II
DÉPART POUR LA PÊCHE DES PERLES
Une fois hors de la rade, après l'abri du banc de
sable qui prolonge la presqu'île du phare, la mer est très grosse.
Elle est toute noire dans la nuit opaque, roulant vers le nord ses
lourdes vagues phosphorescentes qui semblent fuir, poussées par le
vent rageur, comme des monstres aux crinières livides. Je n'ai, par
ce temps, qu'une allure possible : celle du vent arrière. Le
navire alors laisse passer sous lui la houle énorme qui le
pousse ; par instant, il semble reculer sur le flanc fuyant de
la montagne d'eau, jusqu'au fond d'un ravin mouvant où le vent
entre à peine. Puis la crête écumeuse du versant opposé blanchit
derrière lui, tout en haut, comme prête à crouler. Le navire
s'enlève, la proue pointée vers le fond, prêt à piquer droit dans
l'abîme et il s'élance poussé par la masse d'eau. Mais le dôme de
la vague qui le poursuivait l'enlève, et l'écume menaçante de son
sommet s'étale autour de lui en bouillonnant.
A ce moment, pendant une seconde, toute la
chevauchée de la mer est à mes pieds ; puis la proue se relève
à nouveau et on retombe en arrière entre d'autres murailles d'eau
noire veinée de blanc.
Dans ces conditions le navire ne fatigue pas, et
la mer semble débonnaire pour cette petite chose fragile qu'elle
tolère. Mais il ne s'agit pas actuellement de garder cette
route ; je dois atteindre Assab pour me ravitailler, refaire
des voiles, enfin pour me mettre en état de tenir la mer et de
fréquenter des îles désertes, pendant plusieurs mois.
Je me résigne donc à prendre la mer par le
travers, en serrant un peu le vent, l'écoute bien bordée pour avoir
moins de roulis. La mer, alors, n'est plus ce troupeau pesant et
paresseux que stimulait le vent ; elle semble brusquement
déchaînée contre ce malheureux navire qui tangue et roule bord sur
bord sous l'assaut de ses vagues courtes.
Galopades affolées de l'équipage sur le pont
mouillé et glissant, au secours de tout ce qui menace d'être
emporté. Les objets que l'on croyait les mieux amarrés sont les
premiers à se débarrasser de leurs entraves et zigzaguent
dangereusement sur le pont. Un filin de 70, fixé en haut du mât et
dont le bout s'est détaché de son cabillot fouette dans la nuit,
assommant à moitié ceux qui tâtonnent sur le pont.
L'ordre se rétablit enfin, ce qui devait partir
étant parti. Le reste est maintenant bien arrimé et les bruits
catastrophiques de vaisselle qui, du fond de l'office s'étaient
fait entendre au premier coup de roulis, ont cessé faute de
combattant. L'espoir du jour proche me soutient le moral, car un
temps pareil dès le coucher du soleil est une de ces choses qui
vous font maudire la mer et jurer de ne plus naviguer, si on met
jamais le pied sur la terre ferme. Quand on y voit clair, le cœur
est plus solide.
A mesure que le ciel rosit, la couleur de la mer
passe du noir au vert bouteille. Un gros soleil rouge apparaît hors
de l'eau et monte à travers des bandes horizontales de nuages
noirs. La mer prend une couleur indéfinissable, rouge, verdâtre et
bleu, mais ça ne dure pas. Elle va avoir désormais sa robe de jour,
bleu moucheté de blanc et le vent, un instant contenu pour la
cérémonie du lever, repart avec de nouvelles forces.
Je cherche à apercevoir les côtes. Rien. Mais une
mince bande jaune, à un mille en avant, m'intrigue. Voyons la
carte. C'est le banc de Seïlla, six mètres de fond, donc rien à
craindre. La traversée de ce banc m'intéresse et m'amuse; j'aurais
pourtant pu le contourner au sud si j'avais voulu.
Arrivé à quelques encablures, je vois non sans
appréhension que la mer est étrange sur ce point ; les vagues
abandonnent la discipline de leur marche en lignes parallèles et se
livrent à des danses imprévues, se dressant en pyramide ou courant
en travers de la chevauchée générale.
Trop tard pour éviter ce mauvais coin, il faut y
entrer au risque de laisser la mâture et moi-même, peut-être,
par-dessus le marché. J'ai le temps de baisser un peu la voile à
mi-hauteur du mât et d'assurer solidement les haubans.
Un terrible coup de tangage fait ployer la vergue
et un craquement de mauvais augure nous prévient qu'elle va se
briser en deux au choc suivant.
Par miracle, je puis l'amener, mais un coup de
roulis imprévu, causé par un de ces cônes liquides, la jette à la
mer, le long du bord. Je n'ai que le temps de couper tous les
cordages pour la libérer et empêcher de plus graves dégâts.
Le navire qui n'a plus d'erre bondit, tangue et
roule en compagnie de cette vergue qui s'obstine à ne pas
s'éloigner; si elle vient frapper la coque elle nous
éventrera.
Un matelot crie : « Arde y ban » (on voit le
fond). De grosses roches apparaissent au creux des lames; par un
effet d'optique, elles semblent surgir et par moments toucher la
surface. Le bateau retombe avec la houle sur ces rochers qui le
guettent comme une proie; chaque fois, on attend la catastrophe,
l'éclatement de cette fragile coque de bois, mais elle ne retombe
que sur l'eau, pour rebondir encore. En réalité, dans le creux des
lames, il y a environ deux mètres de fond, mais on croirait que les
rochers vont émerger.
Inutile de s'occuper de ce fond. A la grâce de
Dieu ! Il est ce qu'il est, rien à y changer. Si on doit
toucher ce sera fini en une seconde. La seule chose à faire, en
attendant, c'est d'éviter d'être roulé par les lames. Je fais gréer
un bout de voile, comme une sorte de foc, en tête de mât, et grâce
au vent qui ne diminue pas de violence, nous faisons route
ouest.
Au milieu du banc, la mer est moins forte, son
impétuosité s'étant brisée à l'accore. Le fond est aussi moins
impressionnant. Enfin, après une heure, la mer devient plus foncée
et les lames reprennent leur aspect normal.
Je suis brisé par ces instants d'angoisse où cent
fois j'ai attendu le coup de grâce qui ne venait jamais. J'ai
d'ailleurs juré de ne plus naviguer si je sortais de ce mauvais
pas. Ce sera une fois de plus !...
Une barre sombre marque l'horizon devant nous;
c'est la côte ou, plutôt, les longues îles plates qui séparent la
mer des lagons et arroyos de la baie d'Assab. Impossible
d'approcher de ces îles bordées de récifs dangereux. Il faut
s'engager dans une petite passe, dite chenal de Rubbattino, marquée
d'une balise, d'après la carte.
Je la cherche. Puisque le côte se voit, elle
devrait être depuis longtemps visible. Aurais-je été drossé au nord
par les courants ?
Tout à coup, un rayon de soleil démasqué par un
nuage, éclaire un petit triangle blanc qui se détache sur la ligne
noire des palétuviers. Je dois serrer le vent pour l'atteindre,
mais notre voile de fortune est tout juste bonne pour faire vent
arrière.
Le plus sage serait donc de renoncer à entrer par
cette route, dans la baie d'Assab, et de filer par le nord. L'abri
d'une île nous permettrait, soit d'attendre un changement de temps,
soit de faire un gréement de fortune, un peu moins primitif. Mais
j'ai dans la tête de passer par là et je prétends aller contre la
volonté des éléments. Cela m'a souvent coûté cher.
J'arrive cependant à mettre le cap sur la balise,
mais avec la dérive, je dois normalement être sous-venté. J'ai
l'espoir qu'un contre-courant nous aidera, car je vois des longues
traînées d'algues de roches orientées dans le lit du vent; c'est
toujours l'indice d'un courant favorable au navire qui
louvoie.
Je constate, en effet, en prenant des relèvements
que je ne dérive pas et la balise approche. Bientôt l'entrée de la
coupure des récifs se distingue et peu après nous nous engouffrons
dans le chenal, emporté pour ainsi dire par le courant de marée
qui, à cette heure, pénètre dans l'archipel. Sans cette
circonstance nous allions ajouter une carcasse de plus à la lugubre
collection d'épaves qui jalonnent l'accore du récif en ce
point.
Dans ces solitudes, cette pyramide, dont la
régularité géométrique fait penser aux travaux de l'homme, prend un
air amical et rassurant, comme si cette manifestation de la
sollicitude humaine pour ceux qui bourlinguent sans point de
repère, était un encouragement, une main tendue. On n'est plus seul
au milieu de toutes ces choses hostiles ; un ami vous montre
le chemin.
Assise sur sa plage déserte, cette modeste bâtisse
semble nous regarder passer avec bienveillance.
Nous sommes dans un lac absolument calme, entouré
de forêts poussées au ras de l'eau; ce sont les mangliers ou
palétuviers blancs, au feuillage d'un vert poudreux comme celui des
oliviers. Des îlots sombres émergent çà et là de cette verdure
cendrée ; ce sont les grands palétuviers à bois rouge avec
leurs larges feuilles vernissées comme celles des magnolias, leur
odeur semble bien douce après les embruns du large, qui toujours
dans ces parages, portent avec eux cette senteur iodée des algues
qui rappelle au marin la menace du récif.
L'état de notre gréement justifie la relâche, que
tous nous souhaitons à la vue de cette miraculeuse verdure surgie
de la mer. J'avise une pointe de sable qui sort de la futaie et je
manœuvre de mon mieux pour la contourner, malgré ma voile
primitive. Je laisse enfin tomber l'ancre devant cette petite
plage.
Il est midi, mais grâce à la forte brise, la
température est agréable. Nous ne sommes pas sur le continent, mais
sur une des innombrables îles de la baie d'Assab. Derrière le
rideau de verdure qui émerge des dunes couvertes de buissons bleus,
la montagne d'Abyssinie, haute de 3 000 mètres, fait un décor
grandiose.
Naturellement il est de règle pour tout marin
d'aller faire un tour à terre, n'y aurait-il que quelques mètres
carrés à fouler du pied, et surtout ici où l'on a l'impression
d'être le premier à marquer sa trace sur le sable vierge. Monté sur
une dune, je domine notre île : elle est couverte en partie
par des marais qui assèchent à marée basse, faisant comme de larges
clairières au milieu de la forêt des mangliers. Leur feuillage
délicat teinté de reflets roses rappelle une oseraie au
printemps.
Tandis que je contemple ce spectacle exquis,
d'énormes animaux au pelage fauve sortent d'entre les branchages
dont ils paissent les feuilles en allongeant un cou démesuré; ce
sont des chameaux. Ils vivent là en liberté, se nourrissant de
feuilles de mangliers sans jamais boire, la sève de cet arbre
suppléant au besoin de liquide de leur sobre et robuste organisme.
A ce régime les chamelles ont cependant du lait, car je vois la
jeune génération mêlée à la tribu ; cependant il n'y a aucun
être humain dans l'île. Ces troupeaux sont protégés des bêtes de
proie par l'isolement que la mer leur assure; ils croissent et
multiplient sous la garde de Dieu. Deux fois par an, aux grandes
marées d'équinoxe, un passage devient praticable entre les îles et
de l'une à l'autre ils peuvent communiquer avec le continent; c'est
à ce moment que le propriétaire amène ou retire du « pâturage » les
bêtes qu'il désire.
Nos matelots ont immédiatement tous la même
idée : manger un chameau. Les voilà partis vers le troupeau
qui, surpris et étonné, s'immobilise; toutes les têtes au bout des
grands cous dressés se tournent vers ces diables noirs.
Lentement ces bêtes tranquilles par nature font
demi-tour, puis partent de leur trot balancé, nous montrant leurs
longues jambes de derrière, battant la vase de leurs larges pieds.
Mes hommes les appellent. En habitants du désert, ils connaissent
le langage, partout le même, que les bergers parlent à leurs bêtes.
L'existence aquatique que mène ce philosophique animal n'a pas
changé ses habitudes et il répond par son cri rauque. Cependant
tout disparaît sous les arbres.
J'observe les sillages qui agitent les branchages
de la forêt et qui révèlent la fuite des bêtes effrayées.
Enfin mon équipe de trappeurs apparaît triomphante
dans une clairière, tirant un jeune chameau au bout d'une corde
attachée à la lèvre inférieure.
Je n'ai pas le courage de faire relâcher le
prisonnier, malgré sa figure de vieille dame outragée qui a perdu
son face-à-main. Une telle mesure n'aurait pour résultat que de
provoquer le sacrifice clandestin d'une autre victime, loin de mes
regards, au milieu de la forêt, et de me faire passer pour un
imbécile qui ne sait pas profiter d'une aubaine que Dieu lui
envoie. Donc je laisse accomplir cette rapine sans protester,
rassurant ma conscience par l'inévitable; puisqu'un chameau, que je
le veuille ou non sera tué, autant que ce soit celui-là ; et
puis, un rôti me semble préférable aux dattes que je mange depuis
plusieurs jours.
Mes hommes restés à bord ont entendu les
beuglements des chameaux. Ils n'ont eu aucun doute sur l'esprit
d'initiative de leurs camarades. Je les trouve, en effet, coupant
du bois et préparant un feu monstre, tant était absolue leur
certitude de la capture d'un chameau. Il paraît que ces choses-là
se font assez couramment, quand, par extraordinaire, un boutre
vient relâcher dans ces parages. C'est un inconvénient pour le
propriétaire, mais il doit probablement être compensé par le peu de
frais que comportent ces pâturages maritimes, puisqu'il en est
ainsi depuis toujours et que personne ne se plaint.
Inutile de songer à coudre des voiles ce soir; je
me résigne donc à considérer cet après-midi comme un repos bien
gagné, et je rentre à bord, laissant mes hommes à leur
boucherie ; le houri revient bientôt chargé de quartiers de
viande; je suis obligé de me fâcher pour interdire un tel
chargement qui, par cette chaleur, sera une putréfaction dans
quelques heures.
Enfin à la nuit, tout le monde rentre à bord, le
ventre plein. Ils ont dévoré la moitié du chameau. La graisse de la
bosse a été fondue soigneusement et mise à part dans une tanika de
quatre gallons. C'est, paraît-il, un excellent remède que cette
graisse.
– Mais remède à quoi ? demandai-je ; à
quoi ? mais à la maladie en général, peu importe, puisque
c'est un « daoua » (remède); on le prend quand on n'est pas
bien.
Ce suif fondu se boit alors par tasse comme du thé
tiède. Il faut un tube digestif de premier ordre pour tolérer une
pareille nourriture. J'ai vu des « Issas 1 » en boire la valeur d'un litre d'un seul trait
et reprendre ensuite, tranquillement, le cours de leurs occupations
sans être le moins du monde incommodés.
Nous passons donc la nuit dans ce mouillage.
Aussitôt le soleil couché, toute l'île vibre du
cri strident des grillons des sables. C'est un grillon énorme,
absolument pareil à celui d'Europe, mais de la taille d'une
noix.
Toutes ces vibrations semblent n'en faire qu'une,
comme si l'île entière vibrait. Rien ne peut donner une idée de
l'immensité de ce bruit; on a le sentiment de l'espace par l'ouïe.
Je m'endors dans une sorte de vertige, car en se laissant aller à
l'écouter, on est pris par une hypnose analogue à celle que
provoque un point brillant fixe avec persistance.
Les légendes racontent que des marins ont été
attirés sur les récifs par le chant des génies de mer (forme de la
légende des Sirènes) qui se cachent au fond de ces forêts
palustres. Il se peut que côtoyant une île, l'homme de barre, seul
à veiller à bord par une nuit calme, se soit endormi d'un sommeil
hypnotique en écoutant la clameur immense de ces grillons. Les
courants ont pu alors jeter le navire sur les récifs.
D'ailleurs aucun de mes hommes ne consentirait à
passer la nuit à terre à cause des djinns2.
Dans la nuit le vent tombe et vers l'aube une
brise de terre descend des montagnes, apportant les odeurs
végétales qui racontent le voyage de ce vent léger à travers la
brousse endormie.
Ce temps favorable me permet d'atteindre Assab
avec ma mauvaise voile. Il semble que nous soyons sur un grand
fleuve tranquille, large de plus d'un mille, roulant ses eaux
claires entre des berges fertiles. Mais tout cela n'est
qu'illusion; l'eau est amère et les beaux arbres sont sans fruits.
On peut mourir de soif et de faim dans ce décor de verdure.
Après deux heures de navigation quasi fluviale,
nous débouchons dans une vaste baie adossée à des montagnes rouges
et noires hérissées de cônes volcaniques ; une ville blanche
entourée de huttes borde la mer tout au fond ; c'est
Assab.
Quelques boutres arabes sont mouillés à peu de
distance des terres, je pense donc que c'est là le mouillage et j'y
jette l'ancre. Sur la place, un indigène surmonté d'un très haut
tarbouche, orné d'une longue plume en paratonnerre nous fait des
signes ; c'est un askari italien. Je débarque et j'exhibe mes
papiers. Nous devons attendre la décision du docteur, qui est en
même temps résident « commissario ».
Après une heure, vient enfin l'ordre de débarquer
mes armes : 6 fusils et 50 cartouches ; je proteste, car
je n'ai que quelques heures à passer ici, le temps d'acheter de la
toile à voile et il est inutile de débarquer ces armes pour si peu
de temps. Mais l'askari est sans pitié. Je vais donc chez le
commissario, d'assez mauvaise humeur.
Nous allons vers une grande bâtisse dominant la
mer sur une éminence madréporique. Des soldats indigènes, toujours
avec cette ridicule chéchia à plume, montent la garde.
Véranda où d'autres indigènes sont accroupis avec
des pansements sales aux jambes, des bandeaux sur la tête,
probablement des malades.
Salle d'attente sur une chaise avec un buste du
roi d'Italie qui contemple d'un air majestueux et satisfait les
murs rongés de salpêtre et de sel. Une odeur de saumure et
d'invisibles urinoirs flotte dans cette ombre lourde et humide. Des
bouffées d'oignons roussis au beurre rance arrivent des profondeurs
de la résidence.
La porte du bureau du résident est ouverte. Il est
vide.
Pour le moment une grosse gargoulette de terre
rouge sue dans un plat ébréché, attendant sous la table la venue du
maître. Le panka pend au plafond comme une loque
indéfinissable ; dans un coin le préposé à la manœuvre de cet
appareil dort la bouche ouverte, insensible aux milliers de mouches
qui se disputent les orifices de son visage béat. C'est un jeune
Dankali de huit à dix ans, détaché du pénitencier pour rafraîchir
le commissario. Comme tous ses congénères, il a le don du sommeil
pour oublier tout ce qui est désagréable. La prison, pour ces
gens-là, est un long somme où le temps ne se chiffre plus.
Les pas retentissent sur le plancher du haut,
l'escalier craque et un gros homme en bras de chemise
apparaît.
Très surpris de voir un Européen arrivé autrement
que par la « Postale » mensuelle, il met quelque temps à comprendre
que j'arrive en boutre. En attendant un sujet de conversation, il
commence les formalités sanitaires : tous mes hommes défilent.
Puis il se met à ma disposition et me retient à déjeuner. La
pastachouta et le chianti me semblent infiniment agréables.
Il n'y a avec lui à Assab que le « piloto » maître
du port, qui s'occupe aussi de la poste, mais ils sont brouillés.
Ils s'envoient des petits papiers pour les questions de
service.
Deux Européens perdus dans un coin infernal et
isolé, ne peuvent faire autrement que de se détester.
Je laisse ce brave docteur à sa sieste ; il
peut dormir sans mouches grâce à un panka; mais il m'a raconté
qu'il a été longtemps à trouver le moyen d'empêcher le prisonnier
de s'endormir en même temps que lui. Il a essayé du revolver ;
rien de tel, me dit-il, pour remettre un dormeur sur ses pieds que
la détonation, mais le nègre s'y est habitué; il a imaginé ensuite
de placer une cruche d'eau élevée au plafond par une ficelle passée
dans une poulie. Le tireur de panka doit la retenir d'une
main ; s'il s'endort il lâche la ficelle et reçoit la cruche
pleine sur la tête. Mais il est arrivé à dormir en tenant bon sa
ficelle ; il fallait alors se lever pour la couper. Enfin,
depuis un mois, il a le bon truc : un haut escabeau à quatre
pieds dont un a été scié sert de piédestal au patient. Éveillé et
en prenant garde la machine tient, mais vient-il une vague
somnolence, le balancement du corps lui fait perdre l'équilibre et
le malheureux dégringole à grand fracas. Je contemple un instant ce
petit prisonnier qui, pendant trois heures, fera le stylite sur son
escabeau instable, et je pense aux choses qu'on raconte sur
l'antique esclavage !...
Ce bon docteur, à part cela, est un excellent
homme et n'a nullement conscience du supplice journalier qu'il
impose à son domestique forcé. N' a-t-il pas sévèrement puni un
boutiquier grec pour avoir giflé son boy ? Il faut apprendre à
ces gens-là à être humain avec les Noirs !...
Je vais au village indigène, c'est-à-dire dans la
partie de la ville occupée par les Danakil3 et les Arabes, le reste est abandonné, il n'y a
que deux Européens, un Grec et un Arménien, tous deux sordides. Ils
vendent de tout et se font concurrence, mais leur vrai commerce ne
tient pas boutique. Je parlerai plus tard de ces Levantins tombés à
la vie indigène de la façon la plus avilissante et trafiquant de
tout sans scrupules.
Je trouve mes hommes attablés devant les vieilles
caisses crasseuses à la « terrasse » d'un café dankali. Ils ont un
drôle d'air, Abdi me les montre en riant et en clignant de l'œil,
d'un air entendu.
– Sakranim (ils sont saouls).
– Avec quoi, mon Dieu ?
– Doma.
En effet, je vois circuler des bouteilles
mousseuses. C'est du vin de palme. Je l'ai goûté, ce n'est pas
désagréable, ça rappelle le cidre un peu dur ; frais, ce
serait bon.
Ce liquide est la sève fermentée d'un palmier
appelé doum, qui n'est autre que le coroso ; c'est, dans le
règne végétal, un type dans le genre du chameau, dans le règne
animal. Ce palmier ne demande pour vivre que du sable aride et le
souvenir de la pluie. Dans ces conditions de sobriété, il lance
dans le ciel bleu de longues tiges qui bifurquent comme d'étranges
candélabres et se terminent par de petits plumeaux de feuilles en
lames de sabre.
On coupe la tête des jeunes pousses à l'extrémité
des rameaux et aussitôt, la sève afflue et s'écoule; on suspend,
pour la recueillir, un cornet de feuilles de palmier roulées en
spirale. Cela fait une sorte de panier étanche pouvant contenir de
trois quarts de litre à un demi-litre. On le vide chaque matin de
ce qu'il a recueilli en vingt-quatre heures, soit environ un quart
de litre, un peu moins si le sous-sol est très sec.
Que de fois j'ai eu recours à cet arbre
providentiel; on enfonce un couteau dans le tronc ; on tète
ensuite, à même la blessure, cette sève saumâtre et fade quand elle
n'est pas fermentée; elle désaltère, faute de mieux.
Le fruit est une grosse pomme brune, la chair n'a
qu'un demi-centimètre d'épaisseur, filandreuse et douceâtre ;
on peut, à la rigueur, la sucer. Mais c'est le noyau, gros comme un
œuf et dur comme de l'ivoire qui a le plus de valeur; il sert à
faire des boutons, dit de coroso ; c'est le principal commerce
de cette côte.
La feuille, appelée « tafi », donne toutes les
nattes, tapis, sacs d'emballage employés depuis Port-Soudan jusqu'à
Zanzibar. Les Danakil et les Somalis en tissent des objets
d'ornement tels que des tapis de prière, corbeilles, etc.
Enfin, le tronc, quand on lui a tout pris, fruits,
feuilles et sève, sert à faire des poutres ou des chevrons.
C'est pour un arbre une belle carrière de
servitude !
Un peu plus loin, d'autres cafés débordent sur la
rue, chacun a sa clientèle spéciale : celui-ci des Danakil de
la brousse, celui-là des marins, un autre des Arabes coiffés du
petit panier de paille traditionnel ; ce sont des Zaranigs,
cette tribu de pirates qui peuple la côte du Yémen. Ils viennent à
Assab en gens rangés et d'apparence timide, pour vendre leur butin
et acheter des chameaux ; l'exercice de leur profession est
strictement limité à la côte d'Arabie, car les Italiens font bonne
garde chez eux et répriment avec une sévérité extrême toutes les
infractions au droit des gens.
Enfin, les Soudanais esclaves, ou anciens
esclaves, écoutent un joueur de tomboura, dernier écho de leur pays
oublié.
Le tomboura est une sorte de lyre primitive. Cet
instrument est toujours avec eux, partout où le sort les jette. Au
fond de l'Arabie, par-delà les monts du Yémen, dans les déserts
meurtriers, sur les boutres qui remontent le Golfe Persique, ou qui
errent dans les archipels de la mer Rouge, partout la même mélopée
égrène sur les cinq cordes de boyau ses notes étranges, toujours
les mêmes depuis des millénaires, immuables comme la
tradition.
Ici, dans ce désert de pierres calcinées, au pied
de ces volcans éteints, ces chants nostalgiques de la forêt
tropicale sont comme une prière que ces hommes à la face de brute
et à l'âme d'enfant, adressent aux divinités païennes de leur pays
oublié.
Je vais parmi eux pour tâcher d'engager des
plongeurs ; beaucoup me connaissent, m'ayant vu à Djibouti ou
rencontré en mer. Mais ils n'ont pas grande confiance dans mes
connaissances en matière de pêche de perles. Il faut, avant tout,
connaître les fonds propices à la pêche, selon le temps ou la
saison, et c'est toute une science que je dois acquérir.
Un vieux nacouda soudanais veut bien causer et
m'expliquer quelques règles générales pour le choix du fond. Il me
parle des dangers des îles Farzan et même des îles les plus au
large de l'archipel de Dahlak où malgré la protection italienne, la
piraterie est courante. Je commence à comprendre que cette idée si
simple d'aller pêcher des perles est, dans la réalité, une
entreprise hérissée de difficultés.
J'ai des hommes appointés au mois, ce qui est
absurde, je le vois maintenant. Je me décide à copier mon
organisation sur celle de tous les boutres de pêche, car, en ces
matières, dans ces régions, les innovations sont souvent
funestes.
Un bateau de pêche de perles appartient à un
propriétaire qui rarement navigue lui-même ; il a un nacouda
et un serinj, c'est-à-dire un patron et un subrécargue
(représentant). Alors, selon la capacité du bateau, on réunit un
certain nombre de plongeurs, qui vont par équipes de deux ou trois,
avec une pirogue qui leur appartient (le houri).
En général, un bateau de dix tonnes embarque
jusqu'à six pirogues, ce qui fait environ quinze hommes, plus deux
ou trois gamins pour faire le pain de dourah et la cuisine.
Le propriétaire fait l'avance de la nourriture
pour le temps de la campagne ; c'est du dourah, du riz et
quelquefois de l'huile ou du beurre, sans jamais oublier le tabac
en feuilles pour les chiques. Ce détail est très important, car un
bateau sans tabac est désemparé, tout son équipage étant «karman »,
c'est-à-dire déprimé au point de n'être plus capable de rien.
L'armateur verse ensuite à chacune des équipes une petite somme
pour la subsistance des familles en attendant le retour.
C'est la dette qui liera l'infortuné plongeur et
le mettra à la merci de son patron tout comme s'il était encore
esclave.
Toutes les équipes travaillent en commun et, en
fin de campagne, le partage se fait sur les bases suivantes :
d'abord on rembourse l'armateur de ses avances, puis la recette se
répartit ainsi :
un tiers pour le bateau,
deux parts pour le nacouda,
une part pour le serinj,
puis chaque homme reçoit quelque chose.
Mais, avant ces partages, il faut vendre le
produit de la pêche. Pour le navire qui pêche le bilbil, il n'y a
que les perles, puisque la coquille ne vaut rien. Seuls ceux qui
pêchent la maléagrine, dite là-bas « sadaf » vendent la
nacre.
Le paquet de perles de la pêche commune est
enveloppé dans un chiffon rouge traditionnel. Le nacouda, le serinj
et un représentant des plongeurs partent les proposer aux courtiers
et acheteurs. Pour notre région, le pèlerinage commence à Massaoua,
puis chez le grand Saïd Ali, dont je reparlerai à Dahlak; ensuite à
Midy, à Ghisan et enfin à Aden. De toutes les offres, résulte un
prix moyen qui détermine la vraie valeur du lot.
Mais en réalité, les choses se passent
ainsi :
Le nacouda et le serinj se mettent d'accord, puis
ils subornent le représentant des plongeurs pour qu'il déclare un
prix tout au plus égal à la moitié de la valeur réelle du
lot.
On revient alors là où le boutre est resté avec
l'équipage qui attend le résultat des négociations. On se lamente
sur les prix dérisoires et la dureté des temps ; mais il y a
urgence à rembourser l'armateur de ses avances, car pendant
l'absence, il a dû donner encore de l'argent aux femmes.
Enfin, le serinj achète, c'est-à-dire donne
quittance de leurs dettes aux plongeurs, en y ajoutant par faveur
quelques thalers. Et le tour est joué; une fois de plus ceux qui
ont arraché ces trésors au fond de la mer, au péril de leur vie,
sont Gros-Jean comme devant. Ils n'ont plus qu'à se remettre au
travail, s'ils veulent continuer à manger.
Mais comme toute attaque appelle une défense,
quelquefois les plongeurs tentent de dévier vers eux la
fortune.
La pêche se fait comme je l'ai dit avec des
pirogues à deux ou trois hommes ; ils partent le matin, quand
le temps le permet, et ne rentrent à bord que le soir avec leur
récolte. Quand tous sont rentrés, on procède à l'ouverture des
huîtres sous les yeux de tous. C'est une sorte de jeu de hasard, et
une véritable passion retient les Soudanais à leur métier comme
celle du jeu retient les joueurs autour de la table de
baccara.
Quelle suite d'émotions, à chaque coquille
ouverte! Que va-t-il en sortir? L'homme qui ouvre les bivalves
écrase dans ses doigts le mollusque dont la chair peut renfermer
ces kystes calcaires que sont les perles précieuses. Quelle joie
quand elle sort étincelante des chairs visqueuses ! Chacun
prétend alors reconnaître l'huître4 pêchée par
lui, et ce sont des discussions violentes, seulement pour
l'honneur, pour montrer que l'on est favori du « nocib » (chance),
car tout est en commun. Alors, ne faut-il pas beaucoup de
conscience, quand on est seul sur le récif lointain, pour résister
à la tentation d'ouvrir dans la pirogue, pour son compte, une
partie de sa pêche ? Cette fraude est sévèrement punie, celui
qui en est convaincu est mis en quarantaine pour toujours et ne
trouve plus jamais à s'engager sur un bateau de pêche. Il devient
alors un de ces solitaires vivant sur les côtes de poissons et de
coquillages, courant leur chance avec leur pirogue.
Ils s'en vont sur les îles lointaines, tentant des
traversées de plusieurs jours en pagayant sur la frêle périssoire
pour arriver au lieu propice à la pêche.
Le plus souvent, ils disparaissent, emportés par
un coup de vent ou bien au cours de leur plongée aux environs des
îles éloignées, ils sont happés par un requin. Celui qui reste ne
peut plus, seul maintenant, franchir la distance qui le sépare du
point d'eau, car une seule pagaie ne suffit plus à un tel
voyage ; il périt à son tour.
J'ai trouvé une fois, en mer, un houri en dérive
que des bandes d'oiseaux de proie m'avaient signalé de loin. Un
cadavre sans yeux, le ventre ouvert à coups de bec par les oiseaux
de mer, y pourrissait à côté d'une tanika vide qui disait le
martyre de la soif et l'inséparable tomboura, où, peut-être,
l'agonisant avait une dernière fois évoqué sa forêt natale,
ballottait dans l'eau trouble de la sinistre pirogue.
Cependant, la tentation est trop forte, et un beau
jour les deux équipiers s'entendent pour essayer leur chance; ces
deux hommes dépendent étroitement l'un de l'autre, liés par la
lutte journalière contre la mort; l'un à l'arrière pagaie
lentement; l'autre, la tête dans une caisse, pourvue d'une vitre
posée sur l'eau inspecte le fond. Voit-il une huître, il plonge,
laissant flotter la caisse que l'homme de l'arrière saisit à son
tour. Il surveille les évolutions de son camarade en plongée pour
le secourir en cas de danger. Il est armé d'une longue tige de fer
de trois mètres, sorte de lance, prête à frapper un agresseur
éventuel, requin ou autre poisson carnivore.
Le plongeur, lui, voit mal dans l'eau, malgré sa
limpidité, car l'œil d'un animal terrestre comme l'homme n'est pas
au point dans un milieu aussi réfrangible que l'eau. Il y voit
comme si le cristallin n'existait pas, il est infiniment
hypermétrope, tout est flou, imprécis. Au contraire, celui qui
observe de la surface voit tout avec netteté, comme dans un
aquarium.
Un autre accident peut se produire et il est assez
fréquent; le plongeur peut être pris par un bénitier. Ces grandes
coquilles sont en certains endroits à se toucher les unes les
autres ; elles sont entrouvertes pour recevoir l'eau chargée
de plancton et le soleil éclaire leurs manteaux internes qui
semblent phosphorescents, jetant des éclats verts, jaunes, rouges
ou violets. Si par mégarde le pied ou la main s'introduit dans
l'ouverture des deux valves, elles se referment comme un étau
jusqu'à broyer les os. Il faut alors que le camarade plonge à son
tour avec un fort couteau pour trancher le ligament qui fixe
l'énorme bivalve à la roche.
On comprend qu'une certaine solidarité lie ces
deux hommes dont chacun met sa vie à la merci de l'autre.
Quand, par chance, une belle perle est ainsi
trouvée, en fraude, on la cache. C'est alors que commencent les
difficultés; il faut la vendre ; souvent les deux complices
attendent fort longtemps pour se défaire de leur larcin, et presque
toujours hantés par la crainte, ils vendent à un prix
dérisoire.
Ce qui rend cette fraude assez rare, c'est la
superstition de ces hommes simples redoutant la punition du ciel, à
cause de la prière qui est faite chaque jour avant de commencer
l'ouverture des huîtres. Cette prière, la Fatha5, sous-entend le serment que personne n'a
dissimulé ce que Dieu lui a donné dans la journée. Les coupables
ont généralement une mauvaise contenance qui n'échappe pas à l'œil
exercé du vieux serinj ! Aussi ces fraudeurs sont-ils assez
rares. Les armateurs, eux, n'ont pas les mêmes angoisses
superstitieuses pour dépouiller ces malheureux.
Le vieux nacouda me conseille d'aller à Massaoua,
où je trouve-rai plus facilement des équipes de plongeurs, puis de
commencer ma pêche par les îles Dahlak, qui sont en face.
Je trouve, grâce au docteur commissario, une assez
bonne antenne pour remplacer celle que j'ai perdue. Je puis enfin
rétablir mon gréement et refaire mes provisions.
Ces premiers contacts avec la mer Rouge entament
déjà fortement mon budget. Si cela continue, je n'aurai plus
longtemps à subsister !
Nous reprenons la mer après deux jours d'escale,
par un matin venteux et clair, ce qui est la normale pour Assab, le
coin du monde où il passe le plus de vent. Le mistral dont les
Marseillais sont si fiers paraîtrait bien anodin, comparé à ce vent
du sud-est qui s'engouffre dans la mer Rouge, suivant son axe,
pendant toute la mousson d'hiver. Peu m'importe la violence du
vent, puisque je l'aurai en poupe jusqu'à Massaoua : vent
arrière fait la mer belle.
Tout le monde me conseille cependant d'attendre,
car le vent sera violent après ces deux jours de calme relatif, et
il est d'usage qu'après trois jours, il aura épuisé sa fureur.
Mais, j'ai trop hâte de voir enfin cette mer Rouge, où, pour moi,
tout est mystère.
Les yeux sur la carte pour y suivre ma route, je
longe la côte à deux ou trois milles, et je vois défiler, emportés
dans une course rapide, les décors les plus fantastiques qu'aucune
imagination n'aurait pu concevoir.
Cependant, les vagues sont énormes et beaucoup
déferlent en partie ; grâce à la vitesse, que je maintiens
avec une assez forte voilure, je puis éviter d'être submergé par
l'arrière.
Je juge prudent de passer la nuit à l'abri des
îles Hanisch, grande barrière de montagnes de 600 mètres, qui
s'étend sur 20 kilomètres en travers de la mer Rouge, et je mets le
cap au nord vers le large.
Devant moi montent de l'horizon de grandes roches,
de 200 ou 300 mètres de base, le sommet tout blanc comme couvert de
neige. Ce sont des îles à guano. J'y passe seulement à quelques
mètres, tant ces pics plongent droit dans la mer, profonde de plus
de 500 mètres.
Des myriades d'oiseaux aquatiques aux longues
ailes noires partent en tourbillon ! Du côté du vent, la mer
semble exploser contre cette paroi verticale brusquement opposée à
sa course, et le vent emporte dans le ciel d'immenses gerbes
d'écume.
Quelle montagne aux pics aigus s'est donc
engloutie là? Ces derniers sommets semblent lutter pour se dresser
encore dans le soleil et dans le vent. Il y en a sept, séparés par
de grandes distances, mais tous visibles en même temps, quand on
est au milieu. Les indigènes les appellent les frères ; trois
d'entre eux sont plats, élevés de 20 mètres au-dessus de la mer.
Rien n'y pousse à cause des embruns qui les submergent malgré leur
hauteur.
Par les rares jours de calme, des boutres
récoltent le guano déposé sur le sommet au cours des siècles, en
couche de souvent plus d'un mètre; ils ramassent aussi le sel
cristallisé sur les îles plates, par l'évaporation des
embruns.
Ces rochers perdus en mer, sans aucune grève,
sortant de l'eau comme des nageurs aux abois, donnent l'impression
tragique de la lutte éternelle.
Le grondement du ressac s'éteint à mesure que je
m'éloigne; ce ne sont plus que des coups sourds et espacés comme
une lointaine canonnade, puis le sifflement du vent dans les agrès
et le bruissement de la mer qui chevauche autour de moi, emplit
seul l'espace. Lentement, les dômes roses et blancs des sept frères
s'abaissent derrière moi ; tout rentre sous l'horizon, qui
m'encercle à nouveau de solitude.
Dans l'après-midi, les îlots violets sortent à
leur tour au nord devant moi; ils montent, se rejoignent :
c'est la chaîne volcanique de la Grande Hanisch. Dans deux heures
nous y serons.
Bientôt de grandes gerbes blanches jaillissent de
la mer, on croirait des fumées. Ce sont des roches sous-marines,
autres pics de monts submergés, mais restés vaincus à deux mètres
de la surface. La mer semble se venger de cette tentative avortée.
Elle se brise furieusement sur ces rocs noyés, qu'on voit par
instant au fond du creux des lames, comme des monstres noirs et
luisants ; puis la masse d'eau se referme et bondit dans
l'espace en gerbe blanche. Je frémis en songeant au sort d'un
navire fourvoyé la nuit dans ces parages. Hélas ! cela s'est
produit et personne n'est venu conter l'aventure, car, à l'accore
de ces rocs, les fonds sont énormes, et un tourbillon, créé sous le
vent, absorbe tout ce qui flotte pour ne le rendre que plusieurs
milles en aval du courant.
J'ai l'imprudence de passer à moins d'une
demi-encablure de ces écueils, tant le spectacle est nouveau pour
moi. D'ailleurs, cela nous donne une pêche magnifique à la ligne
traînante; nous prenons coup sur coup d'énormes bonites et d'autres
poissons carnassiers de plus de 20 kilos.
Ces monstres affectionnent ces parages où le
fracas des vagues et le choc des courants rendent la chasse plus
facile. Certains qui ne mesurent pas plus d'un mètre, ont une
gueule où disparaîtrait la tête d'un homme.
D'ailleurs, nous trouvons dans leur estomac des
poissons entiers pesant plus de trois livres.
Je rencontre encore beaucoup de ces rocs dangereux
dont la profondeur sous la surface n'oblige pas la mer à déferler,
mais là les vagues se dressent et font des cercles
inquiétants.
Cependant, la montagne Hanisch grandit
toujours ; celle-là a bien vaincu la mer. Avant d'y parvenir,
une arête volcanique s'étend comme une muraille. Ce sont des
scories noires avec des cônes rougeâtres creusés en cratères. J'ai
l'impression d'être sur une planète en formation à un âge où la vie
n'était pas encore organisée. Sur la mer, pas une voile et sur la
grande île de fer et de lave, rien qui révèle la présence d'un être
vivant.
De grands fleuves de lave noire dévalent des
hauteurs et s'étalent sur le sable blanc des plages étroites avant
de plonger dans la mer. Ces plages blanches font un contraste
inattendu sur ce fond noir et rouge sombre. On se demande d'où il
peut venir. En l'examinant, on voit que c'est une poudre de
madrépore : le ressac brise les coraux de la côte et rejette
leurs débris triturés et brisés.
Nous tournons la pointe ouest de la grande île
Hanisch. Derrière ce rempart protecteur, nous trouvons une mer
calme. Mais des paquets de vent d'une extraordinaire violence
tombent des hauteurs qui nous surplombent ; on les voit
arriver, enlevant à la surface une poussière d'eau. Il faut tout
amener sous peine d'être démâté ou chaviré instantanément. Ces
tourbillons dangereux m'obligent à m'éloigner un peu vers le large
pour gagner notre mouillage au centre de l'île. Quand je suis en
face de la plage blanche qui en indique la place, je mets le cap
dessus au plus près. Sous cette allure les risées tombant de la
montagne sont moins dangereuses, car on a le temps de faire tête au
vent. On risque de déchirer sa voilure, tout au plus.
Nous devons porter une ancre à terre, tant les
fonds tombent rapidement ; à 10 mètres de terre il y a déjà
plus de 50 mètres de profondeur puis ce sont des abîmes noirs où
l'on n'a pas la sonde. La mer est là très calme, un léger ressac
vient mourir sur le sable à longs intervalles. Mais deux ou trois
fois par minute, une trombe de vent s'abat dans la baie, elle passe
en quelques secondes; il semble que le mât va plier sous le choc et
un sifflement emplit l'air. Puis, brusquement, calme absolu.
Je suis tout pénétré du décor fantastique qui se
dresse devant moi, dominé que je suis par un énorme cône de
plusieurs centaines de mètres, entouré de champs de scories
hérissés de pointes irrégulières. Des veines de sable blanc
tranchent sur toute cette noirceur ; ce sont des torrents
creusés par les pluies, où le sable de corail, emporté par le vent
jusque sur les hauteurs, a été ramené par l'eau des rares pluies.
On aperçoit quelques palmiers aux formes étranges dressant leurs
bras ramifiés au milieu de cette solitude.
Continuellement le vent, dont nous sommes abrités,
vibre sur les hauteurs en passant sur ce chaos. Il en résulte une
sorte de ronflement imprécis entremêlé de sifflements étouffés.
C'est bien la musique la plus terrifiante qu'on puisse imaginer
pour ce décor infernal. Quelques rares nuages, déchirés aux sommets
des volcans éteints, repartent en lambeaux emportés vers le
nord.
Il est à peine deux heures, je puis donc explorer
l'île avant la nuit.
Ces étendues de scories sont impénétrables ;
de grandes plaques figées au moment du refroidissement se dressent
les unes derrière les autres, lançant vers le ciel des pointes
acérées souvent de plus de 10 mètres. Tout cela est friable et des
crevasses s'entrouvrent dans l'enchevêtrement des plaques
vitrifiées. On risque, si l'une vient à se rompre, d'être précipité
dans des trous tapissés eux-mêmes d'aspérités menaçantes. Quelques
crevasses exhalent des vapeurs sulfureuses et chaudes.
En suivant la plage, nous arrivons à une plaine de
sable qui permet de monter assez rapidement vers les
hauteurs.
Elle est couverte de buissons et j'ai la surprise
d'y voir un grand nombre de sentiers bien battus. Y aurait-il des
habitants ? Il n'y a pas à s'y tromper, ce sont bien des
sentiers qui partent de la mer et vont vers les sommets. Tout à
coup, un de mes hommes me crie « dabi, dabi » (gazelle) et dans la
direction de son bras, à 200 mètres, je vois une troupe de cinq à
six gazelles fauves qui paissent tranquillement, je suis sans arme,
c'est ma première idée. L'homme ne peut voir une bête en liberté
sans subir ce réflexe ; il faut qu'il massacre ou
capture.
Nous approchons pour voir de plus près ces
habitants paisibles jusqu'au moment où ils prendront la fuite. Mais
ces jolies bêtes semblent ne pas nous voir, nous en sommes à 50
mètres à peine. Abdi s'aplatit comme un chat et de roche en roche
gagne de la hauteur, tout en se rapprochant et en restant sous le
vent. Que pense-t-il faire? J'observe du point où je me trouve. Il
a vu des jeunes qui suivent leur mère et, sans doute, espère-t-il
les forcer à la course.
Brusquement tout le troupeau s'immobilise, les
têtes levées, puis part vers la hauteur. Adbi se démasque ;
brusque crochet et la troupe file à flanc de montagne. Abdi et deux
de ses camarades bondissent dans les roches ; presque tout de
suite une des gazelles reste en arrière et prend une autre
direction ; naturellement c'est vers elle que vont les
poursuivants, sa course est molle, plusieurs fois elle trébuche,
serait-elle blessée ? La poursuite devient émouvante, car la
bête semble lutter désespérément, mais elle n'avance pas vite. Je
me lance à mon tour dans la direction de cette chasse pour en
suivre les péripéties. Les hommes aussi sont fatigués, de sorte que
la distance se maintient à peu près égale.
La bête remonte un ravin sinueux, disparaît, puis
reparaît, plusieurs fois elle s'arrête comme pour reprendre
haleine ; elle semble espérer que ses agresseurs l'auront
abandonnée; puis elle repart, galope encore quelques centaines de
mètres et enfin se couche. Une grêle de pierres s'abat sur la
pauvre bête qui ne se relève plus. En quelques secondes, Abdi la
saisit.
C'est une bête épuisée, très maigre, surtout très
vieille et c'est à cela que nous devons de l'avoir capturée. Je
remarque alors l'endroit où nous sommes; c'est le gîte de nuit du
troupeau, le foyer natal de ces douces bêtes. Les environs sont
jonchés d'ossements blanchis, çà et là des têtes aux yeux vides,
avec les petites cornes encore noires.
Chaque soir, le troupeau rentre là, c'est là que
les femelles mettent bas leurs petits, et les vieux, quand les
forces leur manquent pour aller sur les sommets chercher l'herbe
rare, se couchent à la place où ils sont nés et y meurent en
paix.
J'arrête Abdi qui déjà dégaine sa « djembia » pour
égorger cette bête épuisée. Elle nous regarde de ses yeux profonds,
où tremble une eau limpide qui coule sur ses naseaux comme des
larmes. La gazelle se dresse une dernière fois sur ses pattes
grêles, elle jette un bêlement bref, tente un bond pour fuir, mais
elle trébuche et, enfin résignée, se couche, la tête encore
droite !
Nous laissons ce pauvre animal, qui attend la mort
et qui semble tout étonné de la violence que nous lui avons faite,
car sur cette île il n'y avait aucun ennemi.
Nous continuons l'escalade, en suivant un de ces
sentiers; il nous conduit à une sorte de vallon couvert d'herbe
jaune entre trois grands cônes noirs; la terre s'y est amassée par
le vent au cours des siècles, nous retrouvons là la troupe effrayée
des gazelles, qui repart maintenant à notre approche. Tous ces
sentiers sont tracés par ces gracieuses bêtes et aboutissent aux
endroits où elles trouvent à paître.
Je me demande comment ces animaux peuvent vivre
sans boire, la pluie ne tombe guère que trois ou quatre fois par an
et aucun point d'eau permanent n'existe sur l'île. Je pense
qu'elles prennent à une espèce de salicorne à feuille grasse le peu
d'humidité nécessaire à leur organisme. Puis, il y a la rosée assez
abondante le matin sur certaines feuilles d'arbustes rabougris, et
même sur les brins d'herbe sèche. Le soir, les gazelles suivent le
bord de la mer, car tous les sentiers aboutissent à la grève. Les
indigènes prétendent qu'elles viennent boire l'eau salée, mais cela
me semble plutôt une légende.
Du haut de la montagne, la mer s'étend à nos pieds
absolument calme, puis de plus en plus mouchetée de blanc à mesure
que le regard s'éloigne du pied de l'île. Le soleil déjà bas sur
l'horizon baigne tout de tons dorés et dans le lointain les grandes
montagnes violettes du continent émergent dans le ciel cuivré des
jours de grand vent. Notre bateau est posé en bas sur cette eau
calme, comme une mouette endormie.
Encore quelques pas et nous voici sur la crête!
C'est tout juste si je ne suis pas renversé par la rafale. Le vent
qui rebondit sur le flanc de la montagne prend une violence
extraordinaire. De ce côté, tout semble noir et sinistre. Ce
versant ne reçoit plus à cette heure le soleil et la grande ombre
de la montagne tombe déjà sur la mer. On entend le fracas des
vagues qui éclatent sur les rochers tout en bas, comme au fond d'un
précipice. Le grondement de la mer et le sifflement du vent me font
penser au navire qui devrait bourlinguer à cette heure de ce côté
de l'île et j'apprécie notre mouillage paisible. On ne peut plus
s'entendre parler. Je renonce à visiter ce versant et, en hâte,
nous retournons à l'abri de la tempête, sous la bonne chaleur du
soleil couchant.