IV
DAHLAK, L'ÎLE DES PERLES
Je ne parlerai pas en détail de Massaoua. Ce vaste port naturel, aménagé par les Égyptiens des Khédives a été décrit par d'autres. Les paquebots y touchent. C'est la « Colonie ».
Je suis incommodé par la chaleur humide, intolérable jusqu'à dix heures du matin. Ensuite, la brise de mer rend la vie supportable, dans la journée.
Mon boutre est amarré au quai au milieu de cent autres ; presque tous sont des pêcheurs de nacre. Ma présence intrigue fortement les indigènes et tous les courtiers arabes, les « dallais », viennent voir si j'ai des perles à vendre ou si j'en achète. Je me pose en acheteur et on me montre des lots pour passagers. Je suis absolument inexpérimenté et je me tiens sur la réserve pour découvrir le moins possible mon ignorance.
Un monsieur est sur le quai, fort élégant et entouré d'Arabes cossus. Il m'interpelle, et me demande si je suis français. Je fais approcher mon bateau du quai, il l'enjambe et se présente :
– Je suis français également, je me nomme Schouchana.
– Chou... cha..., comment dites-vous ?
– Schou-cha-na, Jacques Schouchana.
– Ah ! fis-je, et de quel pays ?
– Mais de Paris.
– Naturellement, mais cependant votre nom ne me semble pas originaire de l' Ile-de-France ?
– C'est-à-dire que je suis tunisien, ma famille est à Alexandrie, mais j'ai toujours habité Paris, surtout Montmartre, j'en arrive.
Son accent est celui des Levantins de Smyrne ou du Caire et son type est pur israélite. Il ne s'en cache pas d'ailleurs, non parce que ce serait difficile, mais parce qu'il n'y voit pas de déshonneur; ce détail me le rend sympathique.
Il est envoyé par Rosenthal, pour des achats de perles, et brasse des millions. Au bout d'un instant, nous sommes en amitié, comme si nous nous connaissions depuis dix ans. Il m'appelle Henry et je l'appelle Jacques. Nous allons à terre chez lui. Il loge dans une maison arabe, il y campe plutôt, car il ne passe à Massaoua que deux ou trois mois.
Je lui avoue franchement que j'ignore tout du métier des perles et je lui expose mon projet de partir en faire la pêche.
En homme pratique, il pense que je puis lui être très utile, en lui facilitant des achats aux îles Dahlak, et il m'offre de me prendre quelques jours avec lui pour l'aider à évaluer les lots qui lui seront présentés.
C'est pour moi une aubaine trop précieuse pour ne pas accepter sans hésitation.
Le lendemain, je le trouve chez lui, en grande chemise juive et en babouches. Toujours jovial, il me fait servir un somptueux déjeuner avec des fruits qu'il achète à prix d'or; quand un Juif se met à être large, il est d'une prodigalité sans bornes, mais aussitôt en affaires, il dispute ses intérêts avec une âpreté déconcertante.
Un tapis vert est sur la table, avec divers instruments : balance de précision, crible, calibreur, pinces, loupes, etc.
– Asseyez-vous, voici un lot acheté hier, je vais le classer devant vous.

J'apprends là ce que des années ne m'eussent pas appris. Pendant ce travail, un indigène entre; c'est un courtier; il amène des vendeurs. Il y a un vieil Arabe, le nacouda sans doute, et deux autres membres de l'équipage.
D'abord, on sert du thé, on parle de toute espèce de choses, excepté de perles. Enfin, au bout d'un moment, Schouchana pose la question, comme si les mots précis ne devaient pas être prononcés.
– Tu as quelque chose?
Sans répondre, le vieil Arabe sort de sa ceinture le traditionnel chiffon rouge qui renferme un paquet gros comme un œuf. Il le tend d'une main, l'air recueilli, et le cercle de ses assistants se resserre. Il y a là, dans ce petit chiffon couleur sang, le résultat des efforts de peut-être cinquante pauvres diables, pendant une année ; beaucoup y ont contribué en le payant de leur vie ou d'incurables infirmités. Je comprends assez l'espèce d'émotion inconsciente qui rend ces gens silencieux quand ils abandonnent leur petit trésor aux mains de l'étranger qui va parler.
Schouchana, de l'air indifférent de l'homme blasé par le métier, ouvre le sachet, regarde un instant son contenu avec une moue imperceptible, hésite s'il doit le refermer ou l'examiner mieux. Avec un art consommé, il prolonge cette incertitude jusqu'à ce que le courtier lui dise :
– Mais, vois donc, il y a des perles magnifiques, c'est du bilbil des grands fonds.
– Oh ! toi, tu me porterais des crottes de chèvre que tu me dirais que ce sont des merveilles.
Et, sur cette plaisanterie, il répand le lot sur son tapis vert et l'étale à l'aide d'une spatule d'argent.
Les trois paires d'yeux ne quittent pas le tapis et les mains de mon ami, on dirait que c'est leur sang qui est sur la table.
Quant à moi, je suis séduit par la magnifique couleur de ces perles de tous calibres. Ainsi réunies, elles se font valoir les unes les autres et semblent toutes régulières, l'éclat de leur orient se multiplie.
Mais la froide sélection commence, d'abord les rondes, puis les boutons et enfin les baroques sont mises à part. On a écarté d'un coup de tamis la douga, cette poussière de petites perles dont les Orientaux fabriquent le kohol pour soigner et se noircir les paupières.
Pesées, calculs auxquels je m'initie, puis après son opinion faite, il pose la question
– Kam? (combien).
– Vingt mille roupies, répond le nacouda (environ deux mille livres sterling).
– Cent livres, répond Schouchana, impassible.
Le débat est engagé, avec un écart de deux mille à cent, entre la demande et l'offre !
Après deux heures, les parties ont à peine progressé, le nacouda est descendu à mille cinq cents livres et Schouchana est arrivé à trois cents. Il y a espoir, c'est alors que le courtier intervient.
Il jette son turban déployé sur la main du vendeur et un dialogue muet se fait entre les deux mains dissimulées sous l'étoffe. En voici la clef :
En saisissant un doigt, cela veut dire : 1-10-100-1 000, etc.; et en en saisissant deux, cela veut dire : 2-20-200, etc., et ainsi de suite jusqu'à dix.
On comprend qu'on peut exprimer tous les nombres à des décimales près, mais la valeur sur laquelle on discute indique s'il s'agit de centaines ou de mille ou de dizaines de mille.
Pendant cette mimique, le client proteste, fait une contre-offre, en prenant à son tour les doigts du courtier et cela dure une demi-heure.
Alors le courtier pourvu de la proposition secrète se met en discussion muette de la même manière avec l'acheteur.
Enfin, quand il pense avoir trouvé le chiffre de l'accord, le vendeur et l'acheteur le font arbitre.
Il prend la main de l'acheteur et de force y place celle du vendeur.
– Dis je vends.
Il se refuse d'abord, fait des façons, enfin prononce le mot sacramentel. Le marché est conclu; le courtier dit le prix qu'il a arrêté. Aussitôt, des deux côtés, explosion d'imprécations.
Le vendeur :
– Tu m'as pris mon bien, tu es un voleur, Dieu te punira, etc.
Et l'acheteur :
– Je suis ruiné par un fou comme toi, que le prix de ta commission te conduise en enfer, etc.
Souvent on frappe sur le courtier impassible, c'est l'usage. Mais tout cela n'est que comédie; !e vendeur sorti, il éclate de rire en se frottant les mains :
– Je l'ai bien eu cette fois, ce vieux grigou, tu peux me donner une bonne récompense, etc.
Dans un instant, il ira au café, où le nacouda l'attend; nouvel éclat de rire.
– Tu as vu comme j'ai bien mis dans le sac ce Juif de malheur, il ne voulait pas payer plus de quatre cents livres (et entre nous, ton lot ne valait pas plus, c'est en ami que je te le dis) et je lui ai fait payer six cents.
Pour ce travail, le courtier reçoit 1 % de la valeur du lot, aucune affaire n'est possible sans lui. Schouchana a le sien attitré, qui lui fait faire d'excellentes affaires. Le grand art est de donner à chaque partie l'impression qu'elle roule l'autre.
Il y a sur place quelques acheteurs habitant le pays ; ils revendent à ceux qui, chaque année, comme Schouchana, viennent d'Europe. Je fais la connaissance de l'un d'eux, un Grec de Mytilène, Zanni. Il a un petit atelier de cigarettes où huit ou dix indigènes travaillent aux pièces. Lui-même, devant une petite table encombrée de vieilles montres, fait l'horloger.
Il dort dans un coin ou dans la rue sur une brande de toile et mange pour quelques sous des mets indigènes. Trente ans à peine. Une figure douce, sympathique, avec le regard un peu voilé, aux prunelles grises, sous de longs cils noirs. Toujours prêt à rendre service et en réalité très serviable, souvent utile.
Il entoure de prévenances les carabiniers qui, tous, sont ses obligés pour ces mille petits riens qui sont beaucoup. (En Érythrée les carabiniers sont employés à un nombre considérable de fonctions : greffier, huissier, policier, etc.)
Il a un boutre qui fait la pêche et dont l'équipage est composé d'esclaves. Sont-ils à lui ? Il le nie ; mais ils semblent bien dévoués pour des salariés. Il a aussi une maison à Asmara qu'il loue à une quantité de locataires. Personne ne sait si ce petit homme silencieux est millionnaire ou besogneux.
Sans que je l'en prie, il m'envoie à bord des provisions qu'il a achetées lui-même et me fait ainsi économiser 50 % sur ce que, moi étranger, j'aurais payé. Rien de servile, rien de plat qui puisse me mettre en défiance, un tact parfait en tout.
Nous sommes tous trois ensemble à un petit café du port, sorte de bourse où se traitent toutes les affaires. Schouchana me parle de Saïd Ali, le fameux cheik de Dahlak, Zanni le connaît bien, il lui a même vendu une perle noire de toute beauté, il y a un mois, nous dit-il.
– Pourquoi à lui, qui sans doute me la revendra, s'écrie Schouchana et pas à moi ?
–Je ne crois pas qu'il la revende, elle est trop belle, elle ira dans un de ses bocaux, où il garde ses trésors.
Et une étrange lueur flamba dans les yeux de ce petit homme doux. Je sentis une sorte de vertige devant les abîmes de mystère que tout à coup cette âme avait trahis par un reflet de ses yeux gris.
– Et comment va-t-il, reprit Schouchana, ce vieux maniaque ?
– Je ne sais pas, voilà trois mois qu'il a quitté l'hôpital ; je sais seulement que le docteur a envoyé un infirmier qui demeure chez lui. Oh ! il a gagné gros avec lui, ce docteur, aussi il ne le lâche pas.
– On dit que ses trois fils sont éloignés de sa maison, depuis la mort de leur mère, sais-tu pourquoi ?
– Tu voudrais peut-être leur acheter les perles du papa au jour de l'héritage, insinue Zanni avec son petit sourire bon enfant. En attendant, le père les craint depuis qu'il est malade; il a peur que ses fils, très prodigues, comme tous les fils d'avares, ne souhaitent un peu trop sa fin, pour liquider au plus vite le trésor auquel il tient plus qu'à la vie. C'est sa manie, il faut la lui pardonner, car par ailleurs, il n'est pas avare.
– Et que font ses fils, où sont-ils ?
– Ils sont ici ; probablement tout à l'heure tu en verras un qui vient là chaque après-midi. Le père leur fait une rente modeste, mais elle est mangée d'avance ; ils sont pleins de dettes.
– Naturellement, ils trouvent des prêteurs sur la garantie de l'héritage ; mais si le père vend ?
– Oh ! il ne vendra pas !
Cela est affirmé comme si Zanni avait des raisons de savoir. Il sent que mon regard pèse sur lui et peut-être cet homme étrange y voit-il à son tour le reflet de mes pensées secrètes, aussi se reprend-il :
– Enfin, je n'en sais rien, mais pourquoi vendrait-il, il ne manque de rien : plus de cinquante bateaux pêchent pour son compte. En Arabie, il a plus de mille esclaves qui cultivent ses terres. Sa seule joie est de contempler les perles incomparables qu'il a amassées depuis plus de quarante ans.
***
Un grand jeune homme, au type arabe le plus pur, somptueusement vêtu d'une chemise de soie à raies jaunes, passe sous une ombrelle suivi de plusieurs indigènes. Zanni s'excuse, nous quitte et va rejoindre le brillant promeneur.
– C'est Abdallah Saïd, l'un des fils dont nous parlions, ce diable de Zanni est toujours avec eux.
Je reste impressionné profondément par ce petit homme modeste qui maintenant me fait presque peur, les vingt millions de perles qui dorment à Dahlak ne sont pas sans allumer quelques convoitises, et j'ai l'intuition que ce petit horloger besogneux et modeste accomplit un patient travail de termite qu'un drame, peut-être ignoré, terminera un jour.
***
J'ai décidé de partir le lendemain, j'étouffe ici, d'abord parce qu'il fait très chaud, ensuite à cause du contact avec ces gens dits civilisés, où je ne découvre qu'intrigue, jalousie et combinaisons véreuses. Vivement le large !
Je suis retardé par mes papiers de santé. Le docteur est un monsieur très cassant. Je suis arrivé cinq minutes trop tard, je n'ai qu'à être à l'heure le lendemain. Je sors fort contrarié et pestant contre tous les médecins coloniaux du monde, quand je rencontre Zanni qui se dirige vers l'hôpital ; toujours obligeant, il prend ma patente et va chez le terrible docteur, il monte un escalier personnel, frappe et entre. Des éclats de voix de bienvenue me montrent que Zanni est au mieux avec le toubib. Il revient en effet accompagné du même docteur, transfiguré. Il s'excuse, alléguant les nécessités du service. Puisque je vais à Djemelé, il me prie de remettre à l'infirmier de Saïd Ali un petit paquet de médicaments.
Les poignées de main de Zanni et du docteur, le regard qu'ils échangent sont trop ostensiblement indifférents après l'attitude amicale et familière de tout à l'heure, pour ne pas être joués.
***
Je trouve, non sans peine, deux houris et quatre plongeurs qui disent bien connaître le banc de Dahlak. Ils n'ont pas pu embarquer sur le boutre où ils partent chaque année à cause d'histoires compliquées de famille, auxquelles je ne comprends rien. Djeber, Raskalla, Ali Cheré, Marsal, tels sont leurs noms bien soudanais, sauf celui de Ali Cheré qui est un croisé de Somalis, d'où le prénom musulman d'Ali.
Il y a avec eux un minuscule bambin de quatre ans environ, le fils de Djeber, que je dois emmener. Les enfants mâles des plongeurs suivent leur père aussitôt qu'ils mangent seuls et apprennent le métier, pour ainsi dire, en venant au monde. J'ai vu des boutres de plongeurs avec huit ou dix gamins de trois à cinq ans. Malgré leur petitesse, ces quasi-bébés s'occupent à bord et sont d'une extraordinaire précocité. Ils ont, à quatre ans, la mentalité de nos gamins de dix ou douze ans. Il est vrai que cela s'arrête quand les os du crâne durcissent, vers les dix ans. Ils restent alors enfants toute leur vie.
La nuit est calme, j'ai congédié le timonier et je reste seul à la barre, le sommeil ne venant pas. Derrière nous, une petite lueur sur l'horizon marque la place de Massaoua, et le phare de Ras Madour lance dans le ciel son rayon régulier.
Je pense à cet étrange Zanni et à ce malade qui, malgré l'isolement de son île, semble pris dans un piège mystérieux.
Je me décide à ouvrir ce paquet de médicaments. C'est une fiole avec étiquette rouge « Veleno », puis écrit à la main, un numéro de formule. Pas d'odeur, goût amer, je crache abondamment et n'insiste pas, je ne suis guère avancé.
Peu à peu, la grandeur de la mer me reprend et balaie de mon esprit toutes ces noirceurs, qui ne semblent plus qu'un vague souvenir de mauvais rêve.
Nous entrons à Djumelé le lendemain, à l'aviron, pour franchir les quelques milles de la baie qui nous sépare du mouillage, car aucun souffle de vent ne ternit le miroir de l'eau. C'est la règle dans tout l'archipel où pas un brin d'air n'arrive avant dix heures du matin, circonstance qui favorise la pêche des nacres, en laissant à l'eau toute sa limpidité.
Une vingtaine de huttes sont groupées sur la plage et une dizaine de boutres, auxquels nous nous joignons, dorment sous le soleil, sur l'eau transparente. Un pavillon italien flotte sur une case et un indigène en tarbouche rouge en sort, semblant attendre notre débarquement. C'est le représentant des autorités qui vérifie les patentes des barques touchant l'île.
Sa première question est pour nous demander si nous avons vu un zaroug allant vers Massaoua, parce qu'on attend l'infirmier parti chercher des remèdes d'urgence pour Saïd Ali qui va très mal. Je pense alors à la fiole que j'apporte. Obligeamment le soldat italien (un Abyssin du Tigré) me procure un âne coureur pour me conduire chez Saïd Ali qui demeure à Djumelé et non à Djemelé, j'ai confondu les noms sur la carte. J'ai donc toute l'île à traverser.
Comme ses voisines, elle est toute plate, boisée de buissons bleuâtres et de touffes de tafi (coroso) qui dressent dans le ciel leurs troncs ramifiés. La chaleur est torride.
Après deux heures de marche, en haut d'une petite colline, très allongée, nous découvrons la baie de Djumelé, maintenant toute bleue, enchâssée dans les terres dorées comme une pierre précieuse. Au loin, tout autour la mer, du trait bleu de son horizon, isole du monde.
Une palmeraie fait une grosse tache sombre et les toits plats de constructions blanches émergent de cette oasis. Mon guide me dit que c'est la demeure de Saïd Ali.
Des murs en pierres sèches enclosent de minuscules jardins où, à l'ombre des dattiers, verdit le sorgho, sans doute cultivé comme fourrage pour les bêtes à lait.
Des esclaves chancallas, originaires du centre africain, arrosent ces jardins en prenant l'eau d'un puits avec des seaux en cuir tirés par un chameau qui va et vient sur une piste en pente. Je jette un coup d'œil sur cet antique puits aux pierres noircies et moussues; il est très profond ; l'eau est bien au-dessous du niveau de la mer.
C'est une sorte de puits artésien en ce sens que la nappe d'eau vient du continent et par conséquent, passe sous la mer. Dans plusieurs îles, des puits analogues ont été ainsi forés par les anciens et existent encore.
Un de ces esclaves vient à nous, s'enquiert de ce que nous voulons et nous conduit dans une maison en pierres sèches où rapidement on étend des nattes. Un vieil homme gras et flasque, à la peau parcheminée, sans âge défini, ne tarde pas à venir suivi de bambins tout nus et d'autres curieux, tous probablement domestiques de la maison.
Le vieux est sans conteste un eunuque, celui qui a toute la confiance du maître et mène toutes ses affaires.
Il nous demande, lui aussi, si nous n'avons pas vu un boutre allant vers Massaoua.
– Non, mais le « hakim » m'a donné un remède pour ton maître. A ces mots, la figure fripée du vieil esclave s'éclaire, il prend la fiole et part en courant ; je l'arrête.
– Dis à ton maître que s'il est souffrant, je suis « hakim » et tâcherai de le soulager.
Un quart d'heure ne s'était pas écoulé que l'esclave revient avec deux autres Arabes à la barbe teinte en rouge. Après des salamalecs, ils m'expliquent ce dont souffre Saïd Ali. C'est assez vague. Je dis alors que je dois le voir pour connaître le remède; l'un des Arabes sort demander des ordres au maître. Pendant ce temps, l'autre m'explique que l'infirmier lui donne un remède avec une aiguille trois fois par jour. Après cela, Saïd revient à la vie et ne souffre plus.
L'idée de la morphine me vient aussitôt à l'esprit.
L'homme qui s'était éclipsé arrive tout essoufflé et me fait signe de le suivre.
Dans les couloirs sombres, nous croisons des femmes qui s'aplatissent le long des murs à notre passage, en dissimulant leur poitrine nue. Ce sont des esclaves de travail. Je m'arrête devant une tenture, mon conducteur se glisse sans la soulever, puis revient presque aussitôt et s'efface pour me faire entrer.
Je suis dans une vaste pièce carrée où flotte une odeur d'encens refroidi; de petites fenêtres aux vitres de couleur y mettent une lumière étrange : dans une alcôve, sur une sorte de divan très élevé, soutenu par de nombreux coussins, un homme est étendu dans la pénombre. Un petit Soudanais chasse les mouches et j'entends un gémissement prolongé. Une face émaciée se tourne péniblement vers moi et une main blanche, tant elle est décharnée, me fait signe de prendre place.
On m'avance une sorte de pouf en peau de léopard.
– Je viens te voir de la part de Cheik Issa, dis-je, et si je puis t'être utile, tu peux disposer de moi.
– Tu connais donc Cheik Issa ? Peut-être est-ce la volonté de Dieu qui t'envoie, car je sens que je vais mourir. Ce chien d'Abyssin qui me donne le remède auquel tient ma vie a cassé hier la bouteille, il est parti pour Massaoua avec un zaroug à dix rameurs, mais il n'est pas encore rentré. On me dit que tu as apporté une autre bouteille, mais sais-tu donner le remède ?
– Sans doute, dis-je, mais où l'Abyssin met-il son aiguille ?
A ces mots, un des assistants me fait signe de le suivre. Je passe dans une espèce d'arrière-cuisine où doit coucher l'infirmier, car auprès d'un mauvais lit, je vois des fioles vides, un bock, un bidet. Dans un panier, je trouve une seringue et des aiguilles ; plus de doute, il s'agit de piqûres de morphine, mais le flacon que j'ai apporté ne me dit pas le titre de la solution, ni la dose qu'on donne à cet homme. Je questionne et je finis par savoir que l'infirmier mélange la solution avec le contenu d'une autre bouteille; je vois tout de suite que c'est de l'eau distillée. Pourquoi cette solution concentrée qu'il faut étendre? Pourquoi le risque d'une manipulation délicate qui serait plus à sa place dans un laboratoire que dans ce réduit sordide, aux mains d'un indigène inexpérimenté ? Étrange...
Enfin, en consultant les étiquettes sur les fioles vides, j'en rencontre une qui avec le même numéro de formule, porte la mention : chlorhydrate de morphine, 1/10; donc, il s'agit d'une solution de 0,10 g par centimètre cube.
Estimant d'après le nombre de fioles, que le malade doit être déjà intoxiqué, je me risque à lui faire une injection de 0,05 g. En quelques minutes, il se transfigure et revient positivement à la vie.
J'ai donc devant moi un malheureux qu'on a rendu morphinomane pour le rendre esclave et abréger ses jours... Mais peut-être a-t-il simplement une maladie incurable qui justifie cette médication désespérée.
En tout cas, la piqûre se paye 25 livres. C'est intéressant en soi. Peut-être les manœuvres de Zanni sont-elles indépendantes et ce que je prends pour une complicité n'est peut-être après tout qu'une circonstance fortuite. Qui jamais le saura?
Voilà maintenant mon malade qui se lève, il me serre la main dans les siennes, comme si je lui avais apporté le salut. Il ne veut plus me laisser partir.
Saïd n'a guère que soixante-cinq ans et a dû être fort beau. Il est toujours poignant de voir un grand corps robuste ravagé par la maladie... ou le poison.
Je remarque dans le mur deux portes de fer, deux coffres-forts sans doute, et je pense aux fameuses perles.
Tout de suite, ce moribond qui semble sortir du tombeau, parle négoce et s'anime.
– Veux-tu acheter des perles, en as-tu à vendre ? etc., etc.
Je lui déclare que je ne suis pas acheteur, mais que je fais la pêche. Il sourit d'un air assez incrédule et donne un ordre, on apporte les traditionnels chiffons rouges et il me montre des lots non encore triés.
Je comprends que ces lots lui sont proposés par des nacoudas arabes et qu'il me fait la politesse de me laisser faire mon choix, et surtout dire mon prix.
Je suis séduit par ces jolies choses, que, pour la première fois je vois en si grande quantité ; on dit toujours qu'on ne veut pas acheter, puis, si on a le malheur d'examiner un lot, on est pris et on finit par se laisser entraîner.
Cependant, Schouchana m'a mis en garde contre cette fascination dont il faut toujours se défendre. Ce terrible vieux a aussi une façon de montrer ses perles ! il vous ensorcelle, il trouve les mots, les gestes, enfin, il vous communique sa passion. Me voilà maintenant évaluant un petit lot qui semble une merveille. Il est peut-être dans mes prix? je suis emballé !
Le propriétaire est là, l'air maussade, se refusant à vendre avec obstination, mais le vieux Saïd le tarabuste, le menace ; enfin fatigué, comme pour en finir, il dit son prix : 2 000 roupies (18 000 francs). Je n'en possède que la moitié. Devant tous les efforts que Saïd a faits pour décider ce nacouda à vendre, je serais le dernier des malotrus si je refusais d'acheter; j'ai honte de dire un prix dérisoire pour éviter l'affaire, je veux être grand seigneur et je dis : 1 000 roupies. Aussitôt Saïd me prend au mot et dit : « Vendu », malgré les protestations, assez faibles, d'ailleurs, de l'Arabe grincheux.
– Accepte ce prix, lui dit Saïd, si tu y perds fais cela pour moi, je veux que ce Français qui m'a sauvé emporte ce souvenir.
J'ai le sentiment cuisant d'avoir été joué. Mille roupies ! c'est tout ce que je possède, à quelques livres sterling près, me voilà joli...
Mon argent étant à bord, je dois le porter le lendemain. En attendant, on cachette le sachet à la cire rouge, le nacouda y met son sceau, moi celui de ma bague.
J'ai la bouche sans salive et mon émotion doit se voir, car j'entrevois une lueur narquoise sur la face jaune du vieux Saïd Ali. Au diable si je te pique encore, vieux fripon ! pensé-je à part moi.
Vers le soir, l'infirmier arrive de Massaoua. Je prie mon hôte de ne pas dire que je l'ai piqué en son absence, sous prétexte que le docteur pourrait en être vexé et voir là une espèce de concurrence. En réalité, je veux laisser ignorer que je suis au courant de ce qui se passe, car la suite m'intéresse, et je compte bien un jour arriver à la connaître.
Je rentre à bord. Je veux être seul pour digérer mon imprudence, et tandis que le bourricot trottine sur le sentier, dans le crépuscule rouge qui tombe sur l'île, je médite et fais des actes de contrition. Après tout, ce Zanni a raison, s'il peut jouer un tour à ce vieux brigand qui m'a eu du premier coup comme un poulet de l'année. Je pourrais bien mettre à la voile ce soir en lui laissant son paquet bien cacheté et en gardant mes livres sterling. Puis la réaction se fait, je revois les perles, je refais mon évaluation. Ce serait beau de posséder cela...
Toute la nuit se passe en irrésolution et je m'endors fort tard. Je m'éveille mieux dispos, l'optimisme a pris le dessus.
Dans la fraîcheur du matin, je refais la même route que la veille, sur un superbe baudet gris à la selle brodée que m'a envoyé Saïd. Je suis émerveillé de ces petits ânes à peine plus gros qu'une chèvre des Pyrénées, qui trottent à l'amble vous emportant sans secousses à 10 kilomètres à l'heure.
En arrivant à Djumelé je retrouve le nacouda de la veille ; il semble avoir été assez inquiet sur la réalité de mon retour et ma venue lui arrache un large sourire. Saïd Ali vient bientôt, il semble lui aussi bénéficier des bienfaits du matin. Son teint est meilleur, je veux dire qu'il a l'air plus vivant, car le malheureux paraît toujours exsangue et comme animé par un sortilège. C'est un peu le cas.
Lui aussi semble avoir vaguement douté de mon retour. Le vieil esclave eunuque vient et se livre à l'opération compliquée de l'ouverture d'un des coffres. Je revois mon paquet rouge. Dieu, qu'il me paraît petit ! Il avait tant grossi dans mon imagination ! Cependant, les sceaux sont bien intacts. Je compte sur la table les piles de livres sterling et la vue de tout cet or, le seul que je possède, comparé à la petite boule grosse comme une maigre noix que je reçois en échange, me plonge dans les regrets. Mais le sort en est jeté, n'y pensons plus. Si c'est une leçon, tant mieux, je la paye, voilà tout, et l'expérience ne se donne jamais, elle s'achète.
Je reste seul avec Saïd. Alors fixant sur moi son regard étrange d'homme qui n'appartient pas à la terre, il me dit :
– Je sais que tu crois avoir fait une mauvaise affaire, parce que tu as suivi ton sentiment, et peut-être penses-tu que j'ai voulu te tromper. J'avais peur que tu ne reviennes pas malgré ta parole.
« Tu aurais mal agi. Sois tranquille, tu dois gagner avec ces perles le double de ce que tu as payé. J'en avais offert moi-même 500 roupies et je les aurais eues à ce prix ; mais tu fais encore une bonne affaire en les payant 1 000.
« Je vais te faire voir, à toi, puisque tu es un homme de parole et un ami de Cheik Issa, les plus belles perles du monde.
Alors, sans que je lui aie rien demandé, il me montre des bocaux de verre, comme ceux qu'on emploie ordinairement pour les cornichons, pleins d'eau limpide et au fond, comme un gravier merveilleux, un lit de perles de plusieurs centimètres de hauteur.
Le vieil eunuque, sur son ordre, tire un de ces bocaux et le place devant lui.
Cet homme est transfiguré ; vraiment il semble rayonner de volupté en plongeant la main dans l'ouverture du bocal. Il en sort une poignée de sphères parfaites et brillantes, de diverses grosseurs, mais d'un même orient, et il les répand sur un drap de couleur sombre, où elles courent comme de petites lunes merveilleuses.
– Pourquoi les mets-tu dans l'eau ?
- Cette eau est de l'eau de pluie absolument pure, de l'eau qui n'a jamais touché la terre, et telle qu'elle est née de l'union du feu du ciel et des nuages blancs. Tu sais que les perles sont des gouttes de rosée tombées du ciel pendant les nuits de lune, et qui emportent avec elles, dans la mer profonde, un peu de cette lumière merveilleuse et douce de l'astre qui compte notre temps.
« Les sadafs nacrés reçoivent dans leurs manteaux soyeux ces larmes précieuses de la nuit et dans le mystère de la mer, prennent corps les perles, filles de l'eau du ciel et de la lune.
« As-tu regardé des perles sur un drap noir au clair de lune ? Eh bien, fais-le quand le mois est à son quinzième jour et tu verras une chose inoubliable...
Le vieillard parle comme dans un rêve, on dirait une invocation et je vois surgir devant moi, à la magie de sa parole, les abîmes bleus de la mer avec les fantastiques édifices de coraux et leurs végétations étranges.
– Quand les perles sortent de la mer, reprend-il, elles sont imprégnées d'eau salée qui verdit la pureté de leur éclat, elles se purifient dans l'eau du ciel, dont elles sont filles.
Schouchana m'avait signalé cette particularité dont il faut tenir compte, car une perle fraîchement pêchée qui paraît blanche peut devenir rougeâtre après quelques mois. Si elle a un fond vaguement vert, elle sera absolument blanche. Le temps d'ailleurs suffit, l'eau distillée est une vieille croyance.
Mais combien est jolie cette légende, qui je crois, est originaire de l'Inde, car tous les négociants hindous gardent leurs perles dans de l'eau de pluie.
– Puisque tu veux pêcher les perles, n'oublie pas ce que je viens de te dire, et va toujours dans les endroits où il y a eu des pluies abondantes pendant le temps où la lune est pleine.
Le vieil Arabe dit vrai, c'est dans les années de pluies que les perles abondent. La raison n'en est pas aux poétiques origines des perles lunaires, mais elle est due à l'abondance d'une variété de raie qui recherche les eaux limoneuses. Ce poisson rejette dans ses excréments un parasite microscopique, sorte d'acarus, qui va se fixer dans les chairs de l'huître et y pénètre en entraînant une partie de l'épithélium sécréteur de nacre, d'où formation d'un kyste : la perle.
Les tissus de l'huître rejettent, d'ordinaire, assez rapidement ce corps étranger, et il faut un concours de circonstances assez difficiles à réaliser pour que la perle reste assez longtemps pour grossir, d'où rareté des grosses perles.
Il arrive quelquefois qu'on trouve sur le sable du fond, à côté des grands sadafs des perles rejetées. Elles sont alors très vite couvertes d'une pellicule terne qui les fait confondre avec le gravier où elles disparaissent en peu de jours. Celui qui fait une aussi rarissime trouvaille est considéré comme un fétiche dont la présence à bord d'un bateau favorisera la chance générale.
Les Japonais sont arrivés à produire la perle artificielle dite perle japonaise, en introduisant dans la chair d'une huître un morceau de la muqueuse externe renfermant une sphérule de nacre. Si ce sachet se greffe bien, la sphérule se recouvre de minces couches de nacre et une perle se forme. C'est une opération extrêmement délicate, dont le secret, pour réussir, réside dans l'emploi d'instruments en métal inoxydable, argent ou maillechort. Avec des scalpels de fer tous les mollusques opérés meurent.
Le vieux Saïd m'a tellement impressionné avec ses légendes sur les perles que je pars avec regret. Mais c'est l'heure de sa piqûre.
Je rentre escorté d'un esclave qui conduit un bouc dont il me fait présent avec une énorme pastèque de son jardin.
Me voilà donc possesseur de perles et ma fortune en or n'est plus que de 10 livres sterling.
Mes Soudanais pendant mon absence sont partis avec leurs houris ; ils ne rentreront que ce soir.
Je passe la journée à bord sous une tente improvisée faite d'une voile et j'examine mes perles. Je fais mon apprentissage.
Dans la soirée, mes Soudanais rentrent les houris pleins de bilbils avec quelques sadafs et des poissons de roche harponnés au cours de leurs investigations sous-marines.
Un tas de bilbils de la valeur d'une brouettée représente la pêche de ces quatre hommes pendant tout un jour. Il peut y avoir un millier de coquilles. Quant aux sadafs, leur nacre épaisse a une valeur suffisante pour payer à elle seule le travail des pêcheurs, mais ils sont plus rares. Il y en a une vingtaine seulement pesant en tout environ 10 kilos.
Dans ces gros bivalves, les perles ne se trouvent que par exception, mais alors, elles sont très blanches et généralement grosses.
Les deux moitiés du ligament adhérant aux coquilles sont détachées et enfilées sur un brin de tafi. On dirait des tranches de banane. Une fois sec, c'est une excellente nourriture pour les jours de disette.
On a récité la Fatha et Rascalla commence à ouvrir les bilbils ; d'un geste mécanique, le mollusque est écrasé sous les doigts puis jeté à la mer. Voici enfin les premières perles, elles sont, il est vrai, minuscules, mais enfin, c'est un encouragement.
Sur ce millier d'huîtres, nous récoltons cinq petites perles comme des têtes d'épingles très rondes, et une vingtaine de baroques, le tout pèse un gramme et ne vaut pas plus de 15 ou 20 francs. Il faut attendre notre chance, comme le joueur.
Djeber, le plus âgé et le plus expérimenté, propose d'aller vers l'est du banc, c'est-à-dire dans les îles les plus éloignées et je choisis sur la carte Harmil, qui est à environ 50 milles, comme base de nos opérations.
Il faut naviguer de jour pour choisir la route au milieu de ce dédale de hauts-fonds et de récifs à fleur d'eau. Sur de grandes distances, nous cheminons à la gaffe, passant parfois entre des roches si rapprochées qu'elles sont à moins d'un mètre des flancs de la barque.
Ce paysage de madrépores est féerique. Certains récifs sont semblables à la cime d'une forêt; d'immenses coraux partent du fond, à 5 ou 6 mètres, sur une tige unique et trapue, puis se ramifient et s'épanouissent en une large table, ajourés comme une dentelle, formée de l'enchevêtrement des bourgeons où vivent les polypiers. Cela forme des voûtes, de grands trous bleu foncé où flottent des bandes de poissons emplumés de longues nageoires, comme des oiseaux de paradis.
Souvent la gaffe crève cette dentelle de calcaire et s'enfonce brusquement; l'homme qui s'arc-boutait dessus perd l'équilibre et tombe à la mer à la grande joie des camarades dont ce sera d'ailleurs bientôt le tour. Un chant spécial accompagne cette manœuvre qui dure quelquefois pendant des heures, poussant la barque au-dessus de ce chaos multicolore.
L'homme qui est en tête du mât regarde au loin les passes qu'il faut choisir pour ne pas aboutir à un cul-de-sac. Puis la mer redevient bleue et on repart à la voile.
Pas la moindre houle dans ces parages où l'eau a la transparence du cristal. Mais, paraît-il, cette limpidité ne vaut rien pour les perles. Les fonds riches sont baignés par des eaux d'une indéfinissable couleur noirâtre avec des reflets rouges. Elle a perdu sa transparence cristalline par la présence d'une grande quantité de plancton ; néanmoins, on y distingue encore le fond à 10 mètres.
Quelquefois au loin, sur les zones de calme où la mer et le ciel ne font qu'un, une silhouette de boutre semble flotter, dans l'air chaud qui monte de la mer, comme une feuille morte agitée par le vent. La solitude ici est plus écrasante encore qu'en pleine mer par le silence qui couvre cette eau chaude et immobile, où les îles de sable semblent émerger comme les premières terres d'un monde inhabité.
Harmil est une des rares îles un peu accidentées ; nous la voyons sortir de l'horizon depuis longtemps déjà, mais le vent est si faible que nous n'y serons guère avant la nuit.
Cependant, avec cet imprévu qui fait le charme de la navigation à voile, la brise de mer que personne n'attendait se lève et nous fait franchir en une heure les quelques milles qui nous séparent de cette terre.

Dans une des parties les plus élevées de l'île, un homme agite une longue étoffe au bout d'une perche. Sans doute un pêcheur qui manque d'eau.
Nous entrons dans une sorte de fjord large de 500 à 600 mètres qui pénètre très loin entre des falaises de calcaire, du vieux madrépore probablement. Au fond, un bosquet de mangliers encadre les deux rives. Vue à cette heure où la lumière met partout des tons dorés, cette entrée est vraiment enchanteresse.
Une étroite plage où gisent des débris de huttes semble être le mouillage, par un fond de sable nous approchons de la grève. L'homme qui veille à l'avant me crie brusquement :
– Djoch (lofe) !
D'un coup de barre, j'évite une épave qui dresse ses madriers tout près de la surface; c'est la carcasse d'un assez grand boutre; ces choses se rencontrent assez fréquemment pour ne pas étonner outre mesure.

Aussitôt mouillés, je vois dévaler vers la mer l'homme aux signaux. Il s'accroupit sur le sable en nous attendant.
Serait-ce un naufragé perdu sur cette terre de solitude ?
Je vais à lui; c'est un Soudanais assez âgé mais qui ne donne pas l'impression d'un survivant de radeau de la Méduse.
Mes plongeurs le connaissent et lui témoignent des marques de haute considération. C'est un nacouda de Massaoua, Soliman Baket, au service de Zanni depuis de longues années, et l'épave que nous venons de rencontrer, est celle de son boutre coulé après l'incendie ce matin même.
En quelques mots, il explique qu'il a été victime d'une agression d'arami (pirates). Mais avant d'entrer dans les détails, il me conduit sous l'abri d'une roche en demi-voûte, où gît une forme humaine recouverte d'une étoffe. Un cadavre, semble-t-il. Il soulève ce haillon et je vois un homme, un autre Soudanais, qui ouvre les yeux, semble nous regarder, puis les referme pour se retirer dans un isolement farouche.
– Il est blessé, me dit son compagnon. Un coup de fusil, regarde, là.
Son pagne est brunâtre tout autour de sa ceinture, et je vois une plaie violacée au bas-ventre, d'où s'écoule un mince filet de sang aussitôt que j'ai enlevé une sorte de compresse faite d'herbes pilées.
– Depuis quand ?
– Ce matin.
Le malheureux agonise, il est d'ailleurs dans le coma, et ne répond à nos questions que par une plainte inarticulée ; le pouls est filant et la respiration saccadée. Je recouvre le malheureux de son étoffe, qui sera son linceul ; il n'y a qu'à creuser sa tombe en attendant que la mort ait achevé son œuvre. Cependant, je vais chercher un cordial pour avoir l'air de faire quelque chose, mais au retour le vieux nacouda me dit d'un air simple :
– Kalas (c'est fini).
La cérémonie n'est pas longue ; tandis que le soleil achève de se coucher dans l'air calme tout rempli du cri strident des mouettes qui tournoient, nous jetons en silence le sable tout brûlant de la lumière du jour sur ce corps encore chaud ; deux pierres dressées marquent la place et le grand calme de la solitude donne une poignante majesté à cette tombe primitive.
Nous rentrons à bord. Le nacouda nous fait alors le récit du drame qui s'est déroulé ici, il y a quelques heures. C'est un fait banal, un incident qui fait partie des risques du métier, comme de se noyer ou d'être happé par un requin.
Tandis que son boutre était au mouillage, après toute une campagne de pêche, un grand zaroug zaranig est arrivé un peu avant l'aube et les a surpris. Ils ont tout pillé, même le gréement du bateau, puis ils ont mis le feu à la coque qui a coulé sur place.
Les dix-neuf Soudanais qui le montaient ont été emmenés et seront vendus comme esclaves. Celui qui a été tué l'a été par accident en voulant se servir de l'unique fusil à bord qu'un des agresseurs a fait partir en le lui arrachant des mains. Quant à lui, le nacouda, il est là parce que la veille, il avait couché à terre pour aller pêcher à l'épervier dès l'aube. Le coup de feu l'a éveillé. Comprenant ce qui se passait, il s'est caché dans l'île.
Le zaroug parti, il a trouvé son camarade évanoui sur la plage. On l'avait jeté à la mer, le croyant mort ; mais il avait eu la force de gagner la côte et de se cacher derrière une roche.
Je suis outré de ce coup de main et mon premier sentiment est de donner la chasse à ces pirates ; j ' ai six fusils à bord et encore quelques rouleaux de dynamite dont je me sers pour pêcher.
Mais le nacouda est résigné; il s'en remet à Allah qui ayant permis cette affaire lui donnera les suites qu'elle comporte.
Cependant Djeber et mes Somalis sont décidés à faire quelque chose, le vieil instinct de haine des races africaines pour les Arabes envahisseurs se réveille. On tient conseil.
Le nacouda a vu le zaroug cingler vers l'est mais sa voile n'a disparu que peu de temps avant notre arrivée, il a fait tout l'après-midi calme plat, c'est tout au plus s'il a pu atteindre l'île Sarso, seul mouillage possible à l'accore du banc de Farzan. Quant à naviguer la nuit, il ne peut en être question hors de la pleine mer.
D'autre part, le zaroug n'a aucune crainte, croyant avoir à bord tous les survivants. Il n'a donc aucune raison de courir inutilement les dangers pour échapper à une poursuite qu'il sait impossible.
– Qu'avais-tu à bord ? demandai-je.
– Quelques sacs de sadafs, mais dans ma caisse les perles de toute notre campagne, et il y en avait pour plus de mille roupies.
En moi-même, je fais la part de l'exagération, mais malgré tout, le coup de main est fructueux si on compte le nombre des captifs.
Très naturellement, le vieux nacouda m'explique que ces sortes d'esclaves capturés ainsi par piraterie et bons seulement à faire des marins, ne valent pas très cher, car on ne peut les vendre qu'à des armateurs du Golfe Persique; c'est une route de trois mois au moins à leur faire faire. Si on les laissait en mer Rouge où ils sont connus, ils pourraient s'évader trop aisément; personne ne veut les acheter; cependant quelquefois, il arrive que les captifs et leurs ravisseurs se mettent d'accord; ils diront qu'ils viennent du Soudan comme des esclaves ordinaires, ce qui permettra de les vendre à quelqu'un de la côte. Dans ces conditions, ils ont toutes les chances de s'évader un peu plus tard. Généralement ils reçoivent pour cette supercherie une petite commission que le vendeur leur donne sur leur propre prix de vente.
Ô divine simplicité de ces mœurs !...
La brise de mer tient toujours et peut-être persistera-t-elle toute la nuit. Tentons l'aventure, si l'oiseau est au nid, nous le surprendrons à son tour à l'aube prochaine.
Cette décision est accueillie par les cris de joie de tous les Somalis que l'idée d'un combat possible surexcite au dernier point. L'ancre ne pèse rien à enlever sous l'effort des vingt-quatre bras encouragés par les chants et les battements de mains ; jamais manœuvre n'a été aussi rapide. En dix minutes, nous sommes hors de l'île, la grand-voile portant plein. La nuit est venue et je donne la route au compas vers le large. Il s'agit de traverser la partie centrale de la mer Rouge, environ 50 milles à abattre en huit heures.
Personne ne consent à dormir et les histoires de combat se succèdent sur le gaillard d'arrière autour de l'homme de barre dont le visage éclairé en dessous par la lueur du compas ressemble à un masque flottant dans la nuit.
Je n'écoute pas les « histoires de chasse » dont les paroles ronronnent à mes oreilles comme un bruit dénué de sens, tant je suis préoccupé de ce que je vais faire si le zaroug est là où je suppose. Je n'ai aucune envie de faire tuer ou blesser n'importe lequel de mes hommes pour une histoire qui après tout ne me regarde pas. Le bon sens doit intervenir toutes les fois que nous cédons à une impulsion.
Toujours Sancho et Don Quichotte qui se partagent éternellement le cœur de l'homme !
Mais tout compte fait, j'ai la certitude que nous ne courons absolument aucun risque si nous surprenons le zaroug dans la nuit. Je connais assez les habitudes des indigènes pour prévoir la réaction qu'ils opposeront au genre d'attaque que je leur réserve.
Je fais un paquet de trois rouleaux de dynamite dont l'un est amorcé et muni d'un bickford dont la longueur est calculée pour brûler vingt secondes.
Cette torpille improvisée est amarrée à l'extrémité d'une longue gaffe. Si les choses vont comme je le prévois, cet engin suffira à éviter toute espèce de combat, mais il faut arriver à temps.
L'île est montagneuse, nous pourrons l'apercevoir dans la nuit : il est deux heures après minuit ; tous les yeux sont fixés à l'horizon, le mousse même n'a pas dormi.
Avec une jumelle de nuit une masse grisâtre se distingue vaguement, un peu sous le vent, c'est l'île. Je laisse porter et bientôt à l'œil nu, elle devient visible. Mais alors se pose la question de l'approche du mouillage entouré de pas mal de récifs et je ne le connais pas autrement que par la carte.
Djeber y est allé et n'est pas sûr que nous puissions y pénétrer sans avaries. Il serait désastreux d'aller sombrer bêtement et nous mettre ainsi, par-dessus le marché, à la merci des pirates que nous cherchons. Je songe que je porte avec moi César et sa fortune.
Sancho allait enfin triompher quand Ali Cheré me montre un point noir isolé dans la mer au sud de l'île. C'est un boutre mouillé à l'accore du récif. Ce n'est pas un mouillage abrité, mais par temps calme, on peut s'y accrocher pour quelques heures.
J'en conclus que ce navire est arrivé à la nuit tombante, et n'ayant plus assez de jour pour retrouver le mouillage, il s'est alors mis sous le vent du récif pour prendre du repos. Je n'ai plus aucun doute, c'est le zaroug que nous cherchons.
Les fusils sont chargés et chacun a cinq cartouches. Je n'en ai que cinquante en tout. Puis la hache, une barre à mine, un gros marteau de fer, tout est mis en ordre de bataille comme pour un abordage. De gros brûlots en chiffon, imbibés de pétrole, sont préparés.
Je suis sous l'empire d'un certain énervement causé par cette mise en scène et par cette anxiété analogue à celle que l'on éprouve à l'affût.
Mais je sens que maintenant le sort en est jeté; je ne puis plus revenir en arrière. Cette certitude met fin aux protestations de Sancho qui n'a plus qu'à se taire et je retrouve tout mon sang-froid.
Arrivés à une demi-encablure du zaroug endormi, car c'est bien lui, le vieux Soudanais l'a reconnu, je mets la barre au vent et tandis que la voile tombe, nous filons sur notre erre nous ranger à quelques mètres du zaroug.
Des formes étendues sous des toiles s'agitent. Je pousse alors le « Hooooo » habituel, comme si j'étais un innocent bateau venant là par hasard, bien que cette heure soit assez insolite pour prendre un mouillage. C'est au contraire le moment où l'on appareille.
Des voix me répondent du fond du navire, où maintenant tout s'éveille.
Pendant ce temps, j'ai enflammé le bickford à ma cigarette : le petit éclair du jet de flamme du début passe inaperçu et le cordon noir fume sournoisement dans l'obscurité. Je plonge la longue perche à la mer comme pour une manœuvre de mouillage et je maintiens la bombe sous les œuvres vives du navire. Je compte attentivement les secondes, à la dixième, je crie au nacouda qui se tient prêt :
– Appelle tes hommes.
Tous ensemble nous leur crions de se jeter à la mer, s'ils le peuvent.

Cela achève de réveiller les Zaranigs ; une culasse de fusil manœuvre... Je compte toujours... 18, 19... Alors une flamme verdâtre jaillit au centre du bateau en même temps que la détonation sèche de la dynamite. J'ai tenu l'explosif au-dessous du mât, place où il n'y a généralement pas de dormeurs; il s'abat et peu après une grêle de pierres retombe de tous côtés; c'est le fait de galets qui étaient partis un instant dans le ciel ; par miracle, personne n'est assommé.

En quelques secondes le zaroug coule et tout ce qui vivait à bord nage.
Des appels : ce sont les Soudanais qui nagent péniblement des bras, enchaînés deux à deux par les jambes. Les Zaranigs fuient dans l'île en se saisissant des houris. La panique est complète ; il est vrai qu'elle le serait à moins.
J'enflamme un gros brûlot de pétrole qui éclaire la scène. Le zaroug a disparu, mais une infinité de choses flottent.
Il faut cependant rattraper les houris. Deux ont été renfloués par les Zaranigs qui pagaient tout en achevant d'enlever l'eau. Je fais feu dans leur direction pendant que mes Somalis leur donnent la chasse.
Pendant ce temps, nous avons dérivé, car j'avais négligé de jeter l'ancre, et il y a maintenant trop de fond pour le faire.
Avec les hommes restés à bord, je tente d'ouvrir les fers des Soudanais repêchés. Ils sont attachés par une sorte d'anneau allongé, portant aux deux bouts un faux maillon qui entoure la cheville du prisonnier. Ce faux maillon est fermé au marteau et j'ai de sérieuses difficultés pour l'ouvrir, n'ayant pas d'outil.
Le jour commence, une petite manœuvre nous ramène au lieu de combat où, cette fois, je mouille. Notre premier soin est d'aviser aux moyens de renflouer, s'il se peut, le zaroug, ou à défaut de remonter du fond ce qui a une valeur.
Par le calme de cette matinée on voit par transparence, sans qu'il soit besoin d'employer la mouraille (lunette de calfat). La coque du zaroug repose sur une grosse roche, la proue en l'air et l'arrière s'enfonçant dans le bleu sombre. Quelques mètres plus loin l'épave était engloutie dans une grande profondeur tant l'accore du récif dévale rapidement vers l'abîme.
La proue est à cinq mètres de la surface et l'arrière à dix ou douze mètres. Déjà trois couples de Soudanais sont libérés de leurs fers et ils aident à délivrer les autres.
L'un d'eux, une espèce d'hercule aux jambes un peu grêles, prend un bout de filin et plonge, je le vois ramper sur l'épave, palpant chaque chose, ses bras étendus, la plante des pieds tournée vers la surface. D'un coup de reins, il se redresse et monte droit, accompagné de bulles d'air qu'il rejette par le nez à mesure qu'il s'élève. Il a amarré le filin et nous dit de haler dessus. Une caisse monte ; nous la hissons à bord.
C'est le coffre du nacouda, orné de figures de cuivre incrusté; j'empêche qu'on ne brise ce meuble vraiment curieux et que j'entends conserver intact. Je l'ouvre en faisant sauter le cadenas.
Les Soudanais m'affirment que les perles y sont. Mais en vain nous fouillons tout le contenu : vêtements de soie qui ont déteint les uns sur les autres et mille choses délayées que des papiers avaient enveloppées. Dans un mouchoir de soie, une cinquantaine de thalers, deux livres sterling en or et des monnaies turques. Je déchiffre un nom gravé à l'intérieur du couvercle : Mohamed Omar, c'est le nom du nacouda, me disent les prisonniers.
Dans ces conditions, ce nacouda doit porter les perles sur lui. Nous avons été fous de le laisser fuir avec les autres ; mais tout espoir n'est pas perdu, car deux houris sont à leur poursuite, cachés maintenant par l'île.
Voilà enfin toute l'équipe des Soudanais libérée; sans perdre de temps ils plongent à la découverte. L'eau est si claire que l'envie me prend de plonger moi-même pour voir si vraiment le navire n'est pas susceptible d'être renfloué.
Un Soudanais qui a déjà vu la brèche plonge à mes côtés et sous l'eau me conduit où il faut sans perdre de temps. Je ne suis jamais descendu plus bas que cinq ou six mètres, aussi ai-je une violente douleur aux oreilles parce que mon tympan n'est pas perforé. Brusquement, j'entends un coup de pistolet et j'ai l'impression que toute la mer m'entre dans la tête ; mais la douleur cesse, le tympan s'est perforé.
Entraîné par mon compagnon qui me tire impitoyablement vers le fond sans se soucier de la capacité de mes poumons, je vois le trou énorme qui comprend un morceau de quille de plus d'un mètre. J'en ai assez vu et je donne un vigoureux coup de pied pour monter. Cette ascension me semble interminable, je vois la surface qui brille comme de l'argent, je crois émerger, je vais remplir mes poumons, mais non, toujours de l'eau... enfin l'air, il était temps; je ne sais pas si j'aurais pu tenir deux secondes de plus.
L'équipage applaudit mon exploit; je ne dis pas au prix de quel effort je l'ai accompli. Je prends au contraire un air détaché comme si j'avais l'habitude de faire beaucoup mieux.
On remonte quatre carabines Mauser de cavalerie, qui toutes ont leur chargeur plein et aussi le vieux fusil Gras qui a tué le matelot laissé à Harmil. La douille vide est encore dedans.
Des coups de feu nous parviennent de derrière l'île, j'en compte trois, ce ne peut être que les nôtres, car ils ont emporté deux mousquetons Gras. Je me prépare à y aller avec le reste des armes pour en finir, mais les deux houris sortent de la pointe du rocher qui prolonge l'île vers l'est. A la lorgnette, je vois deux Arabes dans chacun, encadrés par mes hommes ; voilà donc des prisonniers.
Il y a le nacouda et trois autres, deux sont absolument nus et immédiatement demandent un pagne, tant le sentiment de la pudeur est vif chez l'Arabe.
Le nacouda est un homme de trente-cinq ans, le visage très bruni par le hâle de la mer ; une barbe en collier lui donne un air de noblesse qui m'en imposerait s'il n'était pas mon prisonnier. Il tient à la main un chapelet à grains noirs et semble presque ne pas s'intéresser aux événements qui l'amènent devant moi en ce simple équipage. Il porte à la ceinture la gaine du poignard que mes hommes ont dû lui enlever en le capturant.
Les trois autres sont jeunes, entre vingt et trente ans.
Dans la noyade du matin, ils ont perdu les petits paniers qui leur servent habituellement de coiffure. Leurs longs cheveux bouclés tombent sur leurs magnifiques épaules dorées par le hâle et un bracelet d'argent encercle leurs bras à la naissance des biceps.
En montant à bord, le nacouda, par habitude, dit un « Salam », comme s'il venait en visite et il s'en faut de peu qu'il ne nous donne une poignée de main. Ce détail, qui nous paraît surprenant à nous autres, Européens, est pour eux très naturel, en raison de leur fatalisme.
Hier ces hommes étaient mis aux fers par eux, aujourd'hui c'est le contraire. Qu'y peuvent-ils... « nocib » (la chance)! Alors, quelles que soient les circonstances, ils gardent une sorte de quiétude comme en aurait un spectateur désintéressé. Ensuite, ils n'ont nullement le sentiment d'être coupables, ça n'existe pas ; ils ont gagné ou perdu.
Rapidement mes Somalis racontent que deux autres pirogues ont pris le large, ils ont arrêté celle-là en l'effrayant à coups de fusil.
Je fais enchaîner avec les fers que j'ai ouverts tout à l'heure, les quatre compagnons, qui subissent l'opération aussi indifférents que chez le marchand de chaussures. Quelques protestations seulement parce que Abdi a trop serré un des anneaux du pied du nacouda.
– Tais-toi Mohamed Omar, et garde tes plaintes pour le nœud qui va, tout à l'heure, te serrer le cou...
– Al allah... (à la volonté de Dieu). Mais comment me connais-tu ?
Je ne réponds pas, laissant planer un peu de mystère, c'est un élément de démoralisation de plus.
Cependant, cette perspective de pendaison semble mettre un nuage dans la sérénité affectée des quatre bandits.
Je dis bandits, j'ai tort, ce sont des Zaranigs, des écumeurs de mer, qui, en toute autre circonstance, ne seraient pas plus mauvais que d'autres.
Beaucoup à Djibouti vivent honnêtement, selon les règles de notre société; s'emparer d'un navire est une chose, pour eux, moins cruelle que la chasse, par exemple, car le navire peut toujours se défendre, tandis que la bête ne peut pas.
Mon intention, d'ailleurs, n'est pas de pousser les choses aussi loin ; je cherche à créer une atmosphère de frayeur pour savoir où sont les perles. Je me retire sur l'arrière et nous tenons conseil avec le vieux Soudanais et Djeber. Sans aucun doute le nacouda a sur lui les perles.
Tandis que nous délibérons, je le vois examiner le coffre que nous avons repêché avec une attention et une persistance que ne justifie pas une simple caisse.
Je donne l'ordre de le déferrer et on me l'amène.
– Tu sais ce qui t'attend d'après la loi de la mer?
– Dieu est grand et qu'il soit fait selon sa volonté ! Si tu veux me tuer, je ne puis pas aller contre. Cependant, je te fais observer que moi je n'ai tué personne.
– Et celui que tu as jeté à la mer à Harmil, est-il vivant?
– Dieu seul le sait.
– Et moi aussi, puisque je l'ai enterré.
Il hausse les épaules, décidé au silence.
– Cependant je te connais, si toi tu ne me connais pas, et toute ta tribu saura que tu es mort pendu comme un voleur et que ta tête coupée a été jetée aux requins. Car tu ne penses pas que je te donne une sépulture, toi qui jettes les blessés à la mer. Ton âme de fils de chien restera errante jusqu'au jour du feu.
- Al Allah...
– Cependant, je te donne le moyen de te sauver, et de sauver ceux qui sont avec toi, si tu rends les perles à cet homme...
– Je ne les ai pas.
–Ce n'est pas ce que je te demande, je veux savoir où elles sont.

– Je ne les ai pas, te dis-je, fouille-moi.
Et il arrache ses vêtements.
– Inutile de te moquer de moi, je sais que tu ne les as pas sur toi; mais je sais aussi où elles sont; seulement j'ai voulu faire croire à tous ces hommes qui veulent ta mort, ajouté-je à mi-voix, que c'était toi qui me l'avais appris pour pouvoir te sauver.
Et en disant cela, je regarde tour à tour le coffre incrusté de cuivre et ses yeux fuyants. Son intérêt à examiner cette caisse m'a suggéré l'idée d'une cachette et j'ai lancé cette allusion sans trop savoir au juste. J'étais dans le vrai.
Après un long silence, la tête baissée, à mi-voix comme un homme qui capitule :
– Fais apporter ma caisse, elles y sont.
Dans un des montants, faisant pied, un trou a été percé dans toute la longueur et fermé par de la cire. Il en extrait un sachet qu'il me remet; je le donne au Soudanais qui l'ouvre.
– Mais il en manque, s'écrie-t-il aussitôt.
– Que veux-tu, j'ai dû en mettre une partie dans un autre paquet que j'ai confié au serinj pour qu'on ignore l'existence de celles-ci ; il faut être prudent et j'ai l'expérience.
– C'est bien, dis-je, je te crois.
« Quant à toi, dis-je au Soudanais, remercie le Ciel d'avoir retrouvé tes plus belle perles, car le serinj ne doit avoir que les plus mauvaises.
Je fais mettre les trois Arabes en liberté, c'est l'heure du repas; ils se joignent aux matelots pour manger le riz traditionnel, comme si rien d'extraordinaire ne s'était passé. Mais que vais-je faire de ces gens maintenant ?
Pendant que je réfléchis, deux houris se distinguent sur l'horizon semblant venir vers nous. C'est le reste de l'équipage zaranig. J'envoie au-devant Abdi et deux Soudanais armés.
Quand ils se rejoignent il y a conciliabule, puis les trois pirogues viennent sur nous, la nôtre en arrière-garde.
Je leur crie de rester à distance, un seul suffit à expliquer.
C'est tout simple, ils ont réfléchi que sur mer, sans eau, sans nourriture, c'était la mort certaine, mieux valait tâcher de s'arranger, car en Orient tout s'arrange. Ils se rendent à merci, pleurant leur boutre perdu.
Ce sont tous des hommes magnifiques, avec des yeux très doux, sauf deux ou trois qui sont vraiment inquiétants ; mais cet air sinistre n'est dû qu'à la frayeur. La vue de leurs camarades et de leur nacouda libre les encourage. C'est alors un concert de supplications : le diable les a trompés en les conduisant à l'île Harmil. D'ailleurs, ils ne voulaient que de l'eau, et c'est à cause du coup de fusil tiré par les Soudanais que la bataille s'est engagée, etc.
Comme dans l'histoire du chasseur, c'est le lapin qui a commencé !
– Où est le serinj ? demandé-je tout d'abord.
– Nous ne savons pas, il a dû se noyer au moment où le bateau a sauté, car on ne l'a pas revu, c'est toi qui l'as tué avec ta poudre.
Je pense aussitôt à la prudence du nacouda qui a su écarter de sa tête le danger terrible que peut devenir la cupidité humaine dans un moment où les responsabilités sont impossibles à établir. Ce paquet de perles qu'il a remis à son serinj l'a désigné comme le détenteur de tout le trésor et sans doute il a payé cet honneur de sa vie. Son regard croise le mien, comme pour échanger la même pensée.
Je ne veux pas que tous ces hommes montent à bord, car en si grand nombre, ils sont dangereux, quoique sans armes.
Je les fais fouiller et au troisième nous trouvons le paquet de perles qui a coûté la vie au serinj...
Je fais semblant d'ignorer son origine; je ne suis pas ici, après tout, pour rendre la justice. J'ai surtout hâte d'être loin de cette bande, car je ne me soucie pas de les garder à bord, nous sommes déjà dix-neuf de plus et je n'aurais jamais assez d'eau ni de vivres. De plus, tant de prisonniers seraient un danger perpétuel.
Je fais remplir quatre tanikas d'eau; j'ajoute un gros paquet de dattes et j'abandonne à sa bonne étoile tout l'équipage zaranig sur deux houris que je leur laisse; ils pourront méditer sur l'île ou tenter d'atteindre une terre plus voisine de l'Arabie, ou encore, ce que je leur conseille, aller sur la route des vapeurs, en pleine mer Rouge, pour se faire ramasser par un commandant philanthrope.
J'ai rencontré plus tard le nacouda ex-pirate, cette fois, sur un paisible boutre marchand; il m'a conté qu'un cargo norvégien faisant route sur Aden, les avait recueillis et que se donnant pour des naufragés authentiques, ils avaient été secourus par les autorités anglaises, toujours empressées à plaire aux Arabes qui viennent à eux.

Nous retournons à Harmil avec les houris des Soudanais, que nous avons récupérés, pour reprendre la pêche.
Ces pauvres gens ne savent comment me remercier et m'offrent ce qu'ils ont : leur travail.
Pour économiser la nourriture, ceux qui n'ont pas de houris pêchent dans les récifs des poissons de roche et vivent uniquement d'escargots de mer qu'ils préparent à leur manière.
Cependant, mon bateau est repoussant de saleté avec ces énormes quantités de bilbils ouverts tous les jours. Nous vivons dans une odeur de pourriture pestilentielle, nous ne la sentons plus par accoutumance, mais les oiseaux sont alléchés et nous escortent par milliers. Nous avons eu de l'eau, grâce à une pluie précédente qui a laissé un point d'eau à l'intérieur de l'île, mais il faut économiser et seule la mer sert aux ablutions ; je suis d'une saleté abominable malgré cela.
Quand j'ai quitté quelques heures le bateau en restant à terre sur l'île, je retrouve péniblement cette puanteur.
Parmi les odeurs incommodantes du bateau, domine un relent d'urine ou plutôt d'urinoir. Je me demande si le mousse ou le jeune Soudanais ne feraient point la nuit leurs ordures à bord.
Mais Mohamed Moussa, qui a longtemps navigué avec des plongeurs, me dit que ce sont eux qui ont de l'incontinence d'urine. C'est une infirmité que contractent, à peine à la trentaine, les plongeurs qui descendent dans les grands fonds, de 15 à 18 mètres à l'aide de la pierre. En effet, trois de mes nouvelles recrues sont atteintes de cette maladie, cela ne se sent pas sur elles dans le jour, car elles sont constamment dans l'eau et d'ailleurs, au début, l'incontinence est seulement nocturne.
Je cesse alors mes récriminations, rempli de pitié pour ces victimes de leur métier. Cela encore s'ajoute à la série déjà longue de tous les maux qu'il faut endurer pour tirer de la mer les riches colliers qui iront douillettement dormir sur la peau parfumée d'une gorge féminine.
Chaque soir, les Soudanais sont groupés à l'avant et très tard dans la nuit, dans l'air humide et lourd qu'exhale la mer chaude, la tomboura égrène ses notes tristes.
Cette mélopée régulière indéfiniment répétée dans cet espace sans écho, ces vibrations légères comme des vols d'insectes, semblent monter des profondeurs irréelles du ciel reflété, pour se perdre dans l'infini des astres. C'est vraiment une sorte de prière inconsciente, une véritable communion que ces hommes simples font ainsi sans le savoir avec le grand mystère de l'univers.
Inconscient moi-même, je n'ai vraiment senti la puissance d'élévation de ces heures de solitude que plus tard dans la nostalgie profonde que partout je traîne.
Un soir, la musique habituelle changea de mode. Ce furent des chants cadencés accompagnés de claquements de mains et d'une espèce de jazz sur une tanika vide.
Les Soudanais sont groupés en cercle, accroupis sur leurs talons autour de l'un d'eux, un des plus jeunes, qui dodeline la tête en scandant une sorte de « hahan » guttural. Il semble ne rien voir et être sous l'empire de ces chants cadencés comme sous le charme d'une force hypnotique. Il est complètement nu.
Je demande ce qui se passe.
– Il est possédé des mauvais génies, nous les faisons sortir.
Le mousse apporte sur une plaque de fer blanc des braises rouges que l'un des Soudanais met devant l'ensorcelé. Le tapage augmente alors d'intensité, toutes les têtes se rapprochent de lui presque à le toucher et le rythme devient plus rapide.
L'homme, alors, avidement jette des braises dans sa bouche et les croque sous ses dents : le cercle des forcenés qui l'entoure marque une cadence effrénée, tapant des pieds à effondrer le pont.
Je vois le « sujet » croquer et avaler ainsi cinq fois des braises rouges de la grosseur d'une noix. Puis il se jette en arrière, se roule en chien de fusil et ne bouge plus. On le couvre d'une étoffe et il dort; c'est fini, le mauvais génie est parti; le silence succède à cette scène de folie. Le lendemain aucune brûlure n'est visible et il semble ne se souvenir de rien.
Ce jeune Soudanais donnait depuis quelques jours des signes de déséquilibre mental, un jour en pleine mer, il se jeta à l'eau. C'était l'œuvre du « Chétan ». Presque tous ces gens ont, à des degrés différents, de ces sortes de crise hystérique. J'ai vu, en quarante jours, trois fois la cérémonie de l'exorcisme se répéter sur deux autres Soudanais.
***
Ce matin, dans le calme doré du soleil levant, la haute voile d'un zaroug blanc découpe son triangle effilé dans un ciel de cuivre jaune. Cette énorme voilure et cette coque allongée au ras de l'eau décèlent un coureur de mer. Tout le monde est vite sur pied pour examiner et faire des commentaires sur cette inquiétante apparition.
Abdi sort de ma cabine tout un arsenal de combat sans oublier la dynamite, car depuis notre dernier exploit, il ne rêve plus qu'explosions et abordages.
A la jumelle, je reconnais la coiffure des Zaranigs, mais tout semble bien calme sur le pont arrière pour un navire pirate dans l'exercice de ses fonctions.
Ce zaroug imprévu est à environ un mille dans l'est, c'est-à-dire à contre-jour. Je hisse un pavillon français pour voir quelle réaction auront nos trois couleurs nationales si rares en mer. Aussitôt on nous répond par un autre pavillon dont je ne vois que la silhouette à cause de l'éclairage. Un homme debout à l'arrière agite une étoffe pour marquer des intentions amicales.
De longs avirons sortent alors du ventre de ce navire comme les pattes d'un insecte fantastique et, tel qu'une antique galère, il vient sur nous, taillant la mer de sa proue effilée.
Le nacouda debout à la barre marque la cadence en frappant sur une tanika dont le bruit métallique alterne avec le chant des rameurs. La vogue est rapide, à peu près une à la seconde avec une syncope tous les cinq temps pendant laquelle l'équipage bat des mains, pendant que le navire file sur son erre, les avirons levés.
En deux minutes, la barque vient se ranger à portée de nos voix et nous échangeons le salut de mer. Tandis que la voile tombe, ferlée en quelques secondes, je reconnais Cheik Issa qui me salue de la main.
Il revient d'Arabie où il a livré ses « mulets1 » et va à Massaoua prendre un chargement de sel.
Je lui conte mon entrevue avec Saïd et je lui fais part de l'étrange traitement dont il me semble être la victime ; je ne lui cache pas mes soupçons sur le rôle occulte de Zanni et sa convoitise pour les perles.
Je lui montre les perles que j'ai achetées, mais pour cela j'ai dû sortir de mon coffre un sachet de sphérules de nacre que Paisseaux m'avait données en vue de la culture perlière. Cheik Issa touche le paquet et me regarde stupéfait.
– Ce sont des perles ?
– Hélas non, mais seulement de quoi en faire.
Il touche avec volupté et fait courir dans ses mains ces petits grains sphériques et polis de toutes les grosseurs qui, ainsi mélangés, prennent un éclat remarquable par le jeu de lumière dans la nacre.

– Pourrais-tu me les vendre ? Tu me ferais un immense plaisir. N'en ayant plus l'emploi et ne les gardant qu'à titre de curiosité, il m'est aisé d'avoir, à peu de frais, le beau geste.
– Je te les donne pour que tu aies un souvenir de moi qui te soit agréable.
Après avoir passé encore une heure ensemble, répondu à une foule de questions sur tout ce qui était relatif à Saïd, nous nous séparons avec une impression d'amitié que je sens réciproque; il remonte sur son bateau et, avec la brise, le grand oiseau blanc a vite fait de nous laisser dans son sillage.
Depuis quarante jours nous errons d'île en île, et la chance ne nous favorise guère, il y aura juste de quoi payer les frais de la campagne ! Je décide le retour.
Je voudrais passer par Djumelé revoir Saïd Ali, car le sombre drame qui se joue autour de lui m'intrigue, mais j'ai hâte de manger des légumes et de boire un fiasco de chianti.
Nous rentrons par le nord. Je décide de toucher à Norah, grande île où relâchent beaucoup de pêcheurs, dont la plupart ont là leur famille.
Toujours le même genre d'île plate avec de grands palmiers ramifiés.
Quatre boutres sont au mouillage et c'est une grande nouvelle à conter que celle de la prise du zaroug Arami. Mes hommes se chargent d'en faire une légende épique qui fera son chemin de bouche en bouche.
Tous les équipages et leurs nacoudas viennent à mon bord pour me contempler comme si j'étais un demi-dieu. L'histoire a déjà pris les proportions d'une légende où entre beaucoup de merveilleux. L'explosion de la dynamite serait trop simple : c'est le « Sultan el Bahar » (roi de la mer), autrement dit le cachalot, qui a été de la partie, envoyé par les puissances d'outre-tombe, les mânes d'un cheik que j'aurais invoqué, etc. C'est le début de cette interminable légende qui est attachée à mon nom et qu'enrichit tous les jours l'imagination des conteurs.
Il est déjà tard quand je puis enfin congédier tous ces visiteurs.
Le sommeil commençait déjà à me prendre quand un clapotis me fait regarder par-dessus bord, aux environs du gouvernail. Un homme nage; sans élever la voix, il m'interpelle, il a quelque chose à me dire.
Abdi l'aide à se hisser à bord et nous laisse seuls à l'arrière. C'est un Dankali des îles, race un peu spéciale, parlant le dankali, mais fortement croisée de soudanais, depuis des siècles que ces nègres du centre africain y font la pêche. Il retire son pagne mouillé et le remplace par un autre qu'il portait sur la tête en guise de turban.
Je laisse passer ce silence en attendant que cet homme parle le premier. Il dénoue un coin de son étoffe et me tend une perle. Elle est de la grosseur d'un pois et parfaitement ronde. Je comprends immédiatement qu'il l'a trouvée en fraude en ouvrant une partie de ses huîtres avant de rapporter sa pêche à la masse commune. Son bateau appartient à Saïd Ali et pêche pour son compte.
Ma présence l'a décidé, car avec un Européen, il est assuré que l'achat de sa perle ne sera pas commenté au hasard comme cela aurait lieu avec un courtier, ou même un acheteur arabe qui, forcément, la proposerait à Saïd Ali. Alors, il faudrait dire d'où elle vient, qui l'a pêchée, etc., il serait découvert.
Dans la nuit, à la lueur de la lampe, je ne puis pas bien l'apprécier, mais j'évalue cette pièce à 5 ou 6 000 francs, si je me base sur le taux que j'ai payé à Saïd Ali.
Je n'ai à bord que 12 livres, en comptant les 2 trouvées chez les Zaranigs, plus les 50 thalers, cela ne fait pas lourd et je n'ose proposer si peu à cet homme. Je suis encore plein de scrupules. Cependant, je ne voudrais pas laisser passer cette aubaine.
Je la lui rends, disant que je n'ai pas d'argent. L'homme croit que j'ai peur de la lui acheter et se défend naïvement.
– Je ne l'ai pas volée, je te le jure, seulement j'ai beaucoup de créanciers et je ne veux pas que l'on sache que j'ai cette perle pour qu'on ne me prenne pas tout mon argent.
– Non, je n'en veux pas.
– Mais, dis un prix.
Alors froidement :
– Tiens, voilà 5 livres, c'est tout ce que je puis faire.
– Ah ! non, elle vaut plus que ça, voyons, regarde bien, tu te moques de moi, sans doute ?
– Non, elle ne vaut pas plus, c'est à prendre ou à laisser.
Je veux en finir, il reprend sa perle, fait mine de la remettre dans le coin de son étoffe. Puis, brusquement, me la tend à nouveau :
– Donne-moi 20 livres.
– En voilà 12 et 50 thalers, c'est tout ce que j'ai.
– Ah ! tu es plus dur qu'un Juif.
Mais l'homme semble heureux de palper cet or. Il me baise la main en signe d'adieu et repart comme il est venu.
J'attends le jour avec impatience pour examiner mon achat inattendu. L'idée d'une fausse perle n'effleure pas mon esprit, il faut être en Europe pour penser à cela. Ici, jamais une telle chose ne s'est produite.
A la lumière du jour, je suis émerveillé de mon achat et d'après son poids (elle pèse 22 grains), évaluée à dix fois son poids, ce qui est peu, cette perle vaut déjà près de 5 000 francs, soit 125 livres.
J'ai une vague idée qu'elle n'a pas seulement été trouvée en fraude, mais volée. Je ne l'ai jamais su.
C'est elle qui fera le bénéfice de cette première campagne.
Le lendemain, dans l'après-midi, les mâts de la sans-fil de Massaoua sortent de la mer au pied des grandes montagnes de l'Asmara, nous y serons avant la nuit, car la brise de la mer est fraîche et de toutes parts, éveillées par ce souffle, des petites voiles blanches convergent vers le port. Ce sont des bateaux de pêche qui viennent apporter leurs perles aux courtiers et trafiquants attablés aux cafés du quai.
Et la figure du jeune dieu de Zanni me revient à la mémoire avec le gros Schouchana parfumé. C'est l'heure où, devant la tasse de café maure, ces gens observent l'horizon, attendant l'arrivée de ces voiles blanches qui, peut-être, leur apportent la bonne affaire.
1 Terme pour désigner les esclaves quand on ne veut être compris que des initiés.