X
LES ESPIONS D'ATO JOSEPH
Quand je gagnai mon procès contre le daouéri qui
avait voulu m'aborder, j'eus la naïveté de me féliciter de cette
victoire morale sur le gouverneur. Je ne pensais pas qu'on allait
mettre en action contre moi les machinations les plus inattendues
pour se venger d'une pareille résistance.
J'avais évidemment l'habitude de me tenir sur mes
gardes, mais j'avais affaire à forte partie, car la puissance d'un
gouverneur de colonie est à peu près illimitée et sans contrôle ni
recours tant que des fautes purement administratives ne sont pas
commises.
J'avais réalisé un assez beau bénéfice lors de mes
deux voyages d'armes. Je commandai à Liège des fusils et des
munitions et plaçai tout mon argent dans cette affaire.
Il y avait à Liège, avant la guerre, d'importantes
fabriques qui transformaient les armements réformés des divers
États européens, pour l'usage des royaumes nègres.
Chaque pays a ses préférences. L'Abyssinie demande
des carabines Gras à trois grenadières de cuivre. En Arabie, on
préfère le mousqueton de cavalerie à deux grenadières. Les usines
de Liège pouvaient livrer des armes suivant le goût de chaque
client exotique à des prix exceptionnellement bas. Une carabine
Gras, par exemple, rendue à Djibouti, coûtait de 12 à 15
francs.
Ces achats directs devaient donc me rapporter pas
mal. Mais le Syndicat de Djibouti veillait.
L'Administration me fit savoir que mon stock
d'armes arrivé de Liège ne pouvait rester en dépôt à la Douane plus
de dix jours. Passé ce délai, je devais payer la totalité des
droits, puis si je n'expédiais pas immédiatement, faire entrer sa
marchandise aux Magasins Généraux à un tarif exorbitant, calculé au
jour le jour et correspondant en fin d'année à 200 % de la valeur
des armes.
L'État seul peut se permettre de pareilles choses
et prétendre ensuite au respect de ses institutions.
Cette rigueur, cependant, pouvait être adoucie. Le
gouverneur avait la faculté d'autoriser un négociant à mettre ses
armes dans un entrepôt personnel, sous une caution de 25 000
francs. On pouvait alors ne régler les droits qu'au fur et à mesure
de la vente. Je n'avais pas un tel capital, car mes achats avaient
absorbé tout mon avoir. D'ailleurs, je n'avais aucune chance
d'obtenir la faveur d'un entrepôt; je n'étais pas assez bien
vu.
Les droits de douane s'élevaient à plus de la
moitié de la valeur de mon stock et je n'en avais pas le premier
sou pour les payer avant d'avoir touché l'argent des ventes.
Mon ami Lavigne était naturellement au courant de
mes soucis. Je lui trouvais un drôle d'air, depuis quelque temps,
cet air qu'ont les gens qui ne savent pas dissimuler et qui
essaient pourtant de vous cacher quelque chose.
Un matin, Lavigne arriva, rayonnant, un papier
bleu à la main : il avait demandé de l'argent par câble; il ne
m'en avait rien dit pour me faire une surprise. Son père venait de
lui envoyer un transfert télégraphique.
Je fus touché aux larmes par ce geste spontané
d'un brave homme qui n'avait que ce petit pécule laborieusement
économisé et qui le donnait de bon cœur parce qu'il me savait l'ami
de son fils.
Grâce à ce secours, je pus payer le montant des
droits de douane ; mais je ne voulus pas mettre mes armes en
magasin pour ne pas permettre au Trésor d'en dévorer la valeur par
le prix de son magasinage. Je devais bien trouver une île solitaire
où le loyer serait moins cher. Le sable pouvait se charger de
garder mes armes.
Je ne pouvais pas faire cette opération à l'île de
Maskali ou dans une île de l'archipel de Moucha, c'était beaucoup
trop près et la moindre surveillance aurait rendu dangereuse toute
opération ultérieure.
***
Je décide donc d'aller reconnaître une des îles au
large de Zeilah. Elles sont dans la zone anglaise, donc hors de la
surveillance de Djibouti.
Pour ne pas attirer l'attention, je pars en
pirogue aux environs de midi, c'est-à-dire quand tous les
Djiboutiens se retirent pour la sieste à l'ombre de la
véranda.
Je prends trois hommes pour pagayer, une tanika
d'eau douce et un couffin de dattes. J'emporte aussi des
pelles.
Nous devons marcher vers l'est et, à cette heure,
la brise que nous avons dans le nez est très fraîche. Une fois
sortie du récif côtier, la pirogue bondit sur les vagues. Elle
retombe au creux des lames, frappant la mer de son fond plat avec
des chocs sonores et des gerbes d'écume qui cinglent nos torses
nus. Par moments, des paquets d'eau s'abattent sur l'avant et, d'un
seul coup, s'engouffrent dans la frêle barque et la remplissent. Un
homme et moi écopons sans cesse, tandis que les deux autres
pagayent en cadence, chantant sans arrêt, la tête baissée, dans les
paquets de mer. J'ai eu soin de m'enduire le corps de beurre pour
moins souffrir des effets de ce bain-douche prolongé. Malgré cela,
après quatre heures, je suis pénétré de froid et j'ai la tête
douloureusement serrée comme par un cercle de fer. Les indigènes,
eux, ont une peau tellement imperméable qu'ils peuvent demeurer
dans l'eau des journées entières sans ressentir le moindre
malaise.
Enfin, vers cinq heures du soir, l'île Saad-ad-Din
nous abrite de la houle. Le dôme blanc d'un vieux tombeau émerge
des broussailles.
Il était temps d'arriver au terme de ce pénible
voyage, car je suis à bout de force et je mesure combien je suis
fragile, comparé à ces Somalis, aussi dispos maintenant qu'au
départ.
La pirogue lancée en pleine vitesse vient
s'allonger sur le sable de la plage et reste immobile comme un
grand poisson mort.
Des milliers de mouettes tournoient en criant, et
des troupes de crabes coureurs, jaune soufre, s'enfuient sur le
sable humide où les vagues, en se retirant, laissent une frange
couleur de ciel. Nous tordons les chiffons mouillés qui nous
servaient de vêtements, et je me roule avec délice dans le sable
immaculé, tout pénétré encore de la puissante chaleur du
soleil.
Nous avons encore une heure de jour dont il faut
profiter pour visiter l'île et nous assurer qu'aucun pêcheur ne s'y
trouve. Ensuite, nous chercherons une place propice pour établir
notre dépôt.
Debout sur le tombeau du cheik, je vois l'île
entière; aucune pirogue sur ses bords.
Cette île est assez grande et mesure environ deux
kilomètres de diamètre. Elle est posée en mer sur le grand tapis
d'émeraude du récif, dont la nappe verte s'étend au large jusqu'à
la frange d'écume qui marque l'accore. Au loin, la mer, tout à
l'heure si bleue, prend maintenant des tons violets, car le soleil
a disparu à l'ouest dans un brouillard de pourpre.
L'île est toute de sable, entourée de larges dunes
blanches ; au centre, des buissons au feuillage clair
alternant avec les salicornes mordorées où le vent du large semble
se reposer ; il joue un instant entre les branches sèches et,
tout imprégné du timide parfum de ces maigres broussailles, il
reprend sa course sur la mer monotone.
Sur quelques dunes plus élevées, des nids d'aigles
sont posés comme des tas de bois. Plusieurs contiennent de gros
œufs verts tachetés de brun. A notre approche, le couple s'envole,
remplit l'air de cris stridents et tournoie dans le ciel pendant
que nous récoltons de quoi compléter notre dîner. Je trouve un
certain nombre de ces œufs assez frais pour être mangés. Ces nids
intacts indiquent qu'en ce moment l'île n'est pas fréquentée par
les pêcheurs. Je puis donc, sans crainte, y préparer les fosses qui
recevront mes marchandises.
Je repère une passe dans le récif sous le vent de
l'île, où mon bateau pourra accoster sans peine, à marée haute. Au
milieu des dunes les plus voisines, je fais creuser des cachettes.
Ce travail est assez long ; mais, une fois terminé, il me
permettra de ne pas séjourner longtemps avec mon boutre, le jour où
j'y viendrai. Nous nous retirons en effaçant nos pas sur le
sable ; nous pourrons ainsi voir au retour si aucun pied
étranger ne s'est posé sur l'île en notre absence.
Il est plus de minuit quand nous repartons ;
cette fois le vent est pour nous et un pagne attaché à une pagaie
nous sert de voile.
La brise est maintenant très faible et la mer
calmée ondule lourdement sous les étoiles.
En approchant de Djibouti, dont les lumières
clignotent sur l'horizon, nous croisons les pêcheurs arabes qui
vont sur les bancs du large faire leur pêche nocturne. Ils partent
au crépuscule, seuls sur leur pirogue. Arrivés sur les lieux de
pêche, ils jettent leurs lignes de fond. Ils doivent attendre
quelquefois plusieurs heures avant de relever leurs engins. Alors,
couchés au fond de leur barque étroite, les yeux perdus dans le
champ des étoiles, ils chantent pour ne pas s'endormir.
Souvent, par les nuits calmes, en pleine mer, j'ai
entendu ces chants arabes, ces mélopées tristes sur des modes
étranges, que le vent silencieux de la nuit porte au loin comme des
fantômes. Ces voix mystérieuses semblent sortir des profondeurs de
la mer. Par intervalles, elles se taisent et d'autres voix, très
lointaines, répondent comme un écho.
Nous glissons rapidement à côté de quelques-unes
de ces pirogues flottant inertes comme des troncs d'arbre. Au bruit
de nos pagaies, une ombre se dresse. Nous échangeons un salut; mais
déjà nous sommes passés et fondus dans la nuit.
Bien avant l'aube je suis à Djibouti. Mon absence
n'a pas été remarquée et, dès l'ouverture des bureaux, je fais
porter mes caisses d'armes au quai de la Douane.
J'ai la surprise de voir venir à moi, avec un air
mystérieux, l'un des deux Abyssins à qui j'avais vendu un lot de
cartouches lors de mon affaire de Débéléba. J'ai la certitude que
c'est un espion; mais je me garde de le laisser paraître. Il passe
à côté de moi comme un conspirateur pour me donner un rendez-vous
en ville. J'y vais à l'heure dite et je trouve là son
compère.
Ils ont, me disent-ils, vingt caisses de
cartouches à faire transporter à la côte dankali, près de
Tadjoura.
– Mais pourquoi ne m'as-tu pas acheté ces
cartouches? leur dis-je, j'en ai à vendre.
– Nous ne savions pas où tu étais, alors comme
c'est très pressé, nous avons acheté au Syndicat.
– Avez-vous une autorisation d'Ato Joseph, pour
les envoyer au pays dankali ?
– Non, car autrement nous n'aurions pas besoin de
toi.
– Alors, je ne tiens pas à courir un tel risque
pour un si maigre profit. D'ailleurs, je n'ai pas le temps.
– Mais nous te paierons bien. Combien
veux-tu ?
– Ce sera cinquante livres sterling, pas une
piastre de moins.
– Eh bien, c'est entendu. Mais quel jour peux-tu
être à Tadjoura ?
– Non, pas à Tadjoura, à Ras Duan, dans trois
jours, c'est-à-dire dimanche soir ; mais paie-moi
d'abord.
– Nous n'avons plus d'argent, seulement, comme tu
auras nos marchandises à bord, tu ne risques rien. Nous embarquons
avec toi et, en arrivant à destination, nos acheteurs donneront
l'argent avant de débarquer aucune cartouche.
Tout cela sent le mensonge, mais je fais semblant
d'y croire.
Dans l'après-midi, les vingt caisses arrivent à
quai. Je vois immédiatement que ces munitions viennent des magasins
de la Brigade et non du Syndicat.
Le piège est très simple; avec l'appât de ces
vingt caisses on pense que je vais aller me jeter dans un
guet-apens où je serai de bonne prise avec toute ma cargaison. Ce
moyen serait, en effet, radical pour mettre fin à mes aventures,
car il y aurait en plus de la saisie de mon navire, une amende
égale à la valeur des marchandises, de la prison, etc.
Dans la soirée, je croise sur la place Ménélik M.
Frauguel, chef de la Douane. Je le salue. Il s'arrête et me
dit :
– Alors, vous partez encore avec un chargement
d'armes ?
– Il le faut bien, répondis-je, puisqu'il n'est
pas possible de les laisser en douane.
– Tout cela finira mal pour vous. Tant va la
cruche à l'eau...
– Je vous remercie pour ce que vous n'osez pas
dire, mais, soyez sans inquiétude, la cruche n'ira pas à l'eau sans
précaution.
Certainement, ce brave homme est écœuré des
manœuvres provocatrices de basse police auxquelles M. le gouverneur
a recours ; mais il n'est pas libre de s'y opposer et son
devoir est de se taire.
Je prends la mer le soir, avec mes deux passagers
abyssins et, arrivé à Obock, le chef de poste m'informe qu'on lui a
télégraphié de Djibouti de me laisser partir, aussitôt arrivé. Je
ne demande pas mieux. Une fois en mer, j'ai la surprise de
constater que le daouéri m'accompagne à peine quelques kilomètres,
puis s'en retourne. Toutes ces facilités auxquelles je ne suis
point habitué confirment mes soupçons sur le rôle louche des deux
hommes que j'ai à mon bord. Je tire au large pour me cacher sous
l'horizon avant de prendre la direction de l'île Saad-ad-Din. La
mer est assez dure et les deux Abyssins, anéantis par le mal de
mer, sont absolument inconscients de tout ce qui se passe. Quand je
suis hors de vue, je mets le cap sur l'île où je compte arriver
avant la nuit. Je suis parfaitement tranquille quant à la vedette
de la douane, le Djibouti. Je suis
certain qu'elle m'attendra au Ras Duan et personne ne songe que je
cingle en ce moment vers les eaux anglaises.
Au coucher du soleil, j'entre dans la coupure du
récif qui mène à la plage de Saad-ad-Din. La marée n'est pas encore
assez haute pour approcher directement. Nous cheminons à la gaffe
entre les roches.
Avec le calme qui règne à l'abri de l'île le mal
de mer se dissipe, et les deux Abyssins émergent de la cale. Ils
écarquillent les yeux, étonnés de se trouver devant une plage
basse, au lieu d'être au pied de la montagne de Ras Duan. Je leur
explique que, par accident, nous sommes venus sur un récif, il faut
débarquer la cargaison pour nous dégager, mais, dans quelques
heures, nous pourrons reprendre notre route et être au rendez-vous
en temps voulu.
Sans m'occuper davantage de leurs questions
indiscrètes, je fais porter à terre et enfouir dans le sable toute
ma cargaison, y compris les vingt caisses que M. le gouverneur a
données pour servir d'appât.
Ce pénible travail terminé, je débarque également
les deux abyssins, sous prétexte de leur dégourdir les jambes et je
les fais accompagner par Aden, auquel je donne un fusil, mais sans
cartouche, de peur d'accident. La vue, j'espère, sera suffisante.
Aden a ordre de tenir compagnie à mes deux passagers, et, dans le
cas où quelque navire viendrait à approcher de l'île en mon
absence, de les faire embarquer de force, s'il le faut, sur le
houri, puis de prendre le large pour nous attendre.
La nuit est venue. Je mets à la voile
discrètement. J'entends aussitôt les cris et les appels des deux
Abyssins, mais je n'en tiens pas compte et, emportés par un bon
vent arrière, nous filons vers Ras Duan. Je pense alors que je n'ai
laissé ni eau ni provisions à terre, mais cela importe peu, car je
serai de retour demain, dans la matinée. J'ai hâte de savoir si,
vraiment, ces deux nègres sont des agents de M. le gouverneur. S'il
y a un guet-apens, comme je le suppose, il me donnera la certitude
que je veux avoir avant d'infliger à ces traîtres la punition
qu'ils méritent.
J'ai la chance d'avoir une assez forte brise qui
me mène par le travers du golfe à Tadjoura en moins de trois
heures. Il est dix heures du soir. La haute barrière des monts
Mabla se découpe en noir contre le ciel tout constellé d'étoiles. A
mesure que j'en approche, la brise mollit; je crains d'être pris
par le calme. A minuit, je dois être à environ deux milles de Ras
Duan, car, avec ma jumelle, je distingue contre la falaise la tache
blanche qui marque aux navigateurs nocturnes la place du
mouillage.
Le vent est tombé. La voile bat contre le mât. Il
faut que je me rende visible pour faire sortir du rideau noir que
j'ai devant moi le garde-côte qui, sans doute, s'y cache. Je fais
allumer la mouffa. Cette flamme doit immanquablement attirer
l'attention. Après une demi-heure qui me semble interminable,
j'entends enfin au loin le ronflement d'un moteur.
Une chose noire se précise et, en quelques
secondes, la forme allongée du Djibouti
passe à vingt mètres de notre arrière. On nous interpelle en arabe,
car on n'est pas encore sûr de notre identité. Je me fais
connaître. Aussitôt celui qui est à la barre, le patron somali,
Odoa, crie à son mécanicien « Stop ». Mais une voix d'Européen
rectifie :
– Nom de D..., n'arrêtez pas le moteur et
attention, vous autres.
Je ne vois, pour le moment, que le patron Odoa à
l'arrière. Tout le reste, les « vous autres » sont invisibles,
cachés dans la cale. On craint les coups de fusil.
La vedette manœuvre assez maladroitement; tout son
équipage semble en proie à une grosse émotion. Voyant qu'elle
n'arrive pas à accoster, je lui crie, en lui lançant une
amarre :
– Empoignez le bout !
Et le paquet de corde tombe sur les têtes,
prudemment cachées au fond de la pétrolette.
Cette manœuvre rend le courage à tout le monde et
une grosse forme blanchâtre apparaît, pendant que les matelots des
deux bords s'occupent à accoster. C'est le brigadier Thomas, avec
sa grande barbe et son ventre proéminent.
- Allons, hardi monsieur Thomas, lui criai je, à
l'abordage. Vous avez oublié les grappins pour assurer la prise.
Montez donc, je vous en prie. C'est moi, sans doute, que vous
cherchez?
– Qu'est-ce que vous faites ici ? me dit-il,
d'une voix mal assurée.
– Mais comme vous voyez, je reviens d'Arabie, je
navigue, ou plutôt, j'attends que le vent de terre veuille bien
descendre des montagnes.
Il y a dans la vedette une douzaine de soldats
somalis en armes. Ils grimpent à mon bord maladroitement, comme il
sied à des soldats tout empêtrés de leurs fusils, baïonnette au
canon; c'est miracle qu'ils ne se blessent pas entre eux. Je fais
charitablement aider les plus maladroits.
Ce pénible assaut terminé, Thomas se risque à
monter à son tour. Je remarque que ses jambes flageolent dans ses
larges pantalons à la hussarde. Il s'efforce de prendre un air
assuré pour me dire :
– Je dois visiter votre bateau. Allons, Saïd,
qu'est-ce que tu attends ?
Saïd est un caporal de la Douane, un Arabe qui,
avec quatre askaris, munis d'une lanterne, commence la
visite.
– Mais vous voyez bien que mon bateau est
vide.
– Je ne dis pas le contraire ; mais je dois
visiter.
Maintenant Thomas respire. Il se sent soulagé
d'une grosse angoisse, en se rendant compte que le coup est manqué,
non pas que mon sort l'intéresse, mais parce que ce dénouement
pacifique écarte tout danger.
J'avais raconté, dans les milieux indigènes, qu'il
y avait toujours, au fond de mon bateau, une caisse de dynamite,
pour faire tout sauter en cas désespéré. Elle y est, en effet, mais
me sert à pêcher dans les bancs de poissons. Cette histoire a été
répétée à Thomas qui a dû la croire. Aussi, n'était-il pas sans
inquiétude en mettant le pied sur ce navire, qui pouvait, d'un
instant à l'autre, faire explosion et l'envoyer dans les étoiles.
C'est pourquoi, en montant à bord, il s'est immédiatement réfugié
tout à l'arrière pour mettre sa précieuse personne en sûreté.
Pendant que le brigadier Saïd regarde jusque dans
le moulin à café pour y découvrir les caisses de fusils absentes,
je cause avec Thomas en lui offrant des cigarettes.
– Nous passions, me dit-il. Je vous ai aperçu par
hasard, à cause de ce feu vu il y a un instant, car nous
surveillons activement la côte et rien ne nous échappe.
– Ah !... fis-je en souriant; mais il me
semble que vos soldats ont dû aller à terre, car je vois leurs
pantalons mouillés et je pense que c'est de l'eau? Je présume
qu'ils ont dû embarquer avec précipitation.
- Heu... oui... je fais fouiller également
certains points de la côte. Vos passagers, reprend-il, vous ne les
avez plus ?
– Mon Dieu, non ; en général un passager est
une chose qui se débarque. Les deux Abyssins que j'avais à bord -
et dont vous voulez parler sans doute - ont rencontré un zaroug
arabe sur lequel ils ont embarqué leurs caisses de cartouches.
Vingt caisses, comme vous savez...
– C'est étrange, répond Thomas. Mais où sont-ils
allés ?
– Ma foi, je ne leur ai pas demandé; mais je
suppose qu'ils se sont dirigés vers Meléleh, près de la frontière
italienne, car des Abyssins ne peuvent envoyer leurs marchandises
qu'en Abyssinie, d'autant plus que ceux-là m'ont dit agir pour le
compte d'Ato Joseph...
– Ça, c'est pas banal !...
– Qu' est-ce que vous dites, monsieur
Thomas ?
– Oh ! rien !... enfin je dis que vous
avez de la chance.
– Et vous trouvez que ce n'est pas banal ?
Que voulez-vous, je déteste la banalité.
Thomas, maintenant, est pressé de partir. Il
espère mettre la main sur les espions qu'il croit infidèles, et
qui, au lieu de m'amener au piège si bien préparé, se sont
appropriés, pense-t-il, l'appât qui m'était destiné.
Je vois filer le Djibouti droit au nord. Ma plaisanterie a porté
juste. Le brave Thomas est convaincu que les hommes de confiance
d'Ato Joseph - et peut-être Ato Joseph, lui-même - se sont moqués
du gouverneur. Plein de fougue, ce vaillant brigadier fonce sur
cette nouvelle proie imaginaire, sans crainte, cette fois, d'une
caisse de dynamite pour troubler son esprit et faire trembler ses
jambes.
***
J'ai vu, hier, le soleil se coucher dans le rouge,
et, maintenant, à l'aube, de petites bandes de nuages gris comme
des ventres de lapin sortent de l'horizon à l'est. Ils montent dans
le ciel, tandis qu'un calme lourd pèse sur la mer. C'est une
bourrasque pour aujourd'hui. Si le Djibouti passe le Bab el-Mandeb, confiant dans ce
beau temps trompeur, une fois le vent levé, il sera bloqué en mer
Rouge. Je suis donc débarrassé de lui pour quelques jours.
Mais il faut aller à Saad-ad-Din avant le mauvais
temps que je prévois. Une brise de terre tombe des plateaux et j'en
profite pour faire route.
Nous mettons les avirons à la mer et nous prenons
la vogue, comme jadis le faisaient les galères.
Le soleil se lève, des risées viennent du
large ; la brise se fait plein est et fraîchit à mesure que le
soleil monte.
Après avoir doublé la pointe extrême de la
presqu'île de Djibouti, je peux mettre cap au sud et courir grand
largue. Deux heures après, Saad-ad-Din est aperçu.
Sur tribord entre nous et la terre, je distingue
un houri qui semble en dérive avec un homme agitant une étoffe pour
attirer notre attention. Je vais continuer ma route sans m'attarder
à aller bénévolement donner de l'eau ou du tabac à quelque pêcheur
qui en manque, lorsque Aouad, aux yeux de lynx, m'affirme que c'est
notre houri, laissé hier dans l'île.
Vent arrière, nous arrivons dessus. C'est bien lui
avec Aden.
– Qu'as-tu fait des deux Abyssins, lui crié-je de
loin.
Je n'entends pas sa réponse, que le vent emporte,
mais il me montre son bras enveloppé de chiffons. Il est blessé,
son pagne est plein de sang. Monté à bord, il me conte qu'après
notre départ, un des deux Abyssins a sorti un revolver qu'il tenait
caché dans sa ceinture. Sous cette menace, ils lui ont pris son
fusil et ont voulu l'obliger à les mener à terre avec le houri.
Heureusement, il avait eu la précaution de le laisser assez loin de
la plage, par crainte de la marée basse. Il fit alors semblant
d'accepter la proposition, ou plutôt cet ordre, et se mit à la nage
pour aller chercher la pirogue. Une fois embarqué, il s'éloigna de
l'île; mais les autres tirèrent sur lui pour le faire revenir. Par
un malheureux hasard, une balle lui a traversé l'avant-bras droit.
Il s'est alors couché dans la pirogue, le courant l'a éloigné de
terre et, le vent aidant, il est arrivé jusqu'ici, d'où il a aperçu
notre voile.
Mon premier mouvement est d'aller au plus vite à
Saad-ad-Din faire passer le goût du pain aux deux malfaisants
lascars que j'y ai laissés. Mais, en venant rejoindre le houri nous
sommes tombés si bas dans le vent que nous l'avons debout. Il
faudra maintenant tirer plusieurs bordées pour rattraper ce que
nous avons perdu. Peu importe, les deux espions ne perdront rien
pour attendre. Ils paieront cher leur coup de revolver.
Aden n'a pas le bras cassé. La balle, par miracle,
a passé entre le radius et le cubitus. Mais les tendons qui vont à
la main ont été sectionnés. Il a perdu beaucoup de sang et souffre
cruellement. J'espère que l'air du large sera assez pur pour éviter
l'infection de la plaie. Je lui fait une compresse d'eau de mer
mélangée de teinture d'iode. Puis il se couche sous une étoffe,
résigné, endurant son mal.
Le vent refuse de plus en plus et s'établit enfin
sud-est. En quelques minutes, il souffle grand frais. La mer se
creuse, une grosse houle vient du large; c'est le mauvais temps
prévu. Nous ne pouvons plus tenir la toile et, comme je n'ai pas de
tourmentin, je juge inutile et imprudent de m'entêter à atteindre
Saad-ad-Din avec un vent pareil. Il faut laisser arriver et fuir
devant le temps.
J'ai bien un abri derrière les récifs de Moidubis,
mais ils sont trop près de Djibouti. Je ne puis me faire voir dans
ces parages, où ma présence ne serait pas explicable, puisque je
suis censé revenir d'Arabie.
Mieux vaut donc rentrer à Djibouti pour attendre
la fin du coup de vent, d'autant plus qu'Aden a besoin de soins
d'urgence. Tant pis si les deux hommes ont un peu soif sur leur
île.
Mon arrivée semble jeter la surprise dans tous les
milieux administratifs. Le commissaire de police Bellot, sans doute
dans les secrets des dieux, vient en personne, la canne sous le
bras, se convaincre de ce retour incroyable.
Le commissaire de police Bellot est un gros homme
à l'accent vaguement auvergnat, et qui porte, sur la figure, un
éternel sourire de satisfaction.
Il regarde ma barque, en ce moment en contrebas du
quai, et voit le paquet que forme Aden, couché sur le pont
arrière.
– Qu'est-ce que c'est que celui-là qui
dort... ? Eh ! là-bas, lève-toi donc, dit-il, en le
piquant de sa canne.
Le blessé pousse un cri de douleur, car Bellot a
touché le bras malade.
- Oh ! oh ! mais il est
blessé !
– Oui, dis-je un accident en nettoyant un
revolver... Je vais l'envoyer à l'hôpital.
– Ne vous donnez pas la peine. Askari !
Amenez cet homme à la police !
– Mais, monsieur, avant tout, il faut soigner ce
blessé. Vous ferez votre police après.
–Hé! hé ! hé! ricane le commissaire, on le
soignera! n'ayez crainte.
Et il part en se frottant les mains.
Je suis soulevé d'indignation; mais je comprends
toute la gravité de la situation où je me trouve !
On m'a envoyé dans un guet-apens où l'on était
certain de me voir tomber. On m'y attendait en armes. Je reviens
avec un homme blessé et la vedette qui était chargée de me saisir,
de m'attaquer au besoin et de me ramener prisonnier n'est pas
revenue. Il est logique d'en conclure qu'il y a eu un combat et
que, par on ne sait quel moyen, j'ai massacré ou envoyé par le fond
les agents de l'autorité publique chargés de me capturer.
L'affaire est d'importance. Aussi la réaction
n'est-elle pas longue ; un détachement de la garde indigène
arrive sous la conduite d'un adjudant et mon bateau est gardé
baïonnette au canon. Un gendarme vient me cueillir et me conduit à
la police.
Je trouve là Bellot, derrière le tapis vert de sa
table, la figure rayonnante, la moustache en bataille, et se
frottant les mains avec énergie.
– Ah ! ah ! Eh ! eh ! Monsieur
de Monfreid, vous allez me raconter ce qui vous est arrivé.
– Je crois plutôt, monsieur, que ce serait à vous
de m'expliquer la désagréable aventure qui m'arrive et de me donner
les raisons de cette plaisanterie de mauvais goût. Mais
finissons-en ; vous voulez savoir ce qu'est devenu M. Thomas
et sa vedette ?
Je lui raconte alors ma rencontre nocturne. Je lui
représente ensuite le danger que peut courir une vedette aussi peu
marine, par un temps pareil, si elle a eu l'imprudence de s'engager
en mer Rouge. Je sens, à part moi, toute la gravité qu'aurait un
sinistre de ce genre, car alors tous les soupçons seraient permis,
surtout si personne n'en revenait pour dire la vérité sur cette
affaire.
Bellot a un sourire d'incrédulité qui
m'exaspère.
Quand un magistrat a des soupçons, il veut
absolument en faire des certitudes. Si l'accusé se défend et lui
rend la tâche difficile, alors, gare à lui.
Il est bon d'être innocent, mais il ne faut pas en
abuser, disait je ne sais plus qui.
A cet instant, la sonnerie du téléphone se fait
entendre. Bellot décroche le récepteur.
– Allô! allô! Oui, c'est moi, monsieur le
gouverneur... Il est ici... Ah ! ah ! Bon !
bon !... J'ai cru bien faire parce que...
Je comprends que Bellot se fait proprement
engueuler ; mais de quoi s'agit-il?
- Bien ! bien!... Monsieur le gouverneur...
Entendu, monsieur le gouverneur. Je viens tout de suite, monsieur
le gouverneur.
Il raccroche le récepteur et me dit :
– Alors, voilà... Heu !... On vient de
téléphoner que la vedette est à Obock. C'est parce que nous étions
très inquiets que je vous ai demandé si par hasard vous saviez
quelque chose.
– Oui ! mais vous alliez me faire coffrer, et
votre zèle, que vous mettez sur le compte d'une légitime
inquiétude, ressemble beaucoup à une lourde gaffe. Puisque vous
semblez admettre que « la fin qualifie les moyens », il faut avoir
le tact de ne pas insister quand ces moyens ne réussissent
pas : on risque autrement d'avouer certaines choses que M. le
gouverneur préfère passer sous silence.
Je laisse le souriant commissaire aller se faire
laver la tête par son patron, et, maintenant libre, je retourne en
hâte à mon bord. La garde imposante que Bellot y avait envoyée a
été retirée. On voudrait maintenant étouffer cet incident si
maladroitement ébruité, et dont parle tout Djibouti.
Ato Joseph est devenu invisible. Il a dû être
félicité par le gouverneur du choix de ses protégés qui coûtent à
la colonie vingt caisses de cartouches et pas mal de ridicule. On
est persuadé, comme je me suis efforcé de le faire croire, que ces
deux mouchards, alléchés par le gain des caisses de cartouches, ont
tout simplement pris la fuite. On sait que, pour des Abyssins, les
cartouches ont un attrait tellement irrésistible, qu'il a pu faire
oublier à ceux-ci les devoirs de leur honorable profession.
Cependant, il faut à tout prix que j'aille
m'occuper de ce qui se passe à Saad-ad-Din. Je voudrais que le
temps se calme un peu. Au coucher du soleil, le vent tombe.
Comme j'ai la faculté de prendre la mer sans
papier pour aller à l'île Maskali, où j'ai ma maison, je pars
aussitôt la nuit faite.
Les vents ont tourné à l'est, ce qui me fait
espérer atteindre Saad-ad-Din en une seule bordée. Mais si le vent
est maintenant favorable, par contre la houle du large, soulevée
par la bourrasque d'hier, persiste encore, et nous vient
par-devant, ce qui retarde beaucoup notre marche.
Le jour se lève alors que nous sommes encore à
plus de cinq milles de l'île. Une voile croise au large et je
m'étonne un peu de sa présence dans ces parages après le mauvais
temps de la veille. C'est, sans doute, un boutre de Zeila qui fait
route vers Aden.
Le temps semble changé, il se met au beau. La
brise tombe complètement et un vent de terre se lève.
En approchant de Saad-ad-Din, je cherche à
apercevoir quelque forme humaine. Rien de visible. Sans doute, les
deux hommes que j'y ai laissés se sont-ils cachés à notre
approche.
Nous débarquons avec précaution, en nous méfiant
des dunes, qui peuvent abriter un tireur; j'envoie deux hommes de
chaque côté pour les contourner et les apercevoir à revers. Ils ont
ordre de tirer sur les Abyssins, s'ils ne lèvent pas les bras au
premier commandement. Je crains qu'avec ce maudit revolver ils ne
blessent encore un de mes hommes.
Tandis que je traverse la plage, je remarque que
le sable est tout bouleversé; sans penser à autre chose, je
m'élance vers la place où sont les cachettes.
Elles ont été ouvertes et elles sont
vides...
Inutile de chercher davantage ; les oiseaux
se sont envolés et la voile que je vois là-bas sur l'horizon
emporte sûrement mes marchandises.
J'ai été joué, alors que je croyais jouer les
autres.
Que faire, maintenant ? Se lancer bêtement à
la poursuite de ce navire qui a déjà plus de trois milles d'avance
et qui, peut-être, est meilleur marcheur que nous ? Ce serait
ridicule.
Je réfléchis que si ce boutre porte vraiment mes
armes, il ne peut aller que vers l'Arabie. Toute autre côte,
française ou anglaise, lui étant interdite. Il devra donc courir
vers l'est.
En ce moment, il semble être dans une zone de
calme, tandis que moi, plus près du continent, j'ai encore la brise
de terre. J'en profite pour gagner dans le nord, de sorte que, dans
quelques heures, à la rentrée de la mousson nord-est, j'aurai sur
lui l'avantage d'être plus haut dans le vent.
Jusqu'à huit heures du matin, la brise de terre
tient. J'estime que je suis maintenant bien placé pour donner la
chasse et j'attends que la mousson se lève.
Elle ne tarde pas ; elle arrive sur la mer
qui moutonne. Alors, toute la voile dessus, je mets le cap au
sud-est.
Du zaroug on a vu ma manœuvre et on comprend
maintenant mes intentions. Mais ce navire ne peut fuir grand largue
à cause de la terre qui, après Zeila, s'infléchit à l'est. Il est
donc forcé de garder l'allure du plus près. Dans ces conditions,
j'approche assez vite et, à midi, je n'en suis plus qu'à un mille.
Je distingue que j'ai affaire à un zaroug arabe d'assez gros
tonnage. Il est fortement voilé, comme le sont les contrebandiers
zaranigs, et doit être un bon coursier. Si je n'avais pas eu
l'avantage du vent, il m'aurait depuis longtemps échappé.
Je regrette amèrement de n'avoir pas emporté ma
motogodille.
Je ne suis plus qu'à un demi-mille. Je le vois
alors laisser légèrement porter pour augmenter sa vitesse. Il
cherche visiblement à me faire perdre l'avantage du vent en me
trompant par des manœuvres imprévues ; quand il jugera que je
ne serai plus en mesure de couper sa route, il reprendra le plus
près pour m'obliger à le poursuivre sous cette allure et il espère
bien alors me semer dans son sillage. Son calcul a toutes les
chances de lui donner l'avantage; mais il n'a pas compté avec le
récif de Fel qui, bientôt, j'espère, va lui barrer la route.
Le voilà justement devant nous comme une mince
ligne blanche qui souligne l'horizon.
Que va faire le zaroug ? Doublera-t-il le
récif au nord ou au sud ? Pour passer au sud, il devra virer
de bord, perte de temps, et je tomberai sur lui.
S'il passe au nord, il n'aura pas à changer
d'amures ; mais il devra serrer le vent au plus près. C'est à
quoi il se décide. Voyant cela, je gouverne droit pour lui couper
sa route. Mais j'ai mal calculé ma direction ou plutôt ce maudit
contrebandier a modifié un instant la sienne en se lançant
carrément dans le vent sur son erre. Je le manque d'une
demi-encablure et me voilà dans son sillage. C'est là qu'il voulait
m'amener. Force m'est donc de mettre à mon tour au plus près,
l'écoute bordée à bloc.
Les deux navires avancent lentement, remontant le
vent sous le plus petit angle possible. On les croirait
abandonnés ; tout le monde est caché de peur d'une fusillade.
Le nacouda du zaroug tient la barre, protégé par deux sacs de
dourah empilés sur l'arrière. Moi, je suis couché sur le pont les
yeux au ras d'un paquet de voiles roulées; je tiens la barre
au-dessus de ma tête. L'idée me vient d'essayer de couper la drisse
du zaroug à coups de fusil pour abattre cette maudite voile ;
mais c'est un prodige de tir dont je suis incapable avec le
mouvement des deux navires. Une telle tentative ne pourrait avoir
d'autre résultat que de déclencher une fusillade au cours de
laquelle les deux navires, abandonnés au caprice de leurs voiles,
iraient fatalement se jeter sur les brisants.
Cependant, je dérive de plus en plus, par rapport
au navire que je poursuis, car je suis léger et lui est bien lesté
du poids de toutes mes marchandises. Il doublera sans difficulté la
pointe, tandis que moi, je serai forcé de virer de bord. Après
cela, il aura pris une telle avance que je pourrai lui dire un
adieu définitif.
Rien ne peut donner une idée du dépit et de la
rage que j'éprouve devant cette proie si proche qui va m'échapper
pour toujours.
Un Japonais se serait ouvert le ventre. Alors
l'image du samouraï répandant ses intestins me suggère une idée
plus pratique, par son analogie avec le ventre tendu de cette voile
gonflée, qui s'appuie si ferme sur le vent.
Par quelles voies imprévues s'accomplit
quelquefois notre destin !... Un coup de couteau dans cette
toile et toute la force du vent qu'elle retient reprendrait sa
course indifférente, abandonnant le navire en face des
récifs !
J'ai un lourd fusil Gras, transformé en carabine
de chasse calibre 12, c'est une arme très robuste qui pourrait au
besoin faire une sorte de fusil de rempart. J'y place une douille
remplie de poudre et, par le canon, j'introduis une chaînette
d'acier que le mousse porte à sa ceinture pour attacher des
clés.
Je laisse alors carrément porter pour m'approcher
de mon adversaire sous le vent. A cinquante mètres, je tire,
lançant cet étrange projectile au ventre de la voile. L'arme
n'éclate pas, mais le recul me renverse. La chaîne s'est déployée
dans sa trajectoire et coupe la voile en travers. La force du vent
achève l'ouvrage et met la toile en deux morceaux.
Aussitôt le navire, comme un oiseau blessé aux
ailes, perd sa vitesse et dérive. Le nacouda tente de virer, mais
l'équipage, terrorisé, refuse la manœuvre. Il engage alors son
navire dans une coupure du récif qui s'ouvre devant lui et navigue
encore assez loin avant d'aller s'échouer.
Je me lance à sa poursuite sans trop de risques,
car je cale beaucoup moins d'eau que lui et jette mon grappin sur
son arrière.
Nous avons sorti toutes les armes
disponibles ; mais le zaroug ne semble vouloir faire aucune
résistance. La panique s'est emparée de son équipage, quand la
quille a heurté le fond. Maintenant chacun ne pense qu'à soi.
Le navire est échoué sur du gravier et des
madrépores friables. La marée est haute ; c'est encore une
chance. La houle est brisée par la ligne noire des coraux morts qui
sortent de l'écume comme d'étranges carcasses déchiquetées, de
sorte qu'à l'intérieur du récif l'eau est calme.
Le zaroug est monté par des Arabes de Kauka, des
Zaranigs contrebandiers de tabac, faisant le trafic entre Zeila et
les possessions turques d'Arabie.
Le nacouda me reconnaît, m'ayant vu à Djibouti;
moi je ne puis parvenir à mettre un nom sur sa figure. Maintenant
qu'il se voit pris, il m'assure de la pureté de ses intentions, car
il ignorait que ces armes ne fussent pas à ces deux hommes trouvés
sur l'île.
Quand il a aperçu mon navire, il a cru avoir
affaire à un garde-côte de Djibouti, d'autant plus que j'avais
arboré le pavillon français au cours de la poursuite. C'est pour
cette raison, prétend-il, qu'il a pris la fuite.
Je coupe court à ces histoires, car le moment
n'est pas aux palabres ; il faut agir vite.
Tous les Arabes, rassurés maintenant, se joignent
à mes hommes qui les aident à renflouer leur navire en transbordant
les caisses à mon bord.
Je trouve les deux Abyssins attachés, ce qui me
paraît un drôle de traitement pour les propriétaires d'une aussi
riche cargaison.
Le zaroug est rempli d'eau; mais il repose sur sa
quille qui n'est pas brisée. Il a une voie d'eau à l'avant entre
deux membrures. Les bordés ont été simplement enfoncés. Je peux les
faire revenir.
Tandis qu'en chantant, pour se donner du cœur, les
Arabes vident maintenant l'eau qui emplit leur navire, le nacouda
s'accroupit à côté de moi, le mousse apporte le thé et il me conte
ce qui s'est passé depuis la veille.
Il est venu hier, me dit-il, se mettre à l'abri de
Saad-ad-Din pendant le coup de vent. Il a vu alors deux hommes lui
faire des signaux. Arrivé à terre, ces hommes lui ont expliqué
qu'ils avaient des armes cachées dans l'île et qu'ils voulaient
d'urgence les en retirer, car ils craignaient, disaient-ils, que le
bateau qui devait venir les prendre ait été retenu à Djibouti. Sans
perdre de temps, ni chercher à comprendre cette invraisemblable
histoire, on chargea les armes.
Une fois en mer, les deux Abyssins voulurent aller
à Djibouti; mais le nacouda réfléchit qu'une telle affaire ferait
probablement naître beaucoup d'ennuis et ne donnerait guère de
bénéfices. Alors, il ficela simplement les deux Abyssins, qui ne
voulaient pas se tenir tranquilles. Dans cette situation, ils
eurent tellement bien l'air de deux beaux esclaves que le nacouda
trouva que tout s'arrangerait au mieux de ses intérêts en les
gardant pour tels.
C'est à ce moment que commença ma poursuite.
Mes deux anciens passagers sont là, toujours
attachés et se demandent ce que je vais faire de leurs personnes.
Ils se sont enfermés dans un mutisme absolu. Deux bêtes résignées
devant l'abattoir. Ce ne sont pas, d'ailleurs, des Amaras,
c'est-à-dire des Abyssins véritables, originaires du Choa, de ceux
qui se disent descendants de la reine de Saba. Ce sont des Gallas,
ou plutôt des Oualamos, race prédestinée à l'esclavage. Rien ne
s'oppose donc à ce qu'ils soient vendus comme esclaves.
Maintenant qu'ils sont à peu près nus, ils
apparaissent comme de très beaux hommes, et le nacouda semble les
apprécier. Je ne vois pas de meilleure punition pour eux que de les
envoyer servir en esclavage aux rivages barbaresques. Cela
m'évitera de les punir moi-même avec une cruauté qui me serait
pénible, mais cependant nécessaire pour l'exemple, après ce qu'ils
ont osé contre moi.
La chose pourra se savoir sans inconvénient à
Djibouti et M. le gouverneur Deltel en sera d'autant mortifié que
les rieurs ne seront pas de son côté.
– Que penses-tu de ces deux hommes, dis-je au
nacouda ?
– Ya Allah, Koès ! (Par Dieu ! Superbes)
répond-il, et je sens tout son regret de renoncer à cette
capture.
– Eh bien, dis-je, d'un air magnanime, s'ils te
plaisent, prends-les ; je te les donne, mais fais attention à
celui qui parle français, car il sait écrire. Fais-les détacher. Je
veux les questionner.
L'ancien élève des Pères prend aussitôt devant moi
un air cafard et humble ; il me demande pardon, se jette à
genoux et me supplie de le ramener à Djibouti. Il a obéi, dit-il, à
Ato Joseph, « qui l'a ébloui en lui promettant une récompense. Le
bon Dieu maintenant le punit, etc. »
– Assez de discours, lui dis-je, tu as voulu me
trahir et c'est la seconde fois ! De plus, et c'est plus
grave, tu as essayé de tuer un de mes hommes, car c'est toi qui
avais eu la fourberie de cacher un revolver. Tu connais la loi de
ton pays : tu dois subir la peine du talion.
Il se traîne à mes pieds.
– Je vous jure que ce n'est pas moi; je n'ai pas
tiré. C'est lui qui a pris le revolver, dit-il en désignant son
camarade qui ne comprend pas le français.
Je l'interpelle, mais il ne sait pas non plus
l'arabe. Je lui demande alors en langue galla si c'est bien lui qui
a tiré.
– Oui, répondit-il, d'un air sombre. Il m'a mis le
revolver dans la main et c'est moi qui m'en suis servi. Je crois
que j'ai manqué l'homme; tant pis.
Celui-là est resté un sauvage. Il sait que, quand
on se bat, il faut un vainqueur et un vaincu. Il est vaincu, donc
il accepte la suite inévitable.
Il regarde avec mépris son camarade toujours à
genoux, qui fait mine de vouloir me baiser les pieds.
Je ne puis me retenir de l'envoyer rouler dans la
cale d'un coup de pied en pleine figure, en lui disant :
– Tiens-toi debout : il n'y a que les
serpents qui se traînent à terre.
Le nacouda arabe a peur que j'abîme ce que je
viens de lui donner.
– Laisse-le, me dit-il, c'est un Naserani
(Nazaréen) qui croit qu'on peut tromper Allah par des prières et
des mensonges. Alors comment veux-tu qu'il n'essaye pas aussi de
tromper ses frères ?
– Oui, mais ne crains-tu pas que, sachant écrire,
il ne parvienne à s'échapper et à te faire du mal ?
– Oh ! cela je ne le crains guère, car une
fois là-bas... Enfin il en sera comme Allah a décidé.
Je ne comprends pas ce qu'il veut dire. Ce n'est
que plus tard que j'ai su. J'en parlerai en son temps.
Celui que j'ai envoyé à fond de cale se relève et
me regarde en dessous, d'un œil haineux et sournois, la figure
pleine de sang, car il saigne du nez. Je lui dis alors :
– Je te fais grâce de la vie, puisque cet Arabe
accepte de te prendre comme esclave. Suis ta destinée ; mais
je ne te conseille pas de revenir jamais à Djibouti parce que,
malgré les histoires que tu y raconteras, tu seras toujours accusé
d'avoir volé les cartouches qu'on t'avait confiées. Tu iras pourrir
en prison, où l'air est malsain pour ceux qui, comme toi, savent
trop de choses. On y prend souvent une mauvaise colique qui vous
envoie au pays de ceux qui n'ont plus de bouche.
Puis m'adressant au nacouda :
– Prends aussi les vingt caisses de cartouches qui
sont à ces hommes. Je te les donne ; mais à la condition que
tu ne vendras pas le grand, celui qui ne sait pas le français. Tu
le feras seulement parvenir à Cheik Issa en lui disant qu'il est à
mon service. Qu'il le garde chez lui ; j'irai le chercher plus
tard.
J'ai de la sympathie pour ce sauvage qui est
courageux et fier. Sans doute il a suivi l'autre; mais sans savoir
au juste de quoi il s'agissait. Il n'a cru se prêter qu'à une ruse
de guerre, ce qui, après tout, n'est pas défendu. Du moment qu'il
n'est pas lâche, je ne puis le considérer comme un mouchard. Je le
fais venir seul devant moi.
– Comment t'appelles-tu ? lui dis-je.
– Makonen, répondit-il d'un air farouche.
– Eh bien, Makonen, tu vas aller maintenant de
l'autre côté de la mer. Il le faut. On te mènera chez un ami à moi
où tu seras bien traité. Tu diras qu'Abd el-Haï est ton maître et
bientôt j'irai te chercher, quand le temps sera venu. Après, tu
seras libre.
Il me regarde avec ses grands yeux bruns, où la
terre rouge des Hauts Plateaux semble avoir laissé un reflet
nostalgique. Une expression de confiance éclaire son visage dur.
D'un geste simple, il me prend une main et la baise sur les deux
faces, comme si vraiment j'étais son maître.
A l'heure où j'écris ces souvenirs, il est encore
à mon service là-bas, dans ma retraite du Harrar.
Pendant ce temps, le zaroug a achevé son
chargement. Le soleil a baissé; nous partons de conserve vers
l'Arabie.
Les vingt caisses de cartouches que j'ai données
me garantissent que le nacouda n'ira pas à Djibouti. C'est pour moi
une sorte d'assurance.
Dans la nuit, je perds de vue sa voile et je fais
ma route vers les îles Sowaba où je compte cacher mes armes, cette
fois en toute tranquillité.