V
LA MORT DE SAÏD ALI
J'entre en rade de Massaoua à dix heures du matin.
A peine sommes-nous mouillés en face du quai de la douane, que je
vois émerger de la foule des indigènes le gros Schouchana dans la
pénombre d'une ombrelle doublée de vert.
Il m'appelle par mon prénom et agite en signe
d'amitié un joli mouchoir de soie rose dont je crois sentir le
parfum.
Sous les arcades du café du Commerce, devant
l'éternelle tasse à 20 centimes, Zanni tient ses assises. Quand mon
regard, qu'il semble saisir au passage, croise le sien, il me salue
d'un geste discret en soulevant son petit chapeau de paille, puis
il reprend son immobilité d'insecte patient.
Aussitôt le pied à terre, Schouchana me reçoit
dans ses bras, comme si je revenais du bout du monde.
– On était inquiet sur votre sort, car on a
raconté que vous aviez été attaqué par des pirates zaranigs. Encore
quelques jours et j'allais demander aux autorités de partir à votre
recherche.
– Merci, merci, mais je déteste, sachez-le, qu'on
s'occupe autant de moi.
« Je n'ai pas eu d'autres aventures que celle,
toute banale, de recueillir un équipage soudanais dont le boutre
s'était perdu du côté de Harmil. Il appartenait, je crois, à Zanni.
A-t-il été informé de ce naufrage ?
– Oui, depuis quinze jours, on lui a annoncé cette
mauvaise nouvelle, mais avec toute une histoire...
– Ce sont des racontars auxquels il ne faut
ajouter aucune importance.
J'ai donné ordre à bord de ne pas parler de notre
engagement avec le boutre zaranig. Je ne tiens pas à devenir la
fable du pays et courir le risque de m'embarrasser dans une enquête
judiciaire, où les fonctionnaires désœuvrés sont trop heureux de se
donner de l'importance, sans tenir compte du temps qu'ils font
perdre aux malheureux témoins.
Zanni vient à moi et me demande des nouvelles de
ses hommes. Je comprends que lui non plus ne semble pas tenir à des
révélations sensationnelles, et son sourire me remercie de ma
discrétion.
Il me demande tout de suite où je suis allé
pendant mon voyage, pour apprendre si j'ai vu Saïd Ali, dont il ne
voudrait pas être le premier à parler. J'observe sa figure quand je
raconte ce que je crois pouvoir dire de mon entrevue avec le vieil
Arabe. Je parle de sa maladie, des soins dont il est l'objet, puis
je conclus comme si je n'avais rien compris à l'étrange traitement
que lui fait suivre son infirmier tigréen. J'observe alors une
détente sur le visage jusque-là impassible de Zanni.
Les hommes qui savent le mieux cacher les émotions
les plus pénibles ne prennent pas garde à ce rayon de soleil qui
illumine leur visage à l'annonce d'une nouvelle qui met fin à une
anxiété soigneusement dissimulée.
Schouchana m'entraîne chez lui où un somptueux
déjeuner nous attend. On voit que Rosenthal ne rechigne pas sur les
frais de déplacement et que Jacques ne refuse rien au confort de
son intérieur provisoire.
Naturellement, je lui montre mon achat, sans
avouer, je ne sais pourquoi, que c'est Saïd qui me l'a fait
faire.
Tandis que, dans le traditionnel chiffon rouge, il
remue les perles de son gros index poilu, il me dit en faisant une
moue qui touche le bout de son nez :
– Je crois qu'on vous a « vu venir ». Je ne pense
pas que vous puissiez jamais retirer votre prix d'achat... à moins
que... Et il tient entre ses doigts une grosse perle morte, terne
comme un œil de poisson cuit, que son gros nez de tapir semble
flairer.
Il va la mettre au soleil et l'examine par
transparence.
– A moins que..., mais je ne devrais pas vous le
dire. Combien avez-vous estimé cette perle ?
– Mais rien, je la considère comme sans
valeur.
– Donc, si je vous l'achète au même prix, vous ne
perdez rien ?...
« Mais non, vous avez confiance en moi, vous êtes
mon élève, je vais vous dire ce que je crois deviner : cette
perle est probablement pure à l'intérieur, elle est recouverte de
couches de mauvaise nacre. Je vais tâcher de les enlever. Ce n'est
pas sûr, mais très probable. Je m'étonne que votre vendeur n'ait
pas tenté l'expérience ; c'est élémentaire.
– Oh ! c'était un homme sans expérience, et à
part moi, je pense au vieux Saïd chez qui sont passées toutes les
perles de la mer Rouge ! Ce détail ne lui a certainement pas
échappé. A-t-il voulu mettre ainsi la chance à portée de ma
perspicacité? S'est-il amusé, comme dans les vieux contes arabes, à
ne rendre son bienfait efficace que si je m'en montre digne en
trouvant le trésor caché sous de viles apparences ?
Schouchana prend un scalpel et commence à gratter
la surface de la perle morte avec une légèreté extraordinaire pour
ses grosses mains velues, aux doigts spatulés et chargés de bagues.
Peu à peu, comme si c'eût été un oignon minuscule, de minces
pellicules de nacre tombent l'une après l'autre. Après une heure de
travail, où le grattement de l'acier troublait seul le silence
recueilli, Jacques s'éponge la figure qui ruisselle de sueur.
– Je crois que je la tiens ! mais j'en ai
pour plus d'une demi-journée de travail, je n'y vois plus, je
reprendrai ça demain.
En effet, la perle est déjà translucide; encore
quelques centièmes de millimètre et son orient resplendira. Mais
c'est à la fin que le travail est minutieux : il faut enlever
une seule couche de nacre à la fois, et ces couches sont d'une
épaisseur de l'ordre des longueurs d'onde de la lumière pour
permettre les interférences qui donnent les irisations.
– Alors, vous avez vu les perles de Saïd, reprend
Schouchana, mais comment avez-vous fait? Il ne les montre guère. Je
croyais être le seul Européen à les avoir vues. Je vous confierai
que j'ai ordre de les acheter pour le compte de Rosenthal si
l'occasion se présente. J'ai un crédit de dix millions en
banque.
« Cependant, il se passe des choses bien étranges
autour de Saïd Ali et Zanni semble jouer un rôle assez mystérieux.
Comme j'ai l'air très bavard, on se méfie un peu de moi et je ne
puis observer beaucoup ; ce diable de Grec a complètement
chambré les fils de Saïd, tout au moins l'aîné, qui ne voit que par
ses yeux et n'agit que suivant ses conseils. Il les fait vivre tous
les trois et les sommes qu'il leur a avancées doivent, à mon avis,
s'élever à plusieurs centaines de mille lires.
« Je ne serais pas étonné qu'il ne les ait fourrés
dans quelque affaire compromettante pour les mieux tenir à sa
merci ; les Arabes sont si naïfs en affaires quand on sait les
prendre !
« Pendant votre absence, il est venu une espèce
d'Arabe à moitié Dankali qui a essayé de ramener le fils aîné vers
son père. J'ai remarqué l'état d'énervement extraordinaire de Zanni
et son boutre ne cessait de faire la navette entre Massaoua et
Djumelé. Il doit avoir des espions à sa solde autour de Saïd, car
il lui a envoyé, l'année dernière, un de ses esclaves pour faire,
disait-il, la culture et la préparation du tabac. Cet esclave y est
toujours, malgré que le tabac ne veuille pas pousser à Dahlak et,
de temps à autre, il apparaît ici, sans doute pour faire son
rapport.
Je suis sur le point de révéler tout ce que j'ai
vu, mais j'estime que cela serait inutile à l'éclaircissement que
je veux avoir. Le spectateur silencieux est celui qui a le plus de
chance de voir et d'entendre.
Le soir, en passant devant la boutique de Zanni,
je la trouve fermée et personne ne peut me dire où le Grec est
allé. A mon retour à bord de mon bateau, Abdi me dit qu'il a vu
passer Zanni dans une barque de louage, à midi, heure où tout le
monde dort dans la ville surchauffée. Il se dirigeait vers
l'arrière-port de Guérar, où l'on prépare les boutres indigènes. Il
en a un, sur le chantier, dont il presse les travaux pour lui faire
prendre la mer.
Le soir, à cinq heures, en allant à la ville, je
vois à la terrasse de son café le petit Zanni, calme, souriant et
modeste, comme à l'ordinaire.
Il me force à prendre avec lui le traditionnel
café turc.
– Je veux te donner un souvenir pour ta femme et
je t'attendais déjà depuis un moment (nous parlons arabe, c'est
pourquoi il me tutoie, la forme de politesse n'existant pas).
« Mes hommes m'ont raconté comment tu avais sauvé
mes perles, il faut donc que tu gardes un souvenir de mon
amitié.
Dans un morceau de journal sale et froissé, il me
donne un papillon de filigrane d'or portant sur chaque aile trois
belles perles. C'est une sorte de broche. Il m'est impossible de
refuser sans marquer une antipathie que rien de positif ne justifie
et que, d'ailleurs, je n'ai pas d'intérêt à dévoiler. Ce bijou
oriental, rien qu'en matière brute, vaut au bas mot vingt-cinq à
trente livres. Il me le donne comme s'il se fût agi d'une camelote
sans valeur et tout de suite parle d'autre chose. Il aboutit
rapidement à la question qui l'intéresse :
– Connais-tu un certain Cheik Issa, de
Tadjoura ?
– Un peu, je l'ai rencontré une fois en mer, mais
je ne sais rien de lui.
– On dit qu'il est très respecté et l'ami de
beaucoup de chefs puissants. Que fait-il à Djibouti ?
– Mais, toi-même, où l'as-tu vu ?
– Ici, à Massaoua. Les fils de Saïd lui ont marqué
beaucoup de respect et semblent bien le connaître.
Je sens que Zanni gravite autour de cette question
qu'il ne veut pas formuler : est-il l'ami de Saïd Ali ?
Je réponds :
– C'est fort possible, car lorsque je l'ai
rencontré, il m'a dit être en relation avec Saïd Ali pour une
grosse affaire de... « mulet ».
Zanni a un léger sourire à ce mot de mulet, que
les initiés emploient pour désigner les esclaves. Sans doute
croit-il que dans ma naïveté j'ai pris ce terme au pied de la
lettre.
Sa figure marque un soulagement qui m'indique
combien mon mensonge le rassure. C'est donc Cheik Issa auquel
Schouchana faisait allusion en me parlant de l'Arabe dankali.
Que diable venait-il faire ? La date de son
passage correspond à celle de ma dernière rencontre avec lui,
lorsque je lui ai donné les perles de nacre de Paisseaux et que je
l'ai mis au courant de ce qui semblait se tramer autour de son ami
Saïd. Sans aucun doute, le vieux contrebandier a pris le Grec
subtil en filature et creuse de son côté une contre-mine. Les deux
adversaires sont de taille à s'affronter, mais quel peut être le
but de Cheik Issa? Voudrait-il, lui aussi, les perles ? Je ne
le crois pas.
Tout en ruminant ces pensées, je rentre à bord
malgré les insistances de Jacques, qui voudrait me retenir avec
lui. Je préfère être seul pour réfléchir à toutes ces énigmes. Je
trouve à bord le vieux nacouda soudanais de Zanni, celui que j'ai
recueilli sur l'île Harmil. Il m'attend pour m'annoncer son départ
pour Djumelé, ce soir au lever du vent de terre. Il doit s'y rendre
au plus vite et attendre les ordres de son maître. Il ignore
absolument les raisons de ce départ brusqué.
En effet, avant la nuit, je vois son boutre sortir
du port et cingler vers Dahlak.
Dans la nuit, assez tard, il doit être plus de
minuit, je suis réveillé par une certaine agitation sur le quai
d'ordinaire désert et silencieux à cette heure. La chaloupe à
vapeur du pilote appareille et semble chargée de passagers. Sans
doute quelque vapeur en vue, pensé-je et sans plus m'inquiéter, je
cherche à me rendormir.
Toujours avant le soleil, dans la fraîcheur de
l'aube, je bois mon café sur le pont. Jacques apparaît sur le quai
encore désert et me fait des signes pour m'appeler. Voyant qu'à son
gré je tarde trop, il éveille un canotier indigène et vient à mon
bord. Cette visite matinale m'étonne profondément, car Jacques aime
généralement à passer dans son lit la plus grande partie de la
matinée. Il a l'air surexcité à l'extrême : de grandes choses
doivent se passer. Quand nous sommes seuls à l'arrière de mon
bateau, il me dit :
– Saïd Ali vient de mourir, un de mes courtiers
l'a appris en voyant Zanni s'embarquer cette nuit sur la chaloupe à
vapeur du pilote en compagnie de son ami Omar, le fils aîné de
Saïd. Il faut que je sois au plus tôt à Dahlak, et je compte sur
vous pour m'y conduire. J'ai prévenu le commissario, de sorte que
nous pouvons partir sans aucune formalité.
Un quart d'heure après nous sortons du port.
Quelle coïncidence étrange que cet ordre de départ
donné la veille par Zanni à son nacouda, puis, cette chaloupe sous
pression à minuit. Le chauffeur indigène, contre toute habitude,
avait couché à bord et gardé les feux couverts. Zanni avait-il le
pressentiment de cette mort pour avoir ainsi tout préparé en vue
d'un départ aussi rapide ?
Jacques se ronge les ongles, ce qui veut dire
qu'il réfléchit au moyen de réussir son achat de perles, moi je me
perds en conjectures sur le mystère troublant de cette
affaire.
– Avait-on des nouvelles de Saïd annonçant qu'il
fût plus mal ? demandé-je après une heure de silence.
– Non, avant-hier, j'ai vu son infirmier qui était
rentré précipitamment pour une grave affaire de famille, dont Zanni
l'avait informé et il m'a dit qu'il allait fort bien.
– Mais, a-t-on remplacé cet infirmier? et je pense
au martyre du vieillard privé de sa drogue.
– Je crois que Zanni lui en a envoyé un d'urgence
hier matin.
Un soupçon effrayant me traverse l'esprit, le
nouvel infirmier, s'il n'a pas rencontré l'autre, n'aura-t-il pas
fait d'urgence une piqûre sans savoir que la solution qui était
là-bas devait être diluée ?
Je revois le grand vieillard couvert de sueur, les
yeux hagards, réclamant sa piqûre comme le salut. J'imagine
l'affolement de l'indigène, ignorant ces symptômes impressionnants
des intoxiqués privés de leur poison et croyant le sauver en lui
donnant la mort. Alors Zanni prévoyait donc... ce serait
effroyable...
Le vent est tombé, nous devons recourir aux
avirons. Jacques promet un mouton si nous arrivons à midi à
Djumelé. Nous y arrivons vers trois heures de l'après-midi, par un
effort de vogue digne du temps des galères barbaresques.
Près de la plage voisine de la demeure de Saïd
Ali, un boutre est paré à la remorque derrière la chaloupe venue de
Massaoua. Je reconnais le bateau de Zanni avec le vieux nacouda
soudanais qui est venu me voir hier soir. On y embarque en ce
moment, au milieu de chants rituels, le corps de Saïd.
C'était donc bien pour cette funèbre éventualité
que Zanni avait envoyé son bateau avant qu'aucune nouvelle ne lui
fût parvenue de la mort de Saïd...
La grande forme rigide du cadavre se distingue
sous le suaire blanc. Un dais de soie verte - la couleur du
prophète - protège du soleil l'angareb
où repose le mort, les pieds tournés vers l'avant du navire.
Zanni vient à nous avec l'air de tristesse décente
qui convient à la circonstance.
Dans la maison, les lamentations des femmes ne
sont pas encore terminées : elles dureront jusqu'au moment où
le corps aura quitté la rade. J'ai beau savoir que ce n'est là
qu'une coutume, ces cris plaintifs dans la maison que le maître a
quittée pour toujours me font une poignante impression.
Omar, le fils aîné, est venu seul, car son second
frère, en ce moment à Asmara, ne pourra être là que le lendemain et
le plus jeune est parti pour l'Arabie, voir sa sœur encore
enfant.
La loi musulmane n'autorisant pas la famille à
laisser longtemps un mort sans sépulture, les obsèques auront lieu
ce matin.
Ce fils, qui ressemble prodigieusement à son père,
est impassible. Chez les musulmans, il semble que l'affection soit
un sentiment qui meurt avec le défunt. Un homme se croirait
déshonoré s'il laissait voir une larme devant le cadavre de l'être
qui lui est le plus cher. Ce jeune homme paraît avoir trente ans,
il semble être, au moral, un dégénéré, peut-être sous l'influence
du kat et du hachich que tous les Arabes riches consomment en
grande quantité. Quand ils sont oisifs, c'est leur perte et c'est
ici le cas.
Zanni a pris un ascendant puissant sur cet esprit
faible et paresseux, où la volonté a été désagrégée.
Jacques, lui, s'inquiète des perles.
– Quelles formalités a-t-on faites ?
demande-t-il.
– Mais j'ai fait mettre les scellés, dit aussitôt
Zanni, puisque tous les enfants ne sont pas encore arrivés. Omar
aurait voulu ouvrir le coffre, mais je m'y suis opposé d'accord
avec l'huissier.
– Vous auriez pu cependant voir si les perles y
sont bien, dit Schouchana.
– A quoi bon? Ce n'eût été qu'une curiosité
puérile et nous eussions couru le risque, si elles n'y avaient pas
été, d'être accusés de leur disparition.
– Qui avait la clef ?
– Nous l'avons trouvée sur Saïd, fixée à une
chaînette rivée à son bras. Personne n'a donc pu ouvrir après sa
mort.
– Mais, à quelle heure est-il mort, et quand
êtes-vous arrivé ?
– À trois heures du matin. Saïd est mort hier dans
la soirée. C'est une pirogue à trois rameurs qui nous a prévenus
immédiatement.
– Elle attendait pour vous porter cette
nouvelle ? dis-je en regardant Zanni.
Ses yeux ternes croisent les miens d'un regard
sans expression et il affecte de ne pas avoir entendu. Je le laisse
avec Jacques, parler d'affaires et j'entre dans la maison où règne
le désarroi particulier que laisse un mort dans la demeure qu'il
abandonne.
L'huissier, un métis, met des cachets de cire
rouge sur tous les meubles.
Je parviens à la chambre de Saïd, tout imprégnée
encore du parfum de ce bois odorant qu'on brûle pendant la
purification du cadavre. J'entre dans le réduit qui servait
d'officine à l'infirmier tigréen ; toutes les fioles que j'y
avais vues ont été cassées et un Soudanais emporte ces débris pour
les jeter à la mer.
– Qui t'a dit de jeter ces bouteilles ?
– C'est le cawadja qui accompagne Omar.
Je cherche en vain les restes de la fiole qui
portait l'étiquette «morphine 10 % ». Très certainement Zanni l'a
fait disparaître. Mes soupçons deviennent maintenant des
certitudes.
En retournant, je vois, accroupie dans un coin
sombre de la chambre mortuaire, une vieille esclave qui pleure en
silence dans un coin. D'autres ont l'air désemparées. Seuls ces
pauvres gens donnent l'impression d'un deuil. Je demande à l'un
deux :
– Où est le vieil eunuque qui ne quittait jamais
Saïd?
– Kamès ? Parti à l'île de Seil-Djin pour
préparer la tombe de notre maître.
– Sais-tu comment il est mort ?
– Je n'ai pas vu, je dormais au jardin, mais je
sais que depuis le départ de l'Abyssin qui le soignait, il était
devenu très malade. Quand l'autre infirmier est arrivé seulement
hier soir, on entendait notre maître gémir depuis la porte de la
cour et nous faisions tous des prières pour lui. Alors il lui a
donné son remède et aussitôt il s'est endormi. Il faisait déjà nuit
quand j'ai été éveillé par les cris des femmes.
On m'a raconté que Kamès, inquiet de ne plus voir
bouger son maître, l'a touché et a senti qu'il était presque froid.
Il était mort.
– Et l'infirmier, où est-il ?
– Il a disparu. Je crois qu'il est allé
s'embarquer à Djemelé où il y a des askaris, parce qu'il avait peur
qu'ici on ne lui fasse un mauvais parti. C'est lui qui a tué le
maître, sois-en sûr, mais Allah est grand et nous sommes tous dans
sa main. Que sa malédiction soit sur lui !
Tous les notables des environs arrivent sur des
ânes coureurs et ceux des îles voisines par des barques ou des
pirogues.
Ils montent sur le boutre, qui porte les restes de
Saïd. Zanni discute pour décider la chaloupe à remorquer le boutre,
à cause du calme. Le corps de Saïd part enfin pour son dernier
voyage sur cette mer intérieure de l'archipel. Elle semble lui
faire l'hommage de ce calme miroitant qui étend un prestigieux
tapis de nacre autour de son convoi funèbre.
Le boutre n'est bientôt plus qu'un point et la
tache blanche du linceul palpite dans l'air chaud comme si un
souffle mystérieux l'agitait dans un geste d'adieu. Puis tout
disparaît au loin entre les îles plates.
La brise du sud se lève alors, déroulant du fond
de l'horizon son grand tapis bleu sur le miroir nacré des eaux
calmes. Toute la mer semble suivre la dépouille de ce grand
vieillard, qui a voulu lui confier la garde de sa tombe là-bas sur
l'île déserte, sous le soleil et dans le vent. Là, les vagues
lourdes de la mousson du sud, surprises dans leur course par cet
îlot surgi des grands fonds, viendront briser sur la plage étroite
et jeter au pied du mort leur écume blanche.
Par les nuits sombres, les phosphorescences
s'allumeront sur le récif comme une nappe de feu et mettront leur
reflet livide au mur de la tombe solitaire.
La lune mystérieuse, dont les rayons magiques
pénètrent au fond des mers, ira le visiter dans le silence des
nuits. Je la cherche en me remémorant les légendes que m'a contées
le vieil Arabe. Je la vois, pâle comme un lambeau de nuage, presque
invisible, suspendue dans le ciel bleu.
Elle est là, ignorée comme l'ami fidèle, mais ce
soir, quand l'îlot rentrera dans sa solitude, elle resplendira sur
le tertre abandonné des hommes. Il me semble que sa face paraîtra
un jour pour venger ce vieil artiste qui avait su l'aimer, en
mettant tout son rêve dans la magie de sa lumière froide.
J'ai le pressentiment qu'elle jouera un rôle dans
ce drame et la fin m'a montré combien le destin, pour chacun de
nous, est inexorablement fixé : les choses les plus inertes
semblent se faire conscientes pour nous pousser dans le chemin qui
nous est prescrit et nous les suivrons jusqu'au bout, dût-il nous
conduire à l'abîme.
Dans la suite de ma vie, j'en ai vu de terribles
exemples...
Que tout cela est grand et je ne puis retenir les
larmes, tant l'émotion me serre la gorge.
La vue de Zanni me tire de cette rêverie. J'ai un
mouvement de répulsion pour ce petit homme qui incarne toute la
bassesse des préoccupations humaines.
Il attendra le second frère d'Omar et le Cadi de
Massaoua. Jacques décide également de rester à Dahlak. Il a cette
ténacité juive qui s'agrippe à une affaire et ne la lâche
plus.
Quant à moi, je rentre à Massaoua et je quitte
cette île de tristesse.
A Massaoua, où j'ai des réparations à faire,
j'écoute les racontars les plus invraisemblables sur la mort de
Saïd Ali. Je comprends quel danger peut courir celui qui est accusé
d'un grand crime, pour lequel l'opinion publique se
passionne.
Les imaginations semblent s'exciter entre elles et
il en résulte des suggestions qui font affirmer à de très honnêtes
gens ce qu'ils croient avoir vu.
Le troisième jour, Jacques et Zanni rentrent à
Massaoua, brunis comme s'ils avaient traversé toute l'Afrique, l'un
n'avait que son petit chapeau et l'autre avait oublié son ombrelle
verte. Quand on part la nuit, ce sont des choses qui arrivent,
surtout quand on est préoccupé. On ne songe plus au soleil.
Ils m'attendent sous les arcades du café du
Commerce et je m'empresse de les rejoindre.
Jacques, dont la figure reflète tous les
sentiments, est pitoyable à voir en disant :
– Le coffre était vide.
Zanni a un sourire terne et désabusé quand il
dit :
– Ça ne me surprend pas. Je connais les Arabes -
un jour ces perles se retrouveront. Mais combien je me félicite
d'avoir pris la précaution de faire mettre les scellés avant de
toucher au coffre ! On n'eût pas manqué de nous accuser
d'avoir fait disparaître son contenu.
– Que disent de tout cela les fils ?
– Que voulez-vous qu'ils disent, il y a la lettre
du père qui coupe court à tout commentaire et qui écarte tout
soupçon sur son entourage immédiat. Ils prennent ce qu'ils
trouvent. C'est moi, dans cette affaire, qui suis lésé, mais j'ai
déjà fait le nécessaire pour saisir les immeubles d'Asmara.
– Vous avez vu cette lettre, que
dit-elle ?
– Je l'ai copiée, dit Jacques, qui écrit
couramment l'arabe, je vais vous la traduire :
« Que la bénédiction de Dieu
soit sur mes enfants, mes esclaves et mes serviteurs.
« C'est par ma volonté que
les perles amassées au cours de ma vie ont été retirées de ce
coffre, avant ma mort, et nul ne doit savoir, ou chercher à savoir,
où elles sont. S'il plaît à Dieu, elles reviendront à qui de droit
dans le temps et les circonstances que sa Sagesse m'ont inspiré de
fixer. Après ma mort, personne ne devra rien changer au cours de ce
que j'ai décidé et le malheur sera sur celui qui voudra y mettre
obstacle.
« Que la volonté d'Allah
s'accomplisse, il est le seul Dieu et Mohamed est son Prophète.
»
Pendant cette traduction, j'observe Zanni ;
il écoute d'un air naturel, comme il sied d'écouter une chose
plusieurs fois entendue.
– Sans doute, dit-il, il a désigné un fidéicommis
que nous ignorons et qui exécutera en son temps ses volontés
dernières. Le plus sage est d'attendre tout en ouvrant les yeux et
les oreilles.
– Et son tombeau sur l'île de Seil-Djin, à qui en
a-t-il exprimé la volonté ?
– Mais verbalement, il y a environ quinze jours, à
son eunuque Kamès, qui a été chargé de le faire construire.
– Pourquoi cette île si lointaine ?
– Superstition. Il était un peu fou ces derniers
temps. Peut-être parce qu'on croit que l'îlot est hanté des génies
de la mer, qui en gardent jalousement les approches. On ne peut, en
effet, en approcher sans courir de très grands risques à cause des
courants violents qui portent sur le récif.
« On ne peut avoir de chance d'y aborder qu'au
jour de la pleine lune, lorsque les courants de la forte marée,
partant en sens inverse, produisent une accalmie de quelques
instants.
Je semble très surpris de cette connaissance
approfondie des volontés de Saïd et de ces détails nautiques que
j'ignore moi-même. Zanni, comprenant son imprudence, ajoute
aussitôt :
– Je ne fais que répéter ce que j'ai entendu dire
aux plongeurs soudanais qui fréquentent ces parages.
– Mais alors, comment a-t-on pu y déposer le corps
de Saïd?
– C'est grâce à une brèche ouverte dans le récif
et qui fut comblée après l'inhumation.
Schouchana, lui, n'écoute pas, il n'a en tête que
ses perles et se ronge les ongles jusqu'au sang.
Curieux contraste que l'énervement fébrile de
celui qui ne perd que l'espoir d'une affaire, avec le calme serein
de l'autre qui, lui, voit sa garantie envolée et reste créancier de
sommes considérables.
Jacques exige que je vienne ce soir lui tenir
compagnie en dînant avec lui. Il essaiera de terminer ma
perle.
Après mon travail à Guérar où mon boutre est en
réparation, j'arrive à la porte de sa maison. Au bruit de mes pas
dans l'escalier de bois, Jacques se précipite à ma rencontre, la
face réjouie, les yeux allumés.
– Vite, entrez, asseyez-vous. D'abord, votre
perle. Elle est finie, elle vaut maintenant plus de 150
livres ; à elle seule, elle paie tout votre lot, mais c'est
sans importance... jurez-moi le secret... devinez la
nouvelle.
– Le pape est juif...
– Non, plus fort encore... les perles de Saïd sont
entre les mains du fils aîné et Zanni n'en sait rien. Comment
trouvez-vous ce tour?
– Pas mal dans son genre, mais alors, que
comptez-vous faire ?
– Omar va partir pour Bombay en passant par Aden.
Moi, j'irai m'embarquer à Suez pour la même destination. Partant
ainsi dans des directions opposées, nous écarterons toute idée de
connivence.
– Mais êtes-vous sûr qu'il a bien les
perles ?
– Diable, je les ai vues, et c'est un trésor sans
pareil.
– Cependant, comment vous a-t-il fait si vite
cette terrible confidence ?
– C'est bien simple, il ne veut pas payer ce
fripon de Zanni de cette façon désastreuse qu'il avait été
contraint d'accepter, cette façon sous menace de chantage, car il y
a une histoire de traite où le fils a imité la signature de son
père, sur le conseil de Zanni. Puisqu'il a le moyen de se
soustraire à la rapacité de cet usurier, je lui ai conseillé de ne
pas hésiter; seulement, il doit traiter en secret ; ici la
chose est impossible. Moi-même, d'accord avec lui, je ne puis le
faire à cause de la douane, qui prélève un droit de 10 % sur les
perles exportées ; je devrais donc déclarer cet achat
important, ce qui ne manquerait pas de se savoir quelques heures
après. Quant à les sortir sans déclaration, je courrais le risque
d'avoir toute ma marchandise saisie. Au contraire, Omar peut sans
crainte quitter le port à destination de Dahlak et de là gagner
Aden sans être inquiété.
Pendant ces explications, je pense à ce crime
savamment combiné, au calme déconcertant de Zanni, et je ne puis
concevoir qu'il se soit laissé rouler d'une façon aussi grossière
comme l'admet l'enthousiasme du brave Jacques.
En rentrant à bord, j'y trouve une partie de
l'équipage soudanais que j'ai sauvé des pirates, et qui aime à se
retrouver sur ce boutre où ils se sentent chez eux ; ce sont
les mêmes qui sont allés à Dahlak le jour de la mort de Saïd pour
conduire le navire qui a porté son corps à Seil-Djin. Ils prennent
le thé sur l'avant et chacun raconte ses impressions. Je suis très
intéressé de les entendre causer.
Parmi eux est une figure inconnue qui pourtant me
salue et m'appelle par mon nom. C'est un matelot de Cheik Issa, un
esclave qui m'a vu lors de ma rencontre avec le vieux coureur des
mers. Son maître l'a laissé à Massaoua lors de son dernier passage
et il a fait en sorte de le faire engager sur le bateau de Zanni
comme plongeur. Sa figure ouverte et intelligente montre qu'il a
été judicieusement choisi. Cependant, je ne tire de ces gens
simples que des banalités ou des histoires de revenants nées dans
leurs imaginations d'Orientaux.
L'inhumation de Saïd, descendant du Prophète, les
a beaucoup impressionnés. Ils ont remarqué une foule de choses
extraordinaires et surnaturelles. D'abord le calme qui régnait
autour de l'îlot ce jour-là était tellement exceptionnel dans ces
parages qu'il ne pouvait être que l'œuvre des génies de la mer
respectueux de la dépouille que l'on confiait à leur garde. Puis
les oiseaux de mer tournoyèrent étrangement et en tel nombre que le
soleil en fut caché pendant que le corps était porté en terre. Mais
c'est surtout ce qu'ils virent pendant la nuit, tandis que Zanni
retournait à Massaoua : le « terra1 » vint se poser sur son épaule gauche et le
geste inconscient qu'il fit pour le chasser brisa une aile de
l'oiseau nocturne. C'est un mauvais présage; avant que l'année soit
révolue, un sinistre destin doit s'accomplir.
J'apprends cependant une chose intéressante :
le jardinier soudanais que Zanni avait introduit chez Saïd Ali et
qui sans conteste est un espion, a accompagné le vieil eunuque pour
préparer la tombe de son maître. Cet homme a maintenant quitté
Dahlak et repris son travail ordinaire à Massaoua chez Zanni.
Tous ces éléments épars n'apportent pas encore la
clef de ce mystère.
J'ai hâte maintenant de rentrer à Djibouti, et,
grâce à Schouchana je puis vendre mes perles dans des conditions
que j'osais à peine espérer. Je garde la perle qu'il a tirée de sa
gangue en souvenir du vieux Saïd, qui me l'a donnée
intentionnellement; elle est pour moi un symbole. Je vais faire mes
adieux à Zanni et essayer de mettre une dernière fois la
conversation sur l'étrange disparition des perles de Saïd, mais je
n'en tire rien, il reste impénétrable sous son masque souriant et
doux.
Le matin du jour où j'avais résolu de partir, un
grand zaroug blanc, voilé en coursier rentre au port. Je reconnais
le navire de Cheik Issa et, une demi-heure après, il vient me voir
à mon bord.
Il a su, me dit-il, la mort de Saïd, Dieu fera
justice. Pour le moment, il ne vient ici que pour prendre du sel
comme lest de son navire qui rentre à Tadjoura.
– Et mes perles de nacre, qu'en as-tu fait? lui
demandé-je en riant.
– J'en ai fait des heureux... ou des malheureux...
le temps décidera, car tout est entre les mains de Dieu, et les
plus petites choses peuvent servir au miracle de sa volonté.
Je sens qu'il serait superflu d'insister, cet
homme ne parle que quand il veut.
Après quelques instants de conversation sur des
choses qui ne sont que prétexte à paroles, Cheik Issa demande sans
transition :
– Toi qui as le livre de la marche des astres,
pourrais-tu me dire si cette année il est écrit que la lune
brûlera? (Gamar harek) ce qui veut dire éclipse de lune.
Je consulte aussitôt mon éphéméride et je vois
qu'une éclipse totale aura lieu à la pleine lune suivante,
c'est-à-dire onze heures du soir pour le lieu où nous sommes. Ce
phénomène se produira donc dans trente-cinq jours.
– Tu es bien sûr de ne pas te tromper ?
– C'est aussi certain que le soleil se couchera ce
soir. Mais quel intérêt cette éclipse peut-elle avoir pour
toi ?
– Je pourrais te donner une raison mensongère,
s'il ne s'agissait pas de la volonté d'Allah. Lui seul peut
dévoiler ses desseins. Lorsque le destin est en marche, il faut lui
laisser la route libre et se taire.
Il me dit cela d'un air étrange, les yeux perdus
dans le ciel. Puis brusquement, pour chasser un rêve pénible, il me
dit :
– Je te quitte, à bientôt, j'espère. Dans deux
mois je te reverrai à Djibouti, probablement.
***
Voici ce que j'appris quelque temps après mon
départ de Massaoua. Environ un mois après la mort de Saïd Ali,
Zanni partit pour le Yémen, à bord d'un de ses boutres, sous
prétexte de la liquidation des biens du vieil Arabe, qui devait
avoir lieu à Hodeida et dans laquelle il comptait faire valoir ses
droits de créancier.
Son boutre était monté par les hommes qu'il
jugeait les plus dévoués et parmi lesquels l'esclave de Cheik Issa,
qui avait su se faire admettre comme pilote en raison de sa
connaissance de toutes les îles de l'archipel.
Trois semaines après le départ, l'équipage fut
rapatrié. Le navire s'était perdu au nord de l'île de Ghabbihu et
Zanni avait disparu dans la nuit du naufrage.
Tous les matelots furent arrêtés et une
instruction fut ouverte ; elle démontra réellement que le
navire s'était bien perdu au point indiqué, mais des contradictions
dans les dépositions rendirent la disparition de Zanni suspecte.
Cependant, après six mois, il fallut classer l'affaire.
Je vis ensuite Jacques à son retour des Indes, où
il avait acheté pour le compte de Rosenthal la majeure partie du
trésor du vieil Arabe.
Les années passèrent, la grande guerre ensanglanta
l'Europe et je ne pensais plus au mystère de la mort du vieil
Arabe, lorsque, en 1921, un hasard vint brusquement en déchirer le
voile.
Au cours d'un voyage à Suez à bord de ma goélette
Altair, bon bateau de trente-six
tonneaux pourvu d'un moteur auxiliaire, je fus une nuit dépalé de
ma route par les courants et je me trouvais au matin en vue de
l'îlot de Seil-Djin où le dôme blanc de la tombe de Saïd me remit
en mémoire les histoires passées.
J'avais alors dans mon équipage deux Soudanais,
Medan et Aman, qui avaient jadis appartenu à celui du boutre de
Zanni, quand il transporta à Seil-Djin les restes de Saïd Ali. Ils
étaient aussi tous deux rescapés du naufrage où Zanni avait
disparu.
Ils me dissuadèrent d'approcher de cet îlot,
manifestant une véritable terreur à la vue de cette terre vers
laquelle une main mystérieuse semblait nous avoir conduits. Je mis
cette émotion sur le compte des superstitions et, sans en tenir
compte, le temps étant à la petite brise, sans aucune houle, je
vins reconnaître l'îlot de plus près. Je mis la pirogue à la mer,
et non sans difficulté je pus aborder, accompagné d'Abdi, sur la
petite plage au pied du tombeau.
Je ne pus me défendre d'une émotion profonde, en
voyant la demeure dernière de ce vieil homme toujours si vivant
dans ma mémoire.
Des milliers d'oiseaux se levèrent à notre
approche, dans un tumulte de battements d'ailes et de cris
stridents. Rien que de rares touffes d'herbe dure sur ce rocher
couvert de sable, que la mer encercle de son horizon vide.
La solitude est écrasante.
La tombe de Saïd est maintenant ensablée du côté
opposé au vent régnant. Pas une trace de pas sur ce sable. Il
semble qu'aucun être humain n'y ait posé le pied depuis que ce mort
sacré y repose.
Au moment de me retirer, mon attention fut attirée
par un morceau de fer mangé de rouille; c'était le fer d'une
vieille pelle sans doute abandonnée lors de l'inhumation.
Je laissai Abdi déterrer cette ferraille, dont il
voulait avoir le manche pour faire une pagaie. Au moment où je
m'apprêtai à remettre la pirogue à la mer, il me rappela pour me
montrer une étoffe enfouie dans le sable. Par curiosité, nous
dégageâmes cette étrange trouvaille. Après avoir enlevé quelques
pierres qui semblaient, à l'origine, avoir été déposées sur ce
vêtement, nous sortîmes un vieux veston kaki brûlé par le soleil et
mangé par le temps. Des boutons de métal s'y trouvaient encore et
une montre de maillechort toute verdie, y était fixée par une
chaîne d'argent.
Alors la silhouette de Zanni surgit du fond de ma
mémoire ; je revis les chaînons de métal barrant sa veste
entre la poche et le second bouton. La montre était une Oméga,
article courant, sans initiale. Aucun doute n'était possible; la
veste avait appartenu à Zanni... Comment était-il venu sur cette
île ? Je pensai alors au boutre qui devait le conduire en
Arabie. L'îlot était bien sur sa route. Mais alors le
naufrage ? Si vraiment il y avait disparu, comment aurait-il
pu franchir les trente milles qui le séparaient du lieu du
sinistre?
J'inspecte minutieusement toute la surface de
l'île. J'y découvre un ancien foyer à trois pierres avec des débris
d'escargots de mer et des carapaces de crabes blanchies par le
temps. Un homme ou des hommes ont vécu là quelques jours. Peut-être
des pêcheurs, mais c'est inadmissible, à cause de la crainte des
mauvais esprits dont ils croient cet îlot hanté. Zanni y aurait-il
vraiment été jeté à la suite de son naufrage ? Dans ce cas, il
a dû y mourir et ses restes doivent exister? Mais toutes mes
recherches sont vaines.
J'emporte les lambeaux de la vieille veste et la
montre, dans l'intention de faire au retour ma déposition aux
autorités de Massaoua. Je recommande à Abdi de ne pas parler de
cette trouvaille, et, pour m'assurer de son silence, je lui dis que
c'est à cause de la montre que je veux lui donner.
Je tente en vain de tirer quelques
éclaircissements des deux Soudanais, mais je me heurte à cet
entêtement aveugle de l'indigène qui a commencé à nier un fait. Je
suis tenté de leur montrer ce vêtement, mais je sais d'avance que
je ne changerai rien à leur attitude et qu'ils continueront à nier,
même devant l'évidence.
A mon retour, le temps m'obligeant à prendre la
route des vapeurs dans l'axe de la mer Rouge, il me fut impossible
de toucher Massaoua. D'ailleurs, à la réflexion, je crus plus sage
d'interroger d'abord Cheik Issa, avant toute autre démarche. La
découverte que je venais de faire le déciderait peut-être à me
dévoiler son secret.
En arrivant à Djibouti, j'apprends qu'il est à
Tadjoura et je lui fais dire de venir me trouver à Obock pour
affaire importante.
Il y vient quelques jours après, par la montagne,
où il a de nombreux troupeaux à visiter. Il arrive chez moi un
soir.
Je lui conte ma visite à l'île et je lui montre
les pièces à conviction. Après les avoir considérées un instant en
silence, sa figure marque une gravité profonde et il me
dit :
– J'aurais préféré que cette affaire ne fasse plus
parler d'elle et que son secret meure avec moi. Mais puisque le
destin t'a conduit vers cette île et qu'il était écrit que tu
trouves ces choses, c'est que la volonté d'Allah est que tu
saches.
1 Sorte d'oiseau de mer qui se pose la nuit sur
l'arrière des navires et que les indigènes disent être
l'incarnation de l'âme errante d'un noyé.