche l’appareil.

« Le paranoïde est totalement rigide, continua le psychiatre de sa voix calme. Ses idées fixes ne peuvent être ébranlées. Elles dominent sa vie. Il introduit avec logique tous les événements, toutes les personnes, toutes les remarques banales qu’on lui fait, les plus menus détails de son existence, dans son système préétabli. Il est convaincu que le monde entier complote contre lui, qu’il est une personne d’une importance primordiale et d’un talent sans égal, intensément jalousée, donc éternellement attaquée. Pour étouffer les machinations, le paranoïde va tenter de se protéger par des stratagèmes sans cesse perfectionnés. Toujours en train de se plaindre aux autorités, il va constamment déménager et – au cours de la phase ultime de la maladie – devenir même dan…»

D’un geste brutal, Silberman fit taire l’appareil et la pièce retomba dans un long silence. Les neuf dirigeants restèrent immobiles dans leur siège.

— Nous sommes une colonie de cinglés, risqua finalement Tate. Un plein cargo de fêlés, balancés ici par le hasard d’une météorite qui passait dans le coin !

— Ne soyez pas dupes, lança Horstokowski. Le hasard ne guidait pas ce météore.

Fisher pouffa d’un rire hystérique.

— Encore des discours paranoïdes. Mon Dieu, toutes ces attaques – des hallucinations – des créations de notre esprit !

 

Lanoir farfouilla vaguement dans la pile de bandes.

— Que devons-nous croire ? N’y a-t-il pas d’ennemi ?

— Nous nous défendons contre eux depuis cinq ans ! rétorqua Portbane. N’est-ce pas une preuve suffisante ?

— Les avez-vous jamais vus ? demanda Fisher, ironique.

— Nous luttons contre les meilleurs agents de la Galaxie. Les troupes de choc terriennes et leurs espions militaires ; des gens parfaitement entraînés à la subversion et au sabotage. Ils sont trop fins pour se montrer au grand jour.

— Ils ont démoli notre pont, fit O’Keefe. Nous ne les avons jamais aperçus, c’est vrai, mais le pont est bel et bien par terre !

— Peut-être était-il mal construit, remarqua Fisher. Et il est tombé uniquement sous son propre poids.

— Les choses ne « tombent » pas comme cela ! Il y a une raison à tous nos malheurs.

— Quels malheurs ? demanda Tate.

— Les agressions aux gaz empoisonnés quasi hebdomadaires, répondit Portbane. Les dépôts métalliques dans l’eau, pour ne citer que deux exemples.

— Et les cristaux bactériologiques, ajouta Daniels.

— Toutes ces choses existent-elles ? reprit Lanoir. Comment faire pour le prouver ? Si nous sommes tous fous, comment le savoir ?

— Nous sommes plus de cent, dit Domgraf-Schwach. Et nous avons tous perçu à un moment ou un autre ces attaques. N’est-ce pas une preuve ? Une société entière peut sanctionner un mythe et même transmettre sa croyance aux générations suivantes. Les dieux, les lutins ; les sorcières – croire à quelque chose ne le rend pas vrai. Pendant des siècles les Terriens ont cru que leur monde était plat.

— Si tous les mètres se mettaient à mesurer cent deux centimètres, demanda Fisher, comment saurions-nous que quelque chose a changé ? Il faudrait une constante, quelque chose de non variable, une dernière règle de la bonne longueur. Nous sommes une série de mètres imprécis, long chacun de cent deux centimètres. Il nous faudrait un non-paranoïde pour pouvoir comparer.

— Ou peut-être cela fait-il partie de leur stratégie, proposa Silberman. Ils auraient ainsi truqué la cabine de commandes et caché de fausses bandes.

— Il ne devrait pas être difficile de tester nos croyances, affirma Portbane. Quelle est la caractéristique principale d’un test scientifique ?

— Il ne devrait pas être renouvelé, répondit aussitôt Fisher. Écoutez, nous tournons en rond à essayer de nous mesurer nous-mêmes. Vous ne pouvez sortir votre mètre, quelle que soit sa longueur, et lui demander de se mesurer. Nul instrument ne peut juger de sa propre exactitude.

— Faux, répondit calmement Portbane. Je peux monter un test valide et objectif.

— Ça n’existe pas ! cria Tate, surexcité.

— Bon Dieu, sûr que si ! Et en moins d’une semaine je l’aurai préparé.

 

— Alerte au gaz ! hurla le soldat.

De tous côtés, les sirènes gémissaient. Femmes et enfants cherchaient leur masque dans l’agitation et l’affolement. Les canons sortaient de leurs chambres souterraines et prenaient position. Tout près du marais, les « punaises » solidifièrent un ruban de gadoue. Les projecteurs transperçaient déjà l’obscurité épaisse, essayant de traverser le rideau impénétrable des fougères géantes.

Portbane, satisfait, referma le robinet du réservoir d’acier et appela à l’aide. On fit rouler ce récipient rapidement hors du marécage, loin de la boue et des feuillages flétris.

— Ça marche, dit Portbane. Descendez-le.

Il surgit dans la chambre forte comme on faisait glisser le cylindre en place.

— Ce réservoir, commença Portbane, devrait contenir de l’hydrocyanure sous forme de vapeur. C’est un échantillon pris sur les lieux de l’attaque.

— Tout cela ne sert à rien, se plaignit Fisher. Nous restons là à ne rien faire pendant qu’ils attaquent nos familles !

Portbane fit un signe à ses assistants et commença à disposer ses instruments.

— Il y aura deux échantillons, des précipités de vapeurs différentes, marqués chacun très clairement des lettres A et B. L’un provient du cylindre rempli sur les lieux de l’attaque. L’autre est une simple condensation de l’air que nous respirons dans cette pièce.

— Supposons que nous les percevions tous les deux négatifs ? demanda Silberman qui semblait préoccupé. Est-ce que cela ne mettrait pas votre test par terre ?

— Nous ferions alors d’autres tests. Au bout de quelques mois, si les résultats étaient toujours négatifs, nous saurions que personne ne nous attaque.

— Et si nous les voyons tous positifs ? fit Tate, perplexe.

— En ce cas, nous sommes tous morts ici et maintenant. Si par malheur nous décrivons les deux échantillons comme positifs, l’hypothèse de la structure paranoïde me semblera prouvée.

Quelques instants après, Domgraf-Schwach acquiesça sans enthousiasme démesuré.

— L’un d’eux sert de contrôle. Si nous soutenons qu’il n’est pas possible de trouver un échantillon vierge d’acide…

— Pas bête, admit O’Keefe. Vous partez de facteur connu : notre propre existence. Nous ne pouvons pas décemment douter de ça.

— Voilà donc nos choix, fit Portbane. Deux positifs signifie que nous sommes psychotiques. Deux négatifs veut dire, soit qu’il s’agissait d’une fausse alerte, auquel cas il suffit d’en attendre une vraie, soit qu’il n’y a pas d’agresseurs. Un positif et un négatif montrerait que nous sommes réellement attaqués, que nous sommes pleinement sains d’esprit et rationnels.

Il fit des yeux le tour de l’assemblée.

— Mais il nous faudra nous mettre d’accord sur le bon échantillon.

— Quelqu’un notera en secret nos réactions ? demanda Tate.

— Elles seront classées et mises sur fiches par un observateur mécanique. Lui-même contrôlé par une seconde machine. Chacun d’entre nous fera un choix individuel.

Un moment plus tard Fisher se décida :

— Je commence.

Il s’avança, se pencha en avant sur les précipités pour juger de leur couleur et étudia attentivement les deux échantillons, les faisant alterner devant ses yeux. Après quelques minutes, il prit fermement son marqueur.

— Vous êtes sûr ? lui demanda Domgraf-Schwach. Vous savez vraiment quel est l’exemplaire négatif ?

— Je sais.

Fisher nota ses observations sur la carte à poinçonner et retourna s’asseoir.

— Je suis le suivant, fit Tate en se levant avec impatience. Finissons-en rapidement.

Un à un, les hommes passèrent le test, enregistrèrent leur réponse et se retirèrent pour attendre les résultats, mal à l’aise.

— Très bien, fit enfin Portbane. Je suis le dernier.

Il jeta un coup d’œil rapide aux préparations, griffonna ses résultats et repoussa l’appareillage.

— Envoyez-moi les résultats, cria-t-il aux hommes qui actionnaient les machines enregistreuses.

Quelques instants plus tard, les réponses s’allumaient sur un tableau, au vu de tout le monde.

 

Fisher : A

Tate : A

O’Keefe : B

Horstokowski : B

Silberman : B

Daniels : B

Portbane : A

Domgraf-Schwach : B

Lanoir : A

 

— Incroyable, murmura Silberman. Aussi simple que cela. Nous sommes des paranoïdes.

— Imbéciles ! hurla Tate à Horstokowski. C’était le A, pas le B ! Comment vous êtes-vous débrouillés pour vous tromper ?

— B était évident comme la lumière de mille projecteurs, connard, répondit Domgraf-Schwach, fou de rage. À était totalement incolore !

O’Keefe se fraya un chemin jusqu’au premier rang.

— Quel était le bon, Portbane ? Quel était le positif ?

— Je n’en sais rien, avoua Portbane. Qui pourrait bien le savoir ? Avoir une certitude ?

 

Le signal sur le bureau de Domgraf-Schwach cliqueta et il alluma l’écran.

Le visage d’un soldat des transmissions apparut.

— L’attaque est terminée, monsieur. Nous les avons fait déguerpir.

Domgraf-Schwach eut un sourire amer.

— Vous avez réussi à en attraper ?

— Non, monsieur. Ils ont réussi à regagner le marais, mais je crois que nous en avons descendu deux. Nous organiserons une expédition demain pour essayer de retrouver les corps.

— Vous pensez les retrouver ?

— Eh bien, le marécage les engloutit toujours, mais peut-être que cette fois-ci…

— D’accord, l’interrompit Domgraf-Schwach. Si cela se révélait une exception, prévenez-moi.

Il coupa la communication.

— Alors, qu’est-ce qu’on fait ? demanda Daniels d’une voix glacée.

— Il faut arrêter les travaux sur le vaisseau, proposa O’Keefe. Il ne sert à rien de bombarder des étendues de boue vides.

— Je suggère que nous continuions le travail, contredit Tate.

— Et pourquoi ?

— Pour que nous puissions partir vers Fomalhaut nous remettre aux responsables de l’hôpital psychiatrique là-bas.

Silberman le regarda d’un air incrédule.

— Nous rendre ? Pourquoi ne pas rester ici ? Nous ne faisons de mal à personne.

— Non, pas encore. Mais je pense à l’avenir, aux siècles qui s’étalent devant nous.

— Nous serons morts.

— Ceux qui sont ici, oui, mais nos descendants ?

— Il a raison, concéda Lanoir. Un jour où l’autre nos descendants coloniseront ce système solaire entier. Il ne restera plus longtemps avant que nos vaisseaux se répandent dans toute la Galaxie.

Il essaya de sourire, mais ses muscles refusaient obstinément de fonctionner.

— Les bandes nous ont expliqué combien les paranoïdes étaient tenaces. Ils se raccrochent fanatiquement à leurs croyances biscornues. Si les enfants de nos enfants atteignent des régions peuplées, il y aura combat. Et nous pourrions gagner car notre esprit est plus obstiné. Nous ne dévions jamais de notre idée fixe.

— Des fanatiques, murmura Daniels.

— Il faudra cacher cette information au reste du camp, dit O’Keefe.

— Bien sûr, approuva Fisher. Il faudra qu’ils continuent à penser que le vaisseau transportera des bombes thermonucléaires. Sinon nous ne pourrions pas contrôler la situation qui nous éclaterait entre les mains.

Ils commencèrent à avancer tristement, à pas lourds, vers la porte.

— Attendez un instant, fit Domgraf-Schwach avec force. Il faut d’abord régler le sort des assistants.

Il revint sur ses pas pendant que certains sortaient et que d’autres reprenaient en hésitant leur fauteuil.

Alors cela arriva.

 

Silbermann tira le premier. Fisher poussa un hurlement tandis que la moitié de son corps volait en particules radioactives. Silberman s’agenouilla rapidement et fit feu en direction de Tate qui se jeta en arrière et sortit son propre Mark B. Daniels évita le rayon incandescent de Lanoir qui le manqua de peu et alla faucher la première rangée de fauteuils. Lanoir rampa calmement dans les nuages de fumée tourbillonnante. Une silhouette apparaissait vaguement dans l’encadrement de la porte : il leva son pistolet et tira. La forme s’écroula sur le côté et rendit le coup. Lanoir eut un soubresaut et s’écroula sur lui-même comme un ballon brusquement crevé. Silberman s’avança.

À son bureau, Domgraf-Schwach cherchait désespérément le bouton salvateur. Ses doigts se posèrent dessus, mais comme ils enfonçaient la touche, le pistolet de Portbane lui fit sauter le. sommet du crâne. Le corps privé de vie resta un instant figé, puis fut mis à l’abri par l’appareillage compliqué caché sous le bureau.

— De ce côté ! cria Portbane au milieu des grésillements des coups de feu. Venez, Tate !

Un faisceau de rayons prit sa direction. La moitié de la pièce éclata en morceaux et s’écroula dans un vacarme de fin du monde. Des gravats et des débris enflammés volaient partout. Lui et Tate se ruèrent vers la sortie de secours la plus proche. Derrière eux, les autres leur envoyaient une grêle de coups de feu en essayant de les rattraper.

Horstokowski trouva l’ouverture, se glissa dans l’espace encombré et tira sur les deux silhouettes qui couraient devant lui. Une des ombres trébucha, mais l’autre la soutint et ils disparurent d’une allure claudicante. Daniels eut plus de chance ; un de ses coups frappa le plus grand des compagnons alors qu’ils émergeaient à la surface.

Portbane continua à courir un instant puis il s’écroula silencieusement contre le mur de plastique d’une maison, triste carré de ténèbres contre le ciel nocturne.

— Où sont-il partis ? demanda Silberman, essoufflé, en apparaissant à l’entrée du souterrain. Le coup de feu de Lanoir lui avait arraché le bras droit, mais la chaleur avait complètement solidifié le moignon.

— J’en ai eu un.

Daniels et O’Keefe s’approchèrent avec précaution de la forme inerte.

— C’est Portbane. Il ne reste plus que Tate. Nous en avons descendu trois sur quatre. Pas mal pour une action aussi rapide.

— Tate est drôlement intelligent, haleta Silberman. Je crois qu’il se doutait de quelque chose.

Il explora l’obscurité alentour. Des soldats revenus de l’attaque aux gaz arrivaient en courant. Des faisceaux de projecteurs éclairaient le lieu de la fusillade. Au loin des sirènes ululaient.

Dans quelle direction est-il parti ? demanda Daniels.

— Celle du marais.

 

O’Keefe s’avançait lentement dans la rue étroite. Les autres suivaient, plus circonspects, à quelques pas.

— Vous avez été le premier à comprendre, fit Horstokowski à Silberman. J’ai cru au test un moment. Puis j’ai réalisé qu’on nous trompait… les quatre complotaient ensemble.

— Je ne m’attendais pas à un chiffre pareil, admit Silberman. Je savais qu’il y avait au moins un espion terrien parmi nous. Mais Lanoir…

— J’ai toujours su que Lanoir était un agent de la Terre, déclara O’Keefe catégoriquement. Le résultat du test ne m’a pas surpris. Ils se sont trahis en truquant leurs observations.

Silberman appela un groupe de soldats.

— Faites rattraper Tate et ramenez-le ici. Il est quelque part à la périphérie du camp.

Les soldats s’éloignèrent rapidement, en marmonnant. Ils étaient visiblement stupéfaits. Des sonneries d’alerte vibraient de tous côtés. Des formes galopaient de-ci de-là, comme une colonie de fourmis dérangées dans son travail, le campement vibrait d’excitation et de fureur.

— En d’autres termes, fit Daniels, tous les quatre ont vu que B était l’échantillon positif, mais ils ont sciemment inversé le résultat.

— Ils savaient bien que nous marquerions B, dit O’Keefe. Car B se trouvait être l’échantillon positif, pris sur les lieux de l’attaque. Il n’ont eu qu’à marquer le contraire pour paraître confirmer la théorie de Lanoir sur notre groupe paranoïde. Et c’est Portbane qui avait préparé l’expérience. De toute évidence quelque chose de prévu depuis longtemps, qui s’inscrivait dans un projet général à long terme.

— C’est Lanoir qui a sorti les bandes de son chapeau ! s’exclama Daniels. Lui et Fisher les ont cachées dans les restes de l’appareil et Portbane a assez endormi notre vigilance pour nous faire avaler son test.

— Qu’essayaient-ils de faire ? demanda soudain Silberman. Pourquoi essayer de nous convaincre que nous sommes fous ?

— N’est-ce pas évident ? répliqua O’Keefe. Ils voulaient nous forcer à nous rendre. Les singes essaient d’étrangler la race destinée à les remplacer, bien sûr. Mais nous résisterons. Ils ont fait ça intelligemment. J’ai failli me laisser convaincre. Quand les résultats sont apparus, cinq contre quatre, j’ai eu un doute. Mais j’ai rapidement compris leur stratégie complexe.

Horstokowski examina son Mark B.

— J’aimerais attraper Tate et lui faire cracher toute l’histoire, le compte rendu du complot ; que nous l’ayons noir sur blanc.

— Vous n’êtes pas encore convaincu ? demanda Daniels.

— Si, bien sûr. Mais j’aimerais le voir l’admettre.

— Je serais très étonné que nous le revoyions, dit O’Keefe. Il a dû atteindre les lignes terriennes maintenant. Je le vois assis dans un gros vaisseau inter-système, bien enfoncé dans un fauteuil, en train de raconter son histoire à des officiers couverts de médailles. Je suis sûr qu’ils rassemblent des troupes de choc et de l’artillerie lourde pendant que nous parlons.

— Il faut nous y mettre tout de suite, fit Daniels d’un ton acéré. Il faut réparer le vaisseau et le remplir à ras bord de bombes H. Nous allons écraser leurs bases, puis retourner le feu à l’envoyeur. Quelques expéditions contre le système solaire et ils apprendront à nous laisser tranquilles.

Horstokowski fit une grimace triomphante.

— Ce sera une longue marche vers la victoire… longue et difficile car nous combattrons la Galaxie tout entière. Seuls contre tous. Mais je crois que nous les tiendrons en respect. Un seul d’entre nous vaut un million de singes terriens.

 

Tate était affalé dans l’enchevêtrement sombre des feuillages. Les plantes de la nuit s’entredéchiraient autour de lui ; des branches cassées laissaient s’écouler une sève noire sur le sol. Des insectes empoisonnés glissaient sur la surface du marais fétide.

Il était recouvert de vase. Ses vêtements en lambeaux laissaient paraître de profondes blessures. En cours de route, il avait perdu son pistolet. Mais cela lui importait peu car la douleur était terrible, surtout dans la région de l’épaule. Tate ne pouvait pratiquement plus bouger le bras. Probablement plusieurs os de cassés. Il était trop engourdi et hébété pour essayer de réfléchir. Se laissant complètement retomber, le visage dans la boue gluante, il ferma les yeux.

Il n’avait aucune chance. Personne ne survivait aux marais. Un insecte s’approchait de son cou en vrombissant ; il l’écrasa d’une main lasse. La bête se convulsa dans son poing puis mourut à contrecœur. La mort était depuis longtemps arrivée que ses multiples pattes la repoussaient encore.

Le pseudopode prudent d’un escargot-piqueur commença à tracer des orbes légères sur le corps inerte de l’homme. Comme la pression humide se faisait plus forte, puis progressivement écrasante, Tate entendit les premiers sons faibles et lointains venus du camp en révolution. Un moment ils se fondirent pour lui avec le bruit incessant du marais. Puis il comprit… et frissonna, misérable, sans illusion.

La première phase de la grande attaque contre la Terre avait déjà commencé.

 

Shell Game.

Traduction de Marcel Thaon.