VI
RÉCIT DE CHEIK ISSA
– Quand tu m'eus averti des dangers que courait mon ami Saïd et du rôle étrange que jouait le Grec, je suis allé aussitôt le voir à Dahlak. Saïd Ali me conta qu'il t'avait vu quelques jours avant, que tu l'avais soigné comme un vrai « hakim » et qu'il t'avait fait acheter un lot de perles où peut-être tu trouverais de quoi bâtir ta fortune. Je lui dis alors que ce remède dont on soulageait ses souffrances était un poison qui devait le mener au tombeau.
– Qu'il soit ce qu'il plaira à Dieu et qu'il en advienne selon sa volonté. Ce remède me soulage et sans lui la vie n'est qu'un fardeau. Nous sommes entre les mains d'Allah et je ne suis que son esclave.
– Bien, mais laisseras-tu voler tes enfants par ce Grec ? Ils sont la chair de ta chair et le sang de ton sang.
– On ne les volera pas, car ces perles que tous convoitent iront reposer au fond de la mer, quand mes os retourneront à la poussière. Tout le monde ainsi sera d'accord.
– Écoute, Saïd, ô mon frère, tu n'as pas le droit d'agir ainsi. Dieu a permis que ces merveilles qu'il a créées viennent parmi les hommes, elles ont coûté tant de vies humaines pour sortir des profondeurs de la mer, et toi tu voudrais les y rejeter? prends garde, toi qui te dis l'esclave d'Allah, tu te révoltes devant sa volonté.
Saïd resta pensif, puis il reprit :
– La nuit me portera conseil, demain je pourrai te répondre.
« Je sortis alors dans la cour faire mes ablutions de la prière de Mogreb. C'était l'heure où les esclaves rentraient du jardin. L'un d'eux vint baiser le bas de ma robe et comme je ne le connaissais pas, il me dit être Kassim, cet enfant que j'avais élevé à ma maison de Teis, en Arabie, où il apprit la culture et le travail du tabac. Je reconnus ses traits sous son masque d'homme et je me souvins que je l'avais cédé, il y a quinze ans, à mon ami Salem Atouffa établi à Hartico, près de Massaoua.
« Il me dit que peu après m'avoir quitté, Salem Atouffa le vendit à un Grec qui travaillait dans les cigarettes, un certain Zanni.
– Et que fais-tu ici maintenant, tu appartiens à Saïd ?
– Non, Zanni m'a seulement prêté pour faire le tabac du maître.

– Hum... ce n'est guère ici un pays à tabac. Aurais-tu appris à mentir devant ton père, chez ton Grec ? Allons, viens avec moi faire la prière du Mogreb, si tu ne l'as pas oubliée, ensuite, tu me conteras après ce que tu fais, car je suis plus que ton père : c'est moi qui t'ai rendu la vie, ce qui est plus que de la donner.
« J'emmenai Kassim au fond de la palmeraie que déjà la nuit couvrait de son ombre. Il m'avoua que Zanni l'avait placé là pour le renseigner sur tout ce qui se passait chez Saïd et surtout pour lui dire quels gens venaient le voir, car il craignait qu'il ne vende ses perles en secret.
« Il n'y a rien de mal, lui dis-je, on doit toujours obéir à son maître. Je ne te blâme pas de faire l'espion si tu ne le fais que pour ces raisons. Sois donc fidèle à celui qui te donne à manger. Observe surtout le vieux Kamès, c'est lui qui sera chargé, peut-être, d'emporter les perles, si Saïd veut les vendre. Cependant, sans trahir l'amitié de mon hôte, je puis te dire qu'il ne les vendra pas, mais peut-être pense-t-il les mettre dans un endroit où personne ne pourra les prendre.
« Ouvre donc bien les yeux et ne quitte pas le vieil eunuque.
« Le lendemain, je finis par décider Saïd Ali à mettre en lieu sûr les perles hors de son coffre, de façon qu'après sa mort, un fidéicommis puisse les remettre sans témoin à son fils aîné. Mais il fallait que le Grec fût puni; c'est alors que tes fausses perles, que j'avais prises sans trop savoir ce que j'en pourrais faire, me devinrent utiles. Nous nous concertâmes longtemps avec Saïd, et Allah nous vint en aide.
Saïd fit appeler son vieux Kamès et lui dit :
– Mon fils, toutes les âmes doivent goûter à la mort et peut-être maintenant ne suis-je pas loin de ce terme. Tu suivras point par point la volonté que je vais te dicter et que ni le fer ni le feu n'arrache jamais à ta bouche le secret que je vais te confier. Jure-le sur la Sainte-Écriture.
« Voici des perles d'Europe. Tu les mettras dans mon tombeau, ensevelies à la droite de ma tête, tu feras en sorte que Kassim t'accompagne et qu'il te voie, s'il cherche à voir, mais toi, fais semblant d'être sans soupçon. Il faut que cet homme ait la conviction que mon trésor repose avec moi dans ma tombe.
«Quant à celles-ci, que j'ai amassées pendant toute ma vie, qu'elles soient le patrimoine de mes enfants. Elles sont divisées en quatre parts, cousues dans des sachets de cuir, garde-les sur toi.
« Je laisse dans le coffre une lettre qui dit mes volontés et explique pourquoi les perles n'y sont plus. Quand mon fils aîné aura lu cette lettre, tu lui remettras en secret ce qui doit être sa fortune et celle de ses frères. Mais sur le salut de ton âme, prends bien garde que ce Grec maudit ne sache rien.
« Dieu tout-puissant fera le reste.
– Peu de jours après cette nuit mémorable, le vieil eunuque partit pour l'îlot de Seil-Djin, faire constuire la tombe de son maître.
« Bien entendu, Kassim l'accompagnait.
« Le jour de la mort de Saïd, ils partirent ensemble quelques heures avant le convoi funèbre pour préparer la tombe à recevoir le corps. Le zaroug qui les portait était monté par quatre Arabes dévoués au vieux maître mort.
« Aussitôt à bord, Kamès plaça dans un coffre sans serrure le paquet de perles de nacre avec de telles précautions pour dissimuler son geste que l'attention de Kassim en fut attirée. Le vieil eunuque feignit de dormir, Kassim alors, à la faveur de l'obscurité et se trouvant placé favorablement, entrouvrit le coffre pour y introduire son bras nu. Il atteignit le paquet précieux et au toucher put reconnaître à travers l'étoffe les perles rondes. Peut-être eut-il alors l'idée de les prendre et de s'enfuir à la nage à proximité d'une île, mais il dut reconnaître l'impossibilité de réussir pour mille raisons que tu comprends sans peine. Kamès l'avait observé pendant tout ce manège et acquit la certitude que Kassim croyait vraiment à la présence des perles. En arrivant à l'île, il reprit son paquet avec les mêmes précautions et le dissimula dans sa ceinture de coton.
« Le fond plat de la fosse avait été creusé d'une petite cavité à droite de la place de la tête, Kassim avait bien observé ce détail lors du voyage précédent, mais il ne pouvait s'en expliquer l'utilité, il comprenait maintenant quel trésor ce trou était destiné à recevoir. Kamès pénétra d'abord seul et enterra son paquet de perles de nacre. Puis il fit entrer Kassim qui put ainsi achever de se convaincre que le trésor était bien là.
« Ils étendirent les nattes et les étoffes sur le sable de la fosse, ils y brûlèrent l'encens et attendirent l'arrivée du corps en égrenant leur chapelet de quatre-vingt-dix-neuf grains.
« Kassim ne manqua pas de rendre compte à son maître de tout ce qu'il avait vu, et le Grec eut la certitude que le trésor entier de Saïd était enseveli avec lui.
« Alors, dans cette âme de chien, pour qui rien n'est sacré, naquit l'idée odieuse de violer la tombe d'un descendant du Prophète pour lui voler son bien.
« Cette idée criminelle devait venir à l'esprit de ce mécréant pour que son destin le conduise à expier la mort de Saïd.
« Je t'ai demandé si la lune devait brûler cette année, et tu vois comme tout est écrit, puisque cela devait se produire trente-cinq jours après. L'esclave que j'ai fait engager, à bord du boutre de ce Grec infâme, avait ordre de faire en sorte qu'il n'abordât l'île du tombeau qu'au jour et à l'heure indiqués par moi. Cela lui fut facile, puisqu'il était pilote et que l'époque de la pleine lune était le seul moment où l'on puisse approcher.
L'intention de ce Grec était simple à deviner :
Au cours de la traversée, violer la tombe et voler le trésor; puis, de la côte arabe, partir pour l'Europe.
« Peu importe si, après, les hommes qui l'ont accompagné, parlent ; mais très certainement aucun d'eux ne se vantera d'avoir prêté la main à une telle infamie. Le Grec, d'ailleurs, les a choisis parmi ceux qu'il pense les moins fanatiques, et mon esclave, depuis longtemps, affecte devant lui de boire du vin et de rire des choses sacrées ; que Dieu lui pardonne cette supercherie.
« Zanni part donc de Massaoua pour l'Arabie avec son boutre et mon esclave comme pilote. Une fois en mer, il donne l'ordre d'aller à Seil-Djin. Il est facile au pilote de régler le temps de la traversée pour arriver à l'îlot pendant la nuit que je lui ai indiquée et à l'heure prescrite.
« Ils arrivent à l'île par un clair de lune éblouissant.
« Zanni fait mettre le houri à la mer, mais personne ne veut débarquer, de peur des djinns. Seul, Médan y consent. Il emporte avec lui deux pelles. Les hommes restés à bord se regardent en silence, devinant le lugubre projet de leur maître.
« Le boutre reste sous le vent de l'île pour attendre le retour de ceux qui viennent de débarquer.
« Médan, qui est maintenant à ton service, est un simple qui obéit à son maître comme une brute aveugle. Cependant quand il fut devant le tombeau éclatant de blancheur sous la lune, la peur le prit aux entrailles et il s'enfuit pour ne pas assister à ce sacrilège.
« Le Grec, dans la fièvre de sa cupidité, se mit seul au travail. A peine eut-il enlevé les premières pelletées de sable, que la lune commença de noircir sur un bord. Lentement la tache noire dévorait son éclat : elle brûlait. A cette vue, le malheureux Médan, déjà sous l'empire d'une émotion violente, fut pris d'une terreur panique et regagna le boutre à la nage, en criant :
– Partons d'ici, le mécréant que nous avons débarqué n'était qu'un démon déguisé en homme. Il vient de reprendre la forme hideuse d'une hyène puante. Il déterre le corps de Saïd et la fureur de Dieu va nous anéantir. Déjà la lune brûle !
« La nuit est maintenant complètement noire avec une grande lune voilée de cendres.
«L'équipage, déjà démoralisé, devient fou de terreur, et le navire prend la fuite vers le large.
« Un gros orage monte dans l'ouest, au-dessus des montagnes d'Asmara et un ouragan chargé d'un nuage de sable l'emporte dans un brouillard opaque.
« A trente milles environ de l'îlot maudit, le navire aveugle vient se briser sur un récif.
« Les hommes se sauvèrent sur la terre voisine, une île où la pluie d'orage avait amassé un peu d'eau, grâce à laquelle ils purent vivre jusqu'à ce que Dieu leur envoyât un secours. S'ils en avaient eu le moyen, une fois leur terreur calmée, ils seraient allés recueillir le maître indigne qu'ils avaient abandonné.
« Mais Dieu, en brisant leur navire, ne permit pas que cela fût possible.
« Après huit jours, un boutre de pêcheurs aperçut leurs signaux et les ramena à Massaoua.
« N'osant pas avouer le honteux forfait dont ils avaient failli être complices, ils préférèrent s'entendre et déclarer que Zanni avait disparu au moment du naufrage.
« Cette version était plausible.
« Quant à l'homme qui était resté sur l'île du tombeau, il est mort de soif à côté de celui qu'il avait fait périr par le poison.
« Si tu n'as pas trouvé les ossements de ce fils de chien, c'est qu'il est venu mourir au bord de l'eau, comme il arrive à tous ceux qui meurent de soif auprès de la mer : au moment de leur agonie, ils vont boire l'eau salée et restent sur place. Les vagues ont emporté aux requins ce cadavre sans sépulture.
– Et si son équipage ne l'avait pas abandonné ? demandai-je.
– Alors, il ne serait pas allé loin ; je suis resté huit jours à croiser avec mon bateau devant cette île.
Un silence tombe sur cette vision.
Je pense à l'effroyable supplice de ce malheureux voyant toujours une voile au large.
Je le vois faisant des signaux de détresse; le navire semble s'approcher, mais il passe comme un fantôme; l'homme de barre est immobile, il semble ne rien voir, ne rien entendre, il attend la mort du condamné.
– Le huitième jour, reprit Cheik Issa, je ne vis plus aucun signal, les oiseaux de mer avaient repris possession de leur île.
« Saïd était vengé.