DÉFINIR L’HUMAIN (1955)
Voici un texte intéressant à plus d’un titre. C’est tout d’abord la nouvelle que l’auteur avoue préférer parmi la multitude qu’il a écrites. Et pourtant, il ne la sélectionnera jamais dans aucun de ses recueils de nouvelles, si bien que Définir l’humain n’a plus revu le jour depuis sa parution en 1955. Or, on sait que Philip K. Dick a participé à la sélection d’au moins deux des anthologies qui lui sont consacrées : The Book of Dick et The Preserving Machine. Mystère que la lecture de la nouvelle et de son thème étonnant permettra peut-être de résoudre en partie…
Définir l’humain, c’est aussi le pendant, nous pourrions même dire le double inversé, de la nouvelle la plus connue de l’auteur : le Père truqué, écrite quelques mois avant. En effet, les données du célèbre texte sont ici retournées comme un gant. Là où il y avait un père truqué par une entité malfaisante, il y a maintenant un mari immonde truqué par une créature adorable. D’où le centre du récit et son titre même. Définir l’humain comme une qualité donnée par la naissance, une fois pour toutes, ou comme quelque chose qui se mérite ? C’est à cette question que l’héroïne devra répondre et sa réponse sera aussi dangereuse que le problème.
Définir l’humain, c’est enfin le seul texte où Philip K. Dick prendra ouvertement fait et cause pour le « monstre », justifiant pour la première et dernière fois l’agressivité.
Les yeux bleus de Jill Herrick s’emplirent de larmes. Elle regardait son mari avec une horreur indicible.
— Tu es un monstre ! pleura-t-elle. Lester Herrick continua à travailler, arrangeant des monticules de notes et de graphiques en alignements de piles bien droites.
— Monstre, fit-il remarquer, est un jugement de valeur. Il ne contient pas d’information factuelle.
Il inséra une bande-dossier sur la vie parasitique centaurienne dans la vidéo du bureau.
— Une simple opinion. L’expression, sans valeur scientifique, d’une émotion.
Jill se traîna jusqu’à la cuisine. D’un geste apathique elle actionna la commande du fourneau. Des bandes-transporteuses s’éveillèrent à l’intérieur des murs et retirèrent au plus vite la nourriture des réserves souterraines pour préparer le repas du soir.
Elle retourna une dernière fois affronter son mari.
— Pas même quelques jours ? mendia-t-elle. Pas même…
— Un mois serait un calvaire. Tu pourras le lui annoncer quand il arrivera. Et si tu n’as pas le courage, je le ferai moi-même. Je ne veux pas d’un enfant pour me courir dans les jambes. J’ai bien trop de travail à terminer. Ce rapport sur Bételgeuse XI doit partir avant dix jours.
Lester laissa tomber une synthèse sur les gisements fossiles de Fomalhaut dans l’appareil transcripteur.
— Quelle mouche pique ton frère ? Ne peut-il pas s’occuper lui-même de son fils ?
Jill se tamponna les yeux rougis de larmes.
— Ne comprends-tu pas ? Je veux garder Gus ! J’ai imploré Frank de le laisser venir chez nous. Et maintenant tu vas…
— Je serai content lorsqu’il sera assez grand pour être pris en charge par le gouvernement. (Le visage mince de Lester était déformé par la contrariété.) Et puis, la barbe ! Jill, pourquoi le dîner n’est-il pas encore prêt ? Cela fait dix minutes que j’attends ! Qu’est-ce qui ne va pas avec ce fourneau ?
— C’est presque prêt.
Le four alluma un signal écarlate. Le serviteur-robant était sorti du mur et attendait, le plateau prêt à recevoir la nourriture.
Jill s’assit et moucha violemment son nez, qu’elle avait petit. Dans le salon, Lester continuait son travail, imperturbable. Son œuvre. Sa recherche. Jour après jour. Lester avançait à grands pas, il n’y avait aucun doute à cela. Son corps maigre était courbé comme un ressort sur le système vidéo ; les yeux gris et froids comme l’acier avalaient des goulées d’informations, analysaient, soupesaient sans cesse, pris d’une fièvre inextinguible. Ses facultés conceptuelles tournaient à plein régime comme un moteur bien rodé.
Les lèvres de Jill tremblaient de détresse et de ressentiment. Gus – le pauvre petit Gus. Comment lui dire ? Des larmes venaient de nouveau noyer ses yeux. Elle ne verrait plus jamais le garçon aux bonnes joues rondes. Il ne lui serait plus permis de revenir, car son rire d’enfant et ses yeux dérangeaient Lester. Faisaient interférence avec sa recherche.
Le fourneau cliqueta, la lumière verte s’était allumée. Le repas sortit doucement pour venir se placer sur le plateau du robant. Des clochettes invisibles tintèrent agréablement pour annoncer le dîner.
— J’ai entendu, fit Lester d’une voix revêche. (Il éteignit la vidéo et se leva.) Il va probablement venir nous ennuyer pendant que nous mangeons.
— Je peux vidéophoner à Frank et lui…
— Non. Il vaut mieux en finir une fois pour toutes. (Lester fit un geste impatient au robant.) Allez, pose ça. (Ses lèvres fines se rétrécirent encore de colère.) Presse-toi, Bon Dieu ! Je veux retourner travailler !
Jill ravala ses larmes.
Le petit Gus entra en traînant des pieds dans la maison, comme ils finissaient de dîner. Jill poussa un cri de joie.
— Gussie !
Elle courut le serrer dans ses bras.
— Je suis si contente de te voir !
— Attention à mon tigre, murmura Gus.
Il déposa sur le tapis son petit chat gris qui courut chercher la protection d’un meuble.
— Il se cache.
Les yeux de Lester papillotaient pendant qu’il étudiait le petit garçon et le bout de queue qui émergeait du divan.
— Pourquoi l’appelles-tu un tigre ? C’est tout juste un chat de gouttière.
Gus eut une mimique attristée. D’une voix maussade, il répondit :
— C’est un tigre. Il a des raies.
— Les tigres sont jaunes et beaucoup plus gros. Tu ferais bien d’apprendre à classer les choses selon leur nom spécifique.
— Lester, s’il te plaît…, implora Jill.
— Tais-toi, répondit son mari avec humeur. Gus est assez grand pour jeter au panier les illusions infantiles et développer en lui un point de vue réaliste sur l’univers. Que font les psychologues avec leurs batteries de tests ? Ne savent-ils pas redresser ce genre de déformations ?
Gus courut chercher son tigre.
— Laissez-le tranquille !
Lester contempla le tigre, un sourire étrange et froid sur les lèvres.
— Descends au laboratoire un de ces jours, Gus. Nous te montrerons des tas de chats. Nous les utilisons pour nos recherches. Des chats, des cochons d’Inde, des lapins…
— Lester ! cria Jill. Comment peux-tu dire cela !
Lester pouffa d’un rire cassant quelques secondes, puis s’arrêta brusquement pour rejoindre sa table de travail.
— Maintenant, sortez d’ici, je dois avancer mes rapports. Et n’oublie pas de parler à Gus !
Gus devint tout excité.
— Me dire quoi ? (Il avait les joues toute rouges, les yeux brillants.) Qu’est-ce que c’est ? Quelque chose pour moi ? Un secret ?
Le cœur de Jill pesait comme du plomb. Elle serra très fort l’épaule de l’enfant.
— Viens, Gus. Allons dans le jardin nous asseoir et parler. Je te dirai quelque chose. Amène… amène ton tigre.
Un cliquetis. La vidéo d’urgence s’alluma. Lester était déjà levé.
— Silence !
Il courut vers l’appareil en haletant.
— Que personne ne parle !
Jill et Gus se figèrent à la porte. Un message confidentiel glissait d’une fente dans une coupelle prévue à cet effet. Lester l’attrapa d’un geste fiévreux et en brisa le sceau. Il resta un moment à étudier le message en silence.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Jill. Quelque chose ne va pas ?
— Ne pas aller ? (Le visage de Lester brillait d’une satisfaction interne profonde.) Non, tout va bien, tout va très, très bien. (Il lança un regard sur l’heure.) J’ai juste le temps. Voyons. J’aurai besoin…
— Que se passe-t-il ?
— Je pars en voyage. Je resterai parti deux à trois semaines. Rexor IV est encore sur la zone mise en carte.
— Rexor IV ? Tu vas là-bas ? (Jill joignit les mains, tout excitée.) Oh, j’ai toujours voulu visiter un vieux système, avec ses ruines antiques et ses villes détruites ! Lester, je peux venir avec toi ? Dis. Nous n’avons jamais pris de vacances et tu as toujours promis que…
Lester Herrick regarda sa femme avec incompréhension.
— Toi ? dit-il. Toi, venir avec moi ? (Il eut un rire déplaisant.) Allons, presse-toi maintenant et prépare mes bagages. J’ai attendu longtemps ce moment. (Il se frotta les mains de satisfaction.) Tu peux garder le garçon jusqu’à ce que je revienne. Mais pas plus. Rexor IV ! Je peux à peine attendre !
— Tu dois faire des concessions, l’admonesta Frank. Après tout, c’est un savant.
— Je m’en fiche, répondit Jill. Je le quitte dès qu’il revient de Rexor IV. Je suis bien décidée.
Son frère resta silencieux, plongé dans de profondes réflexions. Il allongea les jambes jusque sur l’herbe fraîche du petit jardin.
— Très bien. Si tu le quittes, tu seras libre de te remarier. Tu resteras classée comme sexuellement apte, n’est-ce pas ?
Jill hocha la tête fermement.
— Tu parles que je ne raterai pas l’occasion. Je trouverai peut-être quelqu’un qui aime les enfants.
— Tu penses énormément aux enfants, remarqua Frank. Gus aime beaucoup aller chez toi. Mais il n’apprécie pas Lester. Ton mari lui envoie tout le temps des piques.
— Je le sais. Le dernier week-end a été le paradis sur terre, hors de sa présence.
Jill repeigna ses doux cheveux blonds et rougit un peu.
— Je me suis amusée. J’avais soudain l’impression de revivre après une longue période sous terre.
— Quand rentre-t-il ?
— D’un jour à l’autre. (Elle serra ses poings minuscules.) Nous sommes mariés depuis cinq ans et chaque année c’est pire. Il est tellement… tellement inhumain. Profondément froid et sans pitié. Il n’y a que lui et son travail. Jour et nuit.
— Lester est ambitieux. Il veut arriver au sommet dans sa branche.
Frank alluma une cigarette d’un geste paresseux.
— C’est un lutteur. Et il atteindra peut-être son but. Qu’est-ce qu’il fait déjà exactement ?
— Il travaille en toxicologie. La recherche incessante de nouveaux poisons pour l’armée. Il a inventé le sulfate de cuivre qui dissout la peau comme de la chaux vive. L’arme qu’ils ont utilisée contre Callisto.
— C’est un domaine très spécialisé. À côté de ça, prends mon cas.
Frank s’adossa avec satisfaction contre le mur de la maison.
— Il y a des milliers d’avocats commerciaux. Je pourrais travailler toute ma vie sans provoquer une ride dans l’eau dormante de la profession. Je suis content d’exister. Je fais mon boulot. Il me plaît. Je ne demande rien de plus.
— J’aimerais que Lester soit comme toi.
— Il changera peut-être.
— Jamais, fit Jill d’une voix amère. Je le sais maintenant. Et c’est pour cela que je le quitte. Il est immuable. Aujourd’hui moins que demain.
Lester Herrick revint de Rexor IV transformé.
La mine joyeuse, il déposa sa valise anti-gravité dans les bras du robant empressé.
— Merci. (Il sourit.) Merci beaucoup.
Jill ouvrit la bouche de surprise.
— Les ! Que…
Lester retira son chapeau avec une petite courbette amusante.
— Bonjour, ma chérie. Tu es très belle aujourd’hui, tes yeux sont du bleu le plus clair qui soit. Étincelants comme un lac à l’eau encore virginale maintenue translucide par les torrents montagnards. (Il renifla.) Il me semble sentir un délicieux festin qui réchauffe sur l’âtre.
— Oh, Lester ! (Jill cligna des yeux, incertaine. Un vague espoir montait dans sa poitrine.) Lester, que t’est-il arrivé ? Tu es si… si différent.
— Vraiment, ma chérie ?
Lester se déplaça dans toute la maison en touchant les objets, les caressant, poussant parfois un soupir.
— Cette chère petite maison. Si chaude et amicale. Tu ne peux pas savoir le bonheur que je ressens à être ici. Crois moi.
— J’ai peur d’y croire, fit Jill.
— Que veux-tu dire ?
— Que tu es sincère. Que tu n’es plus comme avant. Plus comme depuis toujours.
— Et comment étais-je ?
— Méchant. Dur et cruel.
— Moi ? (Lester fronça les sourcils, s’essuya les lèvres.) Hmmm, intéressant. (Il sourit.) Mais tout cela c’est le passé. Qu’y a-t-il pour dîner ? Je meurs de faim.
Jill le regarda, toujours hésitante, pendant qu’il bougeait dans la cuisine.
— Tout ce que tu veux, Lester. Tu sais que notre fourneau a engrammé la liste officielle maximale.
— Bien sûr ! (Lester toussota brièvement.) Eh bien, essaierons-nous une bonne tranche d’aloyau, cuite à point, avec une garniture d’oignons et une sauce aux champignons ? Accompagnée de petits pains blancs et de café chaud. Peut-être pourrions-nous prendre une glace et de la tarte aux pommes comme dessert ?
— Tu ne t’intéressais jamais à la nourriture, remarqua Jill, perplexe.
— Oh !
— Tu disais toujours prier pour voir venir le temps de la nourriture en piqûres intraveineuses. (Elle étudia attentivement son mari.) Lester, qu’est-il arrivé ?
— Rien, rien du tout.
Lester sortit maladroitement sa pipe et l’alluma rapidement avec des mouvements gauches. Des brindilles de tabac tombèrent sur le tapis. Il se baissa, l’air coupable, pour essayer de les ramasser.
— S’il te plaît, fais ton travail ménager et ne t’occupe pas de moi. Peut-être puis-je t’aider à préparer… oui, puis-je faire quelque chose ?
— Non, fit Jill. Je peux le faire seule. Tu n’as qu’à avancer ton travail, si tu veux.
— Quel travail ?
— La recherche sur les toxines.
— Des toxines ! (Lester semblait désemparé.) Pour l’amour de Dieu qu’est-ce que j’ai à voir avec les toxines ! Que le diable les emporte !
— Quoi chéri ?
— Je veux dire que je me sens trop fatigué pour travailler tout de suite. Peut-être un peu plus tard. (Lester marcha sans but dans la pièce.) Je crois que je vais juste m’asseoir savourer pleinement mon retour à la maison. Loin de l’horrible Rexor IV.
— Qu’a-t-elle de si horrible ?
— Immonde ! (Le visage de Lester fut déforme par un spasme de dégoût.) Desséchée, cadavérique. Terriblement vieille. Réduite à de la pulpe par le vent et le soleil. C’est un endroit effrayant, ma chérie.
— Je suis désolée de l’apprendre. J’avais toujours voulu visiter cette planète.
— Dieu t’en préserve ! cria Lester avec conviction. Tu es très bien ici, ma chérie. Avec moi. Tous… deux. (Ses yeux vagabondèrent autour de la pièce.) Deux, c’est juste. La Terre est une merveilleuse planète. Humide et si vivace. (Il eut un sourire heureux.) Juste ce qu’il faut.
— Je n’y comprends rien, fit Jill.
— Essaye de rapporter tout ce dont tu te souviens, lui demanda Frank. (Son stylo mécanique se prépara à prendre des notes.) Les changements que tu as constatés en lui. Pour ma curiosité personnelle.
— Pourquoi ?
— Pas de raison précise. Vas-y. Tu dis t’en être aperçu immédiatement ? Qu’il était différent ?
— Cela m’a crevé les yeux. L’expression de son visage. Le masque dur, le côté intensément terre à terre avaient disparu. À la place quelque chose de doux, de reposé. La tolérance. Une sorte de calme serein.
— Je vois, approuva Frank. Quoi d’autre ?
Jill jeta un coup d’œil nerveux vers la porte du fond à travers laquelle 0n apercevait une partie de la maison.
— Il ne peut pas nous entendre, n’est-ce pas ?
— Non, il joue avec Gus dans le salon. Ils se sont transformés en loutres vénusiennes aujourd’hui. Ton mari a construit dans son laboratoire un toboggan contourné dont les loutres raffolent là-bas. Je l’ai vu le déballer.
— Sa manière de parler.
— De quoi parles-tu ?
— De sa façon de construire les phrases. Du choix des mots dans un vocabulaire jamais employé auparavant. Ses métaphores. En cinq ans, c’est la première fois que j’entends des métaphores à la maison. Il affirmait que les métaphores étaient une manière floue, trompeuse de dire des choses simples. Et puis…
— Et puis quoi ?
Le stylo s’affairait, dur à la tâche.
— Des mots étranges. Des expressions antiques. Abandonnées depuis longtemps.
— Une phraséologie archaïque ? demanda Frank d’une voix tendue.
— Oui.
Jill allait et venait dans le petit jardin, les mains enfoncées dans les poches de son short en plastique.
— Des expressions toute faites comme si elles…
— Comme si elles sortaient d’un livre ?
— Exactement ! Tu t’en es aperçu ?
— Je m’en suis rendu compte. (Frank avait le visage sombre.) Continue !
Jill s’arrêta de marcher.
— Qu’est-ce que tu as en tête ? Tu as une théorie ?
— Je veux plus de faits.
Elle réfléchit.
— Il joue avec Gus. Il s’amuse. Il fait des plaisanteries. Et… il mange.
— Ça ne lui était jamais arrivé ?
— Pas comme maintenant où il adore la nourriture. Il se met dans la cuisine et essaye d’innombrables combinaisons d’ingrédients. Lui et le fourneau se réunissent pour inventer toutes sortes de plats bizarres.
— J’avais bien l’impression qu’il avait grossi.
— Il a pris cinq kilos. Il mange, il sourit, il rit. Il est constamment poli. (Elle évita timidement le regard de son frère.) Et il est même… romantique ! Quelque chose qu’il rejetait comme irrationnel. Son travail ne l’intéresse plus. Sa recherche sur les toxines est à l’abandon.
— Je vois. (Frank se mordit la lèvre inférieure.) Quelque chose de plus ?
— Il y a un détail qui m’intrigue beaucoup. Je l’ai souvent remarqué.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Il paraît avoir d’étranges pertes de…
Un éclat de rire. Lester Herrick sortit en courant de la maison, les yeux brillants de gaieté, poursuivi par le petit Gus.
— Nous avons une déclaration à faire ! cria Lester.
— Une déclaration, fit Gus en écho.
Frank replia ses notes et les glissa dans la poche de sa veste. Le stylo suivit.
— Que se passe-t-il ?
— Tu t’en charges, fit Lester en prenant la main de Gus et en le forçant à avancer.
Le visage charnu de l’enfant se concentra avant qu’il ne dise :
— Je vais venir vivre avec vous. (Il observa l’expression de Jill avec angoisse.) Lester dit que je peux. Je peux, dis, tante Jill ?
Son cœur éclata d’une joie incroyable. Elle regardait Gus et Lester tour à tour.
— Tu… tu es sincère ?
Sa voix était pratiquement inaudible.
Lester lui passa le bras autour des épaules pour la tenir fort serrée contre lui.
— Bien sûr que nous sommes sincères, lui dit-il-gentiment. (Ses yeux étaient des lacs de douceur et de compréhension.) Nous ne te taquinerions pas, ma chérie.
— Pas de taquineries ! hurla Gus, tout excité. Plus du tout !
Lester, Jill et lui se rejoignirent en une masse unie.
— Plus jamais ça !
Frank se tenait un peu à l’écart, le visage renfrogné. Jill s’en aperçut et se sépara brusquement du groupe.
— Que se passe-t-il ? (Sa voix déraillait.) Quelque chose ne…
— Quand vous en aurez fini, dit Frank à Lester, j’aimerais vous voir un moment.
Le cœur de Jill était recouvert de neige.
— Qu’y a-t-il ? Je peux venir avec vous ?
Frank secoua la tête. Il avança d’une démarche menaçante vers Lester.
— Venez, Herrick. Nous allons faire un petit voyage tous les deux.
Les trois agents fédéraux de la Sécurité se répartirent autour de Herrick, les vibreurs en alerte.
Le directeur de la Sécurité, Douglas, étudia la créature un long moment.
— Vous êtes bien sûr ? dit-il finalement.
— Absolument, affirma Frank.
— Quand est-il revenu de Rexor IV ?
— Il y a une semaine.
— Et le changement a été immédiat ?
— Sa femme s’en est aperçu au premier coup d’œil. Pas de doute à cela, c’est arrivé sur Rexor. (Frank fit une pause pleine de sous-entendus.) Vous savez ce que ça veut dire.
— Oh oui !
Douglas tourna autour de l’homme assis, en l’étudiant sous toutes les coutures.
Lester Herrick restait tranquillement installé, la veste proprement pliée sur les genoux, la main posée sur le pommeau d’une canne à bout d’ivoire, le visage calme et inexpressif. Il portait un complet de flanelle grise, un nœud, papillon de couleur neutre, des boutons de manchette décorés. Il ne disait rien.
— Leurs méthodes sont simples et sans faille, fit Douglas. Les contenus psychiques originaux sont retirés et conservés en animation suspendue. L’injection des contenus substitutifs est instantanée. Lester Herrick devait fouiller dans les ruines de Rexor IV, au mépris des règles de sécurité (port d’un écran protecteur ou casque spécial) et ils l’ont coincé.
L’homme bougea.
— J’aimerais beaucoup parler avec Jill, murmura-t-il. Elle doit sûrement s’inquiéter.
— Dieu du Ciel, il joue encore la comédie.
Frank se retourna vers le mur. Il avait envie de vomir.
Le directeur Douglas se retint avec peine.
— C’est vraiment étonnant. Pas le moindre changement physique. Vous pourriez le regarder dix ans sans soupçonner la vérité. (Il s’approcha de la créature, le visage dur.) Ecoutez-moi. Quel que soit le nom que vous vous donnez. Ne m’entendez-vous pas ?
— Mais si bien entendu, répondit Lester Herrick en haussant un sourcil.
— Vous imaginiez-vous vraiment que vous vous en tireriez avec ce pauvre subterfuge ? Nous avons attrapé les autres… ceux qui sont venus avant vous. Tous les dix. Avant même qu’ils percent nos défenses. (Douglas eut une grimace glacée.) Ils se sont fait désagréger l’un après l’autre.
La figure de Herrick perdit toute couleur. Des traînées de sueur zébraient son front. Il l’épongea avec un mouchoir de soie tirée de sa poche de poitrine.
— Vraiment ? murmura-t-il.
— Vous ne nous trompez pas. La Terre entière est en alerte contre les Rexoriens. C’est déjà bien étonnant que vous ayez pu quitter Rexor sans dommage. Herrick a dû être extrêmement imprudent. Nous avons arrêté les autres sur le vaisseau même. Ils sont passés à la friteuse en plein espace.
— Herrick possédait un navire privé, murmura le simulacre d’humain. Il a évité la douane à son arrivée, si bien que son voyage n’a jamais été enregistré. Personne ne savait qu’il était là.
— Détruisez-le ! rugit Douglas.
Les trois agents levèrent leurs armes et s’avancèrent lentement.
— Non ! (Frank secoua la tête.) C’est impossible. La situation légale est inextricable.
— Que voulez-vous dire ? Pourquoi cela serait-il interdit aujourd’hui alors qu’hier nous faisions tranquillement frire les dix autres ?
— On les a découverts dans l’espace. Nous sommes sur Terre, ici, et ce sont les lois terriennes qui sont appliquées… pas les réglementations militaires. (Frank désigna de la main la créature dans le fauteuil.) Il occupe un corps humain et tombe sous la juridiction civile habituelle. Nous devrons prouver que c’est un monstre et non Lester Herrick. Un éclaireur rexorien. C’est dur à négocier, mais possible.
— Comment ?
— Par sa femme. Ou plutôt la femme de Herrick. Son témoignage établira les différences essentielles entre le comportement de Lester Herrick et celui de cette chose. Elle sait… je crois que sa parole fera pencher la balance au cours du jugement.
Une fin d’après-midi. Franck était au volant de son véhicule de surface. Ni Jill ni lui ne parlaient. L’allure était lente.
— Voilà donc toute l’histoire, dit enfin Jill, le visage grisâtre, les yeux gonflés, maintenant vides de larmes. Sa voix ne révélait aucune émotion. Je savais que c’était trop beau pour être vrai. (Elle essaya de sourire.) « Il » paraissait tellement bon.
— Je sais, répondit Frank. C’est vraiment une saloperie d’histoire. Si seulement…
— Mais pourquoi ? demanda Jill. Pourquoi a-t-il… cette créature a-t-elle fait une chose pareille ? Pourquoi a-t-elle volé le corps de Lester ?
— Rexor IV est une planète qui se meurt. Terriblement vieille. La vie s’y éteint lentement.
— Je me souviens maintenant. Il… elle disait quelque chose comme ça. Quelque chose à propos de Rexor. Qu’il était content de s’en être sorti.
— La race rexorienne est extrêmement ancienne. Ses rares survivants sont faibles. Ils ont tenté de migrer depuis des siècles. Mais leurs corps sont trop fragiles. Certains entreprirent de partir pour Vénus… et y trouvèrent une mort instantanée. Alors, ils ont inventé cette nouvelle méthode, il y a à peu près un siècle.
— Mais il en sait tellement sur nous. Il parle notre langue.
— Pas tout à fait. Tu as remarqué des transformations dans les mots. Une diction ampoulée. Vois-tu, les Rexoriens n’ont qu’une connaissance approximative de l’être humain. Une sorte d’abstraction idéalisée, construite à partir des quelques objets terriens qu’ils ont pu récupérer sur Rexor. Des livres pour la plupart. Des informations de seconde main comme celles-ci. L’idée que se font les Rexoriens de la Terre est tirée de la littérature romanesque d’il y a plusieurs siècles. Les œuvres romantiques de notre passé. Alors ils ont le langage, les coutumes, les manières des héros de romans célèbres autant qu’anciens.
Cela explique cette étrange qualité archaïque de son discours. La chose avait étudié la Terre, et la leçon était bien apprise, mais c’était une leçon indirecte et trompeuse.
Frank eut un sourire sardonique.
— Les Rexoriens ont deux cents ans de retard… et c’est un avantage pour nous. C’est comme cela que nous les repérons.
— Ce genre de malheur est-il… fréquent ? Cela arrive-t-il souvent ? Tout cela est tellement incroyable. (Épuisée, Jill s’essuya le front.) Tout est comme un rêve. Difficile de réaliser que c’est réel. Je commence à peine à comprendre le sens de ces terribles événements.
— La Galaxie est pleine de formes de vie étrangères. D’entités parasitaires et destructrices. L’éthique terrienne ne s’étend pas jusqu’à elles. Il faut constamment nous préserver de ces créatures. Lester a pénétré leur monde sans savoir le danger… et cette chose l’a chassé de son corps pour en prendre possession.
Frank jeta un coup d’œil à sa sœur, dont le visage était figé. Un petit visage austère aux yeux écarquillés, mais qui ne cédait pas au chagrin. Elle se tenait assise, toute droite, les yeux rivés sur la route, ses petites mains posées sur les genoux.
— Nous pouvons nous arranger pour que tu n’aies pas à comparaître au jugement, continua Frank. Tu pourras vidéographier ta déposition qui sera présentée à la cour comme preuve. Je suis sûr que tes affirmations seront décisives. Le tribunal fédéral nous aidera autant que faire se peut, mais ils ont besoin d’au moins quelques indices pour pouvoir prononcer la condamnation.
Jill ne répondit pas.
— Qu’en penses-tu ? demanda son frère.
— Qu’arrivera-t-il quand la cour aura rendu son arrêt ?
— Nous le passerons au vibreur. Cela détruira l’esprit rexorien. Puis un patrouilleur de l’armée explorera Rexor IV pour essayer de retrouver le… hum !… le contenu originel.
Jill eut un sursaut. Elle se retourna, stupéfaite, vers son frère.
— Tu veux dire…
— Oh ! oui. Lester est vivant, en animation suspendue quelque part sur Rexor, dans une des cités en ruine. Nous devrons les forcer à le rendre. Ils seront obligés d’obtempérer, à contrecœur. Le problème s’est déjà présenté. Et il sera alors de retour parmi nous. Sain et sauf. Exactement comme avant son départ. L’horrible cauchemar de ta vie sera relégué dans le passé.
— Je vois.
— Nous y sommes.
Le véhicule s’arrêta devant l’imposant édifice de la Sécurité fédérale. Frank sortit comme une flèche et alla ouvrir la porte à sa sœur qui descendit lentement.
— D’accord ? fit encore Frank.
— D’accord.
Lorsqu’ils pénétrèrent dans le bâtiment, des agents de la Sécurité les menèrent à travers un dédale de couloirs et de contrôles. Le bruit des talons hauts de Jill se répercutait en échos fantomatiques dans le silence menaçant.
— Un endroit impressionnant, observa Frank.
— Surtout inamical !
— Considère-le comme un poste de police idéalisé.
Frank s’arrêta. Devant eux, une porte gardée fermait le passage.
— Nous y sommes.
— Attends !
Jill recula, prise de panique.
— Je…
— Nous allons attendre jusqu’à ce que tu te sentes prête.
Frank fit un geste aux policiers pour les prier de sortir.
— Je comprends. C’est un mauvais moment à passer.
Jill resta immobile un instant, la tête baissée... Puis elle prit une profonde inspiration, serra les poings, releva un menton qui ne tremblait pas.
— Je suis prête.
— Tu es sûre ?
— Oui.
Frank ouvrit la porte.
— C’est ici. Nous voici, dit-il aux occupants de la pièce.
Comme le couple entrait, le Directeur Douglas et les trois agents se retournèrent avec satisfaction.
— Ah, vous voilà ! C’est bien ! murmura Douglas, soulagé. Je commençais à m’inquiéter.
La créature dans le fauteuil se leva lentement en tenant sa veste à la main. Il agrippa sa canne au pommeau ouvragé, ses mains révélant sa tension. Il ne parlait pas, se contentant d’observer la femme qui pénétrait dans la pièce, suivie de Frank.
— Voici Mme Herrick, dit Frank. Jill, je te présente le Directeur de la Sécurité, Douglas.
— J’ai entendu parler de vous, fit Jill d’une voix faible.
— Alors, vous connaissez notre travail ?
— Oui. Je sais ce que vous faites.
— C’est une tâche bien malheureuse qui nous échoit aujourd’hui. Mais une tâche qui doit être menée à bien car les événements que nous vivons se sont déjà produits. Je ne sais trop ce que Frank vous a dit…
— Il m’a expliqué la situation.
— Très bien. (Douglas préférait ne pas avoir à s’en charger.) J’en suis heureux. Ce n’est pas facile à expliquer. Vous comprenez donc bien ce que nous voulons. Les monstres précédents ont été arrêtés dans l’espace. On les a passés au vibreur et les contenus originaux ont pu retrouver leur corps. Mais cette fois-ci, il nous faut passer par les voies légales. (Douglas prit une machine vidéo enregistreuse.) Nous aurons besoin de votre déposition, Mme Herrick. Comme il n’existe aucun changement physique, nous n’avons pas de preuve directe pour appuyer nos affirmations. Seul votre témoignage sur les altérations du comportement habituel de votre mari est susceptible d’emporter l’adhésion de la cour.
Il prépara l’appareil, puis le tendit à Jill. Elle accepta l’offre sans beaucoup d’enthousiasme.
— Le témoignage sera sans aucun doute accepté par la cour qui nous donnera le feu vert dont nous avons besoin. Nous pourrons alors entrer en action. Si tout marche pour le mieux, nous espérons pouvoir remettre les choses dans leur exact état antérieur.
Jill observait en silence l’être qui se tenait dans un coin avec sa veste sous le bras et sa canne sous l’autre.
— Comme avant ? demanda-t-elle. Que voulez-vous dire par là ?
— Comme avant le changement, bien entendu.
Jill se retourna vers le Directeur Douglas. D’un geste calme elle posa le vidéo-enregistreur sur la table et le mit en marche.
— De quels changements parlez-vous donc ?
Douglas pâlit. Il se mordit les lèvres. Tous les yeux étaient fixés sur Jill.
— Le changement chez lui.
Il désigna du doigt le simulacre.
— Jill ! rugit Frank. Qu’est-ce que tu as ? (Il s’avança rapidement vers elle.) Qu’est-ce que tu es en train de foutre ? Tu sais très bien, merde, de quels changements il s’agit !
— C’est bizarre, réfléchit Jill d’une voix neutre. Je n’ai rien remarqué de pareil.
Frank et Douglas se regardèrent.
— Je n’y comprends rien, murmura celui-là, frappé de stupeur.
— Mme Herrick… commença Douglas.
Jill marcha calmement vers l’homme qui se tenait silencieux dans le coin.
— Nous pouvons y aller maintenant, mon chéri ? demanda-t-elle. (Elle lui prit le bras.) Ou y a-t-il une raison qui nécessite la présence de mon mari ici ?
L’homme et la femme marchaient en silence dans la rue obscure.
— Allons, fit Jill. Rentrons chez nous.
L’homme lui jeta un coup d’œil.
— C’est une belle fin d’après-midi, dit-il en s’emplissant les poumons de l’air frais du crépuscule. Le printemps approche… n’est-ce pas ?
Jill hocha la tête.
— Je n’en étais pas très sûr. C’est une odeur sympathique. Les plantes, la terre humide, la vie en train de pousser.
— Oui.
— Marchons-nous. ? Est-ce loin ?
— Pas très loin.
L’homme l’observa attentivement, une expression sérieuse sur le visage.
— Je vous suis débiteur, ma chère. Et ma dette n’est pas prête d’être remboursée, fit-il.
Jill hocha la tête.
— Je voudrais vous remercier. Je dois admettre que je ne m’attendais pas à un tel…
Jill se tourna brusquement vers lui :
— Quel est votre nom ? Votre vrai nom.
Les yeux gris de l’homme tressaillirent. Il sourit un peu ; un sourire doux et tendre.
— J’ai peur que vous ne puissiez arriver à le prononcer. Les sons ne peuvent se former dans un gosier humain.
Jill resta silencieuse pendant qu’ils continuaient à avancer. Elle était absorbée dans ses pensées. Les lumières de la ville commençaient à s’allumer tout autour d’eux, brillantes taches jaunes dans les ténèbres.
— À quoi pensez-vous ? demanda l’homme.
— Je me disais que je vous appellerai peut-être encore Lester, répondit Jill. Si cela ne vous dérange pas.
— Pas du tout, affirma l’homme.
Il passa son bras autour des épaules de sa femme et la tint contre lui. Il plongeait un regard tendre dans ses yeux, pendant qu’ils descendaient lentement dans l’obscurité de plus en plus épaisse, escortés par les chandelles jaunes qui délimitaient le chemin.
— Tout ce que tu voudras. Tout ce qui pourra te rendre heureuse.
Human is