VIII
DEUXIÈME VOYAGE D'ARMES L'ABORDAGE
Mon premier succès m'a engagé à persévérer dans ce
commerce des armes. Lavigne s'occupe de mes intérêts à Maskali et
je ne fais plus que de courtes escales dans cette île malgré toute
la douceur que j'éprouve à y trouver l'illusion d'un foyer.
J'ai maintenant un acheteur qui me paraît sérieux
et je ne pense qu'à recommencer, avec moins de hasard et plus de
préparation, à transporter des armes.
Depuis hier mon chargement est terminé, mais le
départ des boutres d'armes a été ajourné, je ne sais
pourquoi.
Ismaël, le nacouda dankali qui est chargé par la
douane d'escorter les convois d'armes dans les eaux françaises,
fait l'ignorant. Or, quand un indigène ne sait vraiment rien, il
explique à sa manière et trouve toujours une raison, faisant
intervenir au besoin les puissances surnaturelles. Mais quand il
répond qu'il ne sait rien, c'est qu'il a des raisons pour se
taire.
J'use le temps comme je peux. Je vais même
m'asseoir à la terrasse du café Rhigas pour « regarder passer les
gens ». Ces « gens » sont composés à cette heure matinale par la
troupe des jeunes Somalis, conduits à la baguette par deux gardiens
de prison. Ces petits prisonniers sont employés au balayage de la
ville et l'actif commissaire de police, l'ancien quartier-maître
Bellot,
veille à ce que le contingent préposé à la voirie
soit toujours au complet. Ces gamins, demi-nus, penchés vers la
terre, remuant la poussière avec leur bouchon de paille, ont l'air
de marcher à quatre pattes, le derrière plus haut que la
tête.
Ce spectacle a au moins un amateur, le fameux Ato
Joseph, seigneur du trafic des armes et de toutes les opérations de
contrebande à apparences légales.
Ato Joseph vient là, chaque matin, assister à
cette corvée, le menton appuyé à sa canne. Ses lèvres violettes ont
des contractions nerveuses, comme cela arrive parfois à certains
vieillards dont la moelle commence à se ramollir. Par instant, il
semble avoir de fugaces rictus et son chef, couvert de mérinos gris
de ses cheveux crépus, se met à trembler comme si les courants
d'air l'agitaient.
Ato Joseph m'adresse ce qui lui sert de sourire et
m'accueille avec amabilité.
– Eh, bonjour ! messié de Monfreid, je vous
croyais en mer. Vous n'êtes donc pas parti cette fois avec votre
bateau ?
– Vous savez donc que mon bateau devait partir
hier? Mais il est vrai que vous êtes au courant de tout. Non, je ne
suis pas parti vous le voyez. Peut-être savez-vous la raison de ce
retard ?
– Que voulez-vous que je sache. Je ne suis pas
l'ami du gouverneur, moi, comme on le raconte. Je ne suis qu'un
pauvre vieux qu'on laisse dans un coin quand on n'a plus besoin de
lui.
– Le pauvre homme !
– Comment dites-vous ?
– Non, rien, je pense à un personnage à qui vous
ressemblez, mais que vous ne connaissez pas. Allons, au revoir, je
vous laisse à vos rêveries.
– Alors bon voyage, si vous partez ce soir.
– Merci.
J'ai l'impression que ce vieux Tartuffe sait
quelque chose. Il doit se machiner un mauvais tour dans les
officines gouvernementales.
***
J'ai donné rendez-vous à mon client pour le samedi
dans la nuit, à Ambabo, sur la côte dankali, dans le golfe de
Tadjoura. Nous sommes vendredi. Ce retard dérange singulièrement
mes plans et risque de faire tout manquer. Serait-ce le but de
l'Administration? Mais alors il aurait fallu que les autorités
connussent le jour et le lieu de mon rendez-vous ?
Tout est possible.
Les deux Abyssins qui m'ont commandé des armes
sont peut-être des agents d'Ato Joseph. Je ne les ai vus qu'une
fois. C'est cependant à Maki qu'ils m'ont chargé de livrer leur
marchandise. Je connais assez ce Dankali et il m'a témoigné
suffisamment de confiance en d'autres circonstances pour que je
puisse me fier à sa loyauté. Mais peut-être veut-on le frapper du
même coup, car il n'est pas dans les bonnes grâces du gouverneur
comme Salim Mouti, le courtier d'esclaves assermenté.
Je recherche, depuis ce matin, mes deux Abyssins
sans réussir à les rencontrer. Je finis par m'adresser à Ato
Joseph, puisqu'il est « consul d'Abyssinie ».
Quand je lui parle de ces deux hommes, cette
surdité intermittente qu'il sait avoir quand il le faut l'empêche
de comprendre ma première question. Enfin, après d'interminables
explications, il me déclare n'avoir jamais vu ces hommes ; il
n'en a même pas entendu parler...
Un quart d'heure après, je tombe sur mes deux
compères à la porte d'un cabaret grec. Ils répandent autour d'eux
cette odeur d'araki qui imprègne ces sordides établissements et
leur démarche hésitante ne me laisse pas d'illusion sur leur
sobriété.
L'un d'eux est un ancien élève de la mission
catholique et il sait le français.
– Tu n'as donc pas rendu visite à Ato Joseph
depuis que tu es ici, toi qui, comme lui, es catholique.
– Non, car il ne faut pas qu'il sache que nous
sommes ici, sans quoi il se douterait de quelque chose.
– Mais je sors de chez lui; je lui ai demandé où
vous étiez, pour vous prévenir d'un retard possible.
– C'est ennuyeux. Qu'a-t-il répondu ?
– Naturellement, qu'il ne vous connaissait
pas.
« Au fond, ça n'a pas d'importance, mais je crains
de ne pas pouvoir être exact au rendez-vous samedi.
– Il le faut pourtant, à cause de nos hommes qui
doivent accompagner la caravane. S'ils ne vous voient pas ils s'en
iront, car ils ne se sentent pas en sécurité chez les Danakil.
Faites l'impossible pour être exact.
Le second Abyssin à qui son compagnon traduit au
fur et à mesure notre entretien paraît très ému de la perspective
de ce retard.
A cinq heures du soir, Abdi vient m'informer que
le daouéri d'Ismaël doit nous accompagner cette nuit et que le
départ est fixé pour huit heures.
J'embarque dès le coucher du soleil, n'ayant rien
à faire à terre. J'essaie de dormir un peu, en attendant le
départ.
Le daouéri est ancré à cinquante mètres de nous et
personne n'est encore à bord.
Vers huit heures, j'entends un bruit de voix, on
embarque sur le garde-côte. J'appelle mes hommes pour
l'appareillage.
L'un d'eux arrive de la ville, au dernier moment;
il avait oublié son tabac. Il me signale qu'il a vu le brigadier
des douanes Thomas s'embarquer sur le daouéri avec ses bagages en
même temps qu' Ismaël.
Dans ma situation, on est porté à considérer les
faits les plus naturels comme d'inquiétants présages. Il faut
toujours lutter contre ces exagérations, car elles peuvent faire
commettre de graves maladresses.
La présence de Thomas s'explique peut-être, après
tout, par une mission à Obock. On a dû l'envoyer pour vérifier les
taxes perçues par le résident représentant les douanes. Je me
rassure avec cette hypothèse.
Ismaël nous crie :
- Achmour ! (mets à la voile).
Nous partons dans la nuit, par une bonne brise du
sud. A quelques encablures derrière nous, la voile du daouéri
découpe un grand triangle noir sur ciel constellé d'étoiles.
Thomas doit déjà rendre le dîner d'adieu offert
par les camarades de bureau, car la houle du large qui vient de
l'océan Indien nous prend par le travers avant et provoque roulis
et tangage combinés.
Avant l'aube, nous entrons dans la rade
d'Obock.
Quand le jour blanchit, je n'aperçois pas Thomas.
Sans doute, dès l'arrivée a-t-il filé en barque jusqu'à la
Résidence. On dirait qu'il ne tient pas à se faire voir et si un
des matelots n'avait pas oublié par hasard son tabac, j'ignorerais
encore sa présence à Obock.
A sept heures, je vais voir le sergent Chevet qui
me reçoit amicalement, comme à l'ordinaire. Mais il a l'air un peu
gêné en parlant avec moi. Si je n'avais rien su, j'aurais deviné
que ce matin les murs cachaient des oreilles importunes.
J'ai apporté un bouchon de caoutchouc pour la
fameuse machine à glace à laquelle il manque toujours quelque chose
pour fonctionner. Quand j'ouvre la bouche pour en parler, ce brave
sergent me fait signe de me taire. Il m'accompagne jusqu'à
l'escalier d'entrée, où, sans doute, l'acoustique est moins
favorable à l'auditeur invisible. Là, je lui demande
brusquement :
– Qu'avez-vous fait de Thomas ?
– Vous l'avez donc vu ?
– Il est assez gros, dis-je en riant. Alors, c'est
un secret d'État?
– Il m'a recommandé de ne rien dire sur sa
présence. Mais si vous l'avez vu entrer, c'est différent.
Et en baissant la voix, il ajoute :
– Méfiez-vous ! Sa gueule de capucin barbu ne
me dit rien de bon et, malgré ses discours « Ligue des Droits de
l'Homme », c'est un vulgaire mouchard. Il paraît aussi qu'on a
envoyé le Djibouti à Raheita, avec ce truculent Chanel qui n'est
pas précisément votre ami. Si ce renseignement peut vous être
utile...
– C'est Thomas qui vous l'a donné ?
– Oui, mais il ne m'a pas dit que c'était un
secret d'État, comme sa présence au poste.
– Je pense même, ajouté-je, qu'il tenait à ce que
ce ne fût pas un secret. Malheureusement, bien avant lui, on
ferrait les chevaux à l'envers !
– En tout cas, ajoute Chevet, qui ne comprend pas
ce que cette histoire de chevaux vient faire ici, en tout cas, je
crois que Thomas doit embarquer avec Ismaël pour vous escorter
jusqu'à la limite des eaux françaises. Ça n'a pas l'air de lui
sourire, car il trouve que le boutre de l'Administration est bien
mal suspendu. Il craint d'être obligé de rendre ses boyaux, ce qui
serait un sacré déballage.
En descendant de la Résidence, je croise Ismaël
qui vient d'être convoqué. Son air gêné, quand il me salue, me
frappe. Je le questionne pour avoir un prétexte à l'observer.
– Où mènes-tu M. Thomas ?
– Je ne sais pas. Il a embarqué hier, juste au
moment du départ. Je n'avais pas été prévenu. Il a eu tout de suite
le mal de mer et n'a fait que de grogner dans le fond du bateau,
sans m'adresser la parole. On vient de m'appeler, c'est sans doute
pour les ordres du départ.
– Quand tu auras fini, viens me dire à quelle
heure nous partons.
Dans la soirée, un matelot d'Ismaël vient me dire
que le départ est fixé au lendemain matin. J'en suis très
contrarié. Ce retard m'empêche de profiter de la nuit à la faveur
de laquelle j'aurais pu filer sur le golfe de Tadjoura.
En partant le matin, je vais être obligé
d'attendre la nuit suivante, au grand large, caché par l'horizon.
Dans ces conditions, pour peu que le vent tombe dans la soirée, il
me sera impossible d'atteindre Ambabo avant la nuit de dimanche, ce
qui me fera un retard considérable.
Décidé à brusquer les choses, je remonte à la
Résidence. J'y trouve Chevet devant le pernod quotidien et plongé
dans la lecture passionnante d'une liasse de feuilletons découpés
que Thomas a extraits pour lui de sa bibliothèque de voyage.
– Je tiens absolument à partir ce soir, dis-je, en
élevant la voix pour être entendu par l'invisible brigadier des
douanes.
– Mais l'escorte doit attendre à demain
matin.
–Je suis désolé, mais pour la commodité des gens
qui sont payés pour faire leur service, je ne veux pas manquer mes
affaires, surtout après avoir payé les droits qui m'autorisent à
exporter. Puisque notre Administration juge prudent de me faire
voyager sans papiers, je n'ai pas à attendre les formalités d'une
navigation ordinaire.
– Tout cela ne me regarde pas. L'escorte ne part
que demain matin, c'est tout ce que je puis vous dire. Faites ce
que vous voulez. Je n'ai pas reçu l'ordre de vous attacher.
En me disant cela, il sourit et me fait comprendre
d'un geste que Thomas redoute le mal de mer. C'est lui qui a décidé
de retarder ce départ pour avoir une nuit tranquille à terre. Il se
sent plus de courage le jour.
– Tant pis, je m'en vais. Si le gouvernement
désire m'accompagner, qu'il me suive !
Un matelot d'Ismaël, parent d'un de mes hommes,
vient me trouver et me supplie de renoncer à partir le soir. Je ne
puis arriver à lui faire donner une explication plausible de cette
intervention bien étrange. Je conclus qu'il est tout simplement
envoyé par Ismaël qui, comme à l'ordinaire, veut avoir sa nuit à
Obock, et je n'y pense plus.
***
Le soleil est déjà bas. Je réunis mes matelots en
hâte, avant le coup de vent qui se prépare.
Des gros tourbillons de poussière jaune montent
derrière le Ras Bir. C'est le kamsin ; ce vent est une exception à cette
époque où la mousson du nord-est souffle encore sur l'océan Indien.
Aussi, n'en aura-t-il que plus de violence. Il ne fera pas bon en
mer car la grosse houle de l'est sera prise à revers par la
bourrasque.
La falaise au pied de laquelle se trouve l'ancien
pénitencier a déjà disparu dans ce brouillard de sable. L'ouragan
sera sur nous dans quelques minutes.
Au moment où j'embarque dans la pirogue, Ismaël
accourt sur la plage et tout effaré me demande si je vais
partir.
– Et comment ! Si tu veux me suivre,
dépêche-toi.
Je pousse et nous disparaissons dans le nuage de
poussière qui arrive sur la plage.
A peine sommes-nous à bord, que la rafale de vent
brûlant fait siffler les agrès.
A demi aveuglés par le sable, nous appareillons
sous la voile de tourmente, vers la passe qui coupe le récif.
Je mets le cap au large, comme il convient pour la
route que je dois avoir l'air de prendre.
Le premier nuage de poussière passé, l'air devient
plus clair et la côte sort du brouillard jaune. Je vois alors le
daouéri qui appareille à son tour pour se lancer à notre
poursuite.
Il nous suit à environ deux milles. Sous cette
surveillance étroite, je ne peux songer à virer de bord pour me
diriger vers le golfe de Tadjoura. Je serre donc le vent de plus
près, pour faire le moins de route possible dans cette direction
qui m'éloigne de mon but. Le jour baisse. J'espère que bientôt
l'obscurité sera suffisante pour me permettre de brûler la
politesse à mon fâcheux compagnon. Mais à mesure que la nuit tombe,
le daouéri se rapproche pour rester toujours à distance de
vue.
La mer est maintenant très grosse, car nous ne
sommes plus à l'abri des falaises du Ras Bir et à mesure que nous
tirons au large, le vent fraîchit.
Un nouveau nuage de sable nous enveloppe. La nuit
devient opaque, mais la voile du daouéri se distingue toujours
vaguement dans la nuit, comme un fantôme attaché à nous.
Pensant que moi aussi je ne suis visible que par
ma toile, j'amène pour disparaître aux yeux de mon gardien et je
gouverne aussitôt à angle droit, vent en poupe. J'espère ainsi que
le garde-côte passera assez loin sur notre arrière sans nous
apercevoir. Mais la manœuvre a dû être vue. Il arrive droit sur
nous et amène à son tour sa voilure. Il passe sous le vent, à
portée de voix. Je lui crie que je répare ma toile déchirée et je
mets mon bateau par le travers du vent. J'espère, ainsi, que nous
croyant toujours vent en poupe, il restera sous cette allure et
nous perdra de vue. La nuit, par un temps pareil, deux navires qui
cessent de se voir ne se retrouvent plus.
Alors il fait une étrange manœuvre. Il hisse à
demi sa voile pour prendre de la vitesse, il monte au vent pour
avoir sur nous l'avantage, puis amène à nouveau sa voilure et court
sur son erre, la proue dirigée vers le flanc de mon bateau, qui
roule bord sur bord, par le travers de la lame.
Dans de telles conditions, je ne peux plus
gouverner, n'ayant aucune vitesse, tandis que lui, le vent et les
lames le poussant par l'arrière, conserve toujours une vitesse
appréciable.
Ce daouéri est trois fois plus grand que mon
bateau et la hauteur de son étrave domine notre plat-bord de plus
de deux mètres.
Avec un aussi terrible tangage, cette étrave qui
se dresse et s'abat comme une hache devient une inexorable menace.
En un instant, ce fantôme sort de la nuit dans des jaillissements
d'écume. Encore quelques secondes, il sera sur moi et brisera mon
navire comme une coquille d'œuf. Quant à lui, dans cette rencontre,
il ne risque d'autre avarie que d'érafler sa peinture de
proue.
Je cherche à m'écarter de sa route en hissant la
voile. Mais la drisse est engagée dans d'autres manœuvres.
L'affolement de mon équipage achève la confusion ; il est
impossible de mettre la toile.
Le navire abordeur approche toujours. Il lui
serait cependant facile de gouverner pour dévier sa route.
Je lui hurle, dans la nuit, de gouverner à tribord
et, de mon côté, je cherche à tomber dans le vent pour prendre un
peu d'erre, mais le gouvernail n'agit pas. Mon bateau semble
paralysé devant le danger qui le menace. C'est une sensation
angoissante de cauchemar.
Malgré mes imprécations et les cris de tous mes
hommes, l'étrave menaçante reste dirigée vers le milieu de notre
barque, comme si une volonté l'y maintenait.
Une rage terrible me prend. J'abandonne la barre à
laquelle cette coque sans voilure refuse d'obéir, je saisis ma
carabine et comme un fou je tire sur l'abordeur; tout mon chargeur
y passe.
Cet argument inattendu provoque un coup de barre,
peut-être involontaire de mon agresseur.
Il était temps. Un instant de plus et nous y
restions.
Je vois encore la carène blanche du daouéri qui
nous surplombe à la crête d'une lame, puis la masse se précipite au
creux de la mer où roule notre petit boutre. Dans cette fraction de
seconde, une vague oblique nous enlève en avant au moment où le
daouéri fait une embardée de tribord. Le choc est dévié. Il s'abat
seulement sur notre arrière : un craquement de bois fracassé
et la clameur de l'équipage comme le cri du navire mortellement
blessé. La mer nous enlève et la grande forme du daouéri
passe.
Je vois dans ce court instant Ismaël cramponné à
sa barre, figé par la peur.
Il est seul sur le pont de son bateau, car tous
ses hommes se sont cachés. Je lui hurle des injures. Si une
cartouche m'était restée, je la lui aurais tirée presque à bout
portant.
Ismaël a l'air de s'y attendre, tant son attitude
est celle du condamné qui sait que son heure est venue. Ce détail
me frappe, car en ces moments d'angoisse intense, une sorte de
subconscience nous fait saisir, instantanément, ce que dans l'état
normal nous ne saurions comprendre.
J'ai la vision d'un homme auquel on a ordonné de
faire une chose qu'il sait criminelle et qui a obéi aveuglément,
sans prévoir le drame où son acte allait le faire entrer. Terrifié
maintenant, il s'abandonne à la fatalité.
Cependant, nous flottons toujours.
Je constate que seule la superstructure et le
tableau arrière ont été enlevés. Le gouvernail est indemne et il
n'y a aucune voie d'eau dans les œuvres vives. Le daouéri a
disparu. Nous hissons enfin la voile et fuyons au sud, vent
arrière, vers le lieu de notre rendez-vous.
La nuit et la mer nous entourent.
Le daouéri nous croit probablement au fond de
l'eau et ne songe sûrement plus à nous poursuivre.
Je pense alors au gros Thomas. Il n'était
certainement pas à bord, car il n'a pas eu le temps d'embarquer. Il
a dû donner des ordres à Ismaël, à moins que celui-ci ne les ait
reçus à Djibouti... Je tirerai tout cela au clair, plus tard. Le
principal est de ne pas avoir été coulé cette fois-ci.
Le vent du nord tient toujours et à mesure que
j'avance la mer grossit de plus en plus.
Vers neuf heures du soir, je reconnais les îles
Moucha, puis la petite île Maskali, où une vague lueur m'indique
que, dans sa case, mon ami Lavigne doit lire son Montaigne.
Je change alors ma route vers l'ouest pour rentrer
dans le golfe de Tadjoura. Mais, sous ce cap, la mer nous prend sur
tribord arrière, c'est-à-dire là où mon navire a été endommagé. Des
charges d'eau s'embarquent à chaque lame. Tous mes hommes se
mettent à épuiser la cale pour tenir le boutre à flot. Enfin, vers
onze heures, ce travail décourageant prend fin, grâce à l'abri du
Ras Duan.
Je dépasse la ville de Tadjoura que quelques
lumières me signalent. A cause de la nuit, je n'ose approcher de
terre de crainte des épis de roche qui s'en détachent sur certains
points. Mais, en m'éloignant, je crains de ne plus pouvoir
distinguer le bouquet de palmiers qui marque la position du
minuscule cap d'Ambabo. Derrière ce cap, il y a un très mauvais
mouillage où je dois entrer pour être à mon rendez-vous.
J'évalue à une heure et demie le temps qu'il me
faudra pour parvenir à ce point. Maki doit mettre un fanal sur le
haut de sa maison, qui est au bord de la mer, mais je ne dois pas
trop compter sur cette lumière, car une raison imprévue peut
s'opposer à son emploi.
Environ trois quarts d'heure après avoir dépassé
Tadjoura, c'est-à-dire à quatre milles à peine à l'ouest, une
lumière apparaît brusquement. Sans doute était-elle entre deux
dunes qui, jusqu'à présent, me l'avaient cachée. Ce point lumineux
suffit pour m'éblouir et m'empêcher de repérer les palmiers. Je
suis surpris du peu de temps que nous avons mis à atteindre Ambabo
et cela me fait craindre que cette lumière ne soit un feu de
brousse. J'enflamme une étoupe imbibée de pétrole et aussitôt je
vois la lumière s'agiter de haut en bas. Plus de doute, c'est le
signal.
Je mets résolument le cap sur la terre, me croyant
en face du mouillage, mais à peine ai-je fait une encablure, que je
vois la mer briser en face de moi en longs cordons
phosphorescents.
Je ne sais plus où je suis. Je cherche en vain
l'épi rocheux qui devrait être par tribord.
La lanterne s'agite toujours et l'éclair d'un coup
de fusil semble nous dire que nous courons sur un danger. Je mets
en panne et je tente de sonder. Je n'ai pas le fond, malgré la
proximité du récif. Je ne suis donc pas à Ambabo.
Il n'y a pas de temps à perdre, nous virons de
bord. Je donne l'ordre à Abdi de louvoyer un peu au large sans
s'éloigner et quand il verra deux feux à terre, d'allumer un fanal
pour m'indiquer la position du navire. Moi, je vais essayer d'aller
en pirogue reconnaître l'endroit où nous sommes. Deux hommes
m'accompagnent.
Aussitôt à l'accore du récif, nous sommes roulés
par une lame. Je crie à mes compagnons de s'occuper de la pirogue
et je file à la nage vers la terre.
Mes pieds heurtent plusieurs fois des rocs
tranchants.
Finalement, au milieu de l'écume, je suis pour
ainsi dire jeté sur les galets noirs de la grève.
Immédiatement des Danakil armés m'entourent.
Maki est là. Il m'explique qu'il a décidé de
m'attirer sur ce point de la côte au risque de me faire échouer
pour m'empêcher d'aller jusqu'à Ambabo : le Djibouti y a passé
toute la nuit précédente, il est reparti à l'aube, et, de nouveau,
une fois la nuit tombée, il est venu y reprendre le mouillage.
Incontestablement on m'y attend.
– Tu as eu de la chance de n'avoir pas pu venir
hier, je n'aurais pas eu le temps de t'empêcher d'arriver, me dit
Maki.
– Mais le rendez-vous n'était que pour ce
soir.
– Non, je t'avais dit : Lel al Sabti (la nuit
de samedi).
En effet, chez les musulmans, la journée commence
au coucher du soleil, donc, le vendredi soir, à notre mode, est
pour eux la nuit de samedi.
– J'ai pensé après coup, ajoute Maki, en ne te
voyant pas venir, que tu avais mal compris et que tu viendrais ce
soir. Le ciel nous protège ! Sans aucun doute, nous avons été
trahis et l'on savait que le rendez-vous était pour hier.
Maintenant, peux-tu faire débarquer la cargaison, j'ai ici des
hommes ?
– Non, c'est impossible sur cette côte sans
abri.
– Eh bien, pars au plus vite et viens demain à
Sagallo qui est au fond du golfe. Le Djibouti n'ira pas s'aventurer
jusque-là, car depuis trois jours qu'il est en mer, il doit être un
peu à court de pétrole.
Je regagne mon bateau, grâce au fanal qui répond
au signal convenu. Il me reste quatre heures de nuit. Mais où
aller, si on me cherche dans le golfe ? Au jour, on me verra
forcément.
Je ne peux songer à me cacher dans un mouillage de
la côte Issa, impossible à reconnaître dans la nuit. Je risquerais
de plus de m'y faire prendre piteusement, comme un lapin dans son
terrier. Le mieux est donc de sortir du golfe et de rallier, si
possible, l'île Maskali avant le jour. C'est le dernier endroit où
on pensera à aller me chercher, et là, au besoin, je pourrais
cacher mes caisses dans le sable. Si, par extraordinaire, on venait
à m'y trouver, ma présence s'expliquerait facilement, puisque j'ai
des affaires dans cette île.
Par malheur, le vent ne m'est guère favorable. Il
se calme et le bateau reste inerte. La voile inutile bat contre le
mât. La mer, presque aussitôt calmée, permet de placer la
motogodille et de faire route à trois nœuds seulement, mais en
ligne directe vers l'île. Je reprends courage. Ils ne m'auront pas
encore cette fois.
L'aube blanchit lorsque je double la pointe de
Maskali. La marée est encore assez haute pour me permettre de
passer sur le récif. Je suis sauvé. Déjà ma petite maison se
découpe sur l'île plate, dans le fond doré du ciel qui attend le
soleil.
Je stoppe la vaillante petite machine, et nous
approchons à la gaffe, car il y ajuste assez d'eau pour
flotter.
J'entends le bruit bien connu du ressac sous la
demi-voûte de corail qui surplombe la mer.
Je suis chez moi.
Une ombre court le long de la corniche naturelle.
C'est Lavigne qui vient vers moi. Aussitôt à portée de voix, il me
crie :
– Foutez le camp! Le daouéri vient d'arriver
d'Obock avec Thomas. Il est mouillé de l'autre côté de l'île.
Nous filons sans en entendre davantage.
Mais la marée a continué à baisser et je crains de
rester pris sur le récif, comme une mouche sur la glu. Je remets la
motogodille en marche. Le daouéri est trop loin pour entendre. Je
vois son mât qui raie le ciel, sortant de derrière l'île. J'espère
que tout dort à son bord, car puisque je vois son mât, il peut
aussi voir le mien.
Je gouverne dans un dédale de roches. Un de mes
hommes, debout sur l'avant, observe le fond et, par gestes, règle
notre marche tortueuse.
Tout à coup, un choc nous arrête net et je perds
l'équilibre. Nous sommes à cheval sur une roche.
Aussitôt tous nous sautons à la mer. La quille
seule a porté et le navire pivote vainement sur ce point d'appui
sous l'impulsion de nos efforts pour le dégager.
Perdu pour perdu, je tente la manœuvre
suprême : la brise de l'est s'est levée; je hisse la
grand-voile en mettant tout le chargement sous le vent. Le navire
se couche sur le flanc et sous la poussée des épaules de
l'équipage, il quitte enfin la roche malencontreuse qui nous tenait
captifs.
J'ai encore un demi-mille à parcourir au-dessus de
ces roches sournoises. La position inclinée du navire a diminué son
tirant d'eau; mais, dans ces conditions, s'il vient à heurter une
roche, ce ne sera plus avec la quille, mais avec le bordage qui n'a
aucune résistance. Je suis décidé à tout perdre, plutôt que de
donner aux douaniers la satisfaction de m'avoir.
Une roche fait sauter le gouvernail de ses
ferrures. Je le traîne, amarré à sa sauvegarde et je continue en
gouvernant avec un aviron.
L'eau s'assombrit enfin et le bleu uniforme des
grands fonds remplace l'angoissant spectacle du chaos madréporique
que je viens de traverser.
Je redresse le navire.
Abdi parvient, en plongeant à l'arrière, dans le
remous du sillage, à guider le gouvernail qui reprend enfin sa
place dans ses fémelots.
Après les transes que nous avons subies, j'éprouve
un soulagement profond et nous avons tous le même soupir de
détente.