PREMIER CONTACT AVEC LA MER ROUGE
– Non, Monsieur, vous n'irez pas à
Tadjoura !
– Cependant, Monsieur le Gouverneur, tous les
commerçants arabes peuvent...
– Je ne veux pas discuter, entendez-vous. Vous
n'êtes pas arabe, vous êtes français. Il y a à peine six mois que
vous êtes à Djibouti, et vous ne voulez en faire qu'à votre tête.
Les conseils de vos aînés devraient vous servir au moins à quelque
chose, croyez-moi. Mais non, vous ne voulez écouter personne. C'est
très gentil de faire le fou, en plein soleil, sans casque et de
fréquenter les cafés somalis. Vous n'avez pas honte de vous faire
donner un nom indigène par les coolies de la plus basse
condition ?
– Je n'en suis nullement honteux, au contraire.
Mais ce qui me fait de la peine, c'est de savoir l'opinion que ces
gens-là ont des Européens, et je fais mon possible pour ne pas être
compris dans le nombre.
–Alors, l'opinion de ces sauvages vous intéresse
plus que la nôtre ?
– Peut-être.
– Je n'aime pas les révolutionnaires de votre
espèce. Si la colonie froisse vos idées, rien de plus simple :
il y a un bateau pour la France dans trois jours.
– Monsieur le Gouverneur, je vous ai seulement
demandé d'aller à Tadjoura.
– Encore une fois non, Monsieur, vous n'irez
pas.
– Même sans votre assentiment?
– Que voulez-vous dire ?
– Je veux dire que je comprends très bien votre
répugnance à engager votre responsabilité en me laissant aller dans
un pays qui échappe à votre autorité. Il est donc préférable que
j'y aille à votre insu.
– Vous ne manquez pas de toupet.
– Mettons que je n'ai rien dit, puisque ma
présence à Tadjoura vous inquiéterait tellement...
– M'inquiéter... m'inquiéter... Vous croyez donc
que je vais me faire de la bile pour quelqu'un de votre espèce. Si
vous voulez vous faire massacrer, cela vous regarde, vous l'aurez
mérité...
–Je vous remercie, Monsieur le Gouverneur. J'ai
bien l'honneur de vous saluer.
Voilà sous quels auspices j'ai fait mon premier
voyage à Tadjoura.
Il y a quarante ans, Djibouti était une presqu'île
de sable, terminée par un îlot de madrépores morts où de rares
pêcheurs venaient s'abriter, les jours de grand vent. Le récif
côtier est couvert par une large passe, qui donne accès à un vaste
bassin naturel. A 6 kilomètres dans les terres, une oasis indique
la présence de couches d'eau souterraines.
Aujourd'hui, Djibouti apparaît là comme une ville
toute blanche aux toits plats. Elle semble flotter sur la mer,
quand on la voit émerger de l'horizon, à l'approche du paquebot,
puis, peu à peu, se précisent des réservoirs métalliques, des bras
de grues, des monceaux de charbon, enfin toutes les laideurs que la
civilisation d'Occident est condamnée à porter partout avec
elle.
A droite, de grandes montagnes sombres se dressent
comme une gigantesque muraille de l'autre côté du golfe de
Tadjoura. Leurs hautes falaises de basalte défendent ce mystérieux
pays dankali, inexploré et peuplé de tribus rebelles.
En arrière de la ville, un désert de lave noire,
couvert de buissons épineux, étend sur 300 kilomètres une
inexorable solitude jusqu'aux plateaux du Harrar. La civilisation
s'arrête devant cette nature farouche, qui ne donne rien pour la
vie de ses créatures. Seuls les Issas, sauvages et cruels, y vivent
en nomades, la lance et le poignard toujours prêts pour achever le
voyageur blanc que le soleil n'aurait pas tué.
Cependant, un mince ruban de fer traverse ce pays
torride : c'est la ligne de Djibouti à Addis. On a oublié les
hommes courageux qui y laissèrent leur vie. Chefneu, qui fut
l'animateur de cette œuvre française, est mort dans la
misère.
***
De quoi vivait Djibouti lors de mon
arrivée ?
D'un certain mouvement de transit, à cause de la
voie ferrée qui pénètre en Éthiopie. Mais les millions qui
s'entassaient dans les coffres de la douane, provenaient d'un autre
commerce :
Djibouti vivait de la contrebande des armes.
Sous réserve de l'acquittement des droits de
douane, l'exportation des armes y était libre. En principe, la
destination imposée était Mascatte, dans la mer d'Oman, mais, en
réalité, les navires allaient n'importe où. J'ai vu des boutres
1 arabes faire trois voyages en un mois, sans
qu'on en fût surpris, alors que pour aller à Mascatte et en
revenir, ils auraient dû attendre la renverse des moussons,
c'est-à-dire au moins six mois.
Il y avait à Mascatte la factorerie française de
M. Dieu, qui avait un traité de commerce avec le sultan
indépendant. M. Dieu importait des armes, reçues de Belgique et la
présence de ce commerçant donnait une apparence de légalité aux
exportations de Djibouti.
Les Anglais ne furent pas dupes. Ils achetèrent la
factorerie de M. Dieu et la fermèrent.
Le gouverneur Pascal n'accepta pas la défaite. Il
continua à autoriser les exportations, mais à destination de la
mer..., c'est-à-dire que le navire en partance ne recevait de
l'administration aucun papier de navigation et, de la douane, aucun
manifeste.
Un menuisier arabe, appointé par la douane,
rabotait soigneusement les caisses pour ne laisser voir aucune
marque révélatrice.
Les Anglais pouvaient saisir les caisses. Rien ne
leur prouvait l'origine de ces armes que, bien souvent, des tribus
rebelles allaient diriger contre eux.
On comprend sans peine combien je fus indésirable
le jour où je voulus prendre la mer, comme le faisaient les
indigènes. Ma présence sur un bateau de trafiquant d'armes était un
défi aux Anglais.
Il y avait encore le débouché de l'Abyssinie, pays
libre, qui pouvait acheter des armes sans en demander la permission
aux Anglais. Cette destination était tout indiquée pour servir de
prétexte à des exportations par mer, en envoyant des armes à
Tadjoura, ancien port de l'Abyssinie et point de départ des
caravanes, avant la création du chemin de fer.
On eut alors recours à Ato Joseph.
C'était un vieux nègre lippu, affligé d'infirmités
tertiaires, dont il offrait sans cesse les souffrances au Seigneur,
car il était catholique, mais, comme pouvait l'être un homme de
cette sorte, c'est-à-dire comme l'était Tartuffe.
Sa carrière avait été étonnante. Ancien esclave,
élevé par les missions, il avait été au service du poète Rimbaud,
un des premiers pionniers de l'Abyssinie. Puis il avait appartenu à
un Russe, Léontief. Ce dernier, aventurier de génie, imagina une
supercherie qui devait rapporter gros.
Léontief annonça à la Cour de Russie l'arrivée
d'un ambassadeur d'Éthiopie et présenta comme tel son
domestique.
Ato Joseph, à l'époque, était jeune et beau. Il
fut reçu à Saint-Pétersbourg, comme l'envoyé d'un grand roi et fut
fêté dans l'intimité par les admirateurs de la belle prestance de
son corps de bronze. Léontief récoltait les cadeaux. Mais cette
histoire était trop belle. Rentré en Abyssinie, Ato Joseph fut jeté
en prison. Il pensa que sa fin était proche.
Le négus Ménélik, avec son sens politique
habituel, sut voir quel parti il pourrait tirer d'un homme aussi
intrigant et si bien initié aux mœurs des Européens. Il lui fit
grâce et l'envoya à Djibouti, sous prétexte de remplir les
fonctions de transitaire de Sa Majesté.
Il était surtout chargé de voir et
d'écouter.
Ato Joseph ne tarda pas à passer parmi les
Européens pour un véritable fonctionnaire abyssin, une sorte de
consul officieux. Le gouverneur de Djibouti accrédita sciemment
cette légende en affectant de le traiter avec des égards dignes
d'un ambassadeur.
Dans cette situation privilégiée, les talents
d'Ato Joseph prirent leur essor ; il se procura un certain
nombre de cachets et devint le roi de la contrebande des armes.
Moyennant une redevance sur chaque cargaison, il apposait son sceau
sur les papiers. L'opération revêtait ainsi un caractère de
régularité et chacun sait combien les Anglais sont respectueux de
la « forme ».
Le gouverneur de Djibouti comprit l'intérêt qu'il
y avait à traiter avec ce personnage dont les autorisations
fantaisistes donnaient, si à propos, un air de légalité au lucratif
commerce de la Côte française des Somalis.
Ato Joseph était le représentant d'un État libre.
On ne pouvait l'empêcher d'acheter des armes. Et ainsi, la majeure
partie du trafic passa par ses mains. On expédiait les marchandises
à destination de Tadjoura. Une fois là, on se souciait peu de
savoir où elles allaient. On ne pouvait être responsable de ce qui
s'y passait, car Tadjoura n'était pas occupé par les
Français.
Les gouverneurs déconseillaient toute intervention
contre cette ville dont ils faisaient, dans leurs rapports, un
véritable épouvantail.
Tadjoura devait rester libre pour mettre hors de
tout contrôle les divers trafics dont il était le marché. Les
combinaisons d'Ato Joseph restaient ainsi valables pour le plus
grand bien des finances de la Colonie.
Quand je décidai, avec ma jeune innocence, de
faire moi aussi, le trafic des armes dans la mer Rouge, sans payer
le tribut à Ato Joseph je me heurtai à de terribles
difficultés.
Je me mettais à dos, d'un seul coup,
l'administration française de la Côte des Somalis, et Ato Joseph,
dont la puissance tout occulte, n'était pas la moins
dangereuse.
L'administration française disposait d'une
canonnière et des ressources infinies de sa paperasserie. Ato
Joseph avait une véritable flotte et d'innombrables espions.
Moi, j'avais un boutre, sorte de petit voilier,
comme en ont les pêcheurs de perles de la mer Rouge. Mais, j'étais
jeune et plein d'illusions.
Toutes mes économies avaient été absorbées par
l'achat de ce navire à un patron indigène. Ma première jeunesse
passée à l'ombre du cap de Leucate et, plus tard, la navigation sur
le voilier de mon père, m'avaient mis au cœur la nostalgie de la
mer, au point de me faire sacrifier les situations les plus
enviables. C'est l'appel du large qui devait me jeter
définitivement dans l'aventure.
J'avais vite recruté un équipage de choix, deux
matelots somalis : Ahmed et Abdi, et un mousse
minuscule : Fara.
C'est avec ces moyens bien modestes que j'allais
commencer ma carrière de loup de mer.
Pendant quelques mois, je fis mon apprentissage de
pêcheur de perles, et je me livrai à de menues besognes de cabotage
dans les environs de la Côte des Somalis.
C'est alors que m'arriva la première histoire qui
mérite d'être contée.
1 Nom général des barques indigènes.