III
D'ÎLE EN ÎLE
Toute la nuit, le vent s'abat sur nous par rafales rageuses faisant vibrer tout le navire; je dors mal, craignant toujours que l'ancre chasse, malgré qu'elle soit bien enfoncée dans le sable du rivage. Il serait peu agréable de partir en dérive de notre abri pour aller bourlinguer dans une nuit noire.
Aussitôt que l'aube commence à blanchir le ciel, nous appareillons sous un simple foc, car le vent sera violent aujourd'hui. Hors de la protection de l'île, la mer est en effet très grosse et nous partons vent arrière emportés par la tempête.
Je rallie la côte, espérant trouver derrière chaque cap un peu moins de mer. Nous défilons entre les grands cônes volcaniques noirs et rouges qui sortent de la mer comme des pyramides de fer. Dans l'intérieur des terres, un autre grand cône volcanique de 3 000 mètres est en activité et s'entoure de vapeurs blanches. Pas un arbre sur la côte, pas une habitation aussi loin que la vue porte ; partout des champs de scories escaladent les pentes du continent. Le vent est furieux. La mer est devenue jaune à cause du mauvais temps qui remue les fonds. Il me serait impossible de manœuvrer autrement qu'en fuite par un temps pareil.
Je n'ai jamais pratiqué ces passes et il se peut que l'une d'elles soit sans issue. Et puis, dans ces défilés entre les îles, sait-on ce qu'il y a sous l'eau? Je pense toujours aux roches sous-marines entrevues sous les vagues près de Hanisch : ici l'eau trouble m'empêche de distinguer quoi que ce soit. C'est une course à l'abîme. A la grâce de Dieu ! mes matelots sont d'ailleurs résignés à subir ce qui est écrit.
Ma carte porte marqué avec force petites croix un écueil à la profondeur de 0,50, situé tout à fait sur ma route. Abrités comme nous le sommes par le cap et les îles Ruckma, il n'y a pas de houle; donc cette roche ne brisera pas. L'eau, de plus, est absolument trouble.
Toutes ces conditions sont ainsi réunies pour diminuer nos chances d'apercevoir le danger; quatre îlots me permettent de repérer ma position très exactement et de déterminer la place de la roche. J'annonce alors à mes hommes que dans cinq minutes nous allons passer à côté d'un récif. Ils ont un sourire d'incrédulité, car ils savent bien que je ne suis jamais venu dans ces parages et qu'il faudrait être « chétan » ou sorcier pour deviner les pierres cachées sous la mer.
Cependant une zone écumeuse me donne raison, et nous passons à quelques mètres de la roche en question.
Ce petit incident a donné à mon équipage une haute idée de la valeur de leur capitaine !
Un îlot conique, pareil à tant d'autres, se dresse devant nous. Cet îlot est célèbre. On me dit qu'il renferme des pierres précieuses. Tandis que nous approchons, Mohamed Moussa me conte son histoire.
Deux plongeurs y abordèrent leur journée terminée, halèrent leur houri sur le sable et firent du feu entre trois pierres, pour cuire leur poisson. C'était des pierres ramassées par hasard, parmi des milliers d'autres toutes pareilles, des espèces de bombes de basalte, comme disent les géologues.
Sous l'action de la chaleur, l'une d'elles se fend avec un bruit sourd et des cristaux s'en échappent. La sphère de basalte était creuse et toute remplie de cristallisations transparentes de couleur verte. Les deux Soudanais récoltent le contenu de la pierre miraculeuse et se le partagent, mais sans bien savoir si cela vaut quelque chose. Bien longtemps après, l'un d'eux fait voir sa trouvaille à Massaoua. Le commissario en entend parler, fait venir le Soudanais, lui prend ses pierres vertes et le met en prison. Ces cristaux étaient des péridots. Il fallait protéger l'île en vue d'une concession à donner. On envoie aussitôt prospecter et on constate que cette île contient des quantités de péridots. Jusqu'ici, seule, l'île de Zeberged, au nord de la mer Rouge et appartenant au Khédive, était connue pour en avoir.
L'autre plongeur fit voir ses pierres à Aden, où le résident fut également informé. Il déclara au Soudanais que sa trouvaille avait quelque valeur, on lui fit un beau cadeau et il fut chargé de conduire un prospecteur à l'île mystérieuse. Mais ils arrivèrent trop tard, les Italiens y étaient déjà. Une compagnie se fonda pour l'exploitation et les travaux, fort simples, puisque le péridot est en surface, commencèrent. Après quelques mois, la compagnie cessa le travail, congédia les ouvriers et abandonna l'île en y laissant juste un gardien.
C'était la Société anglaise de Zeberged qui avait acheté l'affaire italienne pour l'immobiliser.
Nous arrivons à proximité de l'île. J'en passe à quelques encablures, mais je ne vois pas âme qui vive. Les fonds sous le vent étant faibles, j'y jette l'ancre, malgré l'abri précaire de l'îlot que la houle contourne. Tout l'équipage veut voir ce rocher miraculeux. J'ai l'imprudence d'y consentir. Le mousse retourne seul à bord pour achever de pétrir son dourah. Il reviendra nous prendre avec le houri dans une demi-heure.

Une plage de galets noirs a dû servir de débarcadère. Il y a, en arrière, des baraquements abandonnés avec une quantité de matériaux et d'outillage de terrassiers; une forge en plein vent se rouille, rongée par l'air marin. Notre premier soin est de briser les bombes de basalte dont le sol est couvert. Mes hommes, armés de tout ce qui peut leur servir, frappent à tour de bras sur les pierres. Enfin, l'une d'elles est creuse et nous donne plus d'un kilo de cristaux verts et de diverses tailles.
Au flanc de la colline, j'inspecte une ancienne galerie d'exploitation où les parois sont littéralement farcies de cristaux de péridot; là encore, nous faisons une ample récolte. Mais où est le gardien? Une hutte avec des cendres et des poteries indigènes nous dit bien qu'un homme a été là, mais tout semble abandonné depuis quelque temps.
Pendant la fièvre de nos recherches, personne ne s'est inquiété du boutre confié au mousse et à son ancre. Nous nous retournons et nous avons la stupeur d'apercevoir le bateau à plus de deux milles sous le vent : il a dû chasser sur son ancre et part en dérive.
Le fond est de roche, mais avec ce vent et notre affairement à chercher des trésors, il nous était impossible de rien entendre ; le houri est amarré à l'arrière, mais il ne peut être d'aucun secours à ce gamin pour nous joindre, il est trop faible pour manœuvrer contre le vent sur une telle distance.
La situation est grave, car, sous le vent du boutre, la côte n'est qu'à 5 ou 6 milles. Là, où il est, la mer est déjà grosse. Si l'ancre s'accrochait, cela n'arrangerait rien, car avec les coups de tangage, le câble se romprait sûrement.
Avant de me laisser prendre une décision, Abdi a sauté dans la mer et file à la nage, aidé par le vent et le courant. Mohamed Moussa et Saïd le suivent aussitôt. Nous n'avons plus qu'à attendre le résultat de cette course entre les nageurs et le navire en dérive, mais ce dernier a deux milles d'avance. Les nageurs ne sont bientôt plus visibles, perdus dans les vagues.
Je ne suis pas inquiet, je connais leurs capacités, mais arriveront-ils à temps ? Par moment, le bateau se met en travers du vent, ce qui indique qu'il dérive, entraînant son ancre, puis il se remet debout à la lame chaque fois qu'elle trouve une aspérité. Visiblement, il s'éloigne.
Je réfléchis qu'il faudra louvoyer plus de quatre à cinq heures, si toutefois Abdi arrive à bord à temps, pour retourner à l'île. Puis ces manoeuvres étranges seront observées du port Eïd, à cinq milles sous le vent. Elles sembleront suspectes aux environs de cette île, qui, sans doute, est interdite. Alors, on pourrait bien envoyer quelques fonctionnaires voir ce que nous faisons là.
J'ai vite pris mon parti, c'est de filer à notre tour. Des matériaux de construction sont empilés contre la montagne ; nous en faisons une sorte de train de bois sur lequel nous grimpons et à Dieu vat ! Nous irons toujours aussi vite qu'à la nage...
Nous sommes entièrement dans l'eau, notre radeau ayant peu de flottabilité, nous pagayons avec des planches pour tenir cette étrange machine en marche, dans le sens de la longueur. L'île s'éloigne cependant assez vite, car le vent nous pousse ferme; mais la houle grossit et les amarres de fortune, qui relient ces madriers, se rompent. Il faut partir, chacun sur notre morceau de bois, ce qui n'améliore pas la situation. Quand une vague me porte à son sommet, je vois le bateau qui semble maintenant immobilisé sur son ancre. Nous approchons. Je distingue Abdi et un de ses camarades qui escaladent le boutre. Pourvu qu'ils ne mettent pas à la voile avant que nous les ayons atteints ! Mais ils ont dû avoir la même pensée que nous, car ils observent la mer ; ils répondent enfin à nos signaux. Nous sommes sauvés. Le houri vient nous cueillir sur nos poutres, l'un après l'autre.
De tous nos trésors, il ne me reste que quelques péridots au fond de la poche de mon pantalon. Bien mal acquis...
***
Nous filons vers Eïd, qui n'est qu'à cinq milles sous le vent.
Autour d'une plage un groupe de huttes se serre auprès d'une mosquée blanche, simple bâtisse carrée, ornée de coins relevés. Six boutres de gros tonnage sont à l'ancre, attendant paisiblement la fin du mauvais temps. En arrivant au milieu d'eux, nous crions en chœur ce long hooooo, qui est le salut d'usage et tous les autres répondent par le même cri prolongé. La voile tombe, l'ancre plonge sous une gerbe d'écume et doucement le navire évite dans le vent.
Notre arrivée fait sensation. On nous a vus sortir de ce brouillard qui ferme l'horizon, à trois ou quatre milles, les jours de grand vent et les nacoudas sont abasourdis. Comment un « cawaja » (Européen) a-t-il pu venir seul et sans guide avec un tel temps ?
Je suis surpris du peu d'enthousiasme de la partie somalie de l'équipage pour aller à terre. A mes questions, Mohamed Moussa se contente de répondre que les habitants sont mauvais coucheurs. J'y vais donc avec Saïd qui est d'une race indéterminée. Je cherche d'abord de quoi manger; je trouve deux poulets maigres et du lait de chameau, après avoir inspecté une vingtaine de huttes, où je provoque la panique. La population entière est dankalie, mais de teint clair, ce qui est rare dans ces parages. Les habitations ont une forme demi-sphérique et n'ont guère plus de 1,50 m de haut. On entre en rampant par une petite ouverture fermée aux regards indiscrets au moyen d'une natte flottante ; si on la soulève, on entend dans l'ombre des exclamations de « bogue », des cliquetis de bracelets et, s'il n'y a pas trop de fumée, on finit par distinguer des enfants nus et des femmes vieilles ou jeunes, le torse découvert jusqu'au-dessous du nombril. On ne peut imaginer le nombre d'êtres humains qui arrivent à se tasser dans ces paniers renversés. Quand survient un orage, l'eau pénètre aisément au travers des nattes. Les habitants s'accroupissent et reçoivent cette eau du ciel, dûment teintée par le noir de fumée amassé sur tous les matériaux perméables de leur abri.
L'orage passé, chacun sort et s'accroupit au soleil, autour de la hutte. Ils attendent d'être secs pour reprendre le cours de leurs occupations.
Des tas de coquilles de bilbil (bivalve perlière de petite espèce) témoignent que les gens de ce village pêchent la perle sur la côte.
Il y a nécessairement des boutiques, si j'ose dire; ce sont plutôt des paillotes carrées où se vendent les petites choses de la vie indigène. L'une de ces paillotes appartient à un banian en toque noire. La « concurrence » est dirigée par un Arabe crasseux, huileux et rachitique, qui croupit derrière des sacs de riz et de dourah, dans cette odeur de cafard, relevée d'épices, si spéciale aux boutiques arabes de toute la contrée.
Tous deux sont des acheteurs de perles de l'endroit. C'est-à-dire qu'ils prêtent de l'argent sous forme d'avance en nourriture aux plongeurs qui partent en pirogue. Après trois ou quatre mois, un compte invraisemblable démontre que le malheureux a absorbé à lui seul de quoi nourrir dix personnes. Comment protester? C'est écrit au jour le jour; il faut payer. Alors, on lui prend les quelques perles qu'il a pu trouver.
Ces deux sympathiques négociants, accroupis au fond de leur taudis, donnent bien l'impression de ces araignées patientes, qui semblent faire partie de la poussière, de la saleté, du silence et qu'on croit desséchées depuis longtemps, mais qui, brusquement agiles et promptes, bondissent sur la mouche étourdie, la sucent dans une implacable mobilité, puis reprennent leur place, attentives et toujours dangereuses.
Je tente de me faire montrer quelques perles. Après bien des hésitations et des mystères, ces négociants me font voir des perles baroques et du dougga sans valeur (petites perles comme des grains de sable).
– On ne trouve rien, me disent-ils d'un air contrit, c'est un pays de misère.
– Alors, pourquoi y restes-tu ?
– Je suis trop pauvre pour vivre dans une ville.
Visiblement, ils se méfient de moi et souhaitent mon départ. Quant aux plongeurs, aucun n'oserait me proposer la moindre chose, car tous doivent au banian et à l'Arabe ; c'est « la dette de sécurité ». Si l'un d'eux vendait à un étranger, aussitôt, en vertu de sa dette, son acheteur ordinaire, j'allais dire son maître, lui saisirait immédiatement son houri, son seul gagne-pain.
Et, dans chaque village de pêcheurs, il en est ainsi. Tous sont les esclaves de quelques « doukakin » (magasin). Cela ne facilite pas mes affaires et je me rends compte que les achats de perles en première main ne sont pas aussi aisés que je l'avais cru naïvement.
En raison de ce genre de pêche côtière que pratique cette population dankalie, où les plongeurs sont médiocres et ne vont pas dans les fonds de plus de 3 ou 4 mètres, on ne récolte guère que de la soufflure.
Ce sont de grosses tumeurs creuses formées par la coquille même de l'huître; certaines ont la grosseur d'une noix et, quand elles ont des formes originales, elles peuvent valoir quelques milliers de francs.
Ces tumeurs calcaires sont dues à un ver qui perfore la coquille pour attaquer le mollusque. Si ce ver est détruit par ses ennemis personnels, juste au moment où il a percé son trou dans la nacre, le sable tend à s'introduire dans cet orifice. La maléagrine recouvre ce corps étranger d'une mince couche de nacre, mais cette cavité devient le foyer de fermentations : il se produit des gaz qui gonflent cette pellicule que les manteaux sécréteurs recouvrent constamment de nacre nouvelle; c'est ainsi qu'après un certain temps, cette tumeur devient fort grosse et, quand elle a cessé de croître par la poussée intérieure des gaz de décomposition, la couche de nacre s'épaissit et la soufflure achève de se former. Cet accident ne se produit que dans des endroits peu profonds, là où seulement peuvent vivre les vers en question.
Comme je me dispose à rentrer à bord un Dankali m'aborde et me salue en arabe. C'est un bel homme de quarante-cinq ans, la barbe déjà teinte au henné. Il a ce type assez répandu du Dankali de noble race, que caractérisent le nez aquilin, la fente des yeux légèrement tombante, le visage long aux pommettes saillantes et une légère calvitie découvrant le front. Il est vêtu assez richement, en comparaison des autres. Il se dit nacouda et rouban (pilote) de kawassin (pêcheurs de nacre). Il se fera un plaisir de m'accompagner si je veux bien le déposer à Massaoua.
J'accepte la proposition qui me semble n'avoir pour moi que des avantages. Cependant, ce personnage est bien élégant pour un homme de mer !...
***
Au milieu de la nuit, le vent est tombé et la brise de terre s'est levée. J'éveille tout l'équipage qui jonche le pont, roulé dans les « tobs ».
La voilure établie, Mohamed Moussa, le Warsangali1, tient la barre et chante pour ne pas s'endormir.
– Mais enfin, pourquoi n'as-tu pas voulu descendre à Eïd? lui demandé-je. Les habitants ne sont que de pauvres diables.
–Oh! c'est une vieille histoire que mon père raconte parce qu'il a failli y être tué.
« A cette époque, il n'était pas encore question des Italiens à Massaoua, et toute la région appartenait au Sultan de Turquie, comme il est légitime pour tout pays habité par des croyants. Mon père était nacouda d'un petit sambouc somali, de ceux qu'on ne voit plus guère aujourd'hui, construits sans un clou, mais seulement cousus avec du tafi. Il appartenait à un homme du Bender Lascoraï (village du cap Gardafui). Ils furent surpris par un coup de vent de wari (sorte de simoun) et vinrent se réfugier à Eïd, mais ils avaient des avaries et aucun charpentier du pays ne savait réparer leur bateau.
« Mon père qui est un saint homme, sait bien qu'il ne faut jamais aller contre la destinée, sous peine d'offenser Allah. Puisqu'ils ne pouvaient pas partir le mieux n'est-ce pas, était de demeurer là et de le faire dans les meilleures conditions. Ils restèrent donc, bien munis d'argent après avoir vendu la cargaison de leur armateur. Ils ne trouvèrent rien de plus naturel que de se marier et de se fixer provisoirement dans le pays. Dieu, les amis et les parents pourvoiraient à la subsistance de leur autre famille au cap Gardafui, en attendant que des circonstances imprévues les ramènent un jour au pays Somali.
« Mon père et Djama, son cousin, restèrent seuls, les autres trouvant une occasion pour embarquer sur un boutre faisant voile pour Djedda, dans le Nord, partirent à l'aventure. Ça les éloignait encore de la Côte des Somalis, mais Allah est tout-puissant. Sait-on jamais?...
«Cependant, l'argent de la cargaison vendue s'épuisait. Les Danakil, qui avaient bien voulu donner leurs filles contre un bon prix, commencèrent à trouver que les Somalis, chez eux, étaient des intrus et une sourde hostilité se manifesta chaque jour à mesure que mon père et son cousin devenaient plus pauvres.
« On aurait voulu les chasser, mais ils avaient payé leurs femmes qui étaient encore les plus belles et ils ne voulaient pas les laisser. Tu sais que ces Danakil sont sans religion ni conscience : ils recousent les femmes qui ne sont plus pucelles pour les donner encore une fois à un naïf qui n'y voit pas clair.
« Un matin, mon père entend des cris dans la case de Djama. Il y court et voit son ami tout froid étendu sur son lit. Ses jambes et ses bras sont morts, mais la vie est encore dans ses yeux. La femme se lamente tellement bien qu'on peut comprendre sans être sorcier que c'est une comédie.
« Mon père voit tout de suite que son cousin a pris le poison abyssin, car ces choses se font aussi chez nous ! Il fait semblant de croire à une maladie, mais, averti par cet exemple, le soir même, il prend un houri avec quelques provisions et part. La chance lui fait rencontrer un boutre de Soudanais et, après bien des aventures, il rejoint Bender Lascoraï.
« Là, il raconte ses malheurs et, pour entraîner ses compagnons, il leur énumère les richesses qui sont cachées chez le banian, qui ramasse toutes les perles depuis dix ans.
« Quatre boutres mettent à la voile avec cinquante guerriers, sous la conduite de mon père.
– C'était pour venger son cousin, ou pour visiter le banian ?
– Pour venger son cousin ; mais comme dans toute guerre il y a le butin, il était tout à fait légitime de penser à ce banian.
« Ils arrivèrent dans la nuit et, grâce à mon père qui avait longtemps séjourné dans ce pays, ils abordèrent à quelque distance, puis marchant le long de la mer pour ne rencontrer personne, ils envahirent sans bruit tout le village. Un guerrier se mit à la porte de chaque case et, à un signal, tous ensemble poussèrent le cri de guerre des Danakil. Naturellement, les hommes sortirent, encore abrutis de sommeil. Ils furent égorgés au seuil de leur porte ; les autres eurent peur et prirent la fuite. Il y eut plus de cent Danakil tués ou n'en valant pas mieux, car une fois mutilés, peu importe qu'ils soient vivants, ce ne sont plus des hommes.
– Comment, mutilés ?
– Eh bien oui, on ne doit jamais laisser un ennemi entier, mort ou vivant. Nous, nous jetons ces choses, après les avoir coupées, en pâture aux fourmis, mais les Danakil, eux s'en font des bracelets ; ce sont des sauvages.
– Ah ! bon... continue.
– Alors, chacun prend les femmes qui n'ont plus de mari, c'est une façon d'indemnité et puis ça laisse un souvenir. Tu as vu comme les habitants ne ressemblent pas aux autres Danakil; c'est qu'ils ont du sang warsangali.
Visiblement, Mohamed Moussa est fier de cet exploit.
– Et le banian?
– Oh ! on y a pensé, seulement, comme ces gens-là naissent avec la peur dans le ventre, il avait pris la fuite, avec ses perles sans doute, car on ne les a pas trouvées, du moins ce que dit mon père ; sa boutique a été pillée naturellement.
« On a chargé tout ce qu'on a pu ; mon père a repris son ancienne femme, qui était déjà recousue.
« Il pouvait donc la revendre un bon prix, car elle était très belle.
« Elle est morte il n'y a pas bien longtemps, après avoir eu quatre enfants du sultan des Midgerten, à qui mon père l'avait cédée, comme fille vierge, contre cinquante nagas (femelles du chameau).
« Tout cela prouve qu'il ne faut jamais contrarier Allah, et suivre sans murmurer le cours de notre destinée.
– Et les Danakil n' ont rien dit de cette équipée ?
– Oh ! si, dès le matin, plus de mille sont arrivés des montagnes ; mais les boutres étaient déjà en mer.
« Tu comprends que depuis cette affaire, on n'aime pas beaucoup les Warsangalis, et comme je suis le fils de mon père...
Et il reprend sa chanson, paisible.
Pendant cette histoire, le ciel a blanchi et le mousse m'apporte le café, que j'aime boire à cette heure indécise, entre nuit et jour. Le vent s'est calmé, mais une grosse houle nous soulève, elle vient du sud, ce qui prouve que le vent ne va pas tarder à reprendre.
Je remarque que mon fameux pilote s'isole à l'avant, observant la mer, couché sur le plat-bord. Des contractions périodiques de tout son corps m'en disent long sur le genre d'observations auquel il se livre. Le mal de mer chez un marin aussi expérimenté qu'il prétend l'être est assez imprévu.
Je soupçonne ce personnage d'avoir usurpé le titre d'ex-nacouda pour se faire transporter gratuitement. Naturellement, on ne manque pas de le blaguer sur son indisposition qui, d'après lui, est due à tout autre chose qu'à la mer.
Renseigné par ma carte, je lui pose quelques questions qui achèvent de me convaincre que cet homme n'a jamais navigué autrement que comme passager, et encore... Je le fais descendre dans le poste avant, place de faveur pour le mal de mer. Comme il a bien vidé son estomac par-dessus bord, je ne m'inquiète plus des rugissements qu'il y pousse en faisant des efforts stériles. Peut-être rendra-t-il ses intestins? Je fais fermer l'écoutille pour ne plus l'entendre.
Le vent arrive à grande allure, on entend la mer bruire à plus d'un mille derrière nous et en quelques minutes, nous voilà emportés.
Nous entrons dans l'archipel de Dahlak. De grandes îles plates défilent à droite et à gauche, je les repère à mesure sur la carte pour suivre ma route, car on ne peut passer partout ; certaines îles sont reliées entre elles par des hauts-fonds, et des pâtés de roches se cachent à fleur d'eau. Si le soleil était devant nous, je risquerais de ne point découvrir ces dangers.
Ces parages, pleins de périls quand on y voit mal, me décident à chercher un mouillage pour la nuit. La baie d'Anfila me semble propice et j'y trouverai probablement du bois à brûler. Il est encore tôt mais mieux vaut tenir un bon mouillage que de risquer d'être pris par la nuit au milieu de ces écueils malsains...
Un boutre y est déjà à l'ancre, ce qui me marque le point où je devrai mouiller moi-même ; il est à quelques encablures de terre, et à notre approche je constate un certain affolement parmi les gens qui sont sur la plage. Ils s'embarquent en hâte. Mon pseudo-pilote a repris ses sens depuis que nous naviguons dans la baie où la houle n'entre pas. Je lui demande ce que signifie cette panique. Il se met à rire d'un air gêné et déploie son chama (étoffe de coton tissée à la main) qu'il brandit à bout de bras, avec de grands gestes. Cela paraît rassurer les gens du boutre qui hissaient déjà leur antenne pour la mettre du bon côté du mât, prêts à appareiller.
A 100 mètres, nous mouillons, en lançant le cri de bienvenue. Un autre cri semblable, poussé par de solides poitrines nous répond.
– C'est un de mes amis, me dit le Dankali.
– Pourquoi cette frayeur ?
– Sans doute parce qu'il a cru que tu étais un « daouéri » italien, à cause de ton pavillon à trois couleurs et de la teinte grise de ton bateau.
Mohamed Moussa me glisse à l'oreille : « Abid » (des esclaves). Alors, d'un air naturel, je lui dis :
– Il doit avoir des esclaves à bord, va lui dire qu'il n'a rien à craindre.
Le pseudo-pilote me regarde interloqué et essaie de nier. Il est visiblement troublé.
Pendant ce petit dialogue, notre voisin a mis une pirogue à l'eau et son nacouda, orné de son plus beau turban, vient me rendre visite, sans doute pour prévenir la mienne. C'est un Dankali très mâtiné d'Arabe, car il est à peine noir. Il est des environs d'Obock, il se nomme Cheik Issa, il a entendu parler de moi. Les hommes qui l'accompagnent connaissent aussi les miens. La glace est rompue; c'est maintenant le nouveau venu qui rassure mon fameux pilote, gris de peur (les nègres ne pâlissent pas, ils deviennent grisâtres).
Cheik Issa est un homme de quarante ans, à l'allure énergique et noble ; on sent à chaque geste que cet homme est un chef. Ses yeux brun foncé sont constellés de paillettes qui donnent à son regard une étrange profondeur; par instant, une sorte de détente met la lueur d'un sourire sur son visage sculpté dans le bois dur, et une expression de bonté jaillit tout à coup de cette face farouche.
–Cesse d'avoir peur, Bourhane, dit-il à mon passager, celui qui t'a pris à son bord est ton hôte, et il n'est pas de ceux qui trahissent, je le connais.
Ce que Bourhane ne dit pas, c'est qu'il est venu à mon bord en me racontant une blague stupide.
– Oui, dis-je, il est venu comme rouban, mais il a failli mourir du mal de mer; heureusement que ses boyaux sont bien attachés.
Cheik Issa rit de bon cœur et ajoute :
– Il a eu peur d'embarquer avec moi, et voilà Allah qui nous remet ensemble.
J'apprends alors que Cheik Issa et Bourhane sont associés pour transporter un petit convoi d'esclaves à Médy, sur la côte du Yémen.

Bourhane avait laissé la caravane à une demi-journée de marche de la mer et était allé à Eïd pour surveiller la côte en cas d'alerte. Il devait rejoindre Médy par un boutre partant de Massaoua; cela lui évitait ainsi les risques de l'embarquement et de la traversée, que Cheik Issa affrontait seul.
– Et toi, où vas-tu et que fais-tu ? me demande Cheik Issa.
Je lui parle de mon intention de pêcher des perles. Il connaît bien ce métier et me donne d'excellents conseils.
– Si tu vas à Dahlak, tu trouveras, à Djemelé, Saï Ali. C'est un homme fort riche, à qui j'ai rendu des services. Malgré cela, je suis resté son ami, ce qui fait son éloge, car bien rares sont les hommes dont le cœur peut conserver la gratitude sans qu'une vipère y prenne place.
« Il possède plus de perles fines que les génies de la mer.
« Si tu lui parles de moi, il te les fera voir et te dira peut-être des choses utiles.
« Mais sais-tu que tu fais comme l'homme qui portait sur lui sans le savoir la clef d'un trésor qu'il cherchait à l'autre bout du monde.
« Tu vas chercher des perles pour gagner de l'argent, je pense ?
–Oui et non... J'aime surtout aller vers l'inconnu, faire une chose qui me plaît et vivre la vie libre, que seule donne la mer.
– Alors, c'est différent; mais cependant tu pourrais aussi aller sur mer, en transportant des armes que l'on vend à Djibouti. On y vient de très loin en acheter, et puisque ton gouvernement en est marchand, tu n'as pas de risques à courir.
– Peut-être, dis-je, ferai-je quelque chose dans ce sens, si je ne réussis pas dans ce que j'entreprends. Je te reverrais, sans doute?
– Oui, à Tadjoura, où j'ai une maison et des enfants ; ou bien en Arabie, à Doubala, où j'ai une autre famille, enfin un peu partout, car tout le monde me connaît et je ne suis jamais au même endroit.
Je me risque à lui proposer de l'accompagner à bord.
– Oui, mais viens seul.
Je n'hésite pas.
Son bateau est un zaroug de sept à huit tonnes seulement, sur l'arrière quatre Arabes, des Zaranigs, fument le narghilé d'un air nonchalant. Sous leur tapis, je distingue la forme de plusieurs fusils, sans doute des Mauser à répétition, car j'en vois un appuyé contre le mât. Mais je cherche les esclaves.
Cheik Issa voit mon regard et devine.
– Elles sont à terre ; ce sont des femmes ; il faut tous les jours les faire reposer, quand cela se peut.
Je comprends surtout que c'est une mesure de prudence. En cas de surprise le navire prend la mer, se fait même poursuivre au besoin, et pendant ce temps-là, la troupe, sous la conduite des hommes restés à terre, se met en lieu sûr.
– Je n'en ai que huit, reprend Cheik Issa, mais elles sont de grand prix.
Une pirogue rentre de terre avec une charge de bois. Elle est montée par quatre Soudanais athlétiques, dont l'un porte une carabine. Ce sont aussi des esclaves, mais ils font partie de l'équipage. Cheik Issa les a élevés et ils le respectent comme un Dieu.
Je me demande comment tout ce monde peut tenir dans cette barque. L'arrière est ponté et sous cette sorte de gaillard, une niche assez vaste est aménagée avec des nattes. Je devine que c'est la place du chargement humain. On peut ainsi croiser un autre navire sans que rien de suspect n'attire l'attention. J'observe aussi la hauteur du mât de ce petit navire et sa longue vergue qui dépasse de trois mètres en arrière ; cela me fait présumer quelle voilure énorme il peut déployer. Cependant, presque aucun lest pour équilibrer cette surface de toile et pas de largeur non plus au maître bau. Tout le secret consiste à avoir une équipe de marins bien entraînés à tenir l'équilibre sur le bord du vent en se cramponnant à des cordages partant du haut du mât; ils se mettent ainsi jusqu'à six hommes, suspendus dans le vide, au-dessus de la mer. On comprend que, dans de pareilles conditions, le navire glisse sur l'eau, bondissant par-dessus les vagues ; cette grande vitesse annule presque la dérive.
Un officier anglais m'a raconté que son navire, un ancien yacht transformé, filant douze nœuds, avait poursuivi pendant trois jours un de ces petits zarougs qui, finalement, la dernière nuit, lui échappa en fuyant sur une zone de récifs.
J'aurais bien désiré voir ces huit belles femmes, mais Cheik Issa ne semble pas disposé à me les exhiber ; insister serait me montrer curieux et la dignité orientale n'admet pas qu'un « rigal » (homme fait) fasse le moindre geste pour regarder les femmes.
Je rentre donc sur notre paisible navire, qui me semble bien pot-au-feu à côté de ce zaroug armé en guerre qui va déployer ses grandes ailes d'albatros pour courir l'aventure ; j'aurais donné gros pour l'accompagner.
Dans la nuit, j'entends des rires et des cris aigus vite étouffés; ce sont les esclaves qui embarquent. Mon imagination aurait voulu des bruits de chaînes et des gémissements.
Quelques grincements de poulies cadencés par les pesées sur la drisse et j'entrevois le long triangle de la voilure qui monte; puis, silencieux, le fantôme se déplace et la nuit l'absorbe.
Je ne sais ce que Cheik Issa et Bourhane ont convenu, mais celui-ci me déclare désirer débarquer à Howakil, où il dit habiter. Je n'en crois rien, mais enfin, je suis heureux de me débarrasser de cette bouche inutile, et peu m'importe de ce qu'il fera de sa personne.

Nous sommes devant une côte basse, très boisée, mais qui ne paraît nullement indiquée pour un mouillage ; la mer y bat en côte et le vent porte dessus. Cependant, mon Dankali m'affirme que les boutres y mouillent en toute sécurité; j'en suis bien surpris. Malgré tout, je me hasarde à approcher mais je vois à trois encablures la ligne jaune du récif côtier. Je jette l'ancre, malgré les conseils de la prudence qui devrait me faire prendre le large. Il y a peu de fond; sans perdre un instant, je jette le Dankali avec ses paquets dans la pirogue, car il a aussi des bagages. Elle part aussitôt avec deux pagayeurs. En arrivant sur l'accore du récif, un assez gros rouleau déferle et prend la pirogue par le travers. Tout disparaît dans l'écume, mais ressort presque aussitôt. Je vois barboter le superbe Dankali qui fait triste mine ; heureusement, il a pied sur le récif; il repêche ses bagages qui flottent. Le considérant comme tiré d'affaire, je hèle le houri. Il n'est que temps, l'ancre ne tient pas, comme à Kadali, à cause du fond rocheux et plat. Les gens de métier comprendront tout ce qu'une telle situation a de critique, drossé par le vent vers un récif qui n'est plus qu'à cinquante mètres.
Si, en levant l' ancre, le navire tombe du mauvais côté du vent, nous serons en perdition irrémédiablement. Je tente donc une manœuvre inédite en fixant l'amarre au centre du navire et je hisse la voile avant de déraper. Le navire se couche sous l'effort du vent, dérive d'abord et vient presque à toucher le récif, puis il reprend son erre, se relève et cingle enfin vers le large. Ce n'est qu'alors que je regarde le Dankali gagnant péniblement la côte par chutes successives sur le fond inégal du récif. Il se souviendra de ce débarquement.
Nous sommes dans le chenal de Massaoua, au sud de la grande île de Dahlak, que la distance ne nous permet pas de voir encore.
Un dôme de verdure est devant nous, c'est l'île Ommanamous (mère des moustiques). En approchant, je vois une petite forêt de palétuviers poussés sur l'île plate. L'intérieur de l'îlot est une sorte de marais où croissent en contrebas quelques palétuviers, dont les cimes forment ce dôme visible de si loin ; une variété de moustiques énormes y pullulent. La nuit, ils sortent en nuée de ce petit bois ombreux. On raconte que du temps des Turcs, on abandonnait là certains condamnés qui mouraient épuisés de leur sang par ces terribles insectes.
Plus près, nous voyons les branches chargées de gros paquets blancs, et des oiseaux au vol très lourd s'envolent à notre approche ; ce sont des pélicans qui nichent là à cette époque de l'année. Je dois mettre en panne pour permettre à mon équipage d'aller ramasser au nid des jeunes pélicans, morceaux de choix, paraît-il.
Je reste à bord, le navire n'étant pas mouillé, et une reprise du vent pouvant exiger une manoeuvre immédiate.
Un tumulte d'ailes sur l'île, et des vols tournoyants d'oiseaux affolés, accueillent le débarquement. Après une ample récolte rapidement faite, le houri rentre avec un chargement d'informes animaux à peine couverts de duvet, mais porteurs de l'énorme bec à poche, qui les identifie.
On les jette sur le pont où ils se dandinent sur leurs grosses pattes, semblant chercher l'équilibre que ce gros bec leur fait perdre.
Au déjeuner, le mousse m'apporte une de ces bêtes, rôtie dans la mouffa; ce n'est pas mauvais, après tout; un vague goût de poisson, mais peu de chose. Je préfère cependant une pomme de terre bouillie.
Les hommes qui sont allés à terre sont couverts de cloques et me racontent que les moustiques sont gros comme des sauterelles. Une autre fois, j'irai voir cela moi-même.
Le temps est beau et la brise semble vouloir mollir pour nous faire un calme plat pendant la nuit. Nous sommes d'ailleurs dans les parages des calmes, car le vent du sud ne pénètre pas, ou rarement, dans cet archipel qui s'étend sur plus de cent milles en long et en large.
Je préfère passer la nuit sur mon ancre que de flotter au gré des courants entre les étoiles et leurs reflets. On pense toujours aux récifs silencieux qui vous guettent quelque part, sous le beau manteau constellé de la mer, et cette pensée empêche de dormir.
J'approche d'une île plate qui paraît boisée et, par faible fond, je mouille. Le soleil en a encore pour une bonne heure avant de se coucher derrière le grand massif de l'Asmara, j'aurai le temps de me dégourdir les jambes à terre. C'est l'île Dellemi. Comme toutes les autres, elle sort de la mer, surplombant l'eau d'une demi-voûte de quatre à cinq mètres de hauteur. Cette corniche est ouverte par places et une petite plage très blanche descend vers la mer. C'est sur l'une d'elles que nous halons le houri, dans le désarroi des crabes coureurs, qui s'enfuient en troupes serrées.
A quelques mètres à peine de l'eau, une petite herbe verte couvre déjà le sol, car en cet endroit très abrité la houle n'existe pas. Après une vingtaine de pas, nous sommes stupéfaits devant la végétation qui nous entoure. Une herbe haute nous arrive à mi-jambe ; une vraie prairie, d'herbe véritable et non de ces imitations décevantes, comme certaines plantes maritimes ou certaines algues savent en faire.
Une odeur de végétation que nous humons avec volupté nous enivre. Des arbres vraiment terrestres, et non plus ces éternels mangliers, sont remplis de perruches jaunes et vertes et de bengalis familiers, qui volent autour de nous comme de grosses mouches. Pareils à de gros fruits, des nids d'herbes tissées se balancent aux branches. Je suis ébahi, je crois rêver. Nous partons comme des fous en riant et en criant de joie. Partout des prairies, du trèfle, de la luzerne. Je tombe en extase devant des coquelicots ; pour un peu, je pleurerais d'attendrissement.
Il faut avoir traversé ce pays infernal, hérissé de volcans, couvert de lave, battu par un vent furieux, il faut avoir été blanchi de sel par les embruns, séchés à même la peau ; il faut avoir été pénétré par toute l'horreur hostile de cette nature privée de vie où les éléments nus se heurtent et se combattent sans trêve, il faut avoir senti le peu de choses que nous sommes dans toutes ces forces déchaînées, pour éprouver cette joie de retrouver la Vie.
Le reste de mon équipage a aussi débarqué, et tous éprouvent dans leur âme primitive cette même émotion que j'analyse en la mienne. Ils se livrent à une danse échevelée, se roulant dans l'herbe et déclarant qu'ils resteront là.
Entre les bouquets d'arbres, des chèvres et des vaches paissent lentement. Ce sont des troupeaux qui rentrent ; ils sont en liberté sans aucun gardien. En nous dirigeant dans le sens où ils vont, je pense trouver des habitations. Mes brigands de matelots ont déjà saisi des chèvres aux mamelles gonflées, et tandis que l'un d'eux tient la bête par les cornes, l'autre, couché sur le dos, tète comme un jeune faune. Je suis obligé de rire à ce spectacle et je n'ai pas le courage de sévir contre ce larcin, tant cette scène me paraît naturelle dans ce tableau d'un âge d'or. J'interviens seulement quand il est question d'aller chercher des récipients pour industrialiser ce procédé trop primitif ; malgré que cette idée déflore la belle illusion, il faut penser aux droits des légitimes propriétaires.
Au centre d'une assez vaste clairière, des torses de femmes sortent de terre. C'est un point d'eau; un large trou conique au fond duquel une femme, à peu près nue, les reins vêtus d'une peau de chèvre, puise l'eau dans un sac de cuir et le passe à celles qui sont groupées à l'orifice. Son joli corps brun est tout ruisselant d'eau; de gros bracelets de cuivre brillent à ses bras. Elle lève vers nous son joli visage un peu triangulaire, surmonté de longs cheveux tressés, formant une coiffure comme celle que l'on voit aux fresques égyptiennes ou au sphinx de Giseh.
Les filles qui sont autour du puits versent l'eau dans de petits abreuvoirs en terre, et les bestiaux qui accourent maintenant de toutes parts, viennent y plonger avidement leurs museaux.
Mon costume étant aussi simple que ce climat le comporte, c'est-à-dire fait d'un simple pagne et d'un turban qui cache mes cheveux, je ne suis pas un objet d'effroi. Je puis, sans la troubler, contempler cette scène primitive. Plusieurs de mes hommes parlent dankali et ces filles demi-nues, pointant leurs petits seins sans aucune idée de pudeur, nous versent à boire. Ce n'est pas que nous ayons soif, mais c'est de circonstance et cela permet d'approcher de ces jolis torses avec un prétexte honnête.
Le village est un peu plus loin, sur l'autre côté de l'île; une douzaine de huttes en nattes comme celles déjà vues à Eïd; là, d'autres femmes pilent le dourah dans des troncs d'arbres creux, ou le réduisent en pâte sur des pierres plates.
Il n'y a, sur cette île, qu'une famille gouvernée par un vieux dankali, l'aïeul, qui égrène un chapelet au seuil d'une case à côté d'une magmara (cassolette en terre) où fume un peu d'encens. Je lui offre du tabac en feuilles, aussi précieux pour les Danakil que pour les Soudanais en mer.
Une femme entre deux âges, mais qui garde encore une grande beauté, apporte des petites tasses en terre cuite et, avec une sorte de cruche toute noircie au feu, nous verse le kécher (écorce de café aromatisée au gingembre).
Le vieux dankali retire sa chique, la pose derrière son oreille, selon la coutume dankali, se rince la bouche et rejette par-dessus son épaule un bruyant jet d'eau. On boit en silence.
Je dois dire d'où je viens, où je vais, etc. J'apprends que tous les hommes ici sont plongeurs, ou tout au moins pêcheurs de nacre ; leur travail consiste à récolter des escargots de mer, les trocas, qui se récoltent à marée basse par des fonds d'un mètre au plus. Ils trouvent aussi quelques soufflures perlières comme à Eïd.
Le bétail qui est sur l'île n'est pas tout à eux, ils en ont en pension qu'on leur amène du continent deux fois par an, grâce aux basses mers des équinoxes, qui permettent le passage pendant quelques heures sur une arête de récifs.
Demain matin, on m'apportera du lait et un chevreau sur la plage. Nous rentrons à bord et je dois faire hisser le houri, pour être sûr que mes hommes n'iront pas à terre dans la nuit. Précaution inutile, car je les entends se mettre à l'eau et partir à la nage ; ils vont tenter leur chance auprès de ces filles qui, paraît-il, ne sont pas très farouches. Je m'endors la tête pleine de rêves.
Je suis réveillé par de grosses gouttes d'eau tiède; le ciel est noir, c'est la pluie; une forte averse crépite sur l'eau. Les paquets gisant sur le pont s'agitent et de chacun un homme tout nu sort et va se réfugier où il peut. C'est une chose que je n'avais pas prévue ; la pluie étant tellement rare aux environs de Bab el-Mandeb. Aussi, suis-je assez surpris par cette averse et je dois faire comme les Danakil : recevoir l'eau et attendre le soleil pour me sécher.
J'ai presque froid, car l'air qui vient des montagnes glace sur moi mes vêtements mouillés, le ciel est maintenant clair. J'éveille le mousse qui allume du feu et me fait du café. Le soleil, ce matin-là, me semble le bienvenu. Après avoir reçu une peau de chevreau pleine de lait en échange de tabac, nous appareillons pour être à Massaoua dans la soirée.
Je m'explique la végétation de cette île par la proximité des hautes montagnes de l'Asmara, dont quelques sommets ont près de quatre mille mètres. Sur toutes les baies de Massaoua et dans l'archipel Dahlak, les eaux sont très chaudes et il y a peu de vent dès le coucher du soleil. Les masses de vapeur qu'exhale la mer se condensent au contact de l'air frais qui dévale, la nuit, des montagnes. La pluie y est donc fréquente et la rosée abondante.
L'équipage me raconte ses bonnes fortunes ; mais je crois que les vieilles femmes en ont seules fait les frais...
1 Tribu guerrière des environs du Cap Gardafui.